Namor, l’heure des vérités
Rencontre avec le rappeur marseillais Namor, pour retracer son parcours plein de rebondissements, du début des années 1990 à aujourd’hui.
Le blase de Namor est souvent revenu dans ces colonnes : quand il s’agissait de détailler les premières heures de la Fonky Family, d’évoquer les ateliers d’écriture où il a contribué à former Keny Arkana ou Demi Portion et, bien sûr, de parler du groupe Prodige Namor et de l’attachant bien qu’inégal L’Heure de vérité. Le Marseillais a également participé à de grands morceaux collectifs du rap français ; enfin, il a été, il y a plus de vingt-cinq ans, l’un des premiers à mettre Soprano en avant.
L’idée ne datait pas d’hier : il nous fallait mettre en perspective tous ces faits saillants, afin de retracer de manière précise une carrière riche mais qui s’est déroulée assez loin des projecteurs. C’était également l’occasion de questionner une étiquette trop simple pour ne pas être réductrice : celle qui faisait de Namor, dans les années 1990, l’un des rares rappeurs marseillais dont la musique avait dépassé les murs de la Cité phocéenne alors qu’il n’évoluait pas dans le giron d’IAM. Namor n’a jamais fait de featuring avec Akhenaton, mais il a collaboré à différentes reprises avec Kery James ou Rockin’ Squat ; il n’a pas été signé chez Côté Obscur, mais a sorti un album chez Crépuscule. On aurait pu, à la hâte, le qualifier de « plus parisien des rappeurs marseillais ». Pourtant, son parcours révèle un attachement viscéral aux rues de Massilia et de son centre-ville.
Cette trajectoire, Namor a accepté de s’y replonger avec le sens du détail et du partage qui le caractérise. Et à un moment idéal : après avoir été assez discret pendant quelques années, l’ancien membre d’Al Iman Staff venait de retrouver la scène au Fonky Festival et s’apprêtait, quelques semaines plus tard, à participer au Demi Festival.
Partie 1 : « Des enfants du centre-ville de Marseille »
Mes ancêtres du côté de mon père sont originaires du nord-est de la France. Lors de la Guerre franco-allemande de 1870, ils sont descendus dans le Cap Corse. Il me reste peu de famille sur l’île aujourd’hui : des oncles et des tantes, des cousins et ma mère, qui n’en est pas originaire mais s’y est installée depuis le milieu des années 1990. Mes ancêtres sont enterrés dans le village de Centuri, où je passais toutes les vacances chez mes grands-parents quand j’étais enfant. Dans les années 1930-1940, mon grand-père arrive à Marseille, dans le 3ème arrondissement, pour travailler à la caserne des douanes. Plus tard il sera muté dans une autre caserne, dans le 16ème arrondissement, près de l’Estaque. Mon père naît dans les années 1940. Ma mère quant à elle est née boulevard Oddo [15ème arrondissement de Marseille] et a grandi dans les quartiers nord, au sein d’une famille d’origine napolitaine. Avant d’arriver à Marseille, ma grand-mère maternelle vendait des fleurs sur le marché à Nice. Ma mère a été élevée par sa tante parce que ma grand-mère tenait des bars. Elle n’a pas connu son père. J’ai un souvenir très marqué de la « Grande Bleue » à l’Estaque, le dernier bar familial que ma grand-mère a tenu pendant une trentaine d’années et où ma mère venait l’aider au service chaque dimanche. C’était un établissement très populaire, avec une clientèle composée en majorité de dockers, à qui ma mère servait des sandwiches ou des pâtes aux boulettes après des apéros qui ne finissaient jamais.
Mes parents se rencontrent au début des années 1960. Mon père est manœuvre-maçon à l’époque, ma mère est derrière le comptoir pour aider ma grand-mère, jusqu’à ce qu’elle réussisse le concours de sténo-dactylo. Ils vivent d’abord dans les quartiers nord, puis dans le centre-ville. Ils s’installent ensuite dans le 7ème arrondissement ; c’est là que je nais, pendant l’intérim présidentiel d’Alain Poher suite à la mort de Pompidou. Mes parents se séparent en 1979 et divorcent en 1980. La semaine je suis avec ma mère, qui est partie aux Chartreux dans le 4ème arrondissement, et le weekend je suis chez mon père, resté dans le 7ème. Mes copains font du vélo dehors, ils jouent au foot. Moi, ma mère ne me laisse pas sortir. On est dans un petit appartement assez sombre, j’ai besoin d’une échappatoire. Je dessine un peu, mais ça me saoule assez vite. Ce sont la lecture et la musique qui vont me permettre de m’évader. On a un radio cassette, j’écoute les radios libres, les prémices de la bande FM. À Marseille, il y avait les stations Radio Service et Radio Star. Mon beau-père écoute beaucoup de musique anglaise et américaine : j’ai été bercé par Lou Reed et le Velvet Underground, David Bowie, Led Zeppelin, Deep Purple… Ensuite, la radio va m’amener vers des musiques plus dansantes. Je me souviens avoir été marqué par « Holiday » de Madonna ou par « Rock It » d’Herbie Hancock. Je ne vais pas te dire que j’ai écouté Grandmaster Flash et tout ça : non, j’avais une culture très mainstream à ce moment-là. Mais c’est aussi par ce biais que je vais découvrir les premiers Run DMC : ça passe sur Radio Service, via un mec qui s’appelle Brutus, qui sera plus tard sur Skyrock Marseille. En grandissant, à partir de 1983 j’ai écouté Michael Jackson, les Rolling Stones, U2, les albums plus pop de David Bowie. Puis je passe un peu par le reggae et, dans la deuxième moitié des années 1980, j’écoute beaucoup Prince.
À cette époque, j’ai des problèmes de famille : je pars de chez ma mère pour m’installer chez mon père. Il a refait sa vie et le courant entre sa compagne et moi ne passe pas, c’est difficile. J’ai une quinzaine d’années et je suis en rupture familiale. Je fais le mur, je suis beaucoup dehors. Je me retrouve dans les milieux antifascistes, à traîner avec les redskins. J’ai le cerveau sur off et parfois je chasse les fafs avec les grands. Musicalement, je suis beaucoup dans le rock alternatif à ce moment-là. Quand Bérurier Noir passe à Marseille en 1989, je dois sûrement être le plus jeune dans la salle. L’aspect militant est très important pour moi : même si c’est compliqué à ce moment-là avec mes parents, j’ai été élevé avec une conscience politique, dans un milieu très marqué à gauche et assez libertaire. Le combat anti Le Pen devient central pour moi. Puis je commence à traîner au Cours Julien, toujours dans des milieux militants mais également un peu avant-gardistes du point de vue artistique. J’achète des vinyles, je commence une petite collection. Je sais qu’il y a quelques radios qui ont des créneaux ouverts : Radio Gazelle, qui touche beaucoup la communauté maghrébine et Radio Galère, qui s’adresse notamment aux familles dont les proches sont incarcérés. Je me présente à Radio Gazelle, je suis reçu par le directeur : « Oui, les Bérus, Ludwig von 88, Parabellum… » Il me répond : « OK, on y va ». Il voit là l’occasion d’apporter quelque chose de différent à la station et moi j’ai un créneau pour partager la musique et les idées que j’aime : c’est un échange de bons procédés. C’est un peu le bordel, mais ça se passe bien. Les redskins viennent assister aux émissions, puis ensuite on part sur des spots où on peut attraper des gens malveillants. [rires]
Avant mon créneau, il y a une émission qui s’appelle Rap Attack, animée par Master MP et Kool DJ Mox. Un jour, j’arrive un peu plus tôt au studio et j’assiste à la fin d’un freestyle. Il y a Artno, Rahim KD, Faf Larage (Dope Rhyme Sayer à l’époque), Akhenaton et King Raze, qui est le petit frère de Mox. Je suis frappé par leur engouement et leur énergie. Sur le moment, je n’échange pas trop avec eux, hormis avec Artno, qui est proche des redskins. Il me présente DJ Mox. De là, j’achète mes premiers disques de rap : Power d’Ice-T, le maxi Jingling Baby de LL Cool J. Je vais à la FNAC, je prends ce que je trouve. Mox est plus âgé que moi, mais il me prend en amitié. Il me dit de passer chez lui, il habite avec son frère au centre-ville, à Colbert. Je vois les posters dans sa chambre : Stetsasonic, BDP, Kurtis Blow… Et le mec a des tonnes de disques. Je traîne avec lui, j’assiste à ses émissions, j’écoute, j’apprends. C’est mon mentor, je deviens un b-boy petit à petit. Razi [prénom de King Raze] m’explique comment rapper. DJ Majestic vient compléter l’équipe, il est déjà très au point sur les techniques de scratch. Il y a une émulation, on commence à faire des répétitions ensemble. Mox me présente aussi Master MP : c’était un rappeur des Crazy Boys, l’un des premiers groupes de Marseille avec le Criminosical Posse, dont est issu IAM, et les Marseille City Breakers. Le temps passe, je progresse peu à peu en tant que rappeur à leur contact. Petit, comme je ne sortais pas de ma chambre, je lisais beaucoup. De ce fait, j’ai du vocabulaire et une certaine facilité à verbaliser les situations, les sentiments. On forme un petit groupe avec Razi, on fait une ou deux scènes. Son projet est de continuer en solo, donc ça tourne court mais c’est très formateur.
Je me mets aussi au graffiti et au tag. Au lycée, je rencontre Tsar, qui est dans un crew, ABS, avec Seek que je connaissais déjà depuis le collège. On commence à faire des sorties ensemble, j’intègre le crew. C’est l’un des premiers à Marseille avec les B.Vice et les LSD, du coup on regarde beaucoup ce qui se fait à la capitale. Tout démarre toujours des escaliers du Cours Julien, c’est là qu’on se donne rendez-vous. Les writers ne sont pas bien vus à Marseille : ça tourne beaucoup plus autour du rap et de la danse. Certains considèrent même qu’on fait du mal au mouvement. Ça changera ensuite, mais au début on est assez mal considérés. Je garde en tout cas des souvenirs mémorables. Un soir NTM fait un concert dans une MJC à Gardanne. Il n’y a plus de train pour rentrer, on revient à pied, sur les rails, on passe la nuit à tout bomber sur notre passage. Namor, ça vient d’ailleurs du tag. Ce sont des lettres faciles à enchaîner, même si j’ai aussi posé d’autres blazes pour ne pas être cramé. Mais le côté « Namor, prince des mers » , Marvel, ça me parle aussi. J’ai cette culture comics : les Daredevil, les Strange, Hulk, Les 4 Fantastiques, j’aimais beaucoup quand j’étais petit. Mais j’étais plus fan d’Iron Man et de Spider Man. Je n’ai pas trop utilisé cet aspect dans le rap, peut-être que ça viendra dans des productions futures, même si j’ai toujours privilégié une écriture davantage terre à terre, ancrée dans le réel et assez introspective.
« NTM, Assassin, c’est extraordinaire. Mais IAM, c’est au-delà. »
C’est à peu près la période où sort Concept, la cassette d’IAM. J’ai quinze ans, j’ai besoin de m’exprimer, je ne suis pas entendu chez moi. Quand j’écoute Concept, je me dis « c’est fort, ils le font donc toi aussi tu peux le faire. Tout ce que tu as à l’intérieur de toi, tout ton ressenti, tes revendications… Tu peux en faire quelque chose de positif. » Pour moi c’est de cela dont il s’agit : montrer qu’on existe, qu’on est des personnes respectables, au moins autant que les gens en col blanc qui passent à la télé et font la pluie et le beau temps. Donc quand je tombe sur Concept, ça m’inspire fortement. Je l’assume pleinement. Je me dis : « ils le font à l’américaine ! » Comme Rakim, comme Big Daddy Kane : un flow très académique et punchy ; il est donc possible d’y arriver en français. Je découvre le milieu hip hop à ce moment-là, je me dis « ouah, peace, love, unity, having fun… C’est une famille. » Par rapport aux autres rappeurs de Marseille, je me rends compte que ce que je fais tient la route, même si, comme tout le monde, je suis dans une écriture très stéréotypée. En rap américain à cette époque c’est Public Enemy qui casse tout.
MP est un Crazy Boy, pas un Criminosical comme IAM. Donc moi je suis plus de cette école, c’était mon entourage direct. Mais IAM, on est toujours là pour leur donner de la force. On se sent proches d’eux, ce sont des modèles : Kephren et Freeman, on les voit tout le temps; Shurik’n travaille en ville donc on le croise très souvent. Tous les mecs d’ « en ville » sont présents à chacun de leurs concerts. Pour nous tous, artistiquement ils sont au-dessus de tout le monde. Et à la fin des concerts, sur les freestyles, moi je m’en bats les couilles, je monte sur scène, je prends le micro et je rappe. Quand tu es jeune, tu agis spontanément, tu vois le freestyle, tu veux en être ; tu montes, tu attrapes le micro. Tu ne penses pas que les mecs ont déjà prévu qui ils souhaitent faire participer. J’ai les canines qui rayent le sol, je veux me sentir exister et je passe certainement pour un petit con. Mais j’ai besoin de m’exprimer : mon père ne veut pas que je fasse de la musique, je ne me sens pas écouté ni respecté. Je suis adolescent et je pense que c’est le rap qui va me libérer. IAM, pour moi ils sont détenteurs du pouvoir du micro ! [rires] Je ne veux pas être une star ou même faire carrière. Mais c’est possible que je me sois tiré une balle dans le pied en montant pour les freestyles sans y être invité. Peut-être que je me trompe et que Chill te dirait autre chose, je n’en ai jamais parlé avec lui. Plus tard, à l’époque d’Hardcore MC, quand il me dira « passe à la maison, je te file des cassettes d’instrus » , il le fera. Quand on enregistrera à la Cosca avec Al Iman Staff quinze ans plus tard, ils seront très facilitants. J’étais super influencé par IAM à cette époque : …De la Planète Mars, je suis encore capable de te donner le titre de toutes les chansons. Plus jeune, on m’a souvent dit que je rappais comme Akhenaton. Aujourd’hui, avec la maturité et arrivé à la cinquantaine, je peux le dire : NTM, Assassin, c’est extraordinaire. Mais IAM, c’est au-delà. La cohérence, la complémentarité entre Akhenaton et Shurik’n, la qualité des cuts de Kheops, Imhotep qui a amené la soul, le jazz sur des prods calibrées à l’américaine… Pour moi ça va au-delà du rap français.
Par la suite, je quitte Radio Gazelle pour rejoindre Radio Galère. J’y fais ma première émission hip-hop, Pollution mentale. Je suis accompagné de mes potes d’ABS, Spooky et Azor. Ils sont très au courant de ce qui sort, ce sont eux qui passent les morceaux et moi j’anime. À un moment, on se retrouve un peu limités en termes de disques, Mox vient aider : il est moins axé sur les nouveautés, plus sur la culture. On part sur un truc plus à l’ancienne : Stetsasonic, Spoonie Gee, Kool Moe Dee, Just Ice. À l’antenne, je commence à faire des freestyles. Le premier que je pose c’est sur du 45 King. Un de mes camarades de classe, Borane, fait écouter l’émission à Fara, un rappeur. Ils font tous les deux partie du groupe Massalia Connection. Quand Fara comprend qu’il y a possibilité de kicker à la radio, il vient au studio. À cette occasion je rencontre également Djel, qui est danseur dans Massalia Connection. Un très bon danseur d’ailleurs, comme Borane. Ils ont déjà sorti une cassette, produite par Jo Corbeau [chanteur marseillais de reggae, très impliqué dans le milieu associatif de la ville]. Je vais les accompagner et faire quelques concerts avec eux. Ça me permet d’acquérir de l’expérience niveau scène. Si avec mes amis taggeurs le point de chute c’est le Cours Julien, côté rap l’épicentre c’est le Vieux-Port, le Centre Bourse et la rue Saint-Ferréol. C’est là que tout le monde se retrouve. On est des enfants du centre-ville de Marseille.
Hardcore MC - Indépendance Musicale
Mon émission de radio devient Hot Pants. On oriente davantage la playlist sur le rap new-yorkais et la soul. Master MP commence à participer. À ce moment-là, c’est un rappeur solo : il est très en avance, avec un flow très carré et une grosse voix à la Rakim. Il freestylait déjà sur Radio Gazelle dans l’émission Rap Attack à l’époque. Il est legit, il a au moins deux ou trois ans de plus que moi. Son DJ c’est Majestic, ils sont amis, ils ont tous les deux grandi à Belsunce – Centre Bourse. MP est de la rue Tapis Vert, c’est dans cette rue qu’est Radio Gazelle. Quand il animait Rap Attack, il était à domicile. Majestic et lui sont ensemble et moi j’écris beaucoup. Je suis influencé par Hip-Hop Against Apartheid [collectif d’artistes hip-hop lancé dans les années 1980 pour soutenir la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud] et Concept ; je suis donc militant et pro-Marseille. Majestic souffle l’idée qu’on fasse quelque chose tous les trois et on décide de former un groupe.
C’est un changement pour moi : à ce moment, MP déménage aux Réformés avec sa famille et ils ont une cave. On installe la platine de chaîne hifi de Majestic : il scratche là-dessus, il n’a pas de MK2. Pourtant, il est déjà phénoménal. J’ai vu plein de DJs dans ma carrière, mais en termes de talent brut je n’ai pas vu plus impressionnant que Majestic. Et je lui disais la même chose de son vivant [DJ Majestic est décédé en 2023]. On commence à répéter dans cette cave, sur des faces B. On a un lecteur cassette pour enregistrer : on colle nos couplets, Majestic fait des scratches, on fait des montages à partir des deux instrus différents avec le double cassette… Du bricolage ! J’ai encore les cassettes. En tout cas, on s’entraîne. On décide de s’appeler Hardcore MC. Là, on est en 1991. Tout le monde vient nous voir dans la cave. C’est là que je me lie vraiment d’amitié avec Djel. Au sein d’Hardcore MC, je finis par l’imposer aux backs. Mais il donne aussi une direction artistique au groupe, il est toujours de bon conseil. Il connaît les tendances, il suit ce qui se passe. Moi je m’en fous, je suis plus writer, j’arrive sur scène avec des habits dégueulasses, de la peinture sur mes pantalons. C’est mon ADN. Djel, lui, est un peu plus sophistiqué, avec les petites Jordan qui vont bien, le beau jogging…
Les grands groupes de l’époque à Marseille, c’est bien sûr IAM mais aussi Soul Swing. Quand IAM sort son album …De la planète Mars, ils font un concert au Virgin pour promouvoir le disque. Un moment mémorable : tout Marseille est là. À la sortie du magasin, ça sonne de partout. [rires] Soul Swing aussi, ils sont très forts. Sauf qu’ils ne font pas encore leurs prods. Chez nous, rapidement, Master MP et son frère Dov achètent un S900 pour sampler et un séquenceur Akai ASQ10. On a donc ça en 1991. On entend parler d’Uptown, mais on ne les connait pas : eux aussi commencent à faire leurs musiques, via MBDJ [alias Mounir Belkhir]. À part ça, tout le monde rappe sur face B. Les autres groupes de notre génération sont les B.Vice à la Savine [15ème arrondissement], X-Mob, un groupe afrocentriste, les Merveilles de Mars, composé que de meufs, ainsi que 2NC, soit Kool DJ Mox et son frère. Tous ceux des quartiers nord ont les centres sociaux avec eux pour les accompagner ; nous, au centre-ville, on n’a que dalle, à part la cave et le sampler. Dov a une culture soul et funk, il a plein de vinyles. À cette époque, tu peux trouver des pépites chez des bouquinistes du Cours Julien pour trois fois rien. Il est pointu, il commence à faire des boucles. Tu écoutes certains morceaux d’Hardcore MC, tu entends des boucles qui seront utilisées deux ou trois ans plus tard dans le rap US. Le groupe commence à se structurer. On rencontre Bootsy, qui est le directeur de la programmation de Radio Grenouille. Il propose de nous manager. Il nous dit de venir à la radio un dimanche pour faire une maquette quatre titres. Bootsy fait tourner la cassette aux associations et aux festivals et on commence à faire des concerts en tant que groupe et avec nos propres instrus.
Je suis au lycée Montgrand, dans le 6ème arrondissement. À cette époque, tout le monde a des chemises et des chaussures pointues. Nous on a des baggys, on se fait chambrer : « wow le rappeur de carottes, t’es un Américain ! » Pour t’habiller en b-boy, c’est compliqué, il faut que tu connaisses quelqu’un qui aille à Paris, voire à New York. Ici, il n’y a rien. Quand tu mets une veste Carhartt, on te demande si tu vas au chantier. Aujourd’hui, tout le monde porte du Carhartt. Avec Abel, Djel, Rayem, on se retrouve sur les bancs de pierre, devant le lycée. C’est l’un de nos points de chute, tu as plus de chances de nous croiser là-bas que dans les salles de classe. [rires] On parcourt la rue Saint-Ferréol plusieurs fois par jour. Le Virgin Megastore n’est pas loin, on va y écouter des disques. Avant les bornes d’écoute, c’était le loto : tu voyais deux imports américains, tu prenais celui dont la pochette te plaisait le plus.
Partie 2 : « Je sais que la Fonky Family, ça va cartonner »
On arrive en 1992. À ce moment-là, je me fais virer de chez mon père. Je ne peux pas non plus m’installer chez ma mère. Heureusement, j’ai une petite amie qui demande à son père si je peux m’installer chez eux et il accepte. Avec Hardcore MC, on fait l’inauguration de la Friche la Belle de Mai, avec Massilia Sound System et Leda Atomica. On organise des soirées à La Maison hantée, un bar de rockers sur le Cours Julien. On fait jouer Massilia Sound System, Clair et précis, un groupe de Vitrolles, Black Lions, de Vitrolles aussi, Toko Blaze, Soul Swing. Et Bouga, qui s’appelle à l’époque… je te le dis pas, ça va partir en clash entre lui et moi. [rires] On gère la billetterie, c’est vingt francs l’entrée, on n’ose pas demander plus que ça aux gens !
En 1993, je loue une reverb et on fait une autre maquette. C’est une belle cassette, je décide de l’envoyer à Assassin Productions. IAM et Concept, ça m’a traumatisé. Mais Note mon nom sur ta liste !, c’était pareil. Je viens du rock alternatif, je suis tout à fait dans ce schéma politique et casse-couilles. Dans mes textes, je parle de Le Pen, du sang contaminé, des discriminations, des inégalités sociales. On a un morceau avec Hardcore MC, « Politique extrême » où on dit que dans le groupe il y a un musulman, un juif et un chrétien et que c’est le monde dans lequel on souhaite que tout le monde puisse évoluer. Je me retrouve donc dans l’écriture militante et libertaire d’Assassin. J’ai toujours été plus Camus que Sartre, fuck Sartre vive Camus [rires]. Assassin Productions prend rapidement contact avec moi. C’est l’époque où sort Le Futur que nous réserve-t-il ? et Assassin a un concert à Marseille. Je rencontre Squat, Solo et Madj. On fait une émission de radio ensemble. Et je rencontre aussi Saïd Taghmaoui, qui est leur roadie à cette époque. Je m’entends super bien avec eux, on passe un bon moment. On fait la première partie d’Assassin à l’Espace Julien : il nous manque un back, je sollicite un ami de lycée, Karim, alias Sat. Je crois que c’est sa première expérience sur scène. À cette époque-là, il est plus sage que nous : il ne boit pas, ne fume pas, ne traîne pas trop le soir. Il est intelligent, il s’adapte très vite. Rapidement, il me fait écouter des couplets et reste avec nous.
« Je viens du rock alternatif, je suis tout à fait dans le schéma politique et casse-couilles. »
En 1993 toujours, deux Toulousains arrivent à Marseille, Pone et Don Choa. Pone s’installe rue Vian, en face de la Maison hantée. Quand on fait des soirées, il est toujours là. À Toulouse, il tagguait et il faisait partie d’un groupe qui s’appelle ABS, comme nous ! De là se fait la connexion. Choa, lui, taggue aussi. Mais, surtout, quand il prend le micro, il met des gifles. Il peut rapper, mais il est beaucoup dans le rubadub et dans le ragga, avec une voix très claire. On est bloqués dans un schéma, avec des voix lourdes et graves. Il faut coller aux codes, quitte à forcer : personne ne s’éloigne de ces repères, on se met des barrières. Mais quand on entend Choa, qui kicke avec sa voix claire, on se dit « putain, il tue ce mec ! »
On est très proches d’un ancien qui s’appelle Brahim, qui nous a quitté en 2015, et qui a été l’un des membres fondateurs de Marseille Trop Puissant [groupe de supporters de l’Olympique de Marseille, fondé en 1994]. Il a beaucoup fréquenté Massilia Sound System et la Mano Negra, il compte parmi les gens qui ont fait la réputation de la Plaine. Il a un bar là-bas, qui s’appelle le Degust’rock. On traine souvent là-bas le soir, qu’il y ait lycée ou pas le lendemain. On y est tous pour la victoire de l’OM en Ligue des Champions. On y côtoie aussi Depé [Patrice de Peretti, supporter historique de l’OM et lui aussi cofondateur de MTP, décédé en 2000]. Le 21 juin 1993, Brahim organise une grande soirée pour la Fête de la musique : il y a Massilia Sound System, Uptown, des groupes d’Aubagne et nous. Plus tard, il crée le Degust’Marseillais, qui prend la suite de la Maison hantée. C’est notre spot : Brahim nous fait décorer la façade, on y fait des micros ouverts, on y traîne, on y dort. Djel y mixe souvent ; Sat, Choa et Pone sont avec nous. Il y a aussi Bass, Abel, Ray, Tsar et Seek, c’est la grande époque de notre crew RDR [Real Dope Ruffnecks ou Réunion des Rois] dans lequel on est une vingtaine à trainer et à peindre.
MP est de moins en moins motivé par le rap, il est peu réceptif à la new school, Naughty By Nature, Das Efx, Leaders of the New School et tout ça. Et il s’en tape du rap français. En plus, il entame des études pour devenir graphiste. Il décide d’arrêter. Je suis un peu dégoûté. Pone achète un W30. Au début, il n’arrive pas à s’en servir. Il dit qu’il va aller voir Imhotep pour lui demander conseil. Très vite ensuite, il arrive à produire des musiques originales et de qualité. Moi, MP m’a laissé le sampleur et les disques de son frère. Je commence à faire mes premiers beats. Comme je l’ai dit, à la base j’ai une culture rock, je connais peu les autres genres musicaux. Aujourd’hui, je n’écoute quasiment que du jazz funk : Bob James, Eumir Deodato, Ron Carter, Earl Klugh ; des musiques douces, aériennes, planantes. C’est vraiment le hip-hop qui m’a amené à ça. Début 1994, je fais une première maquette solo avec mes propres beats. Pone, Djel et Choa font même mes backs sur un titre.
Djel et Pone vont faire un voyage en Egypte avec une association, qui va tisser des liens entre eux et avec les Black & White Zulus [binôme formé par Le Rat Luciano et Menzo]. Quand ils reviennent d’Egypte, on passe au Panier ensemble. Je rencontre Christophe, alias Don Carmon, alias Le Rat Luciano. Il veut que je lui donne des instrus, mais je n’en ai pas beaucoup à ce moment-là. Pone va lui en proposer très rapidement. Djel et moi, on décide de faire un truc ensemble. On cherche un nom de groupe et on s’arrête sur Curieux Prodiges. Choa et Sat n’étaient pas connectés dès le début, Sat était le MC des DNS (Da new school) mais Djel et Pone les encouragent à former un binôme : il s’appellera Le Rythme et la rime. Et donc, il y a Black & White Zulus, Le Rat Luciano et Menzo. Progressivement, Djel va passer aux platines pour chaque entité ; au tout début de la Fonky Family, il pose quand même quelques couplets.
Petit à petit, on en vient à former une équipe avec ces trois binômes. Djel et Pone en sont les pilotes. Pone est très productif et ce qu’il propose est novateur. À l’époque, on prend des beats tels quels et on les fait tourner en boucle. Pone, c’est l’un des premiers à découper des kicks, des snares et des charleys pour construire ses beats lui-même. Il a beaucoup appris d’Imhotep, il a été à bonne école. Il sample du P-Funk, George Clinton, Parliament. C’est un mec qui observe, qui apprend, mais rapidement ce qu’il fait est très original. On fait une première maquette ensemble, chez un collègue de La Plaine qui s’appelle Bidou. Le morceau s’appelle « C’est comme ça ». Pone fait la prod, un mec de mon lycée joue la basse puis il y a Choa, Sat et moi dessus. Et peut-être Djel. En tout cas, Djel a des cuts dessus.
Ensuite, Pone s’installe aux Aygalades, chez sa copine. J’ai un magnéto quatre pistes, je lui prête. Ils font une autre maquette : je ne suis pas disponible le jour où ils enregistrent, donc je ne suis pas dessus. C’est le premier morceau avec Le Rythme et la rime et les Black & White Zulus, sur une production de Pone. Puis Pone et Choa vont faire une formation d’ingénieur du son ou lumière, à l’Escale Mirabeau , dans les quartiers nord. On va leur proposer de faire la première partie d’un concert de Sens Unik. On les sollicite à la dernière minute et c’est là que le nom Fonky Family va être choisi. Le concert a donc lieu le 3 décembre 1994 : quelques titres des Black & White Zulus, deux ou trois morceaux du Rythme et la rime, deux morceaux de Curieux Prodiges, puis un titre commun à la fin. Ça bombarde, l’ambiance est excellente. Blaz et Kingchou, les danseurs des Black & White Zulus, sont avec nous. Tout le Panier est là, tout « en ville » est là. On refait un concert à Toulouse quelques jours plus tard. Puis il y a une dispute entre Djel et moi pour une histoire à la con, et je me retrouve exclu du groupe. On est en janvier 1995. À ce moment-là, il y a une cassure. Il y a quand même du respect, parce qu’on est des gamins qui avons grandi ensemble. Mais c’est une vraie déchirure pour moi. Djel et moi, on a déjà cinq ans de parcours en commun ; notre relation va bien au-delà du rap. J’ai également beaucoup partagé avec Sat pendant toutes ces années.
Puis Ibrahim Ali décède le 21 février 1995 [abattu par des colleurs d’affiche du Front National]. Un concert est organisé en son hommage au Café Julien le 24 février. Lassad du Shit Squad est présent, il organise une rencontre entre la FF et Akhenaton. La suite, tout le monde la connait : la signature sur Côté obscur, « Bad Boys de Marseille », Si Dieu veut… Avant tout ça, quand il y a la scission, je sais que la Fonky Family ça va cartonner. C’est trop fort, trop complémentaire. Ce soir-là, je chante aussi au Café Julien. Je suis bien sûr très affecté par le décès d’Ibrahim Ali, que je connaissais. Et je suis seul sur scène.
Partie 3 : « Ils veulent savoir qui est Prodige Namor »
À la même période, Madj d’Assassin Productions m’appelle pour me dire qu’ils vont faire « L’Undaground s’exprime 2 » pour le maxi Shoota Babylone. Il me demande si je suis intéressé. Bien sûr que je le suis ! Il m’envoie la prod, je me prépare et je vais à Paris pour enregistrer. Sur le morceau, il y a Timide et Sans Complexe, Cut Killer, Mystik et J-Mi Sissoko. Cette opportunité me redonne de la force. Avec mes potos de Marseille c’est mort, mais c’est la vie. Ce truc est en moi, avec ou sans eux. DJ Rebel me sollicite pour co-animer Tempo Rebel son émission hip hop programmée tous les dimanche soir sur Radio Grenouille. Je me dis que je vais vite remonter un collectif. Je sollicite Maroco : c’est un vieux soldat, il était déjà là à l’époque du Vieux-Port. J’avais un bomber retourné, un badge avec la faucille et le marteau, il était venu m’attraper parce qu’il me prenait pour un skin. [rires] Je l’ai connu comme ça. Je le mets dans l’histoire. J’y mets aussi Saïd Marignane, qui était déjà un des meilleurs danseurs à Marseille et venait à toutes nos rap parties. Je le prends pour les backs, mais je ne sais pas à ce moment-là qu’il va se révéler en tant que chanteur. Saïd, c’est un mec qui a un potentiel artistique exceptionnel. C’est un monstre, c’est un Américain. Tu sais qu’il est plus vieux que moi ? Mais tu as vu son physique ? C’est un athlète. Il est vif. Saïd c’est la performance. K-Rhyme le Roi par exemple, c’est pareil. Maroco je le prends comme danseur, de même Farida, qui est la fiancée de Saïd. Puis il y a DJ Majestic, qui me suit depuis toujours. On monte ce groupe et en avril ou mai 1995 il y a le deuxième festival Logic Hip-Hop à la Friche la Belle de Mai. Je fais le concert en solo, on en est encore aux débuts. En juin, je vais pendant une semaine au studio L’Affranchi, dans le 11ème arrondissement, pour enregistrer une maquette. Suite à ça, on commence à communiquer sur le groupe et qui le compose. Et on choisit le blase Prodige Namor, comme un clin d’œil à mes expériences passées. Je me sers de la cassette pour démarcher l’Agence régionale des arts du spectacle. Ils me prennent pour faire un truc qui s’appelle Un tour en région. Le dossier est validé, ils me filent une subvention et je fais des concerts partout dans la région : Digne, Manosque, Aubagne, Toulon, Cannes, Nice… beaucoup de concerts, principalement dans le Sud. Je rencontre pour la première fois Demi-Portion à l’occasion d’une date programmée à Sète.
Avec Uptown, on s’est croisés pendant quatre ou cinq ans mais on n’était pas proches. Presque par hasard, je passe le soir du Nouvel An avec Stabe, l’un des rappeurs du groupe. On connecte et on commence à collaborer ensemble, à s’inviter sur des concerts et des freestyles. Ils enregistrent un album, Le Kartier passe avant tout, au Petit Mas à Martigues. Ils n’arrivent pas à avoir un deal et ils finissent par le sortir en cassette. Je pose dessus, sur le posse cut « Le Kartier passe avant tout » , avec entre autres Kery James, Sista Micky, Design et Toko Blaze.
Uptown - Mon kartier passe avant tout ft. Cella Men, Design, Kery James, Prodige Namor, Sista Micky & Toko Blaze
On commence donc à faire des concerts en tant que Prodige Namor. J’étais mort dans le film et je me retrouve à faire des concerts à droite et à gauche, à apparaître sur des projets d’Assassin, des Disciples ou d’Uptown. La cassette d’Uptown m’a donné des idées, je vais aussi en sortir une, Les Prodiges dans le biz, à partir de la maquette que j’ai enregistrée. Je vais dans une usine à Septèmes-les-Vallons et j’en fais fabriquer 100. Je la mets dans des petites boutiques à Marseille, à Aix et à Toulon : ça part très vite. Mon manager, à l’époque, c’est Victor Mendy. C’est le chef des Baffalos, qui font la sécurité dans des concerts de rap à Paris, ainsi que des gardes rapprochées d’artistes. Ils ont une division à Marseille. Victor donne ma cassette à Djida, manager de la Mafia Underground. Sulee B Wax la reçoit, DJ Mehdi aussi. On m’a entendu dans « L’Undaground s’exprime » , mais là j’annonce qu’il y a d’autres trucs qui arrivent derrière. En tout cas, le blase Prodige Namor tourne.
Avec l’argent de la subvention, je me lance dans un maxi : quand j’ai commencé le rap, mon rêve c’était que DJ Majestic scratche ma voix sur un vinyle. Il n’était pas question de vendre des disques, non, je voulais qu’il prenne mes acapellas et qu’il les scratche. Je contacte le Petit Mas à Martigues, on bloque deux dates. Je vais voir MBDJ d’Uptown, parce que j’aime ce qu’il produit, je trouve ça supérieur à ce que je suis en capacité de faire. Il me propose des instrus, j’enregistre la version originale de « Bienvenue dans le traquenard », puis on décide de faire un remix : j’invite Soul Swing, Artno, l’un de mes mentors, Boss One du Troisième Oeil, MP, avec qui j’ai commencé, Squat, qui m’amène Kabal. Bien sûr, Uptown est là : il y a du monde. On fait le mix au Petit Mas, avec Philippe Beneytout et Philippe Bruguière, les deux fondateurs qui travailleront plus tard sur Chroniques de Mars. J’ai l’argent pour presser les vinyles, je fais le mastering chez Translab à Paris. Je fais faire l’artwork à Master MP, qui monte une agence de graphisme avec sa femme. Le maxi sort, je vais le poser dans les boutiques.
C’est l’époque où sort « Bad Boys de Marseille » : ça tourne en radio, ça passe partout. Nous on arrive avec Bienvenue dans le traquenard, on est la version underground. Les 500 premiers vinyles partent très vite. Je vais voir Night & Day, ils me font un contrat de dépôt-vente pour 200 disques ; pareil avec Olivier Rosset de Chronowax, pour une centaine d’exemplaires. Côté presse spécialisée, il commence à y avoir un intérêt, ils veulent savoir qui est Prodige Namor. On enregistre un morceau et un interlude en plus, toujours au Petit Mas, toujours produits par MBDJ. Puis je relance Patrick Colléony chez Night & Day : « tu as vu le maxi, comment il a marché ? File moi une petite avance, on fait un EP ! » Et donc on sort une version CD. Pour fêter ça, on fait une soirée gratuite à L’Affranchi avec les potes de DJ Majestic, le collectif Funky Maestro. C’est bondé. À la fin, on fait un gros freestyle : un mec monte sur scène, maigre, avec une capuche. Il commence à rapper, vénèr : c’est Soprano. Je l’ai déjà croisé dans des mariages, j’ai beaucoup d’amis proches dans son entourage. Ils me disent : « attention, lui il est trop fort, tu devrais l’écouter rapper. »
Passage de Prodige Namor dans l’émission Captain Café
Interview de Namor par Ambre Foulquier dans Captain Café
En avril 1998, la Friche la Belle de Mai décide de mettre en place des ateliers d’écriture de manière plus régulière que par le passé. Ponctuellement, Solaar et Fabe en avaient déjà animé là-bas. Ils sont sollicités tous les deux mais refusent pour privilégier leur carrière. La Friche se tourne donc vers moi : je n’ai rien validé niveau études et je n’ai pas de certitudes quant au rap ; je suis barman à mi-temps à ce moment-là, payé au black et au lance-pierres, et j’ai ma grand-mère à charge. Donc j’accepte, et ça va durer jusqu’en 2007. Je commence sans connaissance particulière quant à l’animation, mais avec beaucoup d’empathie et de sens de l’écoute. Je prends le soin de lire ce que tu as écrit, je te partage les bases rythmiques élémentaires, je fais de mon mieux pour te comprendre et te donner un avis objectif. J’accompagne, mais j’apprends aussi beaucoup en lisant ce que les autres écrivent. Au bout de quelques mois, j’accueille Keny Arkana. C’est sa maman qui me l’amène. Je rencontre aussi K-Ra de Sale équipe : il a seize ans, je finirai par demander l’autorisation à sa mère de l’emmener avec moi pour qu’il me backe dans des passages radio. Je me souviens que Demi Portion prendra le train de Sète pour passer des samedi à kicker avec nous. La Friche va aussi m’envoyer dans des festivals un peu partout en France pour y animer des ateliers. Je vais aussi dans des collèges à Marseille, dans ce qu’on appelle à cette époque des zones d’éducation prioritaire. Ça me permet de garder le contact avec les minots, de suivre ce qui se passe sur le terrain. De mesurer le décalage entre ce que nous racontent les politiques et ce que vivent les familles.
Pendant un an et demi, je fais également des ateliers en prison, à Luynes. C’est la Friche qui a eu le plan. C’est une expérience forte : j’ai le souvenir de la résonance à l’intérieur, du personnel pénitentiaire plutôt rude. Il faut avoir le cœur bien accroché. Les participants sont là sur la base du volontariat ; ils ont des situations très variées, du petit voleur au criminel. J’ai deux groupes de onze mineurs : je ne te donnerai pas de noms mais parmi eux l’un est devenu bien après un producteur émérite dans le rap français et un autre a fait une carrière brillante dans le foot pro. La finalité, c’est de leur faire enregistrer un morceau. Je bosse avec un éducateur très investi, qui souhaite vraiment les tirer vers le haut. À la fin, tout le monde est donc reparti avec une cassette de l’enregistrement et un petit recueil des textes écrits. Je suis content d’avoir vécu ça, mais aujourd’hui je ne sais pas si je pourrais le refaire. Quitte à aller là-bas, pourquoi pas y aller pour faire un concert ? Tu partages un moment avec des gens, sans les connaître plus que ça. C’est toi qui te donnes. Quand tu fais un atelier d’écriture, tu rentres forcément dans l’intimité, à un moment ou à un autre forcément chacun s’ouvre et les langues se délient. Tu t’attaches aux humains et c’est lourd à vivre, surtout quand tu es hypersensible comme moi. Ça s’est arrêté parce que j’ai rentré un téléphone. J’arrive, on me demande d’éteindre mon téléphone, je le pose, je passe dans la coursive et ça sonne : j’avais un deuxième téléphone, je ne l’avais pas éteint. Ça s’est fini comme ça. Le ministère de la justice a dit à la Friche que leur intervenant avait fait une tentative d’évasion : il considère que quand tu fais ça tu vas aider quelqu’un à sortir. Très honnêtement, le personnel pénitentiaire je ne l’envie pas, ce sont des métiers de chien. Et je comprends : si tu laisses rentrer un téléphone, demain ça risque d’être une plaquette de bambou ou une arme. Bon, au final ça ne change pas grand-chose pour moi : le projet touchait à sa fin et dans tous les cas les ateliers à Luynes faisaient partie de mon volume d’heures. C’est surtout la Friche qui maronne : eux ils perdent le deal pour la prestation.
« Quand tu fais un atelier d’écriture, tu rentres forcément dans l’intimité. »
Avec Prodige Namor, l’EP nous amène l’opportunité de faire d’autres concerts et des collaborations. J’écris d’autres morceaux et je commence à maquetter un album : il y a des productions de Mounir, mais pas uniquement. Je fais également appel à Yvan de Double Pact et à DJ Bomb du Troisième Oeil. Il n’y a pas vraiment d’ouverture à Marseille, alors on part démarcher à Paris avec Saïd Marignane. On a un rendez-vous avec BMG : « non en fait on n’est plus intéressés, on vient de signer Chroniques de Mars. » Tu aurais pu me le dire au téléphone, ça m’aurait évité de monter. Saïd Marignane rentre à Marseille, moi je reste à Paris. Et sur qui je tombe à Châtelet ? Saïd Taghmaoui. Entre la fois où j’avais fait sa connaissance et là, il y a quand même eu La Haine. Mais pour moi, c’est le type que j’avais rencontré en 1993 avec Assassin ! « Namor, qu’est-ce que tu fais ici ? » « Je cherche une maison de disques, mais je suis en galère, j’ai pas d’argent » « Tu viens chez moi, j’ai un appartement. Ce sera ton bureau, tu restes autant que tu veux. » Il m’accueille chez lui et effectivement je vais prendre des rendez-vous à droite et à gauche. Celui avec Crépuscule France se passe bien. Je vais chez la dame qui s’occupe de ça, Marie Audigier, et je lui fais écouter : elle kiffe les maquettes. Elle me dit qu’elle a vraiment envie de bosser avec moi, qu’elle va me rappeler. Je remercie Saïd pour tout et je rentre à Marseille.
Effectivement, Marie Audigier me recontacte rapidement : on fixe un nouveau rendez-vous à Marseille. Et après quelques négociations menées avec Franky, mon manager de l’époque, on signe en artiste chez Crépuscule France. Dans la foulée, on enregistre le maxi Que fait la police ?, qu’on sortira à la rentrée 1998. On avait maquetté le morceau, mais avec un autre instru. Là, Crépuscule commande une production de White & Spirit, leurs artistes. Sur la face B, il y a un morceau produit par Yvan, « Les Nerfs à vif ». Les morceaux maquettés avec ses instrus n’ont finalement pas été retenus pour l’album. Mais il y aura quand même un remix du titre « Les Nerfs à vif ». Ça me parait normal vis-à-vis d’Yvan, qui a été très présent dans la phase de préproduction. Stress et lui m’ont accueilli à Lausanne pendant une semaine, ça a été une bouffée d’oxygène pour moi. J’ai vraiment des beaux souvenirs avec ces gars-là, ils ont un super état d’esprit.
Namor - Les Nerfs à vif Remix ft. Stress
On enregistre l’album L’Heure de vérité à l’été 1998, à Marseille. Sur les maquettes, l’album était plus brut. D’ailleurs « Où sont les enfants? », le duo avec Soprano, est enregistré pendant la pré-prod. On a un super bon feeling ensemble, il vient régulièrement me rendre visite pendant mes ateliers à la Friche, avec son frérot Djamal des Nouveaux philosophes. DJ Mej passe quant à lui souvent à la cave observer le travail de MBDJ. C’est la période où Mounir revient de la production de l’album des Nubians : ça a cartonné aux Etats-Unis, même si en France personne ne calcule. C’est avec lui que je bosse en majorité ; il souhaite partir dans quelque chose de plus souple et accessible. Ça explique pourquoi sur L’Heure de vérité, il y a des morceaux un peu… [il chantonne] Je l’assume. Un morceau comme « Coup de poker », on le construit comme « Let’s Start Rap Over » de The Lox. Sur tous les titres, il y a des références à des trucs qu’on écoute à l’époque. L’album est plus lisse que ce que je souhaitais au départ. Mais je me suis laissé convaincre d’un potentiel accès aux radios et surtout d’une potentielle sortie de la merde. Je ne mets la faute sur personne. J’étais en indé, j’aurais dû faire ce que je voulais. Y’a quand même 3 titres produits par Time Bomb bien classiques qui contrebalancent avec les morceaux souples, mais d’une manière générale je suis plutôt fier de ce projet que je trouve riche, sincère et éclectique.
Entre septembre et décembre 1998 on fait les mixes, entre Marseille et Paris. Mounir a souhaité faire venir Jamey Staub, qui s’est occupé du son de Pete Rock, pour quelques morceaux. C’est une super expérience : en prenant de la bouteille, tu te rends compte de la différence entre son mix et celui d’un mec lambda. Ça représente quelque chose pour moi, et pas qu’en termes de nom : j’aime beaucoup le son de Pete Rock ou de Common, un peu mat et très précis, analogique et luxueux. J’ai vraiment beaucoup aimé cette rencontre et j’ai beaucoup appris de ces séances de travail avec Jamey.
Pour Noël 1998, on fait le morceau « Meilleurs vœux » , avec G-Kill et Kery James. C’est une commande d’Arte, pour l’émission Tracks : il y avait le souhait de célébrer Noël de façon un peu underground. Ils en parlent à Marie Audigier, qui est ma productrice et celle de 2 Bal 2 Neg’, d’où la présence de G-Kill. On enregistre au studio Black Door, où Kery et Mehdi sont régulièrement. Tout se fait en un jour. La production est de Kilomaitre. J’ai aussi fait quelques apparitions sur des compilations à l’époque : je suis sur L’hip-hopée, sur 16’30” contre la censure, sur Police, avec Uptown, Faf et Sunjata. J’apparais aussi sur Des Groupes Français Se Mouillent… …Et Rappent L’Alcool [compilation initiée par l’Assurance Maladie visant à sensibiliser aux dangers de l’alcool et invitant, entre autres, Svinkels (!)]. C’est Crépuscule qui a été sollicité par l’Assurance Maladie pour le projet et qui m’a proposé d’y participer. Ça sort avant l’album de Prodige Namor, mais l’enregistrement se fait en même temps : je me sers de la préproduction de l’album pour faire le titre. Je ne savais pas que ça serait distribué aussi largement, il y a eu beaucoup de CD fabriqués. À cette époque, on me voit comme un rappeur marseillais plus tourné vers Paris que les autres. En réalité, ce n’est dû qu’aux circonstances du moment. Ma musique vient de Marseille, mais elle s’adresse à la terre entière : je n’ai donc aucun problème à aller collaborer avec des artistes parisiens.
Kery James, Prodige Namor, G-Kill (2 Bal) – Meilleurs Vœux
Au départ, L’Heure de vérité devait sortir fin 1998. Finalement, l’album arrive en mars 1999, parce que la maison de disques a souhaité tenir compte des autres sorties. En février, ma fiancée a un très grave problème de santé. Elle est hospitalisée durant de longs mois. Forcément, ça m’amène à revoir mes priorités et la promotion de l’album passe au second plan. Plus largement, je me consacre beaucoup plus aux autres : je laisse un peu ma musique de côté pour davantage me concentrer sur les ateliers d’écriture, par exemple. Je prends plus à cœur de suivre, de développer, de motiver. Ça devient un cheval de bataille : « je vais y arriver, je vais réussir, je vais leur montrer qui je suis… » Non, j’ai davantage envie d’accompagner des jeunes à ce moment-là. On fait quand même le clip de « D’où viens-tu ? », au début de l’été. On fait aussi quelques scènes à droite et à gauche, dont le premier festival Marsatac. On va aussi faire une date au Maroc, où on est ultra bien reçus. Ce sera notre dernier concert. On ne se dit rien, mais ça s’arrête : personne ne donne de suite. Il y a de la lassitude : on pourrait continuer, mais ça a perdu de son sens. On ne partage plus les mêmes objectifs et on a des visions artistiques différentes. Je suis focalisé sur les ateliers, Saïd Marignane intègre le Troisième Œil. Maroco, lui, est un peu désemparé : il m’accompagne aux ateliers, il essaie de me motiver pour poursuivre le groupe mais je n’ai pas envie. Au fil du temps, il s’est mis au rap et il y a pris goût : l’époque où des danseurs accompagnaient les groupes de rap est finie, il a cherché à rebondir et y est bien parvenu.
Forcément, la dynamique de travail dans Prodige Namor était particulière, dans la mesure où j’arrivais avec le travail fini et je le présentais aux autres membres. C’était très rare qu’on répète ensemble. Dans la Fonky par exemple, quand les mecs se montraient leur travail c’était la conséquence d’échanges et ils kickaient tous les uns après les autres. Là, il n’y a que moi qui kicke. Et Mounir Belkhir contribuait beaucoup alors qu’il n’était pas dans le groupe. Il arrivait qu’il me dise d’enlever un refrain, pour en mettre un autre chanté par Saïd, dont j’écrivais souvent les paroles. Ce n’était pas vraiment un travail de collaboration, mais plutôt d’assemblage. Aujourd’hui, j’assume que Prodige Namor c’est moi. Mais à cette époque, le modèle était celui du groupe, pas de l’artiste solo.
Prodige Namor – D’où viens-tu ? ft. Les Nubians
Partie 4 : « Dans une logique de survie »
Les ateliers d’écriture m’ont permis de rencontrer Comodo et T.O.M [alias Tom Parker], futurs membres d’Al Iman Staff. Je vois ces jeunes qui ont la dalle et je décide de leur proposer un projet. Au début, Al Iman Staff c’est eux deux et moi. Très logiquement, Maroco nous rejoint. Je connais bien Mesrime [futur Muge Knight], qui est mon ami du quartier. Il était déjà sur une interlude de L’Heure de vérité. Lui aussi intègre le collectif. Là, on est entre 2000 et 2004 : on enregistre des morceaux quand on peut, quand il y a des moyens. À cette époque, les artistes commencent à moins sampler et à davantage composer. Nous, on reste dans le sample. Je prends une MPC 2000XL et je me remets à faire des prods. On fait quelques concerts : il y a une cohérence entre nous. T.O.M. nous quitte assez rapidement parce qu’il ne se sent plus forcément à l’aise dans le collectif. Mais ça reste un frangin : plus tard, quand il sortira son projet je l’aiderai à trouver une distribution. Al Iman Staff bénéficie indirectement des ateliers que j’anime : quand les séances sont finies, on se retrouve là où elles ont eu lieu pour travailler. Le mercredi et le samedi, je suis à la Friche jusqu’à 17h pour les ateliers et ensuite jusqu’à 20h ou plus tard c’est Al Iman Staff : on écrit, on répète. On est rapidement efficaces, on arrive à faire des concerts de deux heures, parce que chacun a son répertoire et qu’on est bien organisés.
Et puis on me parle d’un studio qui s’appelle Impulsion, dans le 6ème arrondissement. C’est là que Street Skillz fait ses mixtapes : ils viennent de sortir Les Mains pleines de ciment. Mino commence à éclore, Soprano a de la hype avant son premier album solo. On devient clients d’Impulsion en tant que collectif, mais aussi chacun d’entre nous en tant qu’artiste solo. On se construit un bon petit catalogue de morceaux. Impulsion a un label, Lyrical Lab qui développe HHP, RPZ et Mojo. Quand il devient question pour nous de sortir un album, je démarche des distributeurs : j’ai des propositions concrètes de deal, on est sur le point de signer. Là, l’équipe d’Impulsion vient vers nous : « on a fait l’album ensemble, est-ce que ça vous dit qu’on se charge de la promo et de tout le reste, et on fait une licence à 50-50 ? » Bah viens on le fait ! Ils ont une division multimédia en plus, on va pouvoir bosser là-dessus avec eux. Tout le monde est content. On sort chez Night & Day en distribution, on en vend 5 000 très rapidement.
Al Iman Staff – Mets les gosses à l’abri
On fait le clip de « Mets les gosses à l’abri ». On veut quelque chose à la « Made You Look » de Nas. On a déjà fait le storyboard, choisi les spots où tourner et trouvé le grain qu’on veut. L’équipe de Lyrical Lab part là-dessus, le résultat est bon : ils sont contents, ils gagnent en expérience. On place le clip de sur Zik’, il passe aussi toutes les nuits pendant un mois sur M6. La SACEM… [il fait un bruit de tirelire] La thématique est forte, chaque rappeur arrive avec son vécu et explique ce qu’il entend par « mets les gosses à l’abri ». On est dans la merde, on va être encore plus dans la merde, occupe toi des tiens parce que ça va être encore plus le bordel dans pas longtemps. Il n’y a pas de refrain jusqu’à la fin, les couplets s’enchaînent sur une boucle hypnotique. C’est une réussite, ça tourne bien dans l’underground, mais ce n’était pas prémédité. On fait un autre clip, celui de « Gran Turismo ». Ça prend moins, certainement parce que le morceau est moins fédérateur.
On arrête l’exploitation de l’album. Moi, j’ai des contrats d’ateliers d’écriture tous les étés avec le comité d’entreprise d’EDF. Je travaille avec les enfants des agents. Ça me permet d’avoir accès à un studio quand je veux. À un moment, je dis à mes collègues d’Al Iman Staff que je veux faire un album solo. Eux auraient aimé enchaîner sur un autre projet collectif. Je me tiens à ma décision : depuis longtemps j’ai envie de faire un vrai solo, dont je ferais les productions. Après tout, je me démène pour le collectif depuis le début. Il n’y a pas de dispute mais ça jette un froid entre nous. Je peux comprendre leur réaction. Je les encourage à continuer et je suis content de voir qu’ils ont très bien géré la suite. Mesrime a montré qu’il pouvait être un artiste solo à part entière avec son propre univers et Al Iman Staff existe toujours aujourd’hui, avec Maroco et Comodo.
Namor - Rien ne m’arrêtera ft. DJ Majestic
Je remettrai mes ambitions d’album solo à plus tard parce qu’à cette époque-là, je me marie et j’ai mon premier enfant. J’arrête mon travail d’assistant d’éducation dans un collège et les ateliers d’écriture. Je n’ai plus un franc. Je prends un CDI de veilleur de nuit dans un hôtel. J’ai surtout envie de m’en sortir et que ma famille ne soit pas dans la difficulté. Pendant cinq ans, je bosse et je n’ai pas la tête au rap. Je fais quand même un morceau avec Soprano que je sortirai plus tard, j’enregistre ça et là. Mais c’est une période qui est creuse musicalement pour moi : je ne suis plus nulle part. Je ne suis plus en featuring, je ne fais plus de concert. Plus personne ne m’attend, plus personne ne me sollicite. Je n’existe plus dans le game.
En 2011, je sors mon album solo, Canal historique. Il réunit des morceaux enregistrés dans cette période allant de 2007 à 2011. C’est assez disparate et ça me permet de me rendre compte que certains univers musicaux ne sont pas forcément pour moi. Le G-Funk c’est cool, j’adore en écouter ; mais quand je m’entends dessus je me dis que ce n’est pas ce que je fais de mieux. Le reggaeton non plus. Je ne renie pas cet album, mais je ne le défendrais pas bec et ongles. Je suis lucide quant à ses défauts. Il y a quand même des morceaux que j’aime beaucoup, comme « De l’intérieur » réalisé par DJ 2Shé qui clôture le projet, « L’Héritage de l’amour » où je m’adresse à mon fils, et « Rien ne m’arrêtera », avec la prod de Soulchildren et les scratches de Majestic : il me fait d’autant plus comprendre que les sonorités dépouillées et new-yorkaises sont celles qui me correspondent le plus. Il aura fallu que je passe par cet album pour le réaliser. J’ai d’ailleurs au même moment un deuxième projet quasi bouclé, avec des morceaux enregistrés avec DJ 2Shé, bien pêchus. Mais comme le mix n’est pas optimal, je le laisse de côté. Je fais le choix de sortir les titres plus synthétiques… et l’erreur de vouloir suivre la tendance. Il m’a fallu du temps pour le comprendre. Si demain je devais refaire un projet, je m’inspirerais de ce que j’aime, des 33 tours que j’ai à la maison. J’ai essayé d’être accessible, de vouloir plaire à un large public, mais c’est la chose à ne jamais faire. L’objectif, ça devrait toujours être d’amener l’auditeur dans ton univers : s’il y trouve son compte, tant mieux, sinon c’est pas grave, il s’y retrouvera avec un autre artiste. Ça m’a fait un peu mal de me tromper comme ça. J’étais dans une logique de survie : travailler pour pouvoir payer les factures et nourrir ma famille. Ça a peut-être nui à ma lucidité.
Après la sortie de cet album, il y a de nouveau un gros vide. Là, je ne fais vraiment plus rien artistiquement. Je quitte mon emploi dans l’hôtellerie et je passe des concours administratifs. Je ne fais plus de musique mais je me mets dans la musculation à fond. Je me transforme. J’essaie d’oublier celui que je suis vraiment, d’effacer l’auteur, le penseur, sans vouloir me la raconter. Le type qui gamberge tout le temps. Je pousse de la fonte. Je me fais oublier, aussi. Je passe du temps au Sénégal, d’où ma femme est originaire. J’enregistre des morceaux en Afrique, que je ne sors pas.
Partie 5 : « Une quête de paix intérieure et d’harmonie »
En 2018, je deviens éducateur à l’EPIDE [Établissement pour l’insertion dans l’emploi : aide les jeunes sans diplômes à s’insérer dans le monde du travail. Relève des ministères de l’emploi, de la politique de la ville et des armées]. J’y suis toujours à l’heure actuelle, je fais les trois huit là-bas. C’est dans les quartiers nord, aux Aygalades. Les jeunes ont entre 17 et 25 ans. C’est sur la base du volontariat. La prise en charge est de huit mois minimum. Tu y trouves des jeunes qui se cherchent, des jeunes difficiles, des jeunes en rupture familiale, d’autres en difficulté médico-sociale ou en échec scolaire. C’est très hétéroclite. Mais bon, c’est quand même un public venant majoritairement des cités marseillaises, dont une grande partie est issue de familles monoparentales. Je m’occupe de lever les jeunes, de monter des ateliers pour eux, de leur faire faire des tractions, des pompes, je leur propose des créneaux où je leur explique les droits et devoirs du citoyen, le fonctionnement des institutions, des administrations… mais je m’occupe aussi de les reprendre et de les recadrer quand ils font des conneries. C’est mon taf et j’y trouve mon compte : je suis au contact des gamins et jusqu’à présent, j’en retire une grande satisfaction car ils m’écoutent et nombre d’entre eux progressent. Ils doivent sentir que tout ce que je souhaite c’est leur bien, qu’ils s’en sortent. Forcément, je rencontre beaucoup de jeunes rappeurs dans ce cadre. Donc j’ai ouvert et équipé une salle de musique dans un sous-sol : je les enregistre, je leur fais des maquettes. Ça me booste et je me remets à écrire. Je fais quelques collaborations avec des jeunes de là-bas, je fais un clip aussi avec eux, qui présente l’EPIDE. Eux s’en tapent des ateliers d’écriture : ils veulent que j’allume le PC et que je branche le mic pour qu’ils puissent kicker. C’est la grande différence entre avant et maintenant : en 1998, le studio coûtait cher donc tu y allais quand tu étais prêt, que tu avais tes trois couplets et ton refrain. Aujourd’hui, tu peux t’enregistrer facilement, donc tu veux kicker directement, que le texte soit fini ou non :
– « Montre-moi ton texte. »
– « Il est dans ma tête. Et mets-moi l’autotune hein, je vais trouver une mélo ! »
– « Mais quelle mélo ? »
Ils sont déjà dans l’optique du résultat avant d’avoir produit l’effort. L’effort pour eux c’est l’instantané « Vas-y on y va, nique sa mère ! » IAM nous a beaucoup apporté là-dessus : quand on voyait le soin apporté au texte, à la construction du morceau, à la production… Même avant de faire la maquette, on réfléchissait douze fois ! Pareil pour la scène, il valait mieux être prêt.
Fin 2024, Djel me propose de faire le Fonky Festival à la Friche la Belle de Mai en avril 2025. Quand on a fait « Mets les gosses à l’abri » avec Al Iman Staff dans les années 2000, je l’ai croisé au studio Impulsion. On s’est pris dans les bras et on a laissé le passé derrière nous. J’ai retrouvé un frère. Le froid a quand même duré dix ans et ça a compté dans mon parcours. Cet échec personnel a contribué à me construire. J’étais dans la bonne équipe, j’en suis sorti et ça a eu son lot de conséquences sur mon parcours. Alors, bien sûr, j’accepte avec plaisir sa proposition. Un mois avant, je commence à préparer un set et à répéter. Le concert s’est super bien passé. Ça m’a beaucoup ému, le public l’a ressenti je pense. De là, Demi Portion me contacte pour me demander si je veux me produire au Demi festival en août 2025. Pareil, en mai pour les trente ans de Troisième Oeil, Boss One me dit qu’il veut qu’on fasse le morceau « Mets-les gosses à l’abri » avec Al Iman Staff au complet. Vas-y, pas de problème. Je suis trop content de les revoir, ils sont trop contents qu’on soit tous ensemble. On a grandi. On est resté des adolescents suffisamment longtemps. Aujourd’hui nous sommes tous devenus des hommes, même si on a gardé en nous cette innocence, cette flamme qui nous maintient. En réalité, le temps remet tout à sa place. Je pense qu’on avait tous beaucoup d’égo, de fortes personnalités. Ce qui nous a peut-être perdu à un moment donné, c’est que chacun a voulu être celui qui serait en haut de l’affiche. Si on avait davantage mis notre orgueil de côté pour collaborer, on en aurait tous profité. Regarde ce qu’ils ont fait, Only Pro [Agence artistique marseillaise ayant accompagné Soprano, Alonzo ou l’Algérino] : Zino c’était un rappeur dans la Swija, mais à un moment il a décidé de se consacrer au tour management. Il faut des hommes de l’ombre, aussi. Chez nous, chacun voulait être le numéro un. Mais au final, trente ans après on est tous collègues, tout le monde est plus détendu. L’ambiance est apaisée et saine. Je me sens plus légitime à Marseille aujourd’hui. Ça ne tient qu’à moi si je veux prouver quelque chose à présent. Il y a moins d’enjeux et on prend tous plus le temps de s’écouter. On prend ce que la vie nous donne et on s’en accommode. Et finalement, ce que j’ai pu faire en indépendant, est-ce que les autres qui ont bénéficié de plus d’appui auraient pu le faire ? Je ne sais pas, on ne va pas refaire l’histoire. Mon but était que Majestic scratche ma voix sur un disque et j’y suis arrivé.
« Au final, trente ans après on est tous collègues, tout le monde est plus détendu. »
Ça, c’est pour le rap game de ma génération. Celui des générations actuelles m’est assez étranger. On est dans une phase où le message tel que nous l’avons connu devient accessoire. Ou plutôt, le message a changé, tout comme l’époque. Des jeunes sont prêts à avaler des couleuvres pour être sous les projecteurs, en percevant des centimes pour des millions de streams, uniquement parce que ça leur permet d’être considérés comme des stars et de briller. On est loin de nos idéaux de départ et loin de ce qu’on a voulu construire ensemble. À l’époque, on nous prenait pour des fous. Les courants qui étaient dans la tendance, c’étaient le rock progressif et le métal ; ce qui passait à la radio, c’était les boys band et la pop française. Aujourd’hui, ce qui marche, c’est le rap. Nous, notre Hip-Hop était une contre-culture : on n’était pas les Sex Pistols, on ne voulait pas tout détruire, mais on voulait prendre ce qui existait et le remodeler. On voulait bâtir selon nos valeurs et on était lié par la richesse de nos différences. Les rappeurs d’aujourd’hui veulent surtout pouvoir consommer. Ils sont totalement en phase avec leur époque. On est loin de la contre-culture. Ce sont souvent des clients. Parce qu’ils sont dans une société où on te dit que pour exister, il faut des marques et changer de SUV tous les trois mois. C’est compliqué, mais je ne veux pas généraliser, il y’a quand même des très bons trucs qui sortent aussi. C’est mon fils aîné qui me les fait découvrir !
En 2024 toujours, j’ai posé sur le freestyle de 13 Organisé volume 2. C’est Djel qui m’a fait la passe dé en me reconnectant avec Kakou, un proche du J. JuL, c’est un mec qui connait très bien le rap marseillais et qui a écouté tout ce qui se faisait. Pour lui ça doit être un kif de réunir tout le monde. Il n’est pas obligé d’inviter Al Iman Staff ou Prodige Namor sur ses projets, mais il le fait. Il a offert un disque d’or à 200 rappeurs de Marseille : il m’a fallu trente-cinq ans de rap pour ça ! J’ai côtoyé IAM, j’ai côtoyé la Fonky Family, j’ai collaboré avec de grands artistes mais c’est grâce à JuL que j’ai un disque d’or. Le destin quand même, c’est fou. JuL, c’est un mec qui est dans le partage. Il est attaché à faire rayonner la ville : il rénove des stades, il aide des associations ou des enfants malades. C’est super positif, bravo à lui. Sa réussite est extraordinaire : deux fois le Vélodrome rempli, le Stade de France pareil, trois ou quatre albums par an. En plus, il a créé un genre musical ! Il arrive qu’on écoute sa musique à lui sur des projets d’autres artistes. Mais c’est lui qui a créé ça, avec peu de moyens au départ. Ça inspire beaucoup de jeunes à Marseille ; s’il n’y avait pas cet exemple, peut-être que davantage d’entre eux feraient des trucs plus sombres.
Plein de monde dont Namor - Freestyle Part.7 (13 Organisé 2)
Aujourd’hui, les maisons de disques sont gérées par des mecs qui sortent juste de l’école et qui commercialisent la musique comme s’ils vendaient des citrons. On te signe au regard de ton nombre de followers sur les réseaux ou de ton nombre de vues sur YouTube : je ne corresponds pas à ce qu’ils souhaitent développer. Ils veulent des jeunes, avec une esthétique particulière. Je ne suis pas malléable et ma carrière est derrière moi. Mais ce n’est pas pour autant que je n’ai plus d’ambitions artistiques : j’ai encore envie de créer, j’écris toujours. À mon rythme et moins que ce que je souhaiterais pouvoir faire, parce que je passe beaucoup de temps au travail et à m’occuper de ceux que j’aime. Mais j’essaie d’avoir des fenêtres de liberté où je m’autorise à prendre un petit peu de temps pour moi. Pour moi, ce serait une consécration de faire un titre avec IAM. J’aimerais aussi faire un morceau avec le Troisième Oeil, la Fonky Family, Puissance Nord… Croiser les énergies. Ce que je n’ai pas pu faire à l’époque, je voudrais le faire maintenant. Il n’est jamais trop tard. Solo d’Assassin aussi : je sais qu’il ne rappe plus, mais lui faire faire une intro ou un refrain, ce serait un kif ! « Meurtrier à souhait au cœur d’Assassin » [il rappe les premières paroles de « La Formule secrète »], je suis fan !
Je suis un éternel insatisfait, j’ai toujours besoin de me rappeler qui je suis, de me challenger. La musique me permet de continuer à me découvrir, dans une quête de paix intérieure et d’harmonie. Elle m’aide à mieux me connaître et je n’ai pas envie que ça s’arrête. Le moment où j’arrêterai, c’est peut-être quand je ne serai plus en capacité d’interpréter : si un jour j’ai des difficultés à rapper, que j’ai des problèmes de diction, ou que je ne trouve plus de sens ni d’intérêt dans ce que je développe… peut-être que je me dirai que l’heure est venue. Pour l’instant, quand on m’appelle et qu’on me propose de poser, ça fonctionne encore. Je ne sais pas combien de temps ça durera ni où ça me mènera, mais j’en ai besoin et ça me fait énormément de bien. Je ressens toujours ce besoin de partager. J’ai vraiment envie de continuer et de faire ce que j’aime. Pour qu’on puisse me découvrir tel que je suis devenu avec la maturité et l’expérience acquises à travers les dernières décennies, les coups, les blessures, les joies éphémères et les peines subies.
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