Sidekicks

Dire d’Ekloz qu’elle est polyvalente dans sa musique serait un euphémisme. Depuis ses débuts, la rappeuse marseillaise joue en effet sur plusieurs terrains, du rap le plus pur à l’electro en passant même par la chanson, sans perdre ce qui fait sa singularité : un attachement au rap, pour mieux rencontrer d’autres sonorités. Fin avril, c’est dans un genre particulièrement entrevu dans ses morceaux ces derniers temps qu’elle retournait. Mais dans une forme encore plus brute : celle de la techno.

Durant toute l’année 2024, la Marseillaise a en effet beaucoup exploré le terrain des musiques dansantes, que ce soit sur sa mixtape 3motional (bada$$) b!tch (“Rien de blanc”, “150”, “7 Shit”) ou sur un EP de remixes entier – T.O.M (That’s Only Music) – avant de revenir le temps de quelques morceaux à une forme de rap plus pure. Une parenthèse seulement provisoire, puisque la rappeuse dévoilait en ce début d’année deux morceaux electro successifs : d’abord le réussi “BAW” avec le groupe La Marmite, et enfin “Go Go Go” mi-avril. 

Un titre en collaboration avec la productrice marseillaise Mila Dietrich où Ekloz se plonge dans des sonorités purement techno, tout en rappant par dessus. De cette rencontre entre deux représentantes de deux courants musicaux importants à Marseille naît ainsi un mélange sonore à la fois club et rap, porté par une basse puissante, sur laquelle Ekloz pose sa voix en suivant le train des kicks effrénés de Dietrich. 

Collaboration inattendue mais réussie, “Go Go Go” montre finalement encore un autre visage d’Ekloz, tout en présentant un beau mélange des sonorités de la scène musicale marseillaise actuelle. Au point de se demander si cette cloche, qui ressemble étrangement à celles d’un artiste local dont le nom commence par un J, a été placée là par hasard.

Nous en avions parlé lors de sa sortie sur les plateformes de streaming en novembre 2024, l’album Scopa de Ascofi a désormais droit à une version vinyle disponible sur le store Centre Ville Records. L’occasion de réécouter, sur la platine cette fois, un « disque-carte postale affranchie en Italie » aux sonorités boom bap, entièrement produit par DJ Per-K et mixé par Taipan. L’occasion aussi d’ajouter encore un très bon disque à ce premier semestre 2025 très qualitatif.

L’Abcdr vous permet d’ailleurs d’en gagner un exemplaire ainsi qu’une version press-test par tirage au sort en commentaires sur nos réseaux sociaux !

Comptant parmi les programmes donnant envie de soutenir les journalistes de l’audiovisuel public dans les tumultes que traverse actuellement leur navire, L’Expérience donne chaque semaine à écouter des objets radiophoniques variés, entre reportages, fictions, documentaires et séries audio. Diffusée le samedi après-midi sur France Culture puis disponible en baladodiffusion, cette émission a récemment consacré deux numéros au rap, à travers un brillant docu-fiction : « La Méthode Rap Vol.1 ».

Scindée en six parties de vingt minutes chacune, la série opte pour une approche faussement innocente du rap, un questionnement simple auquel sont apportées des réponses complexes. Le pitch est le suivant : « Alain G, Bugz Béni et Baz LeSel, trois amis passionnés, cherchent à obtenir l’ultime méthode pour devenir les meilleurs rappeurs amateurs. » Leurs blases caricaturaux ramènent d’entrée de jeu au temps des ateliers rap et de la pratique socio-éducative de cette discipline. Au premier niveau d’écoute, « La Méthode Rap Vol.1 » est donc un récit d’apprentissage par lequel les trois potes se défont de leurs certitudes et approchent peu à peu de la substantifique moelle du rap, par le doute et l’écoute de leurs mentors. Arriveront-ils à réaliser le meilleur morceau possible ?

Ce scénario ne conférant pas un intérêt démesuré au programme, c’est au deuxième niveau d’écoute que « La Méthode Rap Vol.1 » devient un indispensable. Pour s’améliorer, les trois loustics ne s’adressent pas aux premiers clampins passant par le studio du coin. Rappeuses, rappeurs et beatmakers se succèdent au micro pour dispenser leurs conseils à Bugz Béni et pour livrer aux auditeurs de France Culture leur vision d’un genre musical qui les a tous bouffés. Se croisent ainsi Vicky R, Nikkfurie, Dany Dan, Grems, Liza Monet, STI et d’autres encore, plus ou moins renommés mais traités sans distinction à cet égard. Chaque épisode adopte un angle propre (la punchline, la voix, le flow, l’egotrip, etc.) qu’il explore entre questionnements, témoignages et archives audio.

Finalement, au titre béotien du premier épisode (« Tout le monde peut faire du rap »), répondent 120 minutes de finesse et de précision, permettant à la fois d’entrer dans le rapport intime que chaque intervenant a au rap et dans une approche plus générale de ce dernier. Et bien souvent au cours de « La Méthode rap vol.1 », les questionnés se questionnent et laissent eux aussi, vaciller leurs certitudes. Une franche réussite.

Les six épisodes sont disponibles sur l’application et le site de Radio France ainsi que sur les plateformes d’écoute habituelles.

L’entraide, les passes dé’ entre grands et petits frères sont une des belles qualités du hip-hop marseillais. Le line-up 100 % phocéen de la deuxième édition du Fonky Festival de Mars, qui se tiendra au Cabaret Aléatoire les 25 et 26 avril, incarne à merveille cet esprit de transmission. D’un groupe référence des années 1990 comme Prodige Namor à une représentante de la nouvelle garde comme Saaphyra, le tout parrainé par Akhenaton, des artistes issus de toutes les générations ont répondu à l’appel du légendaire DJ Djel.

L’évènement, organisé au cœur d’un des derniers quartiers populaires du centre-ville, sera donc l’occasion de voir défiler sur scène trente ans d’histoire du rap marseillais, dans toute sa diversité sonore et artistique – « de l’école du micro d’argent à la Jul Academy », pour reprendre la formule d’El Matador, lui aussi à l’affiche. Avec en point d’orgue la réparation d’une injustice historique : pour la toute première fois depuis sa sortie en 1999, le public pourra entendre Freeman et K-Rhyme le Roi interpréter en concert les morceaux de leur classique L’Palais de Justice. Cet exemple résume bien l’esprit du festival : mettre en lumière via le live la richesse de la scène locale, son passé, son présent et son futur.

Si l’organisation de ces deux jours résulte bien entendu d’un effort collectif, DJ Djel, membre de la Fonky Family et activiste hip-hop dans sa ville depuis des décennies, y joue néanmoins le rôle de figure de proue et de chef d’orchestre. Enfant de Belsunce, Djel sait rassembler au-delà du centre-ville. Ce qui fait la spécificité du festival, c’est sa conception du hip-hop non comme simple branche de l’industrie du disque, mais comme culture. Fort de sa vaste expérience à son service, Djel tient à en valoriser tous les aspects. Ainsi, outre les concerts, la programmation comprend également un concours de DJing et une compétition de danse, accessibles gratuitement. Dans la droite ligne d’initiatives comme le regretté Scred Festival ou la grand-messe sétoise de Demi Portion, le Fonky Festival de Mars assume son ancrage dans le mouvement hip-hop au sens large. Une démarche précieuse, presque de résistance, à une époque où la “capitale du rap français” est paradoxalement célébrée dans les discours, mais peu dans les faits. Et où celles et ceux qui la font tendent à être relégué·es loin du centre-ville, comme si le cœur de Marseille ne leur appartenait plus.

L’ambition est donc d’offrir aux amoureux·ses de l’art de rue un moment de partage en plein centre-ville, et à la scène rap marseillaise une nouvelle occasion de démontrer son talent. Pari tenu ? Pour le savoir, rendez-vous dans deux semaines du côté de la Belle-de-Mai.

Sorti le 7 mars, le livre de Grégory Salle s’attaque à un monument du rap : It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back, le deuxième album du groupe originaire Long Island.

Photo : Glen E. Friedman

Plus qu’un simple retour, ce livre dissèque chaque détail de son élaboration, de son impact et de ses contradictions, dans un contexte où l’Amérique est au cœur de la contre-révolution reaganienne.

« Freedom is a road seldom traveled by multitude. » Cette phrase, discrètement placée en liseré sur la pochette, résume à elle seule l’essence du disque. Plus qu’un slogan, c’est une déclaration de principe : la liberté, telle que la conçoit Public Enemy, n’est ni facile ni offerte à tous. Elle doit être conquise, arrachée, proclamée haut et fort.

Ancien chroniqueur à Jazz News et L’Abcdr du Son, aujourd’hui chercheur en sciences sociales, Grégory Salle adopte une approche rigoureuse qui évite la simple nostalgie. Il analyse la puissance sonore et politique de l’album, détaillant comment Chuck D et ses acolytes ont conçu un chaos organisé, porté par les productions abrasives de The Bomb Squad (pas vraiment crédité sous ce nom sur l’album). Chaque titre est scruté, décomposé, remis en perspective : du rugissement martial de « Bring the Noise » à la tension suffocante de « Black Steel in the Hour of Chaos », en passant par la charge électrisante de « Rebel Without a Pause. »

Mais le livre ne se contente pas d’encenser l’album : il met aussi en lumière ses failles. Public Enemy a toujours joué sur l’ambiguïté, entre engagement radical et débordements incontrôlés. La prise de parole antisémite de Professor Griff en est un exemple marquant, et l’auteur revient sur les remous qu’elle a provoqués au sein du groupe. À travers ces contradictions, It Takes a Nation… apparaît comme le reflet d’une époque en tension, où le rap cherchait à exister face à une Amérique qui le craignait autant qu’elle le consommait.

En revenant sur ce classique piste par piste, Grégory ne fait pas que rendre hommage : il interroge également son héritage et sa réception actuelle. Plus de trente cinq ans après, la rage de Public Enemy résonne encore, et ce livre en offre une lecture aiguisée, entre mémoire et mise en perspective critique. Une relecture essentielle d’un disque qui a redéfini le hip-hop et au-delà.

L’Abcdr du Son sera à Lille au Flow le mardi 18 mars pour deux événements dans la même soirée. 

🎙️ La rédaction enregistrera un nouvel épisode de son podcast Trajectoire avec BEN plg, qui viendra reparler de toute sa musique, de ses débuts à Lille jusqu’à son nouvel album Paraît que les miracles n’existent pas. Billetterie. 

🎲 La rencontre sera suivie d’une soirée quiz rap par équipes dans le hall de la salle en trois manches : rap français, rap US, rap du Nord. Inscription gratuites via mail à la salle : flow@mairie-lille.fr

Visuel Trajectoire : Jérémy Métral, Sébastien Le Gall

Visuel Quiz : Sébastien Le Gall

Fin 2024, l’Abcdr du Son enregistrait pour la première fois son podcast Trajectoire en dehors de Paris. Le temps d’une heure trente, le Roubaisien Bekar revenait ainsi sur toute sa discographie, « chez lui », à Lille, dans la salle du Flow. Une expérience que la rédaction a décidé de renouveler, cette fois-ci à Marseille, et pas avec n’importe qui. 

Des Psy 4 de la Rime dans les années 2000 jusqu’à sa carrière en solo, Alonzo est devenu une figure du son rap marseillais dans son ensemble, au point de faire un concert au Stade Vélodrome à l’été 2025. Un parcours riche qui a donné envie à la rédaction de l’inviter à venir discuter de toute sa musique, en public. La rencontre se tiendra le mercredi 19 février dans la salle du Makeda et l’entrée est gratuite, sur billetterie. 

Billets 

Peu d’artistes au monde incarnent autant la stabilité que Bruno Mars, qui collectionne les numéro 1 au Billboard avec une régularité qui force le respect. Pas fatigué après 15 ans de carrière, le chanteur originaire d’Hawaii a dans le regard ce vide séduisant, celui que provoque la coke sans gluten prescrite par les médecins californiens, laquelle d’après la rumeur donnerait la jeunesse éternelle à l’heureux consommateur. Ces derniers mois, c’est un doublé de tubes imparable qu’a offert l’ami Bruno aux centres commerciaux du monde entier : la ballade soft rock « Die With A Smile » avec Lady Gaga, et le phénomène « APT » avec Rosé, échappée de Blackpink. Le 24 janvier dernier, Bruno Mars invite les deux chanteuses à sabrer le champagne dans le clip de « Fat Juicy & Wet », son nouveau single en forme de victory lap sexy.

Et pour cette victoire, Bruno a décidé de se faire plaisir, et de faire fi des bonne manières. The Stereotypes, l’équipe de producteurs responsable de nombreux succès du chanteur (dont le classique de mariage « 24K Magic ») fait ce qu’elle sait faire de mieux : passer au gant de crin un sous-genre ou une tendance musicale pour la rendre la plus lisse possible, quitte à la dévitaliser largement. Ici c’est le son ratchet de la côte ouest qui en en fait les frais, pour une caricature beauf de l’héritage de DJ Mustard. Muse du jour de notre héros, Sexyy Red enchaine les rimes trashs dont elle a le secret, l’emballage et le contexte n’en faisant ressortir qu’une vulgarité vaguement malaisante. En tant qu’incarnations d’une pop « familiale » et grand public, voir Lady Gaga et Rosé bouger la tête sur les ad-libs de la rappeuse aurait pu faire l’effet d’un geste punk grisant. La vacuité du morceau souligne au contraire la fuite en avant d’une industrie pop américaine à qui on a visiblement mis du poison dans la poudre.

Ray David Grammont, dit Tonton David, est décédé le 16 février 2021, à 53 ans et dans un certain anonymat. Il n’était pas étranger au monde du rap : il avait collaboré avec Intouchable et Doc Gynéco et était apparu sur Rapattitude, dont il avait signé le titre le plus emblématique avec « Peuples du monde ». David avait surtout été l’auteur, dans les années 1990, d’énormes succès populaires, tels que « Chacun sa route », « Allez leur dire » ou « Ma Number One ». Mais, avant de passer en boucle à la radio ou d’intégrer les Enfoirés, le Tonton avait connu un parcours pour le moins tumultueux, entre les foyers pour enfants, la taule et les squats. Une fois sa période de gloire passée, il reviendra d’ailleurs à un quotidien beaucoup plus précaire, tout en caressant le rêve de sortir son magnum opus, qu’il n’achèvera jamais. C’est cette trajectoire fascinante que raconte Alexandre Grondeau dans son livre Tonton David, le prince des débrouillards, qui sortira chez La Lune sur le toit le 1er février. L’auteur a déjà signé plusieurs ouvrages sur le reggae et a fondé le site reggae.fr en 1998. Il a de ce fait régulièrement croisé Tonton David et a également recueilli la parole de nombreux proches du chanteur. Avec Le prince des débrouillards, il s’agit pour lui de rendre justice à un artiste qui a marqué une époque avant d’être jeté aux oubliettes. Une initiative plus que louable.

Depuis son éclosion à la fin de l’année 2022, la rappeuse Kay Prodigy n’a cessé de montrer qu’elle savait rapper avec son style et sa diction. Un rap faussement nonchalant, plein de confiance en soi (qui l’aura emmenée jusque sur la scène des Flammes en 2024) qu’il ne faut pourtant pas uniquement résumer à ses collaborations avec le producteur Mezzo Millo. Voilà deux années en effet que la rappeuse expérimente d’autres terrains musicaux, en essayant de sortir du rap pur pour aussi aller vers du chant autotuné.

Un exercice qu’elle a particulièrement tenté durant l’année 2024, puisque la majorité de ses morceaux en collaboration auront été faits dans ce registre. Avec au bout du compte, une progression au fur et à mesure de ses propositions. Notamment sur l’EP UFONY de la productrice Meel B , où la rappeuse chantait en février 2024 sur des sonorités plus planantes en utilisant l’autotune de manière moins perçante ou robotique que d’habitude.

Fin décembre, elle réitérait l’expérience sur « KAYA » : un nouveau single solo – le premier depuis plusieurs mois – où Kay The Prodigy semble viser dans le mille musicalement, notamment dans son utilisation du chant. Sur une production synthétique et onirique portée par des basses lourdes signée Milksh4kevf, southsidemrs et Fakri Jenkins, la Strasbourgeoise déroule sa confiance en soi tout en jouant avec le chant, en étirant ses vocalises lorsqu’il le faut, ou en rebondissant au bon moment sur les rythmiques de la prod, notamment sur son refrain. Intégralement chanté, le morceau voit ainsi Kay The Prodigy livrer une prestation sous autotune maîtrisée, dans son interprétation comme dans son réglage de l’outil préféré de T-Pain. Un premier avant-goût de ce que la rappeuse réserve pour 2025 qui montre qu’après pas mal de temps passé à expérimenter, le travail commence maintenant à payer. Avec style qui plus est.