Sidekicks

En sortant Bitume en novembre dernier, Rocé sortait son cinquième album, le premier en dix ans depuis Gunz’N’Rocé. Non pas que le rappeur ait été inactif : entre autres activités, il a sorti sa compilation Par les damné-e-s de la terre, collection de morceaux « « rap avant le rap », la musique des déracinés » comme il l’expliquait en 2018, l’EP Poings serrés en 2021, et quelques apparitions brillantes comme « Puissance feu » sur le Solide de Kyo Itachi. Des sorties qui indiquaient le ton de Bitume, nourri de questionnements mais jamais de doutes sur l’état politique de la France, la nécessaire prolongation contemporaine des luttes sociales et anticoloniales, et le sens des modes d’action individuels et collectifs pour tenter de changer la donne, tout en se réinventant en douceur dans la musique. Rocé est toujours affûté dans son rap, sur disque comme sur scène. Si ces dernières années il avait sillonné quelques festivals et soirées militantes, cette fois-ci il revient en haut de l’affiche pour un concert à la Maroquinerie, le 16 février prochain, co-organisé avec Free Your Funk. Pour l’occasion, Rocé a annoncé une liste d’invités prestigieux : Demi Portion, Fik’s Niavo d’Ul’Team Atom, Hifi, JL, JP Manova, Koma de la Scred Connexion, Ol’Kainry (invité sur l’album), Sameer Ahmad et Ryaam. La billetterie est ouverte pour cette soirée qui s’annonce de haute tenue. Cette fois-ci, « believe the hype ».

À quelques jours de la sortie de son nouvel album Poids plume, Demi Portion lace ses gants. Avant de rentrer sur le ring, le Sétois collabore avec Souffrance avec un premier extrait. Deux artistes qui œuvrent dans une indépendance certaine et qui tous les deux ont su récolter leurs lauriers. Par leurs plumes justement, par leur façon d’occuper le terrain et, pour Demi Portion, par l’organisation du Demi Festival chez lui qui déplace les foules et fait la part-belle au hip-hop. Une culture résumée aujourd’hui à presque une seule de ses disciplines, un rap qui s’est fortement diversifié, mais qui en compte d’autres. Demi Portion le sait et faisait d’ailleurs il y a quelques semaines un clin d’œil au graffiti dans le clip « Adrénaline ». Avec le titre « Gangstarr », ce n’est pas un art, mais un groupe qui fait figure pour certains d’institution, que le rappeur met en avant. Et même si le nom du duo légendaire est écorché, impossible d’en vouloir au binôme emmené par une production de Itam qui plus est clôturé par des scratchs reprenant pêle-mêle « Riot Akt » et « Tha Squeeze », deux morceaux qui transpirent l’essence Gang Starr. Les deux pelles placées derrières les protagonistes dans le clip, la sentence de fin de Demi Portion : tout porte à croire que ce dernier s’apprête à déterrer une façon de faire enfouie sous un amas de terre, pas si épais que ce que le message global du morceau laisse transparaître. L’album Eau de source de son camarade montreuillois sorti il y a peu en étant une preuve parmi d’autres. Comme disaient d’autres boxeurs de mots en 2002 : Quelque chose a survécu.

Dispositif réputé pour les artistes rap en développement, le Buzz Booster tient sa notoriété non seulement grâce à la qualité de son organisation, son réseau de salles et structures implantées sur tout le territoire métropolitain, mais aussi grâce à la liste des artistes qui ont remporté ce concours depuis treize ans. Au Toulousain Samir Flynn, lauréat de l’édition 2023, ont ainsi précédé Nemir, KIK (ex-Kikesa), Kenyon, DI#SE, Cheeko & Blanka, Eesah Yasuke et quelques autres. Ils ont bénéficié de l’accompagnement des professionnels partenaires du Buzz Booster pour leur professionnalisation et le développement de leur carrière.

L’édition 2024 du Buzz Booster a démarré avec sa première étape : les inscriptions en région. Tout artiste rap en solo ou en groupe peut y concourir à condition d’avoir un répertoire original d’au moins trente minutes et d’être résident dans la région d’inscription. En plus de la plateforme de découverte auprès du public et des professionnels que constitue le Buzz Booster pour les candidats, le lauréat du concours bénéficie d’une aide à la production de plus de 15.000 € ainsi qu’une tournée de onze dates ou encore des sessions d’enregistrement au Red Bull Studio. Petite nouveauté pour l’édition 2024 : la finale, au Flow de Lille, aura lieu sur deux soirs et l’annonce des résultats se fera lors d’une troisième soirée, les 19, 20 et 21 juin.

Les inscriptions sont ouvertes en ligne sur le site du Buzz Booster jusqu’au 31 janvier 2024, avant les concerts de sélection et finales en région entre février et mai.

Homme cagoulé de 2023, Houdi a probablement fait un des plus gros marathons de l’année dans le rap français : déjà repéré par les plus assidus sur la deuxième moitié de 2022 avec ses nombreux singles et son EP LA BÊTE, le rappeur au masque de ski sur la tête a en effet fait une année digne des grandes saisons d’Antoine Griezmann à l’Atletico Madrid en enchaînant avec 2 EPs (un en solo, un avec Stony Stone) et deux mixtapes (une pour l’hiver, une pour l’été) tout en explorant un nombre assez enthousiasmant de genres musicaux. Notamment sur SUN7, un dix titres où il s’essayait au chant sur des productions 2step, house, ou bossa nova, prouvant sa capacité à se fondre dans de nombreuses ambiances musicales. Seulement, à force de viser plusieurs cibles à la fois, une question pouvait se poser : qui est Houdi, et que veut-il finalement nous raconter ? Une interrogation à laquelle le rappeur a décidé de répondre en images et en musique avec “BELLE CHANSON”, un titre venu clôturer son année et annoncer la sortie d’une nouvelle mixtape pour début janvier.   

Dans un jeu de contrastes et de contrepieds, le rappeur Seine-et-Marnais démarre son titre sur un piano voix signé Lucci (lui aussi hyper productif cette année) pour évoquer sa jeunesse et ses contrariétés (“On essaie de rester bon, autour y’a que des rapaces. J’voulais faire une belle chanson mais démon fait des dérapages”) pour finalement plonger au bout de quelques secondes. D’un coup, la prod’ qui semblait jusque-là voler au dessus des nuages, semble s’effondrer depuis le ciel pour revenir à la réalité : sur des violons inquiétants offerts par Lucci, Houdi change alors de ton et prend sa voix normale (que l’on a finalement assez peu entendue jusque-là ) pour se mettre à rapper et évacuer toutes ses frustrations. Un ego-trip acidulé pour régler ses comptes (“On a monté des montagnes, nous c’était pas les p’tites pentes / En indé’, on avait pas l’équipement, j’ai des maisons dans leurs têtes, nan c’est pas des p’tites tentes”) remarquablement mis en images dans un clip bourré d’images de synthèses et d’effets 3D signé Martin Raffier et Brume_mp5, qui retranscrivent la noirceur inquiétante du duo Houdi/Lucci sur ce morceau (et signent probablement un des clips de l’année). Entre influences de Sin City, Batman période Nolan, détraqueurs de Harry Potter 3, et contraste entre chant mélancolique et rap agressif, l’habillage visuel et sonore de “BELLE CHANSON” permet finalement d’entrevoir ce que l’on attend particulièrement de Houdi en 2024 : un recentrage artistique pour véritablement imposer son personnage. Et vraiment montrer qui se cache sous le masque.

Phonte, Rapper Big Pooh et le producteur 9th Wonder ont formé l’un des groupes de rap US les plus importants des années 2000. Mais l’histoire de Little Brother, digne héritier de la Native Tongue, est aussi faite de conflits et de déceptions. Tout cela est raconté avec sens du détail, justesse et émotion dans May The Lord Watch (qui est aussi le nom de leur dernier album sorti en 2019). Très complet, le documentaire appuyé par des témoignages enrichissants (Questlove, DJ Drama), couvre une longue chronologie : la rencontre entre les trois membres du groupe à l’université jusqu’à leur impact sur des artistes qui leur ont succédé (Drake en tête), en passant par les tensions avec 9th Wonder (qui n’a pas participé au docu) ou le poids de l’étiquette « rap de backpacker ». De fait, le film permet également de revenir sur une période clivante de l’industrie rap aux États-Unis. Et d’aborder les difficultés pour des artistes sans artifices de contrôler leurs carrières face au pouvoir des labels.

Quiconque fréquente avec plus ou moins d’assiduité la page d’accueil de l’Abcdrduson l’aura constaté ces dernières semaines : la rédaction a consacré une part conséquente de son énergie à documenter encore le rap des années 1990, parallèlement à la sortie du livre 1990-1999, une décennie de rap français. Pour celui-ci, c’est en premier lieu la critique de disques qui nous a permis de proposer une analyse de la période, à travers 200 chroniques d’œuvres, qu’il s’agisse de compilations, d’albums, d’EPs ou de mixtapes. Le choix de cette entrée par les disques compte son lot d’avantages et bien sûr d’inconvénients. Impossible par exemple de consacrer les trois quart d’une chronique à un seul morceau pour un album qui en compte quinze. Pourtant, passer deux heures et des milliers de caractères à gratter sur trois couplets, deux scratches et un refrain ne rebute personne ici. Alors afin d’approfondir encore cette exploration d’un âge d’or du rap français, nous avons sélectionné pour chacune des périodes qui séquencent notre ouvrage des morceaux pour les commenter en tant que tels. À l’image de ce qu’essaient de proposer ce site et son récent livre, les sélections sont éclectiques et abordent avec la même exigence un son méconnu qu’un méga tube radio ou un classique. En tout, ce sont soixante titres qui ont été analysés à travers cinq sélections dont le contenu est intégralement inédit.

Tous ces morceaux ne sont malheureusement pas disponibles sur les plateformes de streaming, et c’est un problème. Mais pour ceux qui le sont, nous avons créé une playlist de sorte à ce que chacun puisse, avant, pendant, après la lecture des sélections ou même en dehors de cela, écouter la musique que nous commentons. Pour les réfractaires aux plateformes et pour ceux qui désireraient écouter l’intégralité des pistes, une playlist Youtube a aussi été créée, accessible ici.

Pour lire ou relire lesdites sélections commentées :

L’Abcdr du Son est partenaire de Hoora! semaine célébrant la culture hip-hop organisée par l’association corrézienne Des Lendemains qui chantent (DLQC). Du 13 au 18 février 2024, différents événements auront lieu entre Tulle, Brive et Uzerche : des spectacles de danse, des ateliers de graffiti et d’écriture, des sets de DJs, des projections de films et, bien sûr, des concerts.

DLQC a souhaité mettre en place un programme qui puisse réunir les générations, comme la liste des artistes rap conviés l’illustre : le vendredi 16 février, ce sont Zed Christ, Juste Shani, Danyl et Tracy De Sá qui se partageront la scène ; le lendemain soir, ce sera au tour de MC Solaar, KillASon, Lazuli et Angie de brûler les planches. La volonté est également de mettre en lumière des talents de la région : ainsi, Anzu, Hunam et Loryas se produiront lors de showcases. Un volet rap pour le moins riche et diversifié, pour lequel des places seront à gagner en janvier sur nos réseaux sociaux.

Pour lancer les festivités autour de Hoora!, Des Lendemains qui chantent organise le jeudi 21 décembre une première soirée : au programme, des sets de DJs et une conférence sur la culture hip-hop en milieu rural, à laquelle L’Abcdr participera, avec Yasmina Benbekai, Thomas Blondeau et DJ K-Tana.

Contrairement à ce que l’on pourrait parfois entendre, la scène Soundcloud persiste, encore aujourd’hui, à donner les futures tendances sonores du rap. Dans une année définitivement marquée par le son Rage outre-Atlantique (comme l’atteste cet article du média Billboard ou cette nouvelle playlist éditoriale Spotify), le genre issu de Soundcloud aura ainsi offert à Drake un nouveau “tube” via son feat avec Yeat, tout en prouvant que la plateforme orange continue d’être la terre d’accueil préférée des explorateurs sonores du genre. En France, ces innovations musicales mettent en général plus de temps à arriver. Avec 2geeked, il n’aura pas fallu attendre plus de quelques mois : artiste danoise aujourd’hui installée en France, cette rappeuse signée sur le label de 8ruki, 33 Recordz, s’attelle à faire depuis début 2023, en France, le son qui agite actuellement l’underground aux Etats Unis. Et elle se faisait d’abord remarquer en octobre dernier avec son tout premier EP Unexpected. Intégralement interprété en anglais, sa musique se voulait alors comme le prolongement de ce que l’on peut actuellement entendre de l’autre côté de l’Atlantique : une radiation sonore synthétique et puissante, à base de bruits de cloches (évidemment) qu’elle accompagnait de sa voix distordue, notamment via un effet de vibrato signature rappelant Lil Yachty sur ses dernières sorties en 2023.

Malgré les influences évidentes disséminées sur ces six morceaux, une forme de singularité ressortait pourtant tout au long de ce Unexpected long de 11 minutes. Sans doute parce que, malgré son air détaché dans sa musique, 2geeked joue habilement avec sa voix et l’étire comme du chewing gum. Sans doute, aussi, parce que le travail de production réalisé sur cet EP était du même niveau que celui des Américains. Et sûrement enfin parce que 2geeked a tout simplement en elle une forme de charisme nonchalant qu’il est difficile d’analyser. Après ce premier essai réussi, il fallait alors enchaîner : dévoilé ce lundi, “Sippin”, un nouveau morceau balancé sans vraiment prévenir, donne encore à entendre une autre facette de la musique de la rappeuse (qui n’en est – rappelons le – encore qu’à ses balbutiements artistiques). Jouant sur les deux tableaux du son plug et R&B tendance années 90, “Sippin” offre à voir un versant plus “calme” de la musique de la jeune artiste, qui semblait jusque là plus s’amuser à tirer au pistolet à rayons lasers tout au long de son dernier EP. En tirant à balles réelles sur un ex toxique à l’aide de sa voix autotunée et marmonnée, 2geeked montre finalement avec ce nouveau morceau qu’elle est plus qu’une simple bombe Soundcloud à retardement. Une artiste qui peut aussi s’aventurer sur d’autres terrains sonores que celui dans lequel on pourrait la ranger. Et un vrai espoir à suivre pour 2024, dont on a encore envie d’entendre les vibratos étranges longuement résonner.

Le rappeur qui dit les crasseries les plus drôles du rap français depuis 1997 ? Tu le connais déjà. Le rappeur qui est devenu aussi gros que ses jeux-de-mots, qui mène une sliplife jusque sur scène, et que le terroir surnomme unanimement Le Prince de la Vigne ? Tu le connais déjà. Il s’appelle Gérard Baste, il est membre des inénarrables Svinkels, il pète quand il crache, il fait marrer Booba à la télé, coache Michaël Youn en cabine, fais des featuring avec les Parabellum et explique avec affection que son public c’est des cons. Et malgré tout ça, il y a quelque chose que tu dois savoir si tu ne le sais pas encore : Gérard Baste est un génie. Tu peux le vérifier avec « Tu connais déjà », où l’éminent Bistrot Boys réalise une chanson complète où il ne prononce jamais la rime de fin. 2 minutes 30 ponctuées de micro-silences dans lesquels Kid Cubi t’invite à jouer avec son champ lexical, à t’amuser des clichés qui l’entourent, et même à finir à la place de son DJ des scratches de phases mythiques du rap français. Que tu connais déjà évidemment. Un vrai psychiatre de la rime : c’est dans ces silences que tu prends consciences de tes souvenirs. Y compris le coup de la paëlla. Celui-là, c’était la première fois, tu ne le connaissais pas.

Patrimonialisation. Voici un mot qui depuis plusieurs années se répand lorsqu’il est question de l’histoire du rap français. Ce terme, l’Abcdr peut en parler. En long, en large, et le moins de travers que possible, puisque depuis de nombreuses années, le magazine en ligne que nous sommes s’évertue à raconter les petites et grandes histoires du rap hexagonal, et parfois d’ailleurs. C’est encore le cas en cette fin d’année, avec notre second livre cette fois consacré à la décennie 1990 du rap français. Dedans, il n’est pas question que de la France, mais aussi de nos voisins francophones. Ça tombe bien, puisque ce mouvement de patrimonialisation ne touche pas que l’Hexagone. Depuis près de 10 ans, les activistes et archivistes de Melodiggerz collectent la mémoire du rap belge. Pour compléter leur travail de recensement discographique, de récolte de témoignages, de mixes en hommage au mouvement, et d’accompagnement d’artistes de toutes générations, ils se lancent désormais dans un cycle de conférence. La première portera sur la pierre fondatrice du rap d’outre-Quiévrain. Il s’agit de la compilation Brussels Rap Convention, qui est au Plat Pays ce que Rapattitude est un peu la France. Le première édition des Hip-Hop Legacy accueillera donc Defi-J, rappeur au centre de ce disque et b-boy acharné encore aujourd’hui. Avec son franc-parler, celui qui est aussi DJ racontera la genèse du hip-hop en Belgique, sa première confrontation avec l’industrie du disque, et donnera son regard sur plus de 30 ans d’évolution du genre. Les échanges seront suivis de la présentation du nouvel album d’une autre figure du rap local : DJ Grazzhoppa, connu pour son rôle au sein du mythique groupe De Puta Madre, mais aussi pour ses nombreuses connexions avec le britcore autant qu’avec l’underground new-yorkais. Tout cela aura lieu ce 21 décembre, à Bruxelles évidemment. Sur un fond d’human beatboxing, « C’est une manière de s’adresser à toi, le public » disaient les rappeurs de BRC il y a 33 ans de cela. Avant d’ajouter « Le rap est toujours là, il nous suite partout, pourquoi pas après tout ? ». C’est bien pour ça que trois décennies plus tard, l’Abcdr offre deux places à ses lecteurs pour cet évènement. Rendez-vous sur nos réseaux sociaux.