Sidekicks

Si le silence n’est pas un oubli, cet « Enfant de Gaza » prend par surprise. Il sonne la réunion de l’éternelle Casey avec son comparse Harry la Hache (ex-Prodige) sous l’historique bannière Anfalsh. Le couteau est toujours dans la plaie. Sous la trap sombre de Menson Beats, il n’est pas question de disséquer au scalpel avec précision, plutôt de faire couler le sang. D’insulter les puissants de ce monde et les sous fifres révisionnistes qui servent une soupe de rhétorique colonialiste. Et de s’offusquer de l’indécence et du silence.

Pas de grandes figures de styles, Casey et Harry la Hache envoient un gros molard qui vient salir une nappe trop blanche. Les premières notes tombent et annoncent une grande flambée avec un jerricane d’essence au pied et une clope au bec. Du brut de décoffrage. La recette est connue et rappelle les plus belles heures des épiques mixtapes Que D’La Haine estampillées Anfalsh. Toute une époque.

« Ils m’ont traité de barbare, de wokiste et d’islamo-gauchiste. Et c’est un honneur. » Pas mieux.

Après les aventures avec les collectifs Ausgang (l’album Gangrène en 2020) puis Expéka (album du même nom en 2023), Casey revient aux fondamentaux et consolide un peu plus une discographie à son image : unique. À la fois dans un sillon et amatrice de contre-pieds. « Enfant de Gaza » est un acte de résistance et un coup d’éclat qui, sans l’annoncer, laisse imaginer une suite: la réunion des longs couteaux d’Anfalsh. Pour l’histoire, pour la célébration de la longévité et de l’indépendance. Pour la culture. L’hémorragie n’est pas finie.

Présent dans la deuxième sélection semestrielle anglophone 2024, Bambu revient cette année à peu près à la même période. Le nord-Californien d’origine philippine reprend la formule acide et engagée de If You See Someone Stealing Food… No, You Didn’t. Sauf que voilà, la situation est encore pire que l’année dernière. They’re Burning The Boats, référence au sabotage des bateaux renégats de l’espagnol Hernan Cortès par ce dernier avant de piller le Mexique et asservir sa population, se veut comme une métaphore moderne illustrant la façon dont les pouvoirs en place d’aujourd’hui répètent l’Histoire : démanteler tout moyen de revenir en arrière tout en renforçant leur emprise par le biais de la législation et de la manipulation culturelle. Il y est question de la I.C.E, des bombardements sur Gaza, de politiques politiciennes, d’injustices à petite et à grande échelles. Dans le rap américain qui a une tendance à entasser les clichés capitalistes (il faudrait un article entier pour compter les références au Donald Trump homme d’affaires pré-présidence des U.S.A), de telles œuvres sont devenues assez rares pour les laisser tomber dans l’indifférence générale. Encore plus si vous vous posiez la question sempiternelle du manque d’engagement social et politique dans cette musique ces dernières années. Oakland avait dans les années 1990 et 2000 le rappeur Paris pour remettre quelques pendules à l’heure. Dans les années 2020, Bambu poursuit sur la même lancée.

Ce samedi 1er novembre, le rappeur marseillais Achim donnait son premier concert à Paris. Figure à part dans une scène locale souvent réduite à des stéréotypes, il a témoigné sur la scène de la Boule noire d’une passion pure, presque enfantine, contagieuse, pour le rap. Le concert s’est ouvert sur une dédicace aux peuples opprimés (rappelant qu’en plus d’être fort, Achim fait un rap politique, et pas au sens moraliste du terme). Après une intro motivante de son DJ, également venu de Marseille, le rappeur apparaît sous une capuche qu’il quittera progressivement : « on fait pas les rappeurs mystérieux nous hein, on est à la bonne franquette. » Après plusieurs morceaux (notamment « Sans contours » titre phare de son dernier EP, produit par l’excellent Fakri Jenkins et U-Mile Beats) il s’apprête à se présenter, avant de réaliser : « j’ai pas l’habitude d’être devant des gens qui sont venus exprès pour moi, j’allais dire ‘salut moi c’est Achim’ mais je crois que vous êtes au courant ! » S’il fallait le rendre encore un peu plus sympathique, il annonce ensuite la parution imminente d’un nouvel EP, Point Break (titre logique pour un rappeur au gimmick aquatique), dont la cover révèle un masque de papiers mâchés azur, fait maison. Fidèle à la tradition de bricolage du rap phocéen, au moment de jouer son dernier single, « Hô Chi Minh », il demande à la salle de prendre des vidéos, à envoyer ensuite sur une adresse mail dédiée : « et vous inquiétez pas on va faire un méchant clip avec ça ! » Alternant entre morceaux émotifs et ceux faits pour le turn-up, Achim quitte à contrecœur la scène, le cœur brisé de ne pas pouvoir faire “NO IDOLATRI”, réclamé avec passion par l’un des spectateurs. Il souhaite alors au public une bonne douzaine de fois de rentrer sain et sauf. Un public qu’il faut espérer de plus en plus étendu, histoire, comme il le dit avec un demi-sourire, de le sortir de la Castellane.

Décidément, le mode de vie de Graya semble l’attirer vers des prods plutôt mélancoliques. Après un essai côté UK drill version Central Cee l’an dernier (« Mode de vie #1 »), « Mode de vie #3 » évoque un rap français plus ancien et plus introspectif : visualizer en noir et blanc, violons, guitares et pianos de l’instru – signé Skarus. Pas le temps de s’ennuyer cela dit, ces sonorités empreintes de nostalgie entrent rapidement en collision avec le flow sec et hargneux du rappeur, combiné aux basses et rythmiques plutôt drill. Si le rappeur phare de la Casté ouvre le titre en confiant « tard la nuit j’écris des métaphores que tu gardes dans ta tête comme des poèmes », il est plutôt du genre à faire résonner ces jolies références littéraires comme des menaces. Graya est toujours reconnaissable par cette alternance entre couplets à la voix rauque et refrain chanté, énième preuve de sa science des mélodies simples. Désormais produit par Ghetto Child Music, ce troisième volet de sa série « Mode de vie » annonce peut-être un retour différent au format album, après Réincarnation, sorti en 2022 avec 13ème Art.

Les sillonneurs d’open-mics franciliens la connaissent depuis longtemps. Et plus récemment, les amateurs de street workout. Signature de GOTHAM, label et maison d’édition co-fondé par Tcho et Rocé, Amnez (pour amnésie, la beuh autant que l’oubli) sort ce 20 septembre « Millésime rare », un premier titre produit par Remdolla et Tcho. “Faite de ces aventures désastreuses”, Amnez est aussi de celles que le rap a sauvées. Pour elle, la phrase n’a rien d’un slogan lourdaud ni d’une posture. Son rap en témoigne : une voix dont la fêlure est comme portée par la force que donnent les drums, drums qu’elle suit syllabe après syllabe avec de plus en plus d’intensité. Sur des violons émouvants sans être larmoyants, elle rappe la nuit, les luttes de tous les galériens – reflet des siennes – les frelons et les vipères. Assassines, les vipères, comme dans Kill Bill, film dont les héroïnes ont définitivement quelque chose d’Amnez. Une battante d’autant plus forte qu’elle a des failles, capable de sortir du cercueil où la vie l’a enterrée à la force de ses poings.

Après Busta Flex en début d’année, c’est un autre taulier du rap français que la Beat Tape Session convie pour ce rendez-vous de la rentrée. Rocca sera de la partie pour cette nouvelle soirée au New Morning, à Paris, le vendredi 19 septemnre prochain. L’éternel El Original, ancien membre de La Cliqua et actuel membre du duo colombien Tres Coronas, viendra aussi bien interpréter ses grands classiques que des titres de son dernier album, de grande facture, Cimarrón. À son habitude, le beatmaker E. Blaze, l’un des organisateurs des Beat Tape Sessions, assurera lui aussi une partie de la soirée, ainsi que des rappeuses du tremplin RappeuZ (Mugler, Anthéaa et Opal) et le collectif Not Only Hip-Hop. Les préventes sont déjà ouvertes.

Le rappeur de Saint-Louis de La Réunion n’avait pas sorti de morceau depuis la parution de sa mixtape Crack Muzik vol.1 en 2023. Cette mixtape donnait à entendre l’identité double de son auteur, entre rap français revendicatif ( “Kiltir”) et influences caribéennes (“Click”, rappé en créole).

Crack Muzik vol. 2 marque un palier dans l’art de Selera. C’est toujours la même faille qu’il rappe, celle d’un créole blanc, emblème à lui tout seul de la violence passée de l’île. Mais cette faille le constitue maintenant comme un personnage magique, aussi impossible et contradictoire a priori qu’un esprit philosophe masqué par une dégaine de bandit. La rime “chaque fois mi fé évoluer l’acting”, sur “97.”, le premier extrait de la mixtape, synthétise toute la force de cette mutation. Crack Muzik vol. 2 suit ainsi le même parcours que le volume 1 : de la vie de rue, brutalement narrée (“Lé danzéré” ; “Mentalité Saint-Louis”) à l’élévation (“Qui brûle, brille” “Tour du Monde”). La langue a changé : le créole de Selera colle au mieux à la vie de rue poisseuse, il l’utilise pour des flows menaçants (“Lé danzéré”), dans un court interlude parlé qui fait monter l’adrénaline (sur “Mentalité Saint-Louis”), l’enrichit d’argot jamaïcain et d’anglais pour faire une démonstration de trinibad (“Sixteen”). Les prods de JLN, présent sur sept morceaux, collent au mieux à cette versatilité, du boom-bap actualisé (“Mentalité Saint-Louis”) à la trap exaltée (“My Eyes”), conquérante (“S.e.l.e.r.a”“), ou agressive (“Lé Danzéré”). Selera y trouve costume à sa taille, badman au sommet, Gol-les-Hauts dans les veines, l’univers sur la rétine de son troisième œil.

Les clips de SSMatt poursuivent cette mixtape aux allures de rituel vaudou. Dans le clip de “97.” Selera apparaît en contre-jour dans une cabane, transposition réunionnaise de la trap house états-unienne, entouré de vêtements Lacoste, marque dont le logo est transformé en totem par le rappeur. Les jeux de lumière soulignent le regard de Selera, expressif, possédé. Dans le clip de “Sixteen”, l’intégralité des armes à disposition de la jeunesse saint-louisienne (de la hache au Glock, en passant par la carabine de grand-père) sont brandies autour de livres de développement personnel. Rigolard, le rappeur danse devant ce bricolage improbable, assuré de contrôler la zone. Esprit philosophe, dégaine de bandit.

Clip de “97.” réal : SSMatt

Un bouillonnement intérieur : c’est la sensation que donne la musique de Kéroué depuis son envol en solo il y a trois années maintenant. Si les plus assidus de la nouvelle scène parisienne du rap des années 2010 ont pu constater pendant une décennie ses qualités d’écriture et de placement au sein du groupe Fixpen Sill, les moments d’introspections qu’il parsemait ici et là dans ses couplets étaient souvent ceux qui sonnaient le plus juste. Une qualité pour sonder ses propres émotions que le Breton a fini par pleinement exploiter en se lançant en solo en 2022, au travers de trois EPs (Eckmül, CANDELA, SCOPE) dans lesquels il conviait à la fois l’exigence de l’écriture et les moments d’émotions, notamment lorsqu’il s’observait longuement dans le miroir.

Au début de l’été, Kéroué donnait une suite à ses questionnements en dévoilant “Signes”. Un nouveau morceau qui, le temps de trois minutes particulièrement pensives, mettait bien en avant les qualités de la musique du rappeur. Pensé comme un titre de réflexions douces-amères de fin de journée (le clip, tourné dans le désert des Bardenas, appuie bien sur cette idée) “Signes” voit ainsi le Breton regarder en arrière, exposer ses doutes et ses craintes, tout en appuyant sur sa détermination à suivre son propre chemin. Le temps de deux longs couplets envoyés sur une production drumless nostalgique signée Vidji et Heskis, Kéroué sonde ainsi ce qui l’anime de l’intérieur après quinze années passées à tout donner pour vivre de sa passion (« Belek à pas péter les plombs, toutes ces années commencent à laisser des traces / Cartouche d’oxygène pour l’sommet si j’arrive à épuisement / Dans l’commando sur la pointe des pieds pour éviter les bruits d’branches / J’y crois pas, mon taf c’est d’aligner des syllabes ») pour mieux faire le bilan.

Un moment d’auto-réflexion plein de vulnérabilité – avec une pointe d’arrogance, on ne se refait pas – qui n’oublie pourtant pas de toujours regarder dans une direction : celle de l’optimisme. Si la musique de Kéroué a pris des teintes plus mélancoliques depuis son envol en solo, le rappeur ne se morfond jamais dans ses zones d’ombres, et semble même bien décidé à les mettre autant que possible de côté, tout en reconnaissant leur existence (“J’crois qu’j’me rapproche de la sagesse, fini d’gratter comme un produit abrasif / Trop d’choses à faire dans la minute, ma vie rêvée je veux pas qu’on la prenne / La flemme ça agit comme un virus, et la plénitude j’connais pas son adresse”). En exposant ses propres interrogations tout en gardant un œil sur la lumière au bout du tunnel, Kéroué livre finalement avec “Signes” un morceau autant touchant que réconfortant. Une déclaration de guerre envers ses propres inquiétudes, qui, sans avoir besoin d’être hostile dans sa forme, raconte autre chose dans le fond : un message d’espoir qui ne rejette pas non plus la mélancolie. Comme une forme de spleen tournée vers l’avenir.

Gotham, comme un monstre urbain de fiction. Gotham, comme un dragon à plusieurs têtes, un King Ghidorah pour citer un rappeur masqué. Une entité hybride à la fois label, maison d’édition et créateur de contenus. 

Gotham, c’est aussi une dissidence. Pas une dissidence qui s’affiche. Pas une dissidence élitiste. Plutôt une forme de résistance et une radicalité esthétique et idéologique de ceux qui ont vécu. Trop vécu pour se laisser embourber dans le bruit de l’époque. À ce titre, il résonnera probablement plus auprès d’une population de quarantenaire aux tempes grises. 

Quand Gotham parle de résistances, c’est une résistance culturelle et sociale, une volonté de creuser un sillon, son sillon, en adressant des sujets qui n’ont pas ou peu de place ailleurs. À ce titre, c’est une forme de retour à la source originelle du Hip-Hop, les grands poncifs en moins. 

La culture, elle, est adressée sous un spectre multi-facettes, partiellement musical, mais aussi autour de réflexions de luttes sociales, un combat continu comme l’adresse la brillante Maboula Soumahoro. Décolonisation, résistances et éclairages parfois sous un filtre musical, à l’image de l’exposition « Ce que les pochettes nous disent », portée par Rocé. Un Rocé étroitement associé à cette aventure. Loin des lumières, il vise plus que jamais juste. Notamment quand il parle de la compilation Par les damné.e.s de la terre : « C’est un disque par quelqu’un qui a envie de mettre en lumière les histoires oubliées, et ça fait partie de mes projets en tant que Rocé le rappeur. »

Gotham sort à la fois une loupe avec un regard d’ultra-proximité – notamment autour de Grigny et du dix-neuvième arrondissement parisien – et un regard très précis sur l’histoire (Jamel Shabazz) et la réalité américaine (Lost in California, TDE.) Enfin, on ne va pas se mentir, un magazine qui dédie un article complet au personnage de Bubbles de la meilleure série du monde, The Wire, mérite le plus grand respect. 

Un premier numéro qui en appelle d’autres, pour prolonger une aventure d’indépendants avec une distribution d’indépendants. Pour se procurer ce bel objet, on vous invite à vous rendre sur le site dédié, ici

C’est une question qu’il faudrait peut-être se poser plus souvent : que se passe-t-il lorsque Yvnnis se retrouve dans une grande salle vide face à un micro ? Si depuis son émergence en 2022 le rappeur de Fontenay n’a jamais laissé de doute sur sa capacité à plier n’importe quelle production (tout en explorant aussi le chant, notamment sur le très bon L’AFRO OU LES TRESSES) il fallait bien assumer ce statut au moment de réaliser sa première session live pour la chaîne Colors. Alors, au lieu de se contenter d’une démonstration linéaire, le rappeur a décidé de faire plus : quatre prods à la suite, du boom bap jusqu’à une trap menaçante puis rebondissante, pour une montée crescendo en BPM et en intensité. Pour son second morceau de 2025 (avant une mixtape annoncée sur ses réseaux sociaux) Yvnnis a donc fait le choix de l’egotrip et de la démonstration : au rythme des prods de plus en plus rapides, le Francilien renvoie les balles qu’on lui envoie sur “BIG SHOT” tout en gardant son sang froid, comme si le challenge qu’il s’était lui même imposé ne lui faisait aucunement peur. Sans révolutionner la musique, sa session Colors rappelle une sensation particulièrement propre au rap : celle de la performance et de l’attitude, si simple sur le papier, et pourtant si compliquée dans la réalité. Une démonstration de moins de trois minutes qui mérite aussi une mise en lumière du travail de Lil Chick, producteur aujourd’hui attitré de Yvnnis qui compose ici l’intégralité des quatre prods, tout en créant un véritable fil rouge entre elles. Une belle synergie entre artiste et producteur qui rappelle une vérité : pour qu’une bonne attaque existe, il faut aussi des bons milieux créateurs. “BIG SHOT” en est bien la preuve.