Leila Sy, polyvalence artistique
Interview

Leila Sy, polyvalence artistique

Photographe, clippeuse, directrice artistique, en 2019, Leila Sy a ajouté une nouvelle corde à son arc en coréalisant le film Banlieusards .

Photographie : Brice Bossavie

Cela fait plusieurs années que l’on connaît le visage de la femme qui façonne l’identité visuelle de Kery James, notamment à travers ses clips. Longtemps dans l’ombre comme de nombreux architectes, Leila Sy accompagne le rappeur dans la définition de son esthétique. Même si elle n’est pas exclusive, leur collaboration est le fil rouge de la carrière de la directrice artistique, représentative de ses choix, ses engagements et ses ambitions.

Tombée dans le hip-hop toute petite, la jeune Leila commence par danser à 11 ans en même temps que se développe son amour pour la musique. Le mouvement et le son : une convergence absolue de ses passions. Diplômée de l’école d’arts graphiques Penninghen, elle qui aurait pu travailler n’importe où choisit de mettre ses compétences au service du hip-hop. On pourrait même croire que c’est plutôt le hip-hop qui l’a choisie, tant sa vocation est inaltérable depuis des décennies. Textile, photo, clip, scénographie et aujourd’hui cinéma, Leila Sy est de ceux qui ne veulent pas choisir leur support d’expression. Celle qui ne se considère pas comme une artiste déploie sa vision à travers l’art en général, sans limites, pour mettre en images les messages des autres, mais toujours en concordance avec les siens.

Ses moteurs ? Un besoin d’expression, une soif de connaissance et une volonté à toute épreuve. Si Leila aime quelque chose ? Elle se lève, apprend et applique. Si Leila rencontre un obstacle ? Elle se relève, apprend et recommence. Si Leila accomplit des prouesses ? Elle avance, apprend et va encore plus loin.

2019 est une belle année pour Leila. Les projets se multiplient et sont mis en lumière à leur juste valeur. La sortie du film Banlieusards qu’elle coréalise avec Kery James est l’occasion pour nous de revenir sur le riche parcours de cette travailleuse forcenée.

TRACK LIST ET THE SOURCE Photographe et directrice artistique

Je débute par l’image fixe. Je suis photographe pour Track List, magazine qu’on lance avec David Dancre, Noé2, OBSEN… tous des amis. C’est vraiment un petit magazine sur lequel on se prend bien la tête. On fait tout, on est de tous les concerts. Ensuite, les équipes du magazine américain The Source se tournent vers la France pour leur version européenne et font appel à nous. Ils auraient très bien pu aller voir d’autres équipes, comme RER et d’autres assez gros – ce qui d’ailleurs a un peu déplu à certains, ce que je peux comprendre puisqu’ils étaient beaucoup plus installés que nous. David est journaliste, il est le rédacteur en chef. Il commence à s’entourer de gens : Chino Brown, Hugo Van Hoffel, qui a lancé l’émission L’Effet papillon sur Canal+, Mouloud fait ses armes avec nous aussi. Il s’avère logique dans notre équipe que ce soit moi qui prenne la direction artistique du magazine. On a la possibilité de prendre le contenu américain qu’on veut pour le traduire, en images et en textes. Mais il faut qu’on produise ce qui concerne la France. C’est un challenge assez important, il faut qu’on arrive à garder une certaine qualité, en tout cas visuelle. Les Américains envoient du lourd avec les photos shoots et on n’a pas du tout leurs moyens. Je commence à faire certaines images et petit à petit je monte une équipe de photographes, je m’empare vraiment de ma position de directrice artistique. Je ne fais presque plus de photos, je suis plus là pour faire le lien entre l’artiste et le photographe. J’accompagne les photographes pour essayer de trouver le bon plan, le bon décor, ce qui ferait la différence avec les autres médias avec lesquels l’artiste a enchaîné des interviews toute la journée dans le même hôtel. C’est une époque hyper foisonnante : on vole à Zurich pour un concert privé de Busta Rhymes, le lendemain on est avec un KRS One, puis on se retrouve à Boulogne avec Booba ou dans un parking avec LIM à fumer des bédos. [rires] On est partout, c’est juste dingue. Tout ça est accompagné de nuits blanches à la skunk, on ne dort pas pendant trois jours, on doit boucler 156 pages par mois. Quand l’artiste américain est assez connu en France, on lui consacre la couverture, mais quand on doit faire les couvertures françaises, il y a les huit ou neuf doubles pages à illustrer avec. C’est quand même une grosse usine à gaz, mais ça coule tout seul parce qu’on est vraiment des passionnés. On shoote encore à l’argentique et avant de prendre la photo de l’artiste, on fait un Polaroïd de contrôle. J’ai donc une collection de Polaroïds d’énormément d’artistes de la scène française que j’ai commencé à faire signer. De cette époque, j’en garde le souvenir d’une belle liberté, je n’ai pas encore d’enfants, je suis tout le temps dehors. Et surtout, j’ai noué des amitiés qui sont encore très fortes aujourd’hui.

LEILA ET KERY Le début d’une longue collaboration

Je rencontre Kery durant l’époque The Source, au bureau. Il a une discussion avec je ne sais plus qui, ça ne va pas, les gens ne comprennent pas ce qu’il veut. Je crois qu’à un moment – je ne sais même pas s’il s’en souvient – il dit en parlant de moi : « Je veux bien parler avec elle ». On se pose tout au fond de cette espèce d’appartement tout tortueux, dans notre salle de repos, et je me retrouve à faire un peu la médiatrice. Je ne me souviens plus exactement quel était le sujet mais ça m’a amusée qu’il se dise que je pouvais le comprendre. Comme quoi, c’est un peu les prémices de ce qui s’est construit professionnellement parlant entre nous par la suite. J’ai déjà un grand respect pour l’artiste, pour ce qu’il est et pour ce qu’il représente dans notre société. Des artistes qui prennent position de manière aussi ferme sans trop tergiverser par rapport aux sujets qu’ils défendent, il n’y en a pas tant que ça. Beaucoup d’artistes sont transformés par le business, mais ça n’est pas le cas de Kery. Et même s’il s’est déjà essayé à des trucs un peu fun parce que ça reste un rappeur, il a quand même cette espèce de mission qui le dépasse. C’est ce qui m’a toujours plu dans ma culture. J’adore m’encanailler sur des gros sons, pourquoi pas salaces, quand je suis au top en train de m’amuser sur un dancefloor, mais c’est le côté plus revendicatif, plus social, plus engagé qui m’attire. Disons qu’en tant que métisse, avec toutes les problématiques que j’ai pu vivre, ça m’a vachement aidée à me construire.

DEVOIR DE MÉMOIRE Apprendre pour agir

L’association « Devoir de mémoire » naît en 2004 en réponse aux questionnements suivants : « Pourquoi on ne se sent pas français ? pourquoi on n’est pas chez nous ? pourquoi c’est si compliqué pour nous de nous ancrer ? ». Pour que quelque chose se construise et pousse il faut qu’on ait un endroit dans lequel planter nos racines et réussir à s’épanouir pour vivre. C’est d’abord une réflexion entre potes, très égoïste, personnelle. Puis on a envie de rencontrer des historiens, d’être un peu moins cons. Avant ça, j’avais été sollicitée pour parler de sujets sur lesquels j’étais trop légère, comme le colonialisme, les rapports historiques. Ce n’est pas du jour au lendemain que tu peux prendre la parole sur ces sujets-là, il faut travailler. On commence à organiser des conférences, on rencontre par exemple Benjamin Stora [NDLR : historien français spécialiste de la guerre d’Algérie], on a parlé avec lui des massacres de Sétif et Guelma en mai 1945. Petit à petit, on ouvre le spectre aux amis des amis et il commence à y avoir du monde qui veut apprendre, comme nous. On peut construire ici, aimer notre pays, on peut être dans autre chose que dans la contradiction. Moi je me suis construite dans la contradiction, je n’étais pas française, j’étais galsen, et quand je suis arrivée au Sénégal, j’étais une toubab. C’est où chez moi alors ? Et puis on est rattrapés par l’actualité, malheureusement pas la mort de Zyed et Bouna le 27 octobre 2005. De « Devoir de mémoire », on passe à « Devoir de réagir ». On organise des réunions hebdomadaires pour discuter de tout, avec des témoignages, et un jour on a voulu agir : « Vous avez vu comment l’info est traité aux infos ? Ils sont en train de dire qu’ils brûlent leurs bibliothèques, ils sont en train de nous détruire en fait. Comment on peut leur faire pareil ? Avec le vote, mais qui a sa carte ? ». Personne n’avait sa carte d’électeur. Comment dire aux gens d’aller voter quand on n’a pas notre carte ? On s’empare alors de toutes les possibilités, des personnalités autour de la table qui rameutent du monde. C’est finalement le début du buzz avant qu’il existe. On fait ce gros buzz d’aller s’inscrire sur les listes électorales mais devant les caméras, à Clichy-sous-Bois, avec plein de jeunes qui s’inscrivent aussi. Et là on commence à faire peur. Mais c’est aussi là que les choses dégénèrent un peu. Les élections présidentielles approchent, on tente de nous récupérer, on n’est pas assez solides. Les gens qui sont vraiment sur le terrain, les vrais activistes, disent : « Mais c’est quoi ces people qui viennent de se faire du buzz ! », alors qu’à la base, franchement, on aurait pu faire autre chose. Ça nous coûte à tous, ça me coûte beaucoup dans ma vie personnelle car c’est associé à mon couple. [NDLR : avec JoeyStarr, cofondateur de l’association] On est entre deux feux, entre les politiques qui essaient de nous nous manipuler et les vrais activistes de terrain pour qui on n’est pas légitimes. Je me retrouve sur le plateau de « Ripostes » sur France 5 face à Marine Le Pen. OK je suis briefée mais franchement je ne suis pas bien, ce n’est pas un truc pour moi. C’est un exercice désagréable mais Joey n’aurait pas pu y aller, Besancenot non plus… L’équilibre ne marche plus, on n’est pas préparés. J’aurais aimé qu’on le soit car avec le recul il y avait un truc à faire. Mais à l’époque on l’a fait avec énormément d’amour et de naïveté, on s’est engagés pour de vrai, on n’a pas fait semblant.

« Le clip « Banlieusards » a posé les bases de plein de trucs que j’ai développés par la suite en studio. »

DE L’IMAGE AU CLIP Une suite logique

Quand j’ai mon premier fils, je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir faire car je suis incapable de rester sans activité. Je pose simplement les choses les unes à côté des autres et je me dis : hip-hop, musique, danse, image… ce n’est pas compliqué. C’est comme une équation et j’en arrive très rapidement à l’envie de me tourner vers le vidéo-clip. C’était logique ! Je fais signe à Chris Macari que j’avais fait bosser à l’époque dans The Source, puisqu’il a fait la même école que moi. À la fin de chaque numéro de The Source, il y avait toujours une illustration qu’on appelait « Le mot de la fin » et c’était Chris qui la dessinait. Il a un tournage en préparation et je lui fais part de mon envie de faire du clip. Il m’emmène alors avec lui au Sénégal, bosser sur le clip de Mokobé et Viviane Ndour « Safari », en 2007. Il me prend en première assistante, le pauvre. Si on avait demandé à Chris à l’époque si j’étais une bonne première assistante, il aurait dit oui par gentillesse. [rires] Je ne connais pas ce métier, j’essaie d’aider comme je peux. Avec un peu de recul, je me rends compte à quel point le premier assistant est vital, c’est lui qui borde le réal’. Sans un premier assistant, je ne suis que peu de choses, parce que faire des plans de travail, des feuilles de service, ça pète la tête. Moi je suis là en mode : « c’est génial, on va faire ça et ça », mais après tu as tout le côté organisationnel. Et je comprends d’ailleurs pourquoi certains cheminements sont nécessaires pour arriver à ce métier.

« LE COMBAT CONTINUE PART 3 » Première expérience

C’est lorsque je suis à Dakar que Kery m’écrit pour me demander de lui faire un clip. Chris me dit : « Mais vas-y je t’aide » et c’est comme ça que « Le  Combat continue part 3 » est né. On avait déjà travaillé ensemble avec Kery mais sur des t-shirts. Je travaille ce clip en dessinant, je dessine énormément, je croque, je fais des plans, donc je commence par ça. Je me dis que ça sera une déambulation, Kery marchera d’un point A à un point B, avec la boxe notamment. La maison de disques nous donne une référence très claire, « The Game » de Common. Ce clip est vraiment un point de départ très fort, au point qu’on a souvent été critiqués pour l’exploitation de cette référence. On sait que notre clip sera en noir et blanc, qu’il y aura une scène de concert. On pousse le curseur par la suite, que ce soit pour les yeux blancs ou pour le reflet. Le clip fonctionne grâce à l’énergie particulière de Kery, au savoir de Chris qui le coréalise avec moi et puis peut-être à ma chance de débutante. À l’époque il n’y a pas Daymolition, l’énergie est encore street et un peu inédite. C’est un souvenir très fort.

« BANLIEUSARDS » La pièce maîtresse

On enchaîne directement sur le clip de « Banlieusards » pour lequel Kery me laisse complètement libre. Les tableaux et les cadres, c’est vraiment mon concept. Je travaille avec Hélène Sy [NDLR : présidente de l’association CéKeDuBonheur, compagne d’Omar Sy, sans lien de famille avec Leila] au casting – il y a près de 80 figurants – et Fulldawa à la production. Je commence à être entourée de manière beaucoup plus solide, à voir dans quelle mesure je vais pouvoir mettre en forme mes idées. Je ne me vois pas comme une artiste, je mets mon savoir-faire au service de l’artiste. Je mets en image ses idées, parfois je me permets d’insuffler des choses et de me les approprier aussi. C’est obligatoire, je ne peux pas complètement m’effacer. « Banlieusards » est vraiment le clip qui a posé les bases de plein de trucs que j’ai développés par la suite en studio, car le studio reste mon lieu de prédilection pour travailler. J’adore ça, c’est un espace clos, tu peux donc tout contrôler. Justement pour ce clip, on délimité tout. On crée des espaces pour que les gens puissent être un peu guidés, tout était dessiné et cadré.

CLIPPER Une profession de foi

Après avoir eu la chance de faire les études que j’ai faites, d’avoir accès à une certaine science, je considère que notre mouvement mérite d’avoir la même qualité visuelle que la pop. Un de mes camarades de promo que j’adore est devenu directeur artistique de Vogue par exemple. Moi j’étais dans mon coin à faire des clips de rap en n’étant pas vraiment sûre qu’un jour je transformerais l’essai. Je mets au défi des réalisateurs, des metteurs en scène de fiction, de venir s’atteler à l’exercice des clips vidéo, chez nous en tout cas, parce que ce n’est vraiment pas facile. Que ce soit dans les délais où tout doit aller toujours très vite, les mecs te contactent, c’est toujours pour hier, tu dois tout pondre très rapidement. Tu n’as pas le temps de prendre un peu de recul, il faut que ça débite. C’est une contrainte mais maintenant que je suis complètement immergée dans cet univers, je peux dire que sur le long-métrage, j’ai pris cher. C’est comme si le clip était un sprint et le long-métrage une course de fond. Je mets quatre jours à me remettre d’un clip, j’ai l’impression qu’un camion m’a roulé dessus. Je n’ai plus de voix, j’ai des courbatures, j’ai plein d’images dans la tête parce que c’est extrêmement intense. Plus d’une fois je me suis dit que ça n’avait aucun sens. Je passe ma vie à travailler et finalement la reconnaissance est certes au rendez-vous pour les aficionados, mais quand tu ouvres le spectre : rien ! On m’a déjà dit : « Écoute, tu peux faire de la pub mais il va falloir que tu nous fasses une démo », ce qui est une façon de me faire comprendre qu’il y a beaucoup de Noirs et d’Arabes dans mes images et qu’il faut montrer autre chose. La France est forte de toute sa diversité et il y a un vrai problème là-dessus. On est chez nous, on est beaux et brillants aussi, on a plein de choses à dire et à défendre, et pour ce faire il faut qu’on s’empare pleinement de tous les médias, de tous les modes et canaux d’expression.

Il n’y a pas de métier plus fantastique que la réalisation, j’ai vraiment beaucoup de chance de faire ce métier. Je me suis battue aussi pour trouver un métier dans lequel je n’ai pas l’impression de bosser. Je ne pars pas au bagne, même si je suis crevée, même si je bosse le dimanche, que WhatsApp bippe encore à 2 heures du matin… J’ai tellement appris et grandi grâce à la réalisation !  J’ai désormais une soixantaine de clips à mon actif, disons que j’ai une aisance, une facilité à mettre en forme les idées qui sont dans ma tête et ensuite à les travailler avec les gens. J’ai toujours cette émotion incroyable d’être sur un plateau de tournage, c’est un moment où je me détache complètement de moi, du regard de l’autre, je suis complètement habitée par ce que je suis en train de mettre en place. Et je crois que c’est l’endroit où je suis la plus heureuse au monde. Je m’affranchis complètement de toutes mes angoisses, de tous mes doutes. Je suis convaincue, parce que je sais que ma position nécessite que je le sois et que je partage cette énergie à tous pour qu’on avance et qu’on aille dans la même direction. Aujourd’hui, je récolte un peu les fruits de cet engagement parce que faire un film, finalement je suis la seule de ma promo à l’avoir fait, à avoir réussi à travailler en mon nom simplement. Au début c’était juste un blaze et puis petit à petit je laisse des petits grains de sable un peu à droite à gauche. J’espère un jour pouvoir être un exemple pour les jeunes filles. Je veux leur dire que même si ce n’est pas facile, c’est possible de s’approcher de ses rêves, de faire un métier qui nous plaît.

« J’ai toujours cette émotion incroyable d’être sur un plateau de tournage, c’est un moment où je me détache complètement de moi. »

INSPIRATIONS Un renouvellement permanent

Il y a des morceaux que j’écoute énormément avant de les mettre en image. Il y en a d’autres pour lesquels j’ai peut-être moins d’affinité artistique, ça peut arriver, donc je travaille à partir des paroles, je demande toujours le texte. Parfois l’idée peut émerger d’un mot, d’une tournure de phrase, et parfois c’est la feuille blanche, je ne suis pas inspirée. J’essaie de ne plus trop faire d’appels d’offres, ça me coûte énormément de pondre des idées, de réfléchir, ça va chercher en moi beaucoup de matière et ce n’est pas une source intarissable. Pour se renouveler, il faut à chaque fois réachalander sa bibliothèque de formes et d’idées, mais quand tu as une vie un peu remplie, tu n’as plus le temps de lire ni d’aller voir des expos, alors que ça fonctionne comme ça. Il faut se nourrir pour aller chercher de l’inspiration, être dans une espèce de transe créatrice pour proposer quelque chose qui n’a pas déjà été effleurée d’une manière ou d’une autre. Comme disait Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». S’appuyer sur des choses qui ne sont pas dans le même milieu, ça peut te permettre d’explorer d’autres trucs. C’est ce que je préconise quand on me demande mon avis, surtout les jeunes. Je leur dis de ne pas avoir peur d’écrire, de formuler et de laisser une trace de ce qui est dans ta tête. À l’image, on joue très souvent avec l’inconscient collectif, les gens ne vont peut-être pas savoir sur quoi tu t’appuies mais ils vont saisir le sens. Dès que j’écris un concept, j’ai des références picturales, cinématographiques, j’essaie d’éviter l’autoréférencement mais c’est très difficile d’avoir du recul là-dessus. Pour Kery, j’ai un peu tout construit depuis des années. Quand on est dans un morceau qui est dans la lignée de ses grands sujets, même s’il essaie de le faire différemment, la ligne de conduite reste la même malgré tout. D’ailleurs j’entends beaucoup dire que Kery fait toujours la même chose, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Quand les gens disent qu’ils se lassent un peu, c’est peut-être parce que justement moi aussi je dis un peu toujours la même chose à travers l’image. Par exemple, le côté Black Panther est toujours là. Même si on est moins portés dessus à un moment, il y aura toujours une référence, une image où il aura un cuir ou un sweat à capuche. Je l’inscris dans une imagerie. Quand je mets du cuir et un béret, on sait très bien à quoi ça fait référence, les icônes, les grandes photographies, Huey P. Newton. Désormais, il y a le côté plus habillé pour Kery, mais aussi des réminiscences un peu plus assumées de ses origines. En ce moment je suis très tournée vers l’Afrique, j’essaie d’apporter de la couleur, ça c’est depuis « Douleur ébène ».

MODES ET TECHNIQUES Suivre son époque

À l’époque où je fais le « VLB » de Lino en 2014, il n’y a pas encore Daymolition et tous ces clips faits en cité qui se sont vachement démocratisés depuis. C’est une écriture qui permet de produire à moindre coût et de répondre à un certain type de rap, de très belles choses sont faites d’ailleurs. En plus des tendances, il y a aussi des moyens techniques qui ont changé la donne comme l’apparition du 5D ou du Ronin. [NDLR : stabilisateur pour caméra qui facilite et multiplie les prises de vue] Il y a plus de choses qui sont produites par ceux que j’aime bien appeler les « réalisateurs orchestres », parce qu’ils sont capables de pratiquement tout faire : cadrer, gérer les lumières, mettre en scène… ce dont je serais incapable. Ce n’est pas une fin en soi, la réalisation c’est aussi réussir à s’affranchir de certains codes et à proposer d’autres choses quitte à se mettre en danger. Mais c’est plus difficile, il y a plus de gens sont sur le marché aujourd’hui. La qualité technique n’est peut-être pas toujours au rendez-vous mais tu sens quand il y a une idée, un désir d’être force de proposition. J’essaie de garder un regard bienveillant sur tout ce qui se fait, en espérant que les autres en fassent de même en ce qui me concerne. Je regarde sur Instagram les nouveautés mais heureusement que mes fils de 12 et 14 ans, complètement accrochés à leur temps, sont là pour me guider. Sans eux, je serais passée à côté de Koba LaD par exemple, ils adorent Zola aussi. Là j’ai vu un petit gars sur Instagram que j’ai surkiffé, sur 1minute2rap, il s’appelle Joy.s.a.d, c’est un tueur à gages. Justement, grâce aux réseaux sociaux, il y a aussi cette démocratisation qui n’est pas que visuelle. Tu as des rappeurs qui ne sont peut-être pas au bon endroit au bon moment mais qui arrivent à envoyer du texte. Je trouve qu’il y a un retour à des choses plus textuelles et ça me fait kiffer.

CHOIX Fidèle à elle-même

Quand on me parle de mon travail de clip, on me parle très souvent de Kery et c’est normal. Que ce soit avec Lino ou encore plus avec les L.E.J, bosser avec eux me permet de changer d’univers et de m’atteler à d’autres problématiques. Je suis capable de tout faire à partir du moment où le courant passe et où je comprends bien ce que veulent les artistes. Potentiellement, je pourrais demain faire un clip pour Florent Pagny même si ça ne viendrait pas à l’idée des gens qui voient ma démo. Je suis hyper sectorisée mais c’était aussi un choix à mes débuts, j’essayais vraiment d’avoir une direction artistique qui est hyper dure. Et puis un jour je me suis rendu compte que je n’étais pas obligée de tout signer et qu’il ne fallait pas que je m’empêche de continuer à apprendre et à faire ce que j’aime. Si demain je fais un clip où ça rappe n’importe quoi, pourquoi pas, mais ce sera une fois, pas quinze. Parce que même si je me suis encanaillée sur des trucs un peu bounce, ce n’est pas ce qui me fait vibrer profondément. Je n’ai plus 20 ans, il faut aussi que je sois en accord avec ce que je suis et ce que je tente d’apprendre à mes fils. C’est pour ça que le cinéma, la fiction, c’est une suite logique. Ça me permet de continuer à faire ce que j’aime tout en étant fidèle à ce que je suis en tant que femme.

« Le clip est un sprint et le long-métrage une course de fond. »

JE T’AIM3 LA TRILOGIE La première fiction

L’idée est venue de Cristo, qui a longtemps été mon premier assistant et qui est aussi réalisateur, et de Kub qui est mon monteur. C’est un duo de réalisateurs qui travaille beaucoup pour Vald. Kub avait écrit un court-métrage sur la famille [NDLR : finalement devenu l’épisode 2 de la trilogie], et de là Cristo a eu une illumination et a proposé une trilogie. Il a écrit le premier et moi le troisième volet, avec Vald comme acteur principal. Même par rapport à nos âges et à notre vécu, ça s’articulait bien comme ça. Je t’aim3 a aussi eu une vocation à sortir des choses que j’avais besoin d’évacuer. C’était la honte mais j’y suis allée. C’était un peu gênant parce que tous ces gens me connaissaient. J’ai fait en sorte que ce soit personnel mais propre, pour mes enfants et moi. J’espère que ce n’est pas emprunt de rancœur mais de beaucoup d’amour pour ces femmes, hommes et couples qui se retrouvent dans ces situations et qui en sont malades. Vald est un mec incroyable car il a tout de suite été chaud pour les scénarios. Il nous a permis de faire un crowdfunding sur sa tronche puis de le mettre sur sa chaîne YouTube. Il a même suivi la promo, il s’est prêté au jeu. Il a mon respect éternel pour ça, je le porte vraiment en très haute estime. J’aime l’énergie avec laquelle on fait Je t’aim3 et avec laquelle tout le monde a travaillé. J’ai fait ce court-métrage avec mes équipes originelles et ça a été vraiment quelque chose de hyper fort d’arriver à la fiction avec Banlieusards, le film.

DU CLIP AU LONG-MÉTRAGE Le film Banlieusards sur Netflix

J’ai beaucoup appris avant d’arriver sur le long-métrage Banlieusards qui a été déclenché quelques mois après Je t’aim3. J’englobe le court-métrage avec Vald dans cette aventure parce que déjà c’est mettre en scène un rappeur – même si je n’ai pas du tout les mêmes relations avec Vald puisque je l’ai seulement eu sur le plateau une fois pour le clip de « Musique nègre ». Mais grâce à Je t’aim3, j’ai vu quelles étaient les choses que j’avais bien faites et celles que je devrais absolument revoir si j’arrivais à faire une autre fiction. Quand je suis en clip, je peux parler par dessus la musique par exemple, donner mes directions alors que c’est en train de tourner. Pour un film, avec le son et toutes les problématiques liées au cinéma, je devais être beaucoup plus concise et donner toutes mes directives avant qu’on lance le moteur puis l’action.

Le film Banlieusards a représenté beaucoup de pression parce qu’on voulait sûrement trop montrer qu’on était capables. C’est tellement incroyable comme aventure que n’importe qui de normalement constitué se mettrait la pression, pour bien faire, même si je pense que je suis meilleure sous la pression. Financièrement, ce film a été compliqué à monter, on a rencontré beaucoup de refus, ce qui nous a un peu interloqués avec Kery James. On a pu sortir ce film grâce à Netflix, qui nous ont dit : « D’accord mais on veut découvrir de nouveaux talents ». Déjà quand tu dis ça, t’as tout gagné. Ils sont venus deux fois sur le tournage et ont été tellement discrets que j’aurais aimé pouvoir mieux les recevoir et être plus attentive.

Le tournage de Banlieusards a été un moment extrêmement enrichissant qui m’a beaucoup appris. Il a duré six semaines et demi dont cinq semaines et demi au Bois-l’Abbé à Champigny-sur-Marne. On était vraiment dans un univers qu’on connaît très bien, un quartier de banlieue.Les quartiers nous ont montré et donné ce qu’ils ont de plus positif : l’entraide, le respect, l’attention, l’intérêt pour ce qu’on faisait. On a essayé de faire travailler un maximum de gens du quartier sur ce projet. Toute la figuration, même les petits seconds rôles, est faite par des gens qui viennent de Bois-l’Abbé. On déjeunait toujours hyper bien grâce aux mamans et aux associations qui nous faisaient à manger. Tous les grands frères étaient là pour nous encadrer et faire en sorte que ça se passe bien, je garde un super souvenir de cette cohabitation. On a été super bien reçus, ça a été un bonheur de travailler là-bas.

On a dû travailler à un rythme hyper soutenu, on avait beaucoup de séquences à rentrer chaque jour. Ce qui donne lieu à des choses magiques et à d’autres pour lesquelles j’aurais aimé prendre plus de temps. Par rapport à mes comédiens par exemple, leur demander peut-être de m’offrir une palette un peu différente, mais on était pris par le temps. Mais ça, encore une fois, je ne pouvais pas le savoir avant de me confronter à la matière en montage. Ce qui est compliqué, c’est qu’on ne tourne pas un film dans l’ordre, on peut commencer par tourner la séquence de fin, et c’est là où c’est compliqué pour les comédiens et où notre travail est hyper important. Il faut toujours bien resituer où on est dans le film, où en est le personnage dans son évolution. Pour qu’en montant dans l’ordre, il n’y ait pas de différences de ton ou d’intensité. J’ai été moi-même, j’ai fait comme d’habitude en essayant d’échanger au maximum, d’être attentive, beaucoup dans l’affection. Je ne sais pas si c’est comme ça qu’il faut faire mais en tout cas moi, je fonctionne comme ça. Je les aime comme s’ils étaient tous mes enfants, j’ai une espèce de truc hyper maternaliste, je voulais qu’ils se sentent bien. J’aurais aimé emmener avec moi toute mon équipe dans ce projet de long-métrage, mon chef opérateur historique par exemple. Là j’ai pu emmener ma cheffe costumière et ma cheffe maquilleuse, ce qui est déjà génial. Néanmoins, je pense que c’est normal et ils ont bien fait, Netflix a voulu nous entourer d’équipes solides avec une vraie connaissance de la fiction et du cinéma.

Comme le film le montre, il faut arrêter de se mettre dans une posture victimaire parce que je ne sais pas faire ci, que je suis une femme, que je suis noire… on l’a fait, c’est tout ! Je suis d’un tempérament positif, j’essaie d’oublier un peu tout ce qui a été douloureux et de ne garder que les bons moments. Il faut parler de ce film uniquement pour dire que dans toute aventure, il y a des moments durs et qu’il faut savoir se relever, avec du travail et de la ténacité. Ce film est à la fois une histoire qu’on raconte mais elle est aussi l’histoire de Kery, la mienne à ses cotés et toutes ces équipes qui réussissent à faire un film. C’est quelque chose d’assez beau même s’il ne faut pas non plus mentir à toutes les futures générations, qui, je l’espère, vont rêver grand et se rendre compte que c’est possible.


Bonus

Leila Sy commente d’autres de ses réalisations.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*