DJ Djel, le méridien de Belsunce
Interview

DJ Djel, le méridien de Belsunce

Avec la Fonky Family, Djel avait trouvé sa famille. Lors de la fin du groupe, il a dû réapprendre à penser à lui. Du « nous » au « je », retour sur le parcours du DJ marseillais à travers un entretien fleuve.

Photos : David Delaplace

Dans les villes côtières, tout part du port et du centre-ville. Marseille n’échappe pas à la règle. Belsunce, le Vieux Port, La Vieille Charité, Le Panier, là est le cœur populaire de la cité phocéenne, couvé par ses quartiers nord. Ce cœur, c’est aussi celui de l’histoire de Djel. Le parcours de cet enfant de Belsunce est d’abord celui d’un adolescent timide, souvent introverti, parfois impulsif, qui navigue de découvertes en découvertes dans les rues de sa ville, cherchant dans le rap et sa culture une seconde famille.

Ça durera jusqu’au début des années 90. Dans un squat Cours Julien, Djel rencontre des Toulousains de passage à Marseille. L’un d’entre eux s’appelle Pone, un autre s’appelle Don Choa. Dans l’arrondissement voisin, un groupe, les Black and White Zulus, fait un petit peu parler de lui. Menzo et Le Rat Luciano en font partie. Quant à Sat, il gravite dans l’entourage des Hardcore MCs que Djel connaît via Namor. Sans qu’aucun de ceux qui la formeront un soir de décembre 1994 ne le sachent encore, la Fonky Family est en train de naître.

Djel en deviendra le DJ. Le reste appartient à l’histoire. Celle d’un groupe qui se forge une réputation de « Bad Boys de Marseille », poussée sur disque par Akhenaton. Celle d’un groupe qui deviendra disque d’or quelques jours après la sortie de son premier album et qui incarnera un rap direct, coup de poing, sans concessions. Comme si Dieu avait bien voulu de leur Art de rue en somme. De 1996 à 2002, le public en redemande.

En filigrane de l’histoire de la FF, cet entretien fleuve raconte aussi les fractures d’une vie pour citer un autre marseillais : Charlie Bauer. Celles d’un DJ qui a eu l’impression de tout perdre le jour où son groupe s’est dissout. Celles d’un DJ qui devient disque d’or en n’ayant jamais eu ses propres platines et qui s’est battu pour devenir le DJ qu’il rêvait d’être, malgré l’adversité. Et surtout, celles d’un homme qui ne voulait plus devenir une nouvelle fois « le meilleur pote d’un mec qui avait déjà un meilleur pote. » Djel avait enfin trouvé sa seconde famille et avec la fin de la Fonky Family, il a dû apprendre à repenser à la première personne. À lui et pour lui. Du nous au je en somme, avec une année 2006, celle de la séparation, vécue comme un effondrement.

Dix ans après la fin du groupe qui a illuminé sa vie, les fractures de vie ont enfin été réduites. Entre le moment où s’est déroulé cet entretien et celui où il est publié, celui qui est désormais surnommé Diamond Cutter est devenu un père heureux. Il est aussi redevenu un DJ accompli, notamment à travers son premier album solo qu’il a nommé Rendez-Vous. Peut-être en l’honneur de ceux qui ont été manqués ces dix dernières années ? Seul lui le sait. Mais une chose est sûre, entre les moments de joies et d’amertumes qui le peuplent, ce long témoignage se termine sur le mot « bonheur. » Pourvu que les morceaux choisis de cette discussion longue de cinq heures, calées sur le fuseau horaire de Belsunce, ne le perdent pas de vue.


Belsunce, Vieux Port et premières familles 1984 – 1991

À Marseille, tout partait du centre-ville. Des frégates militaires mouillaient souvent au Vieux Port, particulièrement les Américains. Ils y font une ou deux escales par an et leurs militaires profitaient de leurs permissions pour sortir en ville. On les croisait en civil, habillés en mode Brooklyn. On voyait leurs fringues, ils faisaient écouter leur musique, dansaient, fréquentaient les bars de la ville, notamment chez Brahim, paix à son âme, au Petit Dégust. Certains y freestylaient même, et parfois se faisaient attraper par leur police militaire. Les bateaux militaires américains, c’était notre internet à nous. Ça a beaucoup compté dans la façon dont le rap s’est propagé à Marseille. Les plus âgés comme IAM observaient ça avec attention. Moi à cette époque, j’ai dix ans, et H.I.P H.O.P passe à la télé. Mon grand frère écoutait de la funk, et que ce soit devant Sidney ou en écoutant le disque de Sugar Hill Gang à la maison, je ne perçois pas encore vraiment ça comme du rap. Je vois tout ça comme la continuité de la funk qui était une musique très écoutée à Marseille. On volait des gants blancs pour smurfer, on réagissait à tout ça comme des enfants. C’était un jeu, un kif, et je percevais surtout la musique comme un truc en général, je ne cherchais pas à associer mes goûts à un genre particulier. Par exemple, je regardais aussi Les enfants du rock, Rapido qui me faisait kiffer parce que De Caunes parlait vite et qu’il y avait plein de musiques peu diffusées à la télé ou encore Sex Machine. Je ne suis pas comme les mecs qui vont te dire qu’ils ont capté le truc direct en voyant Sidney. Moi j’ai kiffé tout ça parce que d’abord, ça parlait d’en bas de chez moi. Je suis un gamin de Belsunce, et voir des arabes, des noirs et des blancs ensemble à la télé, sans smoking, sans filles en grandes robes, sans les grandes cérémonies de la variété que nous servait la télé française avec Maritie et Gilbert Carpentier, ça me touchait direct.

C’est en 1987 ou 1988 que je bascule. Un mec que j’avais connu dans mon collège bloque sur Run DMC. Le mec chantait toujours « Mary Mary ». Je n’avais pas fait le lien avec Rob Base & E-Z Rock ou Poison de Kool G Rap qui avaient été les premiers disques de rap que j’avais pu avoir entre les mains quelques mois plus tôt. Je commence donc à faire le lien entre tout ça jusqu’à ce qu’une connaissance me dise « mon frère marche avec des mecs qui écoutent du rap ». On va sur le Vieux Port, et là on découvre Chill, Joe, le Grand DEF et Faf la Rage. J’hallucine sur leur style, mais surtout sur leur façon de penser. Tout de suite se dégage d’eux une vraie volonté de s’instruire. J’avais en face de moi des mecs qui dépassaient l’école : ils s’intéressaient à l’histoire de l’immigration, de leurs pays, des pays de leurs potes. Marseille est une ville multi-culturelle et eux s’instruisaient en ce sens. Ça m’a parlé. Je me suis mis à m’intéresser à l’Apartheid, à Mandela, qui sont des sujets qui me touchent plus particulièrement.

Cette volonté d’apprendre, je l’avais déjà en moi. Sauf que l’école et moi, ça ne fonctionnait pas. J’ai arrêté les études en sixième. Mais le rap m’a vraiment parlé pour ça : un moyen de s’instruire, de s’élever. J’étais un jeune adolescent tout maigre que son frère appelait tas d’os. J’étais très mal dans ma peau. J’avais un vrai problème, avec la nourriture notamment. Je ne mangeais quasiment rien, jusqu’au jour où je me suis découvert une passion pour les œufs et le chocolat [rires]. IAM et leur cassette Concept me mettent une tarte, et rapidement d’autres suivent. C’est le début des années 90 et quand j’entends pour la première fois NTM rapper que « l’argent pourrit les gens », ça me parle, je rentre dans un univers. Le premier album de NTM et le premier album d’IAM, c’est une conscience en fait. Je sors du truc naïf où je suis un minot qui danse et qui barbouille des trucs sur les murs. Je suis un jeune ado et le message est passé. Je comprends vraiment que c’est une autre culture et que je me battrai pour avoir mon rôle dedans.

Je me mets à en faire mon rêve de vie. Je suis le pur mec de quartier de l’époque : je parle mal, je fais des conneries, et je commence à me défoncer, en ne me contentant pas que du shit en plus. Paradoxalement je suis un gros timide, un introverti, ça a fait de moi un personnage un peu spécial. J’étais en recherche d’amour, d’amitié et j’avais envie d’aller vers les gens. Le hip-hop puis le rap me donnent cette porte d’accès que je cherche depuis toujours. Des cours de danse au centre social Bossenque ? J’y vais ! Ce sera pareil pour tous les plans que je trouverai. Je commence à danser, à rencontrer des gens. En fait, je furète partout. Je rencontre Farakane du groupe Côté Obscur [qui participera à Rapattitude 2, NDLR] avec qui finalement je fais un groupe, où je suis le danseur. Ça s’appelait Massillia Connexion. Mais je veux être DJ parce que ça me plaît. Je me fais finalement virer du groupe car ils ont jugé que je n’avais pas le niveau et ont préféré faire un truc entre eux. J’en suis parti un peu peiné, mais je me suis dit que c’était le moment de faire d’autres choses. Du coup je rencontre de nouvelles personnes, notamment Namor, qui taggue et rappe dans Hardcore MCs avec Majestic et Master MP. C’est un bon groupe de rap et moi j’ai envie de faire mon truc là-dedans. Avec Namor, on se rejoint autour du tag, alors on décide de monter un crew, le RDR pour Roi des Rues. Au fur et à mesure, ça devient énorme.

Chez Mathias, l’anti-chambre du DJ et de la Fonky Family 1991 – 1994

À côté, un crew toulousain monte souvent sur Marseille, et avec eux nous formons une connexion : les 313. Je passe souvent dans un appartement squatté Cours Julien, où il y a certains de leurs gars qui font escale et avec lesquels le RDR décidera de s’allier. Cet appartement, c’est chez Mathias. Mathias est un mods, façon baston de Brighton. C’est une ambiance Margerin à l’anglaise et importée à Marseille, un sacré mélange [rires]. Il vit avec un mec qui s’appelle Bronsky, qui est le type qui a crée le logo Stop the Cono de Massilia Soud System, à la règle et au stylo sous mes yeux. Il y a des punks qui passent, des taggueurs, ça fume, ça se came, c’est une époque un peu spéciale. Je me retrouve là-dedans à dix-sept ans, on est en 1991. Je fais des conneries dans la rue mais j’aime passer du temps dans cet appartement où tout le monde se mélange. Cette ambiance me plaît car il y a en plus beaucoup de musique et bien qu’on se défonce, il y a toujours du respect. À côté de ça, Mathias m’apprend plein de choses de sa culture, notamment le Do It Yourself, et en plus il commence à s’intéresser au rap. Chez lui, il y a des platines et des disques. C’est là que je capte vraiment ce que je peux faire avec les platines. Je tournais autour du pot depuis la première fois que j’avais entendu « Rock It ».  Mon premier contact avec le deejaying, il avait été uniquement sonore. Ce n’est pas le mec derrière les platines avec sa gestuelle ou son toucher de disques qui m’ont fasciné en premier. C’est vraiment ce son [il chante le son de scratch de « Rock It »]. J’avais entendu ça des années plus tôt, quand j’étais encore un gamin rue du Baignoir à Belsunce. Ce son que je n’avais jamais entendu auparavant était longtemps resté un mystère. Et au fur et à mesure que j’avançais dans ma découverte du rap et du hip-hop, je regardais toujours les platines en rêvant.

Je n’arrivais pas à m’en procurer, hormis une fois où j’en ai volées, mais j’avais dû les revendre. Là je peux y toucher calmement, tranquillement. Pourtant je voulais une MK2, j’étais prêt à tout pour scratcher. Mais les conneries me rattrapaient systématiquement. Jusqu’au jour où je finis par être arrêté pour des motifs un peu sérieux : faux et usage de faux, vol de voiture, recel de véhicule, des conneries dans le genre. J’ai compris qu’il fallait que j’arrête. Lors du procès, je repense à IAM qui défendait l’idée de s’instruire, de devenir un Homme par le savoir. Ces phases de NTM qui disent que l’argent pourrit les gens, résonnent dans ma tête pendant que je me chie dessus au tribunal. Je sais que je vais bientôt avoir dix-huit ans, et que si je continue les conneries, les peines ne seront plus les mêmes. Alors j’arrête les bêtises, du jour au lendemain. Mais je n’ai pas de métier, toujours pas de platines ni de table de mixage, j’ai arrêté l’école en sixième et je ne veux pas que ma mère se fasse du mauvais sang. Alors j’entame un CAP de cuisine.

Toujours dans cet appartement, parmi les Toulousains qui squattent, il y en a trois avec lesquels je sympathise. Parmi eux, il y a Pone. On devient inséparables. Il est encore Toulousain mais passe très souvent à Marseille. Il y rencontre une meuf et s’installe chez elle. On se met à marcher ensemble. On part faire du théâtre à l’étranger avec une association, lui ira même au Sénégal. On écrivait, on dansait. Les années passent et Pone me présente Don Choa, moi je lui présente Karim [Sat, NDLR], un jeune qui rappe pas mal et qui est proche de Namor. À quatre on décide d’aller voir un groupe du Panier qui s’appelle Black and White Zulus. Je connais un peu le Panier parce que j’y ai été scolarisé enfant, même si j’habitais dans le premier arrondissement. Je me sentais bien là-bas et j’ai aussi grandi avec les gens de ce quartier. Les Black and White font un peu parler d’eux à l’époque, à petite échelle bien sûr. Je connais déjà tous les membres, de près ou de loin. Ahmed est un bon ami, Menzo était dans mon collège, et comme je traînais un peu dans le quartier, je connais de vue Le Rat et Rachid. Mais je ne les avais jamais vus rapper.

Quand on les voit, en concert juste en bas de La Vieille Charité là où les mecs de Force Alpha avaient fait leur graffiti mythique, on n’en revient pas. J’avais rappé avec Namor dans Curieux Prodige, mais j’étais bidon au micro. En face, Black and White, c’est des mecs qui dansent et qui ont des costumes de scène, qui envoient un set joyeux et vivant, structuré. Déjà, pour nous, rien que le fait qu’ils fassent des concerts dans leur quartier, c’était fou. On n’avait pas l’habitude de voir ça. Mais quand en plus on voit comment ils font ça consciencieusement… Je suis bluffé.

À la fin de leur concert, on décide d’aller les voir avec Pone. Comme je connais un peu le quartier et Menzo, j’introduis le truc. Ils nous invitent dans leur local, place du Refuge, deuxième choc : « vous avez un local ? » Le Rat qui ne travaillait pas, n’allait pas à l’école et aimait déjà écrire et produire de la musique l’avait obtenu par la Maison de la Poésie. Tu entres là-dedans, c’est une cave avec des pierres qui suintent, des voûtes, mais en fait l’endroit est équipé, petit et modeste, mais bien tenu. Il y a une platine, un ampli, un enregistreur cassette, bref, tout ce qu’il faut pour faire des démos et que je n’ai pas. Leur truc, c’était de prendre des faces B et de structurer tous leurs morceaux dessus. Je ne parle pas des freestyles, vraiment de morceaux. Si sur l’instru de la face B il restait un mot dans un break, ils l’inséraient dans leurs couplets. Il les utilisaient vraiment comme leurs instrus. Le pire, c’est qu’ils s’en foutaient de qui avait rappé dessus. Ils choisissaient vraiment des instrus et quand tu écoutais leurs morceaux, tu avais l’impression que c’était leur instru depuis toujours.

Naissance d’une famille Automne 1994

Le jour de mes 18 ans je suis parti de chez ma mère et j’ai été vivre avec Pone. Choa nous a rejoints. C’était rue Longue des Capucins à quatre cents mètres de la rue des Dominicaines où j’habitais. Avec Pone et Choa, nous sommes devenus des compagnons de galère. Logiquement, de l’autre côté, on côtoie Le Rythme et La Rime. Je connais Sat, Pone connaît Don Choa, la connexion avait été faite et ils s’étaient mis à rapper ensemble. On recroise plusieurs fois les Black and White Zulus. On commence à partager des moments ensemble. Et puis à force de se croiser, on voit qui s’entend bien avec qui, qui râle et qui ne râle pas. Avec Pone on finit par dire aux Black and White : « vous n’avez pas de DJ, pas de beatmaker, nous on est là, faisons un truc ! » Moi je suis un DJ un peu tout pourri, Pone lui a été formé par Jean Valjean qui faisait des trucs avec Ange B des Fabulous Troubadours. Il venait de récupérer un W30. Marseille n’avait quasiment pas de beatmakers et nous on était là. On continue de se revoir, on ramène Choa et Sat. On avait un peu peur que ça frictionne avec Le Rat et Menzo mais en fait c’est tout le contraire, des affinités se créent super naturellement. Le feeling passe.


Petite cartographie choisie de l’histoire marseillaise de DJ Djel et de la FF.


Avec Pone, au même moment, on se débrouille pour atterrir en stage au Centre Culturel Mirabeau. Je faisais une formation d’assistant éclairagiste, lui d’assistant son. On fait ce stage pendant quelques mois et le directeur du centre culturel qui voit qu’on se bouge un peu le cul et qu’on est sérieux nous dit qu’il y a un groupe de rap qui va venir jouer au Centre. Il ajoute : « ça vous dirait de faire leur première partie ? » Nous on lui demande de qui il s’agit. Il nous répond que ce sont les Sens Unik qui viennent. On bloque. À l’époque, Sens Unik c’est un vrai groupe de rap, c’est du pur hip-hop. Pour nous c’était énorme. On nous dit en plus qu’on sera payés. C’est l’Amérique ! On avait enregistré quelques maquettes, dont le morceau « C’est comme ça ». Avec Le Rythme et la Rime, Menzo et Le Rat, on décide évidemment de faire cette première partie, et le soir-même, avant le concert sur le terrain des pompiers derrière la salle, Le Rat me dit : « on fait ça mais est-ce que tu penses que ça va marcher ? » Je lui dis que si on travaille, ça va marcher. C’est ce soir là qu’on décide de s’appeler la Fonky Family. Le Fonky, c’était pour Pone, ses goûts musicaux, ce qu’il samplait. Fel et Namor étaient aussi là.

De mon côté, je suis donc officiellement DJ d’un groupe, mais je n’ai toujours pas de platines ni de table. J’ai eu une Phonia qu’un DJ Marseillais m’avait vendue, mais c’était une engambi [Une arnaque, NDLR]. J’ai également eu une Gemini qui était toute pourrie et qui ne m’a servi à rien. Et sinon j’utilisais les platines dans le local que m’avait mis à disposition DJ Rebel que j’avais rencontré. Alors le seul moyen que j’ai trouvé pour avoir des platines, c’était de faire des soirées. Avec Kep Danny, on formait un binôme de DJs et on mixait au Petit Déguste tenu par Brahim. Pour faire nos mixes, on allait à Fun Lite et on louait des platines pour le week-end. On les récupérait le samedi midi, on s’entraînait la journée si on avait le temps. Le soir venu, on faisait notre mix en soirée, puis le dimanche on allait dans une cave pour faire des mixtapes ou des enregistrements avec deux doubles K7. C’est comme ça que j’apprends tout en continuant de squatter chez des gens qui ont du matos, notamment chez Bidoo. Je suis en galère, mais la vie vogue et je me laisse pousser.

Avec le salaire du concert qui était de cent francs pour chacun d’entre-nous, on achète un quatre pistes à cassettes. Ce concert nous motive. On fait des titres, on est énervés. On est des mecs gentils mais on est sûrs de nous dans le rap. On se dit : il y a eu IAM, il y aura nous.  On veut que personne ne nous prenne notre place, on est vraiment énervés. Et on se le dit sans prétention par rapport à IAM. On se le dit plutôt en voyant Paris où il y a tous ces groupes qui émergent, alors que chez nous il n’y a que IAM, et dans une moindre mesure Soul Swing, qui rayonnent vraiment.

Les Bad Boys de Marseille 1995 – 1996

Avec le groupe, on se met à occuper le terrain. En soirée dès qu’il y a moyen de poser, on fonce en se comportant presque comme des punks. Quand on arrive dans des freestyles, on se saisit du micro et on ne le lâche plus. On est déterminés et on le montre. Sans être forcément méchants, c’est juste que dans nos têtes ce sera nous et personne d’autre. On croit en nos textes et notre identité, parce qu’on y met tout nos coeurs. On est sûrs que ce qu’on fait est bien fait, que les gens vont comprendre qu’on a quelque chose à leur donner, de sincère et déterminé. Ce n’est même pas une question d’égo, c’est juste une question d’envie. On a tellement envie de rapper, de scratcher, de dire ce qu’on a à dire, qu’on ne peut pas nous arrêter. Ça dure quelques mois, pendant lesquels on continue aussi à faire des maquettes. Et on finit par apprendre qu’IAM a entendu parler de nous. Ils entendent que le Café Julien explose bien, qu’il y a des jeunes là-bas qui font quelque chose. Ils viennent nous voir rapper et à la fin du concert, Chill vient nous parler. Il dit qu’il a un projet d’album solo et qu’il voudrait qu’on soit dessus. [silence] Celui qui dit non est un con, tu vois ce que je veux dire ? [rires] On est dans la compétition propre à ce mouvement, celle assez saine, mais on est aussi les petits cons qui gueulaient partout qu’ils voulaient être aussi forts qu’IAM. [rires]

Au même moment, on commençait à comprendre que dans la musique, tout passait par Paris. En plus, à l’époque, Marseille est une ville très dénigrée. Les rares Parisiens qui venaient chez nous étaient ceux qui connaissaient la ville et venaient des quartiers, ou alors qui passaient tous les ans afin de prendre le bateau pour aller en vacances au bled. On voyait plus les gars de Mantes ou Dreux que les Parisiens intra-muros ou de proche banlieue. Avec les banlieusards, je pense qu’on se rejoignait dans ce côté « en retrait du reste de la France », un peu dédaigné par les autres. Mais au même moment, à Marseille, il y a Le Squad qui sont les managers de Tonton, et qui seront aussi ceux qui monteront plus tard les compilations Chroniques de Mars. Le Squad fait des soirées. Ils ont des contacts. Ces soirées, on y est souvent et après quelques mois, on s’y fera même inviter au même titre que d’autres groupes marseillais comme Troisième Oeil. Et à côté, ils invitent aussi des rappeurs parisiens. MC Solaar ou les X-Men viendront. On retrouve un peu avec ces soirées ce qui nous manquait de Paris. On se mélange un peu plus, on sent un peu les influences, on voit des gens différents, on peut faire de la musique avec eux. Ça permet de se confronter à soi-même aussi, et en jouant avec eux, on a la confirmation qu’on n’est pas mauvais, qu’on est vraiment sérieux. Ça instaure une forme de respect aussi. C’est bien de voir des gens différents venir. C’est là qu’on commencera aussi à se connecter avec des gens de Time Bomb. On rencontre Thibaut de Longeville et c’est comme ça que discographiquement Opération Coup de Poing et Bad Boys de Marseille vont quasiment se croiser dans le temps pour nous.

Suite à la proposition de Chill, les quatre rappeurs et Karima partent d’abord avec lui à Naples. Pone et moi, on sautera de ce projet. Le seul truc qu’on fera plus tard, c’est être sur la photo [rires]. Pour le reste, on ne nous demandera rien, ni scratches, ni prod, ni remixes. On reste à la maison pendant que Chill et les autres sont à Naples. Au début, on ne trouve pas ça très cool, mais très vite, avec Pone on réfléchit et on se dit : le drapeau c’est quoi ? C’est celui de la FF. Et eux, ils vont planter notre drapeau avec cette collaboration. Forcément, on était déçus, mais ce n’était pas de la jalousie. Et puis pendant qu’ils s’amusaient à Naples on a ruiné les tunes de l’association [rires]. On a acheté du shit, de la bouffe. Ils sont partis ? On va fumer et faire du son ! Pone n’arrête pas de produire. On vit ensemble et il a le démon du son en lui. Sur son W30, il tape des beats tout simples mais la façon qu’il a de récupérer les samples et de les découper, ça fait un truc hors-normes. D’autant plus que les samples qu’il nous propose, c’est totalement différent de ce qu’il y a dans le rap français et américain. Avec Pone, on est des fans d’A Tribe Called Quest, de Mobb Deep qu’on a connu très tôt. Pone adorait les groupes new-yorkais. Je pense qu’avec Mehdi, Pone est celui qui a le plus réussi à s’affranchir des codes américains pour créer une production à la française.

Quand Choa, Sat, Le Rat et Menzo rentrent de Naples, il n’y a plus de sous chez nous, et eux ils ont deux morceaux. L’intro de « La Face B » et « Bad Boys de Marseille ». Et quand on écoute l’album de Chill, on est traumatisés, c’est une tuerie : « Prométhée », « Le Type des Assedics », toutes les références dans ses textes… C’est un des plus beaux albums de rap français et il y a notre drapeau dessus. Pourtant, ce que j’entends dire, c’est que ça ne décolle pas. Le premier maxi, La Face B, ne prend pas. L’Americano ne prend pas non plus. Pourtant ce sont des bons titres. Il y a une troisième chance avec un dernier single. Chill et IAM sont à New York en train d’enregistrer L’école du micro d’argent, et ils demandent aux gars de venir réenregistrer le maxi et clipper « Bad Boys de Marseille ». Là c’est l’Amérique mec ! Ils partent à New York, normalement pour une semaine. En fait ils vont y rester un mois. Avec Pone on pensait qu’ils ne reviendraient jamais [rires] !

Pendant qu’ils sont à New York, Pone enchaîne à nouveau les prods dans l’appart. Moi peu, car je me définis comme DJ avant de me définir comme un beatmaker. Sur Art de rue, je produirais des interludes et « Esprit de Clan ». Sur Marginale musique seulement « 1984 ». C’est d’ailleurs Pone qui m’a donné toutes les bases de producteur. Mais pour moi, la couleur d’un disque ne doit pas être altérée. La couleur de base de la Fonky Family est celle de Pone. Si jamais Le Rat ou moi arrivions à coller à cette couleur, alors oui. Mais ce n’est pas l’idée. Et chacun se focalise sur son rôle aussi. Alors Pone produit, je lui fais tourner des joints et on écoute des sons à sampler pendant que les autres sont à New York en train de rêver ce qu’on a tous rêvé de vivre. Quand ils rentrent, ils nous retrouvent avec du son en pagaille. Pone les attendait au coin [rires]. C’est un gros farceur Pone [sourire] et un gros travailleur.

De ces deux voyages, ils rentrent comme des gamins. Ils sont trop contents d’être allés en Italie et à New York. Ils ont fumé, bien mangé, ont fait de la musique avec Chill et ont appris plein de trucs. Mais en aucun cas ils rentrent avec le melon. Ils reviennent comme s’ils rentraient de colonie. Par contre, on a vu qu’ils s’étaient professionnalisés. Aux côté de Chill ils ont beaucoup appris. Ils ont côtoyé des studios professionnels, le MC numéro 1 de l’époque, ils ont vu New York. Indirectement, Pone et moi on récupère de ça. Et puis, tous les deux, il faut qu’on soit à leur hauteur, on n’était pas sur le single. Quand le morceau arrive, on a pris une gifle de dingue. On a retrouvé la touche FF. On ne savait pas si ça allait marcher, mais on était très contents. On est sur le maxi d’Akhenaton ! Pone et moi, ça nous motive encore plus, je me mets à bosser plus les scratches. Et le titre se met à cartonner, on s’entend à la radio, on est sur un nuage. On a fait un tube en fait. C’est notre deuxième trace discographique après Métèque et Mat et les gens nous remarquent vraiment, on est identifiés par le public.

Chill est aussi très content. Métèque et Mat est relancé, et avec IAM ils ont pour projet de monter un label. Est-ce la rencontre avec nous qui leur donne l’idée ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que c’est le rêve de ma vie. Depuis que j’ai compris le hip-hop, sa musique et sa culture, je veux en vivre. Chill nous propose d’être la signature de Côté Obscur. Entre nous, on discute beaucoup. On avait vu les fautes faites par des gens un peu plus vieux que nous. On avait vu les émissions de récupération, la mauvaise récupération, l’image du rap chez certains. On ne voulait pas faire TF1, Charlie et Lulu, des trucs qui nous feraient passer pour des clampins pour cinq mille disques de plus. On voulait rester comme on l’était avec nos familles, nos amis, dans nos textes. Sur tout ça, Côté Obscur a été super carré. Ils savaient que plusieurs maisons de disques étaient intéressées. Ils nous ont dit : « où voulez-vous aller ? » On a été vers les gens les plus humains. C’est pour cela qu’on a choisi Small. À l’époque, ils avaient très peu de groupes de rap et leur patron, Philippe Desindes, ainsi que Karim Thiam, ont été humains. C’est ce qu’on recherchait. Ils ont accepté de nous comprendre et ne nous ont pas regardés comme des mauvais bougres. Ils ont simplement capté à quel jeu on ne voulait pas jouer. On voulait tenir nous-mêmes notre musique et notre image.

Si Dieu Veut, un disque d’or pour des premières platines 1996 – 1999

Lorsque l’on signe, on obtient une avance. Moi, je la fais passer directement en matos. Je vais enfin avoir mon matériel de DJ ! À ce moment-là, on ne réalise toujours pas ce qu’il va se passer pour nous. On commence à enregistrer l’album. Pone se place vraiment en réalisateur, je l’assiste. On conseille les MCs, on essaie d’orienter les morceaux, de trouver les arrangements. Tout est enregistré au studio Polygone où Pone demande à avoir Mario Rodriguez en ingénieur du son. Il s’agit quand même du mec qui a fait l’album Hell On Earth ou encore « Juicy » de Notorious B.I.G. Il l’obtient. Pone explique des trucs, tient des discours que sur le coup je trouve bizarre. Au fur et à mesure que les enregistrements avancent, je comprends qu’il a l’album en tête. Même des petites erreurs, comme le bug du break sur « Cherche pas à comprendre », il les transforme en atouts. Pone façonne notre son sur ce disque. Il comprend ce que chaque morceau représente. « Aux absents » c’est un pote enfermé à qui on rend hommage. « Sea Sex and Sun » c’est un peu la fin de ce qu’on était, des fumeurs de joint, des dragueurs du Sud. Les interludes ce sont nos personnalités. Pone ancre tout ça jusque dans la pochette qu’il défendra jusqu’au bout. Cette pochette a étonné du monde, même au sein du groupe elle a fait débat. Lui comprend qu’elle symbolise ce qu’on est tout en mettant en avant notre différence. Tous les éléments de la photo, c’est d’un classique hors norme : une femme, l’argent via le fauteuil, la boisson et la fumée. Mais dans sa réalisation, la photo défie tous les clichés.

Le disque est finalisé dans le Voyager 2, un camion rempli de matos fait pour ça. L’album sort. Quand la maison de disques nous avait demandé ce qu’on pensait faire comme ventes, on avait parlé de trente ou quarante mille disques écoulés. En fait, on fait disque d’or en un mois [rires]. Je me souviendrai toujours d’un truc : le matériel que j’avais demandé lors de l’avance, je le reçois à Mantes-la-Jolie où on jouait avec Kertra alors que l’album était déjà sorti. Je dois être le seul DJ de France à avoir vécu un truc pareil : être DJ d’un groupe qui fait disque d’or sans même posséder de platines. J’ai toujours souffert dans le milieu du deejaying. Pour être sincère, quand on part en tournée après la sortie de l’album, je ne me sens pas du tout prêt. C’est l’époque où les championnats règnent en maître, où ils sont un passage obligé. C’est aussi l’époque de l’émergence des collectifs de DJs. Et beaucoup d’entre eux me regardent de haut. Les seuls DJs connus qui m’ont vraiment soutenu, c’est Rebel pendant un temps, puis ensuite Abdel. Les autres me faisaient comprendre que je n’avais aucune légitimité. Du coup c’était très dur pour moi lors des premières dates. Pourtant le groupe m’envoyait une putain de confiance, pour eux j’étais le meilleur DJ du monde. J’ai essayé de travailler au mieux pour progresser. On répétait peu.

« Je dois être le seul en France à avoir été DJ d’un groupe qui fait disque d’or sans même posséder de platines. »

La tournée de Si Dieu veut reste pourtant un truc extraordinaire. À titre personnel, je vis enfin mon rêve. Je suis DJ d’un groupe avec mes potes, qui me correspond. Enfin, je prends pleinement mon rôle : c’est à moi de lancer les sons, tenir le rythme du concert, donner aux autres le support pour qu’ils enflamment la salle. Et humainement, c’est incroyable. On se retrouve avec un tour-bus, notre équipe de sécurité est composée de nos amis d’enfances, notamment Marabou et José qui faisaient partie de Massilia Connection. On était en famille en fait et on en profitait, tout en restant humains et sincères avec les gens. On n’était pas là à toucher tous les seins qu’on pouvait. Si l’un de nous se sentait bien avec une fille, il vivait ce qu’il avait à vivre. Mais c’était avant tout des rencontres. On s’est retrouvés à ramener des fans chez eux avec le tour-bus après les concerts. On a vécu plein de choses incroyables.

Le public nous l’a bien rendu. Leur accueil est incroyable. Paris nous calcule, notamment grâce à Opération Coup de Poing mais aussi grâce aux connexions qui se sont faites avec Time Bomb. On est toujours un groupe de rap marseillais, mais on est reconnu dans la France entière. On crée des liens avec les X-Men, pour lesquels je réaliserai les scratches sur Jeunes Coupables et Libres. Ali devient un ami. Il logera un moment chez nous quand il se retrouvera orphelin de Booba et quand l’air parisien deviendra un peu malsain pour lui. Je pense qu’ils se sentaient bien chez nous, parce que tu ne venais pas chez la FF mais chez des potes, chez Djel, Pone et Choa. Tu y fais ta vie, normalement. Il n’y a pas le microcosme parisien dans la vie, microcosme dont certains de Time Bomb ont d’ailleurs souffert je pense. Ici, tu sors en bas, il y a le snack, avec Kader, Bouga, la vie normale quoi ! C’est à notre image : un quotidien, une vie normale, de rue, proche des gens, cette vie qu’on a toujours défendue et dont on a toujours parlé dans nos paroles, dans notre identité. Le circuit de la musique fait que beaucoup de gens se mettent à graviter autour de toi. Des gens pas forcément bien attentionnés, qui vont suivre la hype que tu représentes et qui vont te rabâcher que tu es le meilleur. Je pense qu’à Paris, c’est exacerbé et que rapidement, tu peux vite croire que la Paris, c’est la France. À Marseille, on était assez protégé de ça. Ce qu’on appelle la hype n’existait pas pour nous. Tout était réel.

Ça n’empêche que je pense vraiment qu’il y a eu deux grandes éclosions dans le rap français à ce moment-là. La nôtre d’un côté, celle de Time Bomb de l’autre. Je pense que les façons de faire étaient différentes entre nous et l’équipe Time Bomb, ou même d’autres groupes qui émergeaient sur Paris. Mais une chose est sûre, on se rejoignait autour de l’idée que ce serait notre tour, qu’on pourrait être les nouveaux « grands » du milieu. Quand avec Less du Neuf, on fait « Nique le monopole des grands », ça veut bien dire ce que ça veut dire.

C’est en plus une époque où tu peux rester rue et avoir du succès. Le formatage tel qu’on le connaît aujourd’hui n’était pas encore un passage obligé pour être diffusé en radio. On avait une image un peu racaille, alors qu’on ne se sentait pas racailles. Peut-être que c’est vrai de dire qu’on a été un des premiers groupes racailles de France, du moins qui a autant de succès. Mais on en a souffert à certains moments, notamment sur la tournée d’Art de rue. Il y a eu plusieurs choses par lesquelles on s’est sentis dépassés ou déçus. Parfois par le milieu, parfois par notre public.

Par exemple, à Nice, avant que Si Dieu veut sorte, on était en concert avec des rappeurs parisiens. L’ambiance dans la salle était chaude et la scène a été envahie. Quand on a voulu la vider, un mec a fait le con et s’est pris une droite du manager de Troisième œil. Pas de bol, c’était un mec du quartier où se déroulait le concert. Les gens l’ont mal pris et la salle s’est retournée contre nous. On s’est retrouvés seuls à devoir se battre avec tous ces gens qui voulaient notre peau. On s’est barricadés dans les loges avec les barrières, et quand il a fallu se défendre, on s’est défendu avec ce qu’on trouvait. Il y a eu des coups de poings, de fourchette, ça courrait dans tous les sens, j’ai même vu le Rat frapper quelqu’un avec un extincteur. Ça s’est fini dans un nuage de lacrymogène balancé par les CRS pendant qu’on se cassait. Ce soir là, il n’y a que des Marseillais qui sont venus nous défendre. Les parisiens se sont cachés dans des armoires ou se sont sauvés avec leurs services d’ordre. Finalement, je pense que ça nous a servi, car pas mal de monde s’est dit après cet incident : « ces mecs ont des couilles ». On a été vus pour ce qu’on était : des mecs de trente kilos chacun mais qui ne se laissent pas marcher dessus. Même notre deuxième clip était un peu comme ça, street et authentique. « Sans rémission » c’est le premier clip de rap street qui sort d’une maison de disques je pense. La vie de quartier, du peuple, était super importante pour nous. On ne faisait pas de la musique pour les rappeurs, on ne faisait rien par compétition ou pour s’affirmer dans un milieu. On n’a d’ailleurs jamais fait trop de publicité autour de cet incident à Nice. Nous, on faisait de la musique pour le peuple, c’est à dire les nôtres. Notre discours c’était nos proches avant nos poches.

On ressort de la tournée de Si Dieu veut complètement subjugués. Mais c’est à l’époque d’Art de rue qu’on réalisera vraiment ce qui nous arrive. On est tellement habitués à notre vie de quartier que ça nous étonne. À Paris on se retrouve à avoir accès aux mêmes soirées que certaines stars. Sur le coup, personne ne prend le melon, on kiffe juste. Quelque part, on ne veut pas grandir et de toute façon le rap c’est une musique d’ado. Nous on est en train de devenir adultes, mais finalement on est des adulescents. On s’habille encore en triple XL. On est dans le rêve d’offrir la maison à la mama, on ne pense pas à fonder des familles ou à être des darons. On profite de ce bonheur. De mon côté, je commence à m’affirmer en tant que DJ. Je monte Don’t Sleep Deejay’s, d’abord avec Rebel. Tout part de son émission sur Radio Grenouille. Il avait les clefs de la station et je lui propose une nocturne qui s’appellerait Don’t Sleep. Ensuite, j’ai envie de monter un crew. Pendant très longtemps de toute façon, je n’envisageais pas de faire les choses seul. J’y incorpore Soon qui est un parisien déraciné à Toulon et avec lequel je ferai mes premières mixtapes pendant qu’avec Rebel, ça capote. J’étais encore assez timide à l’époque, j’ai mis du temps à oser m’affirmer. Par peur du conflit, j’ai coupé court. Il fallait toujours mieux faire, mais moi je faisais, et c’était déjà très bien.

J’ai monté mon association Don’t Sleep. J’ai développé mon crew, ma marque de fringues, ma street promo, bref, tout ce que tu développes quand tu montes une structure dans le genre. J’ai évolué au fur et à mesure. J’ai commencé à produire des mixtapes, il y avait toute l’émulation autour des mixtapes, notamment avec Poska, il fallait se mettre au niveau. Bref, avec Soon, on a bossé. En plus on avait des moyens, j’étais signé en maison de disques, j’ai donc pu lui récupérer des platines sur la tournée Art de rue. Plus tôt, j’avais rencontré Abdel avec qui j’avais fait Collectif Rap 2. Abdel avait réussi à réorienter la playlist proposée par la maison de disques. Finalement, on a complètement réussi à retourner la tracklist. Abdel est fort, il comprend et sent les choses. Son expérience m’a servi. On s’est partagé le boulot : il faisait les prods des interludes, je faisais les montages de scratches. Abdel est vraiment quelqu’un qui m’a aidé et que j’ai apprécié.

Art de Rue 1999 – 2001

Alors qu’on retourne en studio pour faire Art de rue, des tensions commencent à se créer avec Côté Obscur. Ça commence d’abord sur des phases et des incompréhensions avec IAM. Certains se mettaient à douter de la paternité de telle ou telle ligne. Certains des MCs de la Fonky Family ont pensé qu’IAM commençait à absorber des bouts de nous et inversement. Moi je n’étais pas trop là-dedans. Là où ça a commencé à me tendre, c’est quand les gens de Côté Obscur nous ont dit qu’on ferait notre deuxième album avec moins de moyens que le premier. Vu le succès qu’avait eu Si Dieu veut, c’était impossible, illogique. C’est là qu’on est partis. Je tiens à dire que Chill faisait partie de ceux qui nous défendaient, mais ça n’a pas suffi. Je pense qu’il a mal vécu cette cassure avec nous, notamment avec les MCs. Moi j’étais DJ, donc je me sentais moins concerné par certaines choses. La Fonky Family était un groupe super soudé, je n’aime pas trop parler pour les autres et car je n’étais pas toujours là non plus. Néanmoins, dans les rapports avec IAM, c’est vrai que c’était surtout un lien entre les quatre rappeurs et Chill.

Quand on entame la tournée pour Art de rue, on réalise vraiment à quel point on est suivis. Mais on réalise aussi l’influence qu’on a sur les gens. « Nique tout » est le premier single. Aujourd’hui il est vu comme l’un des hymnes du rap caillera. Mais nous on a été complètement dépassés par ce titre. Quand on a commencé à le jouer en concert, on a réalisé que pour beaucoup de gens, ça voulait dire « casse tout, sois un vandale ». Nous on disait aux gens de montrer qu’ils pouvaient être meilleurs, voire les meilleurs, de croire en eux. Nique tout avec ton potentiel, c’était ça l’idée. Mais non, une partie de la rue l’a pris comme un hymne à la casse, à la dépouille. Nous on défendait tout sauf ça. On disait justement : « putain, tu vas pas mourir con à acheter des survets et te battre comme un cassos ? Fais un truc ! Nique tout, montre que t’es un bon ! » Il y a certains concerts dont on est sortis estomaqués. On ne comprenait pas qu’une partie de la salle rentre dans une transe presque animale, violente. Ce sont des mecs comme nous en plus ! On voulait donner des choses, pas terminer dans des concerts où ça se bastonne pour trois conneries. À La Rochelle, lors du concert du Côté Obscur, on avait eu un mec qui avait perdu sa jambe. On a eu un autre concert où deux mecs se sont faits planter, d’autres où des gens venaient juste pour faire des doigts d’honneur et exhiber des lames.

Pourtant, on ne se posait jamais de questions sur ce qu’on écrivait. Le seul morceau que certains de la Fonky Family regrettent aujourd’hui, c’est « Le Shit Squad ». Mais même à l’époque, c’était notre reflet. On jetait sur le feu ce qui nous grattait, ce qui nous avait touchés, ce qui touchait les nôtres. Quand je dis les nôtres, je dis vraiment les nôtres, du plus transparent au plus foncé, du plus maigre au plus gros, du plus riche au plus pauvre. On avait envie de dire que c’était possible d’être tous ensemble et qu’on pouvait faire ressortir du positif de plein de choses.

« J’ai toujours souffert dans le milieu du deejaying, mais ça m’a donné la rage pour devenir le DJ que j’ai toujours voulu être. »

Aujourd’hui le rap a évolué avec la politique, l’économie, la vision de société. Mais à cette époque, notre public et nous, qui sommes-nous ? Des jeunes qui ont grandi dans les années 80/90 et qui voient la montée du FN, les parents qui sont des immigrés européens, maghrébins, africains. Même des Français depuis plusieurs générations sentent eux aussi une montée de haine qui ne leur va pas, qui pose question. Cette génération à laquelle on appartenait, c’est finalement la première à se chercher une identité, une fierté. Et moi-même aujourd’hui, je n’ai pas encore vraiment trouvé mon identité. Je suis français et fier de l’être, mais pour certains, je ne suis pas français. Je pourrais aussi être fier d’algérien, mais là aussi, pour certains, je n’ai pas le droit d’être algérien, parce que j’ai grandi en France, etc. Je fais partie de ceux qui ont le cul entre chaises et on est beaucoup dans ce cas. Pourtant je ne suis pas franco-algérien, je suis français. Mais je suis perdu. On a ce besoin de trouver notre identité, de l’imposer. On va voir nos origines, on va voir ce que les anciens ont vécu. En fait on se politise, mais de façon latente, banale. On grandit entre Chirac et Sarko. Quand on commence le rap, c’est Chirac qui est là. Quand on le quitte, c’est Sarko qui est là. Sarko c’est quoi ? C’est celui qui est le capitaliste numéro 1, qui vante l’argent, la richesse, l’individualisme quitte à niquer les autres, même ses potes. On est toute une frange du rap qui a pris tous ces facteurs dans la gueule à la fois : l’exacerbation d’un côté politique capitaliste, individualiste, les problèmes d’identité, tout ça. C’est pour ça que pour beaucoup de gens, la Fonky Family peut être vue comme un groupe qui est à l’un des tournants du rap français, aussi bien lors de ses débuts que de sa fin. C’est aussi ce qui fait que notre côté populaire dans le bon sens du terme est peut-être devenu obsolète. Mais on était justement en opposition à l’individualisme, à une vision de la réussite. Nos disques ont chanté des réalités, mais aussi l’envie d’être soudés, de mieux faire dans sa vie. Je pense qu’Art de rue a pu représenter un tournant dans le rap français, mais que lorsque l’on fait Marginale musique en 2006, c’est nous qui prenons dans la gueule un tournant du rap français.

Le poids des ambitions personnelles 2000 – 2005

À côté de ça, le succès de Si Dieu veut associé à la préparation d’Art de rue crée des velléités d’album solo au sein du groupe. Quand on fait le deuxième album, les MCs savent que leurs textes et leurs flows font mouche. Ils sont plus sûrs d’eux que sur Si Dieu veut. Ils sont peut être un peu plus en train de se challenger aussi, que ce soit eux-mêmes ou entre eux. La conséquence de ça, c’est que Pone et moi nous détachons un peu plus du travail de réalisation après Art de rue. On sent une envie de carrière solo chez chacun. Le Rat sera le premier avec Mode de vie… Béton style. Pone tenait vraiment à ce que cet album se fasse et il est pour nous un classique du rap français, dans lequel Le Rat va là où peu de rappeurs ont été. Je pense que ça booste Choa et Sat. Ca met un petit point de pression sur eux. Le Rat c’est l’un des personnages du rap français, déjà à l’époque. C’est peut-être un peu lourd à porter pour les deux autres. Quant à Menzo, il est fidèle à lui-même, c’est à dire un gars en or, capable de prendre énormément de recul. Les parisiens peuvent le chambrer autant qu’ils veulent, c’est notre gars. Et la plupart des mecs qui le chambrent, encore aujourd’hui, n’auront jamais son parcours.

Quand la tournée d’Art de rue commence, Le Rat annule celle de son album solo pour être avec nous. Dans les faits, on était encore super soudés. Mais dans les têtes, les envies, les points de pression, ça commençait à changer. Leurs démarches de carrière solo ne cachaient pas d’intentions de lâcher le groupe. Mais forcément, même en étant le groupe le plus soudé du monde, quand tu as envie de faire un projet hors du groupe, tu rencontres d’autres gens, tu te rapproches d’autres personnes, bref, tu quittes un peu le giron. Avec Pone, parfois, on l’a un peu mal vécu. On sentait quelque chose nous échapper. Et à un moment, aussi, je pense que le succès nous a un peu mis la pression. On avait conseillé et piloté nos quatre Mcs sur Si Dieu veut. Et là, on se dit que si on le refait, ça va instaurer un rapport bizarre, comme si on leur disait quoi faire alors qu’ils sont sûrs d’eux. Et ensuite, je pense qu’on avait aussi un peu la peur de se tromper. Si on les poussait vers une direction et que ça ne leur réussissait pas, il se passerait quoi ?

Avec l’album solo du Rat, Pone autant que moi on a pensé que finalement les projets solo allaient pousser le groupe. Mais on n’avait pas compris que ça prendrait autant de temps. On pensait que ces albums solos allaient influer en bien sur le travail de la Fonky Family. Ça n’a pas fonctionné comme on le pensait. Même le fait de dormir pour la plupart dans le même appartement n’a pas permis de dépasser ça. Pone et Le Rat étaient inséparables, Le Rat était tout le temps à la maison. Mais ça n’a pas permis de sortir des choses en plus. Le Rat sait produire, et il bosse avec Pone. Choa ne sait pas produire, mais il donnait ses idées à Pone. Choa et Pone sont les plus vieux amis du monde, mais il y a un truc qui s’est créé entre Pone et Le Rat. Choa et Le Rat n’ont pas les mêmes origines musicales aussi. Choa vient du reggae et du rock, le Rat vient du rap. Dans leurs façons de fonctionner, ce n’est pas du tout pareil. Le Rat aura six cents mots de vocabulaires, mais il te fera des combinaisons incroyables avec ces six cents mots. Choa sera beaucoup plus dans la lecture des faits, le travail de documentation, la référence. Le Rat est quelqu’un d’enraciné dans un quartier, qui limite a tout fait pour ne pas en sortir. Choa est quelqu’un de déraciné, un Toulousain arraché à sa ville qui est installé à Marseille. Pour moi, ce sont vraiment deux oppositions qui créent des personnages hyper différents, capables l’un et l’autre de créer des trucs hallucinants.

De mon côté je leur ai fait des pré-prod, notamment pour l’album de Choa. Ça lui servait de conducteur. On travaillait comme ça. Mes prods n’ont pas fini sur son album, mais elles ont aidé à le construire. S’il y avait des groupes dans le groupe, ça aurait été : Pone et le Rat, Sat et Menzo, Choa et Djel. Choa est mon binôme de la FF. Tu crées des liens. J’aime parler avec lui. Il a une envie d’apprendre tout le temps, est passionné d’histoire, de géopolitique. Moi qui n’ai pas fait beaucoup d’études, je me suis aussi construit à travers des conversations avec lui. Ce n’est pas pour rien qu’il est sur mon album solo.

Du coup, vu comment ça tourne, je continue à m’échapper dans Don’t Sleep DJ’s. Je fais d’abord Don’t Sleep Volume 1 tout seul parce que je veux me prouver quelque chose. Je suis très mauvais en beatmaking donc je demande des prods à Pone. Je sollicite Dadoo avec qui je suis très pote, Choa, Stone de Carré Rouge. Yanis m’est présenté par la maison de disques et j’apprécie beaucoup la personne. C’est l’époque où tu as eu les Cut Killer Show, Face B, et tous les autres. Pour moi, en tant que DJ, c’est important de commencer à me placer, me montrer. Surtout dans ce milieu, qui est dur, où en plus je n’ai jamais fait les DMC. Il faut que je sois là, que je prouve. Que je montre mon style, celui de la FF, que je propose des inédits. Je comprends que ma force, ce sont les découpes, les montages de phrases. Quand je fais ce premier volume je le fais avec mes potes, mes moyens.

J’ai ensuite voulu mettre mon crew de DJ en avant. Je fais Don’t Sleep 2 où je me mets enfin plus sérieusement à la production. Soon, mon compère de l’époque, aussi. On fait une mixtape/album d’inédits, car c’est ça qu’on veut faire. La maison de disques réclame certaines têtes sur la compilation. J’appelle deux trois personnes du rap français qui me mettent des vents, mais d’autres répondent présentes. Je m’éclate, on est en 2003, j’ai un peu de budget, le projet est pas mal accueilli mais finalement les ventes ne suivent pas. Pour autant, je reste à l’écart du milieu du deejaying. Mon ami DJ de l’époque c’est Boudj. James et Abdel ont été des mecs avec qui je me suis bien entendu aussi. Mais je pense qu’à l’époque, je manquais d’assurance. Je vendais des disques avec la FF, j’étais numéro un dans les bacs, mais en tant que DJ de groupe. Je ne voulais pas profiter de ce rôle-là. Je ne savais pas le faire non plus et de toute façon je n’avais pas envie de le faire. Même pour les cachets en club, je prenais des cachets de deux cent cinquante euros, ce qui est ridicule. Je m’en battais les couilles en fait. Je gagnais très bien ma vie en parallèle, je mettais des tunes de côté et je faisais des soirées pour le kiff. Je ne me battais pas pour avoir mon nom sur des affiches ou être programmé dans tel club à la mode.

Marginale Musique 2006

Quand on fait Marginale musique, je pense qu’on est au bout de quelque chose sans trop l’admettre. Les solos de chacun ont pris de la place, et je sens un décalage entre la rue que l’on vit et celle qu’une partie du public nous fait ressentir à travers nos morceaux. Je pense que c’est le cas pour tout le groupe, puisque c’est un peu ce qu’on met dans le disque quand on fait « Le plus grand des voyous » par exemple. On voulait dire aux gens qui partaient en sucette « oh mais vous êtes cons les gars ou quoi ? Vous êtes au courant qu’à faire les malins, la vie va vous mettre un sévère retour de flamme? » De manière générale, avec cet album, on essaie de prendre les sujets à la fois les plus basiques et les plus complexes, et de les transcrire au plus grand nombre possible. L’air de rien, ce n’est pas simple comme exercice. Va résumer la guerre ou le quartier au plus grand nombre possible sans tomber dans l’excès ou à l’inverse la simplification qui ne veut plus rien dire.

L’album a été super mal reçu. On avait vu des gens qui nous faisaient des grands sourires commencer à écrire des saloperies sur nous dans la presse. Quelques années avant, « Warning » avait déjà été super mal reçu. On sentait que les lignes bougeaient. En plus, sur l’album, il y a des passages qui ont des sonorités un peu plus rock. Pone produit moins, et si je trouve que Medeline a fait du bon boulot sur le titre éponyme, il y a d’autres trucs où on s’est plantés. Avec Pone j’avais co-réalisé Si Dieu veut et Art de rue. Et là, il est en retrait. Qu’il y ait d’autres producteurs que lui ne m’étonnait pas finalement, car je sentais qu’on était en phase de changement, que Le Rat voulait produire. Peut-être même que Pone avait aussi besoin d’être un peu challengé ? Donc d’autres beatmakers sont venus, et j’en ai même suggérés certains comme Madizm et Secundo. À l’époque ils produisaient énormément, et bien. Sauf que le morceau qu’ils nous ont faits, c’est une espèce de réplique de « C’est parti pour le show » de Nâdiya. Je n’étais pas très content [sourire].

Du coup, c’est vrai qu’un autre ADN que celui des six de la Fonky Family plus Fel apparaît sur cet album. Je faisais partie de ceux qui pensaient que ça pouvait faire du bien de se confronter à ça. Et attention, Pone avait encore plein de merveilles dans ses tiroirs. Mais il faut aussi penser que les MCs avaient le droit de vouloir explorer d’autres territoires musicaux. Territoires que Pone n’avait pas en rayon. Indirectement, on a peut-être essayé de réinfluencer Pone vers d’autres directions. L’idée tenait aussi à ça : les MCs avaient à ce moment des attentes que Pone ne satisfaisait pas.

Quand on sort le disque, on est vraiment dans cette posture, celle qui est la même qu’Art de rue, c’est à dire représenter une culture de rue avec des gens qui sont capables de se fédérer. C’est écrit jusque dans le titre du projet : « Marginale musique ». « Nique la musique de France » tu vois ? Honnêtement, on était des utopistes qui savaient de quoi ils parlaient quand ils parlaient de rue, de se fédérer. On a voulu rappeler aux gens ce que ça voulait dire quand on parlait de « Niquer la musique de France » ou d’être une « Section Nique Tout ». On l’a fait en traitant simplement des sujets fédérateurs, globaux. Moi-même, qui n’ai été que jusqu’à la sixième, quand je voyais des mecs qui ont été en terminale, voire plus, et qui étaient encore à vendre du shit en bas d’un bloc, je me disais « merde ! » Voilà ce que j’avais envie de leur dire : « tu sais parler anglais, tes parents t’ont permis de faire des études, qu’est-ce t’es là à faire le beau, à faire le guetteur dans un quartier ? C’était ça le rap à la base tu crois ? C’était mesurer la plus grosse teub des rappeurs ? Ou c’était faire de la musique ensemble et de montrer à la chanson française qu’on va tout niquer ? » Quelque part, je pense qu’on a un peu rappé la fin des années 2000 en avance. Aujourd’hui, les gens reviennent sur ce disque et sont étonnés de ces sujets, de leur actualité. Pourtant, il a été vraiment mal reçu à sa sortie. Voilà pourquoi je disais tout à l’heure que notre côté populaire a été un moment obsolète.

Séparation et reconstruction 2006 – 2013

Alors qu’on s’apprête à partir en tournée pour défendre le disque, l’un des membres du groupe refuse de venir. Il en avait marre de faire des dates, avait des problèmes de dos. La tournée est annulée. Pour moi, c’est un coup de poignard. J’ai commencé en traînant d’un groupe à l’autre à Belsunce pour trouver ma famille. J’avais enfin pu faire mes preuves en tant que DJ et surtout vivre la plus belle aventure humaine que j’aurais jamais pu vivre. À partir du moment où la tournée est annulée, tout s’effondre pour moi. C’est un motif de rupture et le groupe s’effondre. Je m’effondre aussi. Je fais une dépression, une vraie. Je me vois faire des choses bizarres dans ma vie. Je me renferme. Pendant presque une année, je passe une semaine sur deux à dormir, les rideaux fermés quelle que soit l’heure. Je vis comme un fantôme, comme s’il me manquait une part de moi. À part Pone et Choa que j’ai encore parfois au téléphone, je me coupe de tout le monde, je sors très peu de chez moi et je vis avec cette nostalgie durant un moment. Je la subis même. J’ai dû mal à la transformer en quelque chose de positif. Je suis l’un de ceux qui nous a faits nous rencontrer tous les six. Même quand je suis le premier, en 2013 sur Twitter, à publier cette photo où nous sommes tous réunis, j’ai encore une part de mélancolie. C’est tout mon ADN musical dans cette photo. Mais c’est surtout une grande part de ce qui m’a construit.

Avec le temps, j’ai peu à peu remonté la pente. En 2009, j’ai doucement recommencé à faire des mixes, à côtoyer des rappeurs, puis à remonter sur scène avec des rappeurs, notamment avec Kalash l’Afro qui est un frère, et j’ai produis et développé l’album de Degom sur mon label Don’t Sleep. Puis j’en ai eu marre du rap. J’ai enlevé ma casquette New Era de fils de pute avec écrit New York dessus, alors qu’il devrait y être écrit Paris ou Marseille. J’ai enlevé cette casquette à la con, je n’en voulais plus. Je me suis mis à porter un beau chapeau et à écouter de la chanson française, de la musique électronique, du punk. Avec le rap, tu taffes sur des mixtapes, des interludes, on ne te crédite pas, on ne t’envoie même pas un album. Ou alors on se sert de ton nom. Même dernièrement, j’ai fait quelques scratches sur des disques, chez moi, sans demander un euro, et les mecs ne te créditent même pas. Il ne t’envoie même pas le morceau mixé. Le milieu des DJs, pareils. Les mecs qui te serraient la main à l’époque de Si Dieu veut disparaissent, refusent d’apparaître sur tes mixes.

En 2010, j’ai en plus perdu tous les droits sur ma structure Don’t Sleep. Une amie de vingt ans, que j’avais mise à la tête de la structure, s’est barrée avec les droits et la caisse. Alors j’ai eu besoin d’aller voir ailleurs. Pour remonter la pente, je me suis à mixer de l’électro avec un peu de rap, en clubs. Je mixais genre du Mr Oizo, du Ed Banger, des trucs marseillais, le label La Dame Noir, de la house, de la jungle, avec un peu de rap et de reggae dedans, aussi bien « Pass the Dutchie » de Musical Youth que « St Valentin » d’Orelsan. Je voulais réunir plusieurs générations sous un même mix. Avec un groupe de potes, Anaïs et Pedro, on a fait beaucoup de soirées où on s’explosait la tête, où il y avait presque une démarche punk dans nos soirées et nos mixes. Ça m’a fait du bien.

Durant cette époque, l’une des choses dont je suis le plus fier, c’est d’avoir fait la B.O de M.A.R.S : Histoires et légendes du rap marseillais, le livre de Julien Valnet. J’avais déjà un peu mis en avant Marseille avec des mixtapes comme Va te faire enculer si ça te gêne mon bruit, ou Souviens-toi l’an dernier. J’avais aussi travaillé avec le site Zone 13, qui se voulait le Booska-P de Marseille. Mais je ne l’avais pas fait assez. Travailler sur ce livre, ça a été un accomplissement. Ça m’a appris à commencer à faire des choses seuls. J’ai dû apprendre à ne plus être en groupe. Jusqu’à la Fonky Family, mon histoire c’était d’être toujours le meilleur pote d’un mec qui avait déjà un meilleur pote. J’étais baisé au final. À côté, je m’étais toujours battu pour faire mentir tous ces DJs qui m’avait pris de haut. Je savais un peu faire le DJ à l’époque des débuts de la Fonky Family, mais personne ne me disait que je pouvais être bon. Je ne demandais pas qu’on me dise que j’étais bon, mais j’aurais aimé qu’on me dise que je pouvais le devenir. À la place, hormis mes frères du groupe, on me faisait sentir que je n’étais pas terrible. Ma vie s’est faite sur la rage de montrer aux gens que je pouvais faire.

Avec du travail et cette rage, j’ai réussi à être le DJ que je voulais être. Mais en vrai, c’est un mauvais objectif de vouloir prouver quelque chose aux autres. J’ai trop complexé face à cette vision du deejaying qui laissait penser que tu ne pouvais être légitime que si tu es un monstre en scratch et en technique. J’avais peur de faire les choses seuls ou d’avoir la prétention de porter un truc et d’être jugé. Et aussi parce qu’avec le temps, j’ai vu beaucoup de rappeurs regarder les DJs et leurs mixtapes comme ils regarderaient l’Abbé Pierre, chose que je ne voulais pas porter non plus. Du coup, j’ai très longtemps été DJ Djel de la Fonky Family, ou DJ Djel avec un tel ou un tel. Je n’ai osé être DJ Djel tout seul qu’à la fin de la Fonky Family et de la dépression qui s’en est suivie.

Renaissance 2014 – 2016

Cette défiance pour ce milieu du deejaying rap associée à la claque de la séparation de la FF a fait que j’ai posé les armes, laissé de côté les codes, les critères et les jugements des DJs rap. J’ai construit une nouvelle identité, une identité sans la Fonky Family même si elle est dans mon coeur à jamais. J’ai commencé à travailler sur mon album solo, que je sors cette année. En travaillant dessus, j’ai beaucoup repensé à Imhotep, qui est l’une des personnes qui m’a le plus apporté et épaté dans toutes celles que j’ai pu côtoyer durant ces vingt-cinq ans. Il m’a appris que tu faisais des disques en écoutant le monde entier et pas seulement un genre musical ou une région. C’est quelqu’un qui m’a appris que tu faisais des disques pour les gens, pas pour une communauté. Imhotep est vraiment une influence. Sa sagesse, son travail et sa capacité à prendre du recul est incroyable. Quand on a fait Chronique de Mars, « Megotrip », ou « Le Shit Squad », il a toujours apporté quelque chose de magique. Quand il a fait le film Les barrons, il est venu voir pour me proposer de poser les cuts. Ça m’a fait tellement plaisir qu’il ait pensé à moi.

Je pense souvent à sa conception de la musique. C’est peut-être aussi pour ça que Rendez-Vous [son album solo, sorti au printemps 2016, NDLR] est ouvert sur plein d’horizons musicaux différents. C’est aussi pour représenter Marseille et son métissage. C’est ce que j’ai voulu faire avec le premier titre, « Ma City ». Rudy Dahan a fait les voix de reportage exprès pour l’occasion. J’ai voulu défendre une image de Marseille, partir de celle qui dit que c’est une salle ville pour ensuite dérouler tous les « mais » qui montrent que Marseille est unique. Parce que Marseille, c’est aussi et d’abord une belle ville, qui t’accueille, dont plein de gens sont issus et où tout le monde peut venir. C’est une ville où on s’est tous mélangés. Je voulais montrer ça, déconstruire les kalachnikov, inverser les clichés. Quand sur le second titre, je rassemble quatre MCs qui ne se connaissent pas et qui viennent d’horizons différents, je veux aussi prendre ce contre-pied.

« Diasporap » c’est aussi rassembler un Sénégalais, un Italien, un Japonais et un Tunisien, pour montrer qu’avec le hip-hop, on a monté une toile invisible à travers le monde. Depuis les années 80, avec cette toile partie du Bronx, on a crée des liens invisibles mais réels entre nous tous. N’importe où dans le monde, si tu croises quelqu’un qui rappe, scratche, danse ou breake, ou simplement qui est fan de cette musique, tu verras qu’un lien se crée. C’est universel. Je voulais sortir du rap mais je ne peux pas faire sortir le rap totalement de moi. C’est ma vie. J’ai tout mis là-dedans, ma santé, mes thunes, mes joies, mes peines. J’ai mis un an à produire les morceaux, puis pendant un an, j’ai organisé les featurings, enregistré les gens, faits les montages, pour finir par le mix qu’a réalisé Jeff Dominguez et le mastering de Christophe Boin. J’ai fait ce disque qu’avec des gens que j’aime ou qui étaient volontaires pour m’aider. J’ai rassemblé Don Choa et Sat pour rendre hommage à la Fonky Family et au Rythme et la Rime [Le Rythme et la Rime est le sous-groupe composé par Sat et Don Choa au moment de la naissance de la Fonky Family, NDLR]. J’ai réalisé un rêve que j’avais depuis que j’ai entendu « Keep on Scratching » sur De la Planète Mars quand j’ai rassemblé sur mon album ces 20 DJ’s que j’admire ou qui ont compté dans mon parcours pour qu’on fasse un morceau ensemble.

Aujourd’hui, je vis toujours de la musique, surtout grace aux clubs. Je tourne dans le Sud de la France, en Italie, en Tunisie. J’ai une école DJ qui s’appelle Akademix. Je ne prends quasiment rien pour les cours, et j’aime transmettre aux jeunes. J’ai vu ce que c’était d’être regardé de haut, alors si je peux leur donner confiance, je le fais. Je suis aussi sur la plateforme numérique sur High Music School, qui est un support en ligne. Je suis le parrain du Buzz Booster. J’ai arrêté les dates avec Faf la Rage, R.E.D.K ou Kalash l’Afro même si c’était génial. Je me concentre beaucoup sur la transmission. Je m’entraîne encore aujourd’hui deux à trois heures par jour, je suis bien plus technique aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Je cherche encore des disques, de toutes sortes. Et je garde une conviction : que la Fonky Family a été un groupe d’utopistes, qui a cru en l’humain plus que tout. Je comprends mieux certaines choses aujourd’hui. Même des choses que me disait ma mère, de penser à soi, ça prend du sens. J’étais un vrai utopiste. Et ça me manque encore aujourd’hui cette utopie, notamment dans le milieu du rap. Le milieu est dur en plus. Alors je ne veux plus rentrer là-dedans. Des rappeurs avec qui on a fait des séances photos nous ont ignorés dès que Marginale musique est sorti. Et maintenant que Pone est malade, tout le monde se rappelle de nous et certains osent même nous appeler pour être invités au concert de soutien qu’on organise pour lui et pour lever des fonds pour lutter contre la Maladie de Charcot. Voilà pourquoi je ne veux plus de ce milieu-là. Tous ces gens qui ont changé de comportement vis-à-vis de nous une fois la Fonky Family finie… Pour le reste, on a été trop gentils. Même entre nous, on a été trop gentils.

La maladie de Pone a eu un seul effet bénéfique : elle nous a permis de nous ressouder et de regarder le passé sereinement. Ce que je vais dire est horrible mais si Pone n’était pas tombé malade, je pense que le groupe ne se serait jamais revu au complet. J’avais besoin de dire la vérité à mes frères. J’en ai toujours eu besoin. Et là encore, après cette dépression, j’ai eu besoin de leur dire mes vérités. J’ai toujours voulu pousser mon groupe le plus loin possible. J’étais pourtant hyper timide, introverti, impulsif dans certains moments du coup. Dans le groupe, j’ai un peu eu ce rôle de rond-point qui fait converger toutes les rencontres. Sat et Choa, Moi et Pone, Pone et les Black & White Zulus, Namor… C’était important pour moi, mais je pense aussi que c’était important pour tout le monde de se revoir. Pone a été le premier heureux qu’on ait pu tous se retrouver. Il a gagné son pari le salaud [sourire], sa force nous éblouit. Pour moi, tout a commencé avec lui et sans lui, il ne peut plus rien se passer. La FF ne pourra jamais être la FF si on n’est pas tous ensemble. On aurait dû se revoir avant ça, on auraît pu peut-être même continuer, mais désormais ça ne sert plus à rien de s’en vouloir. La chance ne passe pas tout le temps, on peut au moins dire qu’on a eu la nôtre et qu’on l’a saisie. On a laissé ce qu’on a laissé, les gens en feront ce qu’ils veulent. Mais nous, on veut que nos trois albums soient trois tablettes que les gens peuvent utiliser dans leur vie. Quand je reçois des messages sur internet de gens qui se battent pour réussir leur vie ou qui l’ont réussie, qui nous ont écouté jeunes ou qui nous écoutent aujourd’hui parce que leur grand frère ont mis nos disques entre leurs mains, c’est la plus belle récompense que je puisse avoir. Dans ma vie, j’ai tout donné pour la Fonky Family. Il faut que je pense à moi, que j’ai une famille. On vieillit, on perd des potes, on perd des rêves en perdant des potes, et la vie change. Aujourd’hui tout va bien, mais je suis conscient de ce que j’ai perdu ou raté en 2006. Je ne leur en veux plus, je ne m’en veux pas, et j’ai toujours vécu avec cette peur qu’on me vole mon rêve. Je l’ai tenu autant que j’ai pu, jusqu’au bout. Le bout c’était la fin de la FF. C’est avec Pone que je me suis dit la première fois en 1991 qu’on montrait un groupe tous les deux. Si Pone ne peut pas être là, il n’y aura plus de Fonky Family. Alors je laisse enfin la place à de nouvelles choses, de nouveaux bonheurs.

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2 commentaires

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  • YoBi,

    Je découvre l’album : une putain de grosse claque sonore !

  • Hari Seldon,

    Superbe, légendaire. Merci Djel, merci Pone, et merci Zo du coup.