La révolution rap, 20 ans après
Interview

La révolution rap, 20 ans après

Début 1991, David Dufresne publiait Yo! Révolution Rap, un livre alors unique en son genre… et qui l’est resté. Par son style, sa forme et son contenu, ce bouquin vite épuisé n’a en effet pas eu d’équivalent. Son auteur, lui, est parti défricher d’autres terrains. Attention, flashback brutal.

A long time ago in a galaxy far, far away…

Il y a trois types de lecteurs (et, on l’espère, de lectrices) de l’Abcdr du Son. D’abord ceux qui, en 1991, avaient l’âge d’acheter, de se faire acheter, ou de voler des disques. Ensuite ceux qui, cette année-là, sont nés. Ceux, enfin, qui devraient attendre encore quelques années pour être conçus. À tou(te)s, on propose ce flashback dans une époque improbable, qui vit paraître un livre sur le rap dans lequel des noms comme Gang Starr, Jay-Z, Cypress Hill ou Nas n’apparaissent pas ; et pour cause, ils n’existent pas encore tout à fait. Un livre qui, dans sa forme comme dans son contenu, est resté un objet unique.

Son auteur est le (futur) journaliste (à l’ancienne) David Dufresne. Alors anonyme, il ignore encore qu’il se fera connaître quinze ans plus tard par ses investigations sur la police française, les prisons du Colorado et l’affaire Tarnac, après avoir exercé son sens de la curiosité dans pas mal d’autres univers – « lignes ennemis » comprises.

Lights, Camera… Action!


Abcdr du Son : Le livre sort en mars 1991. Tu as alors 23 ans. Mais quand émerge l’idée de l’écrire, et qui es-tu à ce moment-là ?

David Dufresne : Attends, je vais te montrer un truc. [Il part chercher quelque chose] À l’époque je viens du rock (et du punk), de ce qu’on appelait le rock alternatif. Je travaillais dans une maison de disques qui s’appelait Bondage, qui était celle, par exemple, des Bérurier Noir. Avant ça, j’avais animé un fanzine qui s’appelait Tant qu’il y aura du rock. En 1991, avec un ami, Yannick Bourg, je fais un fanzine – plutôt une revue – qui s’appelle Combo!, mêlant rock et polar. Et on sort un numéro, le n°6, avec KRS One en couverture. On est en automne 1990. Putain, c’est vieux quand même ! Tu vois, c’était une revue en forme de livre, et l’article sur KRS One (qui n’est pas une interview) fait quatorze pages. C’est à peu près ce qu’on retrouvera dans le livre. On met exprès KRS One en couverture, c’est la première du genre. Et alors… ça fout un gros bordel ! Les lecteurs nous disent : « mais qu’est-ce qui vous arrive ?! » [rires] On leur répond : « On vous emmerde ». Il nous arrive que pour nous, le punk-rock du moment, c’est KRS One. Ça parait très réducteur pour le rap de le dire comme ça, mais c’est en gros l’idée que j’en ai à l’époque, qui est que le rap va amener la révolution – d’où le titre du livre à venir.

Donc à l’époque, je ne suis pas encore journaliste ; c’est plutôt la sortie du livre qui me permettra en quelque sorte de le devenir, mais je n’en sais encore rien. À ce moment-là je suis vraiment un amateur : un mec qui fait des fanzines. Je gagne ma vie comme je peux, en bossant chez des disquaires, des trucs comme ça. [Il ouvre le numéro et lit] « Avertissement : il y a six mois j’écrivais deux pages sur le rap dans Combo !, aujourd’hui KRS One est en couverture de ce numéro : nous préparons un hors-série pour fin octobre [1990] sur le rap, Yo! Révolution rap. » En fait, le livre est au départ un hors-série. C’est pas une commande.

Le problème, c’est que j’ai écrit tellement de signes qu’on se rend compte qu’on n’a pas assez d’argent pour sortir le numéro… On est ruinés ! [rires] Mais je veux absolument le sortir. Donc Yannick va voir un éditeur, Ramsay… Il faut bien se replacer dans le contexte : à l’époque le rap est extrêmement sulfureux et n’a encore aucune « lettre de noblesse » aux yeux du grand public. Ce sont les tout débuts de NTM et IAM, mais quand on parle du rap, c’est uniquement sous le côté « scandale ». Bref, Ramsay lit essentiellement le chapitre consacré à Public Enemy, car c’est le moment où il y a une grosse polémique autour de l’antisémitisme avec Professor Griff ; l’éditeur trouve qu’il y a une forme d’honnêteté intellectuelle dans le bouquin et accepte de le publier.

A : Pourquoi KRS One ? Pourquoi ne pas avoir choisi un artiste ou un groupe plus facilement accessible a priori pour le public rock ? C’est une manière de « provoquer », de bousculer votre lectorat ?

DD : Ouais, c’est de la provoc’. Bon, par exemple, Run D.M.C. c’est pas du tout le rock que j’aime. Les plus représentatifs alors de la jonction rock/rap c’est les Beastie Boys, ou Public Enemy à cause du déluge sonore… Mais cette couverture c’était vraiment pour faire chier le monde, on était super contents d’emmerder… Sachant que Combo! était une revue assez respectée, avec un côté « antre du rock ‘n‘ roll », une façon de raconter le rock avec amour, mais sérieux aussi. Sans être des encyclopédistes, on publiait des livres entiers sur The Cramps, des gens comme ça, c’était assez costaud.

« On met exprès KRS One en couverture de Combo ! Pour nous, le punk-rock du moment, c’est KRS One. »

A : Au début du livre, tu dis justement : « Ce livre a été écrit avec respect et admiration pour cette musique tout en essayant de rester critique »…

DD : Eh bien voilà, ça vient de là. Mais il faut aussi raconter l’histoire d’avant. En 1982, mon petit cousin habite chez moi, il smurfe, il est très funk, adore le rap, c’est le roi du breakdance, alors que moi je suis dans le rockabilly, j’écoute Eddie Cochran, Chuck Berry, beaucoup de blues de Chicago… Et je lui dis : « ton truc, ça marchera jamais ! » [rires] Je déteste ça ! Pour la petite histoire, il s’agit de DJ Toty [Kabal, Assassin]. Maintenant DJ Toty compose les musiques de mes films… Tout ça pour dire que c’est un cheminement : au début, quand le rap arrive, je passe à travers. Et c’est à la fin des années 1980, qui, je crois, est l’âge d’or, que… Je dis pas ça par nostalgie, je crois vraiment que c’est le moment où le rap explose. C’est-à-dire que quand on s’intéresse à la musique populaire, il est absolument impossible, à partir de 1987-1988, de passer à côté du rap. C’est tellement là que ça se passe d’un point de vue créatif, énergique… Moi je viens à la musique pour ça, pour l’énergie, et à ce moment-là, le rap balaye tout.

A : Quels sont les groupes qui te font basculer ? Tu évoques ce basculement dans les dédicaces du livre, en parlant des groupes de rock qui ont « bercé [ton] enfance », « violenté [ton] adolescence » et que tu as ensuite « lâchement abandonnés »…

DD : Je dirais Public Enemy, leur deuxième album (je découvre le premier après). Puis Fear of a Black Planet. Alors là, c’est l’apothéose. C’est pour ça que je les mets en couverture du livre: pour moi, c’est eux, quoi ! Anecdote que je n’ai jamais racontée : je vais à New York en 1991, peu après la sortie du livre, ils donnent un concert avec Anthrax, et je donne le bouquin à Chuck D. Et lui tombe de l’armoire : il trouve incroyable que son groupe se retrouve en couverture d’un livre. C’est la première fois, même aux États-Unis. Il regarde le bouquin, voit que c’est sérieux… Il est vraiment sur le cul. Et il me prend dans ses bras. Et moi j’en reviens pas ! Ce type que je – que je vénère pas, parce que je suis pas du tout dans un trip « idole », mais qui remplit mes journées – c’est un instant que j’oublierai pas. Et juste derrière arrive une dame assez forte, et là Chuck D me lâche et il la prend dans ses bras, lui montre des photos… C’est le deuxième choc. Je me dis : eh bien Chuck D est comme tout le monde, c’est le fils de quelqu’un, et face à sa mère, c’est un petit garçon. Or il faut se replacer dans le contexte : P.E. vend alors des millions de disques, ils sont classés comme « ennemis de l’Amérique » par le FBI, etc., or là, ce que je vois, c’est tout à fait autre chose.

Bizarrement, donc, ce ne sont pas les groupes rap plutôt étiquetés « rock » que j’apprécie, comme par exemple les Run D.M.C.. Maintenant ça me fait marrer, j’aime beaucoup, mais à l’époque, leur truc avec Aerosmith, c’est pas du tout mon truc. Il y a aussi les Beastie Boys dès qu’ils commencent à sortir de leur période Run D.M.C. justement ; autant je n’aimais pas leur premier album, autant Paul’s Boutique c’est vachement bien. Je me souviens que c’est le chanteur Steve Bator, une figure du punk américain des années 1970,  le leader des Dead Boys, qui, en 1987, me montre Licensed to Ill en me disant : « c’est ça l’avenir ». C’est ça qui m’amuse : sauter les frontières.

A : Tu parlais de la photo de couverture ; il y en a aussi beaucoup à l’intérieur du livre. Avais-tu eu des difficultés pour rassembler ou utiliser ces photos ?

DD : Dans mon souvenir, ce sont quasiment que des photos libres de droits issues des maisons de disques. Maisons de disques qui, d’ailleurs, étaient plutôt contentes que quelqu’un s’intéresse au rap. À l’époque, la presse musicale… Tu as les fanzines. Dont un, Get Busy, qui est extraordinaire. Mais à part ça, c’est le désert. La presse nationale ne s’intéresse pas du tout au rap. La presse rock quasiment pas : les Inrocks n’en parlons pas, hormis Laure Narlian qui devait se battre contre ses chefs ; Rock & Folk, jamais… Best, un petit peu. Donc, quand un mec arrive en disant qu’il écrit un bouquin là-dessus, les maisons de disques sont contentes de donner leurs disques et les photos qui vont avec. Pour la couverture, je tenais à ce que ce soit Public Enemy, après c’est le graphiste de la maison d’édition qui a retenu celle-là, parce qu’elle était forte. Même si aujourd’hui elle peut paraître un peu ringarde !

A : Venons-en au contenu : le fil directeur du livre, ce sont les artistes et groupes, mais il y a aussi des rubriques « latérales ». Comment as-tu décidé de la construction ?

DD : L’idée était notamment de ne pas être que « musical ». Si ça n’avait été que ça, je ne me serais peut-être pas lancé dans cette aventure de dingue. Parce que c’en était une : plus d’un an de recherches, d’écriture… À l’époque, évidemment, il n’y a pas Internet et c’est beaucoup plus compliqué d’avoir des informations : il faut fouiller, chercher des revues… Il faut se rappeler aussi qu’alors, les disques ne sortent pas au même moment selon les pays. Il y a un décalage. Et puis je vois vite que dans le milieu du rap français, il y a déjà des guerres fratricides, il y a la Zulu Nation, les autres, etc. Et moi, à la fois je viens dans un esprit de fouteur de merde, et en même temps j’aimerais bien que les gens s’unissent, que les gens du rock comprennent que « ça se passe » dans le rap, que les gens du rap comprennent de leur côté l’importance d’autres musiques… Donc cet aspect musical mais aussi politique et social, c’est ancré dans le projet.

A : Y compris sa structure qui procède un peu par collage ? On peut penser que c’est directement une référence au rap qui, par le sampling, fonctionne aussi par collage, mais en même temps dans certains de tes livres ultérieurs, notamment le dernier en date [Tarnac, magasin général], il y a aussi un art du collage… Les mises en perspectives thématiques (« Rap et télévision », « Rap et sexisme », « Rap et cinéma »…), c’était déjà, avant Ramsay, dans le hors-série de Combo! ?

DD : Oui, le manuscrit présenté à Ramsay était présenté comme ça. Ramsay, c’est mon acolyte de Combo!, Yannick Bourg qui les connaît. On rencontre Stéphane Leroy, que je mentionne car je crois qu’au début il est un peu le seul dans la maison d’édition à croire au livre et à accepter de prendre le risque de publier un auteur inconnu sur un sujet sulfureux, auteur qui en plus a l’outrecuidance de dire que c’est un objet politique et pas uniquement esthétique. C’est de la « sous-culture » – c’est un terme péjoratif, mais je le revendique – et la sous-culture a des choses à raconter à la culture, à la société. Il se trouve que le livre sera un succès mais, à ce moment-là, on ne peut pas le savoir.

A : C’est bien un succès ? Sur le plan commercial, tu connais à peu près le nombre de ventes ?

DD : Je dirais – je crois – à peu près 6000 exemplaires. Ce qui est pas mal, surtout qu’à l’époque il est cher. À l’époque, 159 francs c’est quand même une somme.

A : Pourquoi alors n’a-t-il pas été réédité ? 

D : En fait Ramsay, qui avait conservé des droits, a fait faillite.

A : Pourquoi pas par un autre éditeur ? Parce qu’il est rapidement devenu obsolète ? Tu ne cesses de dire dans le livre que le genre bouge tellement vite…

DD : Oui, c’est assez curieux… Sur le moment personne n’a vraiment voulu le rééditer. Et finalement, je l’ai mis en ligne sur mon site. Ce qui est marrant, c’est que le livre aura une longue vie en Allemagne. Il est encore disponible là-bas. D’ailleurs l’éditeur n’est pas très cool parce qu’il a sorti le livre en poche sans me le dire, je l’ai découvert par Internet [rires]. Depuis il a la manie de perdre ma trace…

A : Venons-en aux sources. L’essentiel, ce sont des revues anglaises et américaines. L’accès à ces revues t’était facilité par tes contacts dans le monde de la musique, notamment dans la presse ?

DD : Euh, non, parce qu’à l’époque, les gens qui travaillaient dans les magazines rock n’étaient pas mes amis ! [rires]. Il fallait se débrouiller. Ce qui se faisait beaucoup à l’époque, c’était des gens qui allaient à New York, achetaient des fringues hip-hop, revenaient les bras chargés de paquets pour les revendre à Paris et se payaient leur voyage comme ça. La mondialisation était encore artisanale mine de rien… Donc, je leur demandais de me rapporter des revues. Parfois je m’abonnais. Je me servais aussi des revues de presse des maisons de disques. Et puis, il y avait aussi les interviews – par courrier postal ! J’envoyais mes questions et je recevais les réponses un mois plus tard [rires]. Parfois ça venait pas, mais souvent ça venait. Le fait qu’un Français, autrement dit l’autre bout du monde, s’intéresse à ça… Et puis j’avais l’habitude : depuis l’âge de 14 ans je faisais des fanzines et j’écrivais à des Américains, des Anglais… À l’époque, les artistes étaient beaucoup moins sollicités, il y avait beaucoup moins de barrages que maintenant. C’était plus lent mais, d’une certaine manière, plus facile aussi.

« Le rap c’est aussi des disques qui ne disent pas grand-chose, ou même d’énormes conneries. Mais le fait même qu’ils existent est déjà un acte politique. »

A : Le titre du livre, avec la référence à la révolution, peut apparaître un peu trompeur, au sens où le livre ne se cantonne pas du tout au rap, disons, politisé, plus ou moins « progressiste », porteur d’un message… Il y a Public Enemy, mais aussi bien 2 Live Crew, Boo-Yaa T.R.I.B.E., etc. Tu couvres l’ensemble de l’espace du rap de l’époque. Cet élargissement a précédé le livre ou il est le fruit de ta recherche ?

DD : D’abord, le titre est un clin d’œil aux Clash, qui avaient fait « Révolution Rock », morceau qui lui-même était une reprise d’une chanson rocksteady. D’où l’idée selon laquelle l’énergie subversive se transmet de génération en génération et de musique en musique. C’est vraiment très important. Mais à part ça… je vais me mettre à aimer le disco, quoi, c’est fou ! [rires] Incroyable, je me mets à écouter Chic… Je fais ma révolution, si tu veux. Je dis ça en rigolant, parce que tout ça est quand même dérisoire, mais c’est vrai, je me mets à écouter des choses qui…

Et puis ça me semblait malhonnête de ne prendre que les groupes intéressants d’un point de vue « progressiste » on va dire, en disant : le rap, c’est ça. Non : le rap c’est aussi des disques qui ne disent pas grand-chose, ou qui disent même d’énormes conneries. Mais le fait même que ces disques existent, c’est déjà un acte politique. 2 Live Crew est un bon exemple. Ces gens n’étaient probablement pas extrêmement intelligents et encore moins mus par la révolution ou l’idée de changer la société. Néanmoins, ce qui leur arrive change la société, en tout cas soulève de nombreuses questions sur la liberté d’expression, sur qui a le droit de dire quoi, à quel moment, etc. Ce qui va se passer autour de ce groupe – comme cela avait pu être le cas dans un autre genre avec le blues – ça pose à nouveau la question, pour aller vite : est-ce que des Noirs ont le droit de parler de leur bite ? Est-ce que c’est possible ? Et on se rend compte que non, c’est pas vraiment possible. Et si je me souviens bien, Springsteen va accepter d’être repris par eux, il laisse faire, alors que dans le même temps, James Brown lâche ses avocats pour aller récupérer les samples… Bref, si on s’en tient à l’objet rap le plus « agréable », on n’est pas très honnête intellectuellement. Dans le rap il y a aussi des groupes débiles, sans intérêt, mais c’est l’ensemble qui est intéressant et éclairant. Et puis en plus, c’est pas parce qu’un groupe n’a rien à dire qu’il n’est pas chouette ! Il se trouve que j’ai réécouté récemment les 2 Live Crew : ça a beaucoup vieilli, mais aussi vieilli comme du bon vin. Ça te donne l’époque. C’est pas naze. Alors qu’il y a des trucs qui étaient sans doute plus malins à l’époque mais qui, aujourd’hui, passent beaucoup moins la rampe.

Et puis couvrir l’ensemble de l’espace du genre de l’époque, ça vient aussi d’une tendance encyclopédiste que j’ai : pour comprendre quelque chose, j’aime bien savoir ce qui s’est passé avant, ce qui se passe autour…

A : Dans les dédicaces tu remercies bon nombre de gens, ce qui donne au livre un caractère collectif, on devine que ce n’est pas uniquement le travail d’un seul…

DD : J’aime bien remercier, d’autant qu’à l’époque les pochettes d’albums de rap étaient pleines de remerciements. Il y en avait énormément et je trouvais ça vachement bien. Donc, c’est un décalque. Au point que je remercie des gens qui, en fait, ne m’ont pas du tout aidé pour le bouquin ; des gens qui n’ont rien à voir avec le livre, mais qui m’ont aidé à vivre. Des amis. Car sinon c’est quand même vraiment un travail solitaire. Il y a aussi des remerciements pour emmerder, par exemple en mettant côte à côte des gens qui à l’époque ne s’aimaient pas du tout : ça me fait marrer de les mettre au même endroit, pour qu’ils réfléchissent…

[Il parcourt le livre] Attends, je me dis quand même que je réécris un peu l’histoire, car là je vois un nom très important à l’époque, Olivier Cachin. Il a quand même son émission sur M6, Rapline. Ce qui fait que les gens qui aimaient le rap étaient quand même un peu servis. Mais ils étaient servis sous l’angle le plus désastreux, à mon avis, l’angle du vidéo-clip. Je pense que le vidéo-clip a fait un tort considérable à la musique, et notamment au rap. Le vidéo-clip renforce totalement tous les stéréotypes et les clichés. Il est en lui-même un cliché. Même si, évidemment, il y existe de très bons, c’est quelque chose qui, aussi, tue l’imaginaire. Ce que j’aime dans la musique, c’est qu’elle me fait voyager : si on me donne avec un clip les images mentales que je dois avoir, c’est fini, c’est mort. Et puis, c’est dans les clips qu’on va voir apparaître les bagnoles, les filles à gros seins, les pétards… Tout ça est un désastre. Par ailleurs, je peux aimer les filles à gros seins et les belles bagnoles, c’est pas le problème ! Mais le fait que ce soit accolé au rap le réduit.

A : Dans ces remerciements, on trouve des noms de gens dont on suppose que tu es allé les voir pour le livre, par exemple Georges Lapassade, à l’époque prof d’anthropologie à Paris VIII [et co-auteur de Le rap ou la fureur de dire, 1990, certainement la premier livre en langue française d’analyse du rap]. Tu fais des interviews en bonne et due forme ou c’est plutôt des conversations informelles…

DD : Des interviews en bonne et due forme, en tout cas pour Lapassade – enfin, si tant est qu’il était possible de faire une interview en bonne et due forme avec le monsieur, qui était assez fantasque ! Il y avait peut-être déjà Richard Shusterman [philosophe, théoricien de l’esthétique, l’un des premiers universitaires américains (blancs) à s’intéresser au rap, auteur de L’art à l’état vif, 1992], je ne sais plus… Non, ça sort après.

A : Et les gens de Get Busy, dont tu parlais élogieusement tout à l’heure ?

DD : Ah, Sear et Texaco ! Je crois pouvoir dire que j’ai entretenu une amitié assez forte avec Sear, que je considère comme le dernier grand rock critic (ou rap critic) français. Il se peut qu’il y en ait eu après honnêtement, mais pour moi c’était et c’est vraiment un mec extraordinaire, un talent fou et une grande intégrité – je sais pas ce qu’il est devenu… [On parle un peu du documentaire « Smells like hip-hop » de Mr. Rocket, dans lequel apparaît Sear, et du fait que ce dernier a fréquenté les couloirs virtuels de l’Abcdr du Son…]. J’ai fait sa connaissance avant le livre, et c’est Texaco et lui qui vont largement rédiger la partie sur le rap en France, parce que cette partie arrive à la fin du livre et que je suis sur les genoux, je n’en peux plus.

La rencontre avec eux est drôle, parce que c’est un peu le choc des cultures ! J’habite le forum des Halles, eux leur Q.G. est dans le coin, comme tout B-Boy qui se respecte à l’époque, et on se rencontre au free time [fast-food mythique qui disparaît peu après ; il en exista un autre à Marseille lié aussi aux débuts du hip-hop en France] et on se vanne à longueur de temps. On s’est aidés mutuellement : moi en leur donnant un coup de main discrètement pour leur maquette, eux en me transmettant leur énergie, leur instinct, leur côté frondeur, effronté… plein de choses. Sear est vraiment quelqu’un qui a compté dans ma vie, quoi. Bref, Get Busy ça devient des copains, ils se foutent de ma gueule avec mon côté « rockeur parisien », même si moi à l’époque je suis vraiment dans la dèche…

Quelque temps plus tard, en 1998, je suis allé habiter à Saint-Denis parce que Paris devenait trop cher, mais inconsciemment il y a peut-être un rapprochement avec, d’un côté, le Stade de France, le foot, et de l’autre les NTM – enfin, ça me fait plaisir d’aller à Saint-Denis. Alors je vais pas vivre aux Francs-Moisins c’est vrai, je vais à Carrefour-Pleyel, mais c’est un petit clin d’œil de la vie.

A : Ils te donnent aussi un coup de main pour la partie graffiti du livre ? Car celui-ci ne se cantonne pas au rap, mais tâche d’embrasser l’ensemble de la culture hip-hop.

DD : Le graffiti, c’est Texaco. Mais tout ça s’est fait sur un coin de table au free time ! Moi je n’y connaissais rien au graffiti, et ça me semblait important qu’il y ait quelques pages là-dessus, même si c’est très peu au final et que ça aurait mérité plus. Parce que ça fait partie d’un tout : à la limite, sans graffiti pas de rap, ou sans rap pas de graffiti – en tout cas à ce moment-là, dans mon esprit, c’est ça.

A : Sur le moment, quelle est la réception publique du livre ? Il y a des chroniques, des recensions ? On en parle ?

DD : Il y a eu un bon écho, des articles un peu partout. Le truc c’est que – à mon corps défendant parce que ce n’était pas mon intention – ça participait à la légitimation de cette culture. Il y avait donc une partie de la presse qui, par fainéantise, était bien contente qu’un bouquin arrive pour faire le travail qu’elle n’avait pas su faire, par manque de temps ou d’envie. Pour d’autres, isolés, qui défendaient le rap, ils étaient contents de ne plus se sentir seuls, comme Bernard Loupias au Nouvel Obs. Ce qui était emmerdant, c’est que cette légitimation, son axe fort, c’était la récupération, Jack Lang, la gauche caviar qui prétendait s’intéresser au rap, « comme ces gens sont formidables »… Ça avait un côté épouvantable. Mais voilà : que tu fasses un disque ou un livre, quand ça sort, l’œuvre t’échappe. Au fond, tu n’es pas responsable de ce que les gens en font.

A : En dehors de ça, est-ce que la légitimation n’avait pas aussi un côté positif : la reconnaissance d’un genre musical à part entière, avec son histoire, ses courants, bref son épaisseur ?

DD : Oui, il y a ça aussi : lui donner sa place comme une « vraie musique », arrêter de la « sous-considérer », de la dénigrer, d’y voir seulement un effet de mode… De toute façon, elle a tellement transformé les modes de production, les façons de faire de la musique que, en quelque sorte, le rap a gagné. Mais à l’époque, c’était pas du tout sûr. C’était encore perçu comme une musique à faire vendre des survêtements ou à débiter des clips débiles.

« Je vois la machine business se mettre en route…. un système qui me fait perdre mes illusions. »

A : En parlant de la production, tu parles beaucoup dans le livre des techniques propres au rap, du sampling, etc. C’était un aspect qui t’intéressait particulièrement ? Peut-être es-tu musicien toi-même ?

DD : Oui, ça me passionne, et non, je ne suis pas musicien. Les sampleurs coûtaient extrêmement chers à l’époque. Je me souviens de mon cousin, DJ Toty, prenant des bandes, les raccourcissant avec un stylo billes et les recollant pour jouer sur les boucles… je trouvais ça furieusement inventif ! Ça avait un côté « garage band » que je trouvais extraordinaire, quand un DJ est vraiment un DJ… Du coup j’en suis arrivé à défendre la prouesse vocale ou la dextérité des DJ alors que par contre, la prouesse des guitaristes, les solos, ne m’intéresse pas. En fait, il fallait passer par là pour remettre en cause les oppositions vrais/faux instruments : ça n’a aucun sens ! La seule question est : est-ce que ça produit du bon son ? Derrière la machine, il y a toujours quelqu’un.

Il faut voir qu’en 1991, l’informatique individuelle est encore très peu répandue. Moi j’ai un Atari, je bidouille un peu de façon rudimentaire… Ça me paraît à l’époque être une porte créative extraordinaire. Surtout à un moment où le reste de la musique populaire tourne en rond. Ça fait quarante ans qu’on fait les mêmes accords de rock, au bout d’un moment ça tourne en rond, comme peut-être aujourd’hui le rap tourne un peu en rond – mais c’est juste l’idée que j’en ai a priori, elle peut être totalement fausse. Disons que ce qui sort du lot me paraît assez peu inventif. Et c’est normal ! Tout art s’embourgeoise, devient gros et gras, et il faut que de nouvelles générations viennent le lézarder.

J’ai le souvenir d’un article d’un journaliste américain, que j’avais trouvé passionnant, sur : comment la télévision pouvait influencer le rap et, inversement, comment le rap pouvait influencer la télévision, avec une écriture courte, percutante… C’est comme la phrase de Chuck D mise en exergue au dos du bouquin : « Le rap c’est comme au basket, boum boum, quatre passes et un panier ». Toutes ces questions sont vraiment importantes.

A : Tu disais tout à l’heure que tu as terminé l’écriture du livre en étant sur les genoux ; comment a évolué ton rapport au rap à la suite de tout ça ? Est-ce que tu l’as suivi d’aussi près dans le reste des années 1990 ? Est-ce que, au contraire, tu t’en es éloigné ?

DD : Dans la foulée je continue à suivre, car j’apporte le livre à la revue rock Best, où on me propose de parler rap. À partir de là, en 1991, ça va devenir un peu mon métier. Grâce à ça je vais voyager, faire des interviews (des NTM par exemple, on en reparlera), ça va être extraordinaire ; et en même temps je vais voir de près l’envers du décor, à savoir : les majors. Je les hais. Aujourd’hui encore. Là, je vois des gens d’une suffisance épouvantable. Je vois aussi un certain nombre d’artistes devenir complices – et ça se comprend aussi : à l’époque je leur jette la pierre, aujourd’hui je m’en fous, je peux comprendre qu’on se laisse bercer par ce jeu-là où tout est fait pour que tu te fasses avoir, c’est très difficile de résister. Je vois, donc, la machine business se mettre en route. Je vois aussi des indépendants qui n’ont d’indépendant que le nom et peuvent même se révéler aussi requins que les majors… Bref, un système qui me fait perdre mes illusions.

Un événement qui est alors très important pour moi, c’est le suicide de Kurt Cobain. Il se trouve que j’avais suivi Nirvana en tournée et que c’était pour moi un truc extrêmement fort. Ce suicide va me dégoûter, j’allais dire à jamais – c’est pas le cas, mais c’est ce que je crois alors – de la musique. D’un coup, tout s’effondre. Je me dis, merde, si on en arrive à des suicides réels, sans même parler des suicides commerciaux (on peut penser à Public Enemy qui s’est mis à faire n’importe quoi par rapport à ce qu’ils avaient pu être)… Je considère d’ailleurs le mouvement du gangsta rap comme une sorte de suicide musical collectif. Il y a dedans des choses extraordinaires : N.W.A., quand ça arrive, c’est tellement incroyable… « Fuck the police », c’est inouï. Mais quand tu t’aperçois qu’en fait c’est pas tout à fait inouï, que derrière ça il y a une forme de marketing, ou que Ice-T et Ice Cube vont jouer dans les pires navets possibles, tu pleures quoi ! Tu te dis, c’est pas vrai… Alors ça n’enlève rien à ce qu’ils ont pu faire et représenter à une époque. Mais bon, tout ça mis bout à bout, pour moi c’est du suicide. Et alors, même s’il y a encore des disques ou des artistes qui me font penser que la flamme est toujours là, grosso modo, j’y crois plus. J’arrête au bout de quelques années pour travailler au lancement d’un quotidien qui s’appelait Le Jour. J’arrête donc assez brutalement mon rapport à la musique en tant que journaliste.

Après ça reviendra un peu dans Libération, mais ça durera pas longtemps. Avec Laurent Rigoulet, qui est maintenant à Télérama, on lance en 1995 une chronique rap régulière. On va même, je crois, faire un hors-série sur le rap. J’interviewe à nouveau les NTM, sachant qu’à l’époque il y a des gens au sein de la rédaction qui me disent froidement que Libé, c’est IAM… alors que moi, c’est NTM et je vous emmerde ! [rires]

J’ai d’ailleurs fréquenté les NTM à une époque, au moment où Sear a travaillé avec mon copain Yannick Bourg. Une fréquentation un peu compliquée puisque de journaliste à artiste, c’est toujours délicat, l’amitié n’existe pas, ce sont des rapports assez compliqués. Mais je vais avoir des rapports assez forts avec eux, notamment Joey Starr. Je me suis même retrouvé en garde à vue avec eux…

A : Raconte !

DD : C’est une histoire que j’ai déjà un peu raconté dans Best à l’époque. Les NTM ont déjà sorti leur premier album, nous sommes en 1991 ou 1992. Je dois les accompagner à Angoulême pour un concert. On se donne rendez-vous à la gare Montparnasse. Et là, grève SNCF. Comme tout le monde, on attend deux heures sur le quai. Les esprits s’échauffent un peu, et au sein de la bande c’est plutôt rigolo. Quand le train arrive, tout le monde se précipite. Dans le wagon, DJ S pose ses disques sur la banquette pour aller en chercher d’autres, je l’aide un peu. Là, arrive un monsieur d’un certain âge, excédé, qui s’assied ostensiblement sur les disques. Et il se prend un coup de tête – je ne dirai pas par qui, mais on serait étonné… Bon, voilà, c’est pas très malin, le mec saigne du nez… Les flics arrivent, le type leur dit : laissez tomber, c’est un peu de ma faute…

Mais l’un des flics regarde Joey et Kool Shen, et leur lance: « mais je vous reconnais, vous ! C’est vous qui avez dit à la télé qu’on avait des têtes de gorets ». Effectivement, les NTM avaient balancé ça à la télé quelque temps avant… Joey et Shen se démontent pas : « ouais, ouais, effectivement, c’est bien nous ». Je les suis et me retrouve quelques heures en garde à vue avec eux. Quand les flics leur demandent leur identité, leur profession, etc., tous se mettent à donner des conneries, des métiers du cirque, genre dompteur ou trompettiste. Joey, lui, dit « équilibriste », réponse que je trouvais magnifique parce que totalement… vraie. Je réponds que je suis journaliste ; et les flics sont un peu étonnés… On sort tous au bout de cinq heures, sans suite, puisque pas de plainte. Voilà, on s’est retrouvé à dix ans dans un réduit, vraiment un local à balai, le manager Sébastien Farran était allé chercher des sandwiches, et là, moment inoubliable, les NTM me rappent a capella un morceau pas encore sorti, qui s’appelle… « Police ». Une fois sortis, je leur demande de me le refaire, j’ai encore l’enregistrement sur une vieille K7, et je le garde !

Voilà, c’est une petite anecdote, il y a aucune gloire à en tirer, mais ça a scellé quelque chose. On s’en est reparlé ensuite, c’est un truc qu’on a partagé. C’est aussi révélateur de tout le malentendu sur le rap, la « violence » prétendue…

A : Yannick Bourg [qu’on salue! NDLR] m’avait parlé il y a quelques années d’un projet de documentaire sur les NTM, après celui fait par Sear, mais visiblement ça partait un peu en capilotade… Tu étais dans ce coup-là, non ?

DD : Ah ouais, bien sûr ! C’était bien après celui de Sear. C’était d’ailleurs difficile de faire mieux. Sur plein de plans, le sien est un super objet. Là, nous sommes des années plus tard, avant la reformation du groupe. On doit être en 2007. Sébastien Farran nous appelle avec une idée de documentaire, alors que ça va faire dix ans que le duo est séparé, etc. Avec Yannick, on voit d’abord Joey – dans un ancien lupanar de Pigalle transformé en bar un peu chic – puis Kool Shen, et ça se passe super bien, on sent bien qu’il y a encore un sentiment fort entre eux malgré le fait qu’ils ont pu s’entredéchirer par voie de presse. On expose à chacun notre idée de documentaire. Joey est dans ses bons jours, il pète la forme, nous fait une imitation extraordinaire d’Henri Salvador… Super. Kool Shen est charmant, direct, comme toujours.

Le documentaire – je préfère garder la trame pour moi, parce que j’espère qu’un jour on pourra le réaliser… – ne s’est finalement pas fait, pour plein de raisons. D’abord parce que Sony… c’était drôle de retourner chez eux, c’était vraiment la major qui n’avait plus d’argent, plein de disques d’or au mur, mais une moquette complètement abîmée : alors que vingt ans avant ils roulaient sur l’or ; là, c’était la sidérurgie en crise… Bon, ils étaient gentils, mais à part peut-être une ou deux personnes, ils ne comprenaient pas et même ils avaient un peu peur. Réflexes marketing, « les gens ne vont pas aimer… », bref des conneries. Ensuite, il y a eu des réalisateurs qui pensaient que le film c’était eux et pas les NTM… ça s’est pas très bien passé. D’autres auraient été parfaits mais n’avaient pas le temps.  Je me souviens d’un rendez-vous pitoyable avec Jamel Debbouze. Le garçon nous a pris de haut, il avait à peine lu notre synopsis, Yannick l’a recadré d’une phrase, on s’est salué et on s’est jamais revus.

Plus tard, Farran m’a reconnu que, dans son esprit, cette idée de documentaire était une marche parmi d’autres vers la reformation. Et que donc on avait été en quelque sorte les instruments – certes amicaux, ce n’était pas de la manipulation – d’un processus… Nous, on ne le savait pas et si on l’avait su, on n’aurait pas pris, car tout le documentaire était basé sur le fait que Joey et Kool Shen ne se parlaient plus. Le documentaire parlait autant de l’amitié en général que des NTM en particulier : qu’est-ce que c’est que l’amitié, le temps qui passe… Donc, le fait qu’ils se réconcilient, c’était formidable pour eux, mais pas du tout l’objet de notre film. Finalement, ce documentaire ne s’est pas fait, ils se sont reformés, ont rempli le Zénith, fait leur vie, voilà… Nos chemins ont à nouveau pris un peu de distance, mais j’espère qu’un jour on pourra se retrouver ; on a suffisamment de souvenirs communs pour faire un truc chouette.

A : Pour revenir sur la rivalité dont tu parlais tout à l’heure, le groupe IAM est interviewé dans le livre, quand même…

DD : Eh oui, Akhenaton est un mec intelligent… et je me souviens que leur cassette [Concept], qui circulait à l’époque, était très maîtrisée, ils étaient sans doute les plus avancés à l’époque. Mais au fond, avec le recul, ce qu’ils ont fait depuis, ça m’intéresse vraiment pas. Disons que qui a vu les NTM en répétition, ou en concert, durant les grandes années, ne peut pas… Derrière, pour les autres, c’est très difficile, quoi. D’ailleurs dans mon souvenir, l’interview avec IAM a été un peu tendue… [Il fouille dans sa mémoire] Ah oui, je les attaque un peu sur l’Égypte, sur le mode : pourquoi vous nous emmerdez avec l’Égypte, civilisation de l’esclavage, etc. Disons qu’ils se donnaient un petit genre intellectuel suranné, voilà. Mais c’étaient des bons gars…

« Il va y avoir des restaurants rap comme il y en a des rock : ça veut dire que c’est la fin, faut partir de l’île, faut se barrer ! »

A : Et cette rubrique régulière dans Libé dont tu parlais se fait ? Elle a une certaine durée de vie ?

DD : Oui, c’est une rubrique hebdomadaire. Mais c’est pas ce que Stéphanie Binet a pu faire par la suite, elle qui a vraiment suivi, et qui a eu la bonne position, c’est-à-dire de suivre cette musique tout en suivant les banlieues, ce qui d’une certaine manière permet de conserver la raison d’être profonde de cette musique. Ce que nous on ne faisait plus, on était déjà presque dans un truc d’esthètes… Je vivais en banlieue et je pouvais aussi faire des papiers sur ce sujet, mais en étant beaucoup moins impliqué que ce que Stéphanie a pu faire. J’ai un grand respect pour ce qu’elle a accompli.

Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, le show-business m’a eu, quoi. Mais vraiment, j’en ai pleuré. En fait, l’idiot dans l’histoire c’était moi : j’avais pas vu ou pas voulu voir ça avant et, d’un coup, ça m’a sauté à la figure.

A : Mais tu entres dans les coulisses des majors comment exactement, parce que tu écris non seulement sur les artistes mais aussi sur l’industrie du disque ?

DD : Oui, parce que j’aime bien découvrir l’envers du décor… En fait j’ai une position assez simple : j’aime bien évoluer dans les lignes ennemies. Ça m’intéressait de voir comment les maisons de disques fonctionnaient. J’avais par exemple, à l’époque de Best, fait une enquête sur comment le ministère de la Culture avait décidé de soutenir le rock et le rap, ce que j’estimais être un non-sens absolu. Comment on allait décerner un diplôme de manager de rock, qui pourrait devenir un diplôme de manager de rap… ça me paraissait tellement loin de la musique. Quand tu fais une enquête comme ça, tu croises des gens formidables, mais aussi de vrais salopards.

A : Tu ne lâches pas complètement l’affaire puisque, dans les remerciements finaux de Tarnac, Magasin général, on trouve le nom de Mos Def (aux côtés de Pavement et des garage bands 60’s)…

DD : J’y reviens en fait par le mash-up. Ce que j’aime le plus c’est ça, des mecs qui font des remixes à partir d’albums que j’ai beaucoup aimés ou que je vais découvrir. Il y a des trucs super, le plus grand à mes yeux étant Max Tannone, de New York, et ce que j’aime dans les mash-ups, c’est leur désintérêt commercial, des objets débarrassés de tout rapport marchand puisque c’est en téléchargement gratuit, ou bien tu peux donner la somme que tu veux, et quand c’est bien je donne de l’argent. Par contre, je m’intéresse plus du tout à l’actualité et pour être franc, depuis 1995 en gros je ne sais pas trop ce qui s’est passé dans le rap… Je m’en veux, parce que je suis sûr qu’il y a de super trucs, mais je n’y ai pas accès, question de temps aussi…

A : Lis-tu à l’occasion, même seulement par curiosité, des articles de la presse d’information généraliste sur le rap, ne serait-ce que parce que certains artistes, comme Eminem ou Jay-Z, sont devenus quasiment incontournables et ont suscité beaucoup de commentaires ?

DD : Ah, tu vois, je disais une connerie parce que Eminem, c’est après 1995, et j’ai adoré. J’ai beaucoup aimé les premiers albums et trouvé le film 8 Mile bouleversant, parfait sur ce que pouvait être le rap, en tout cas dans l’idée que je m’en fais. Quand je tombais sur un article sur lui, je le lisais. Mais les articles généraux sur « la génération rap », ce genre de choses, je laisse tomber.

A : Et un livre comme celui de Nick Cohn, Triksta, qui parle du rap sudiste avec pour cadre la Nouvelle Orléans ?

DD : Ah oui, Triksta, je l’ai lu. D’abord parce que Nick Cohn, c’est pas rien. Ensuite parce que c’était sur le rap. Et aussi parce que je l’ai lu dans la perspective de mon enquête sur Tarnac. C’est-à-dire : comment on raconte une histoire en étant en quelque sorte partie prenante. C’est un très bon livre, très fort. C’est compliqué parce que quand tu sors de la lecture, tu es assez découragé. Là tu vois vraiment des mecs se faire siphonner par le business.

A : En prélude au bouquin en ligne, tu indiques : « Le lecteur avisé pourra mesurer combien le Rap a, depuis, évolué. Et combien, parfois, je me suis totalement trompé ». Qu’est-ce que tu voulais dire précisément ? Allusion implicite au monde des majors, à la fin d’un certain enthousiasme ou au fait que le terme « révolution » était finalement…

DD : Tout ça à la fois ! Une forme d’enthousiasme qui s’est abîmée contre la réalité. Je pense que ceux qui ont gagné, ce ne sont ni les artistes, ni les auditeurs : ce sont les marchands. Mais de toute façon… c’est toujours le cas ! [rires] Et ça ne doit empêcher personne d’y croire. Je ne voudrais surtout pas décourager les lecteurs de ce webzine : si on croit encore à tout ça, il faut foncer. Si certains sont énervés par l’interview et écrivent après un rap vengeur, tant mieux. Je suis toujours dans une position d’encouragement. Simplement je passe souvent de phases d’enthousiasme à des phases de désillusions, c’est comme ça. Au fond je trouve qu’il n’y a en général jamais mieux qu’un premier album, de rock ou de rap. Rien de mieux en tout cas que quand tu découvres un genre musical, que tu es affamé et que tu bouffes tout, même si tu t’aperçois dix ou quinze ans après que tu as avalé n’importe quoi ! C’est pas grave, l’important c’est l’intensité du plaisir. Sinon tu verses dans le pire, le cynisme, ou dans un truc qui me fait peur, le côté archiviste, muséographe. Le retour aux jeunes années, vivre dans le passé, ça me terrifie. Or le rap est maintenant assez vieux pour qu’on ait cette tentation-là. Et puis il va certainement y avoir des restaurants rap comme il y a des restaurants rock, ça veut dire que c’est la fin, faut partir de l’île, faut se barrer ! [rires] Il y a peu d’aventure dans la nostalgie, voilà.

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