Chris des Ténèbres avant le luxe
Interview

Chris des Ténèbres avant le luxe

Il rappe depuis longtemps, mais n’avait jamais diffusé sa musique au delà de Genève avant 2018. Chris des Ténèbres a pourtant de beaux morceaux à offrir et un univers propre, simple de prime abord mais plein de subtilités. Retour sur un début de carrière tranquille et prometteur, pour sa première interview.

Photographies : Manuel Firme

Avec trois sorties en une douzaine de mois, Chris des Ténèbres a posé les fondations d’une discographie qu’il a bien l’intention de bâtir ces prochaines années. Le Genevois n’a pas commencé à rapper hier, mais il a attendu de se sentir au niveau pour enregistrer sa voix sur piste audio et la diffuser au-delà des rues de sa ville. À vingt-cinq ans, il est enfin prêt à faire entendre à tous son style. Très visuelle, plus descriptive que métaphorique, son écriture participe pour beaucoup à son identité. Elle est obscure comme l’indique son nom de scène, mais porteuse d’ambitions, en parfaite adéquation avec la cité helvétique qui voit évoluer CDT. Ses principaux gimmicks sont « Keskidi CDT ? » et « Après les ténèbres le luxe ». C’était bien assez pour lui demander ce qu’il avait à dire, et le questionner sur la dichotomie genevoise –et la sienne- entre noirceur et or.


 

Abcdr du Son : « Après les ténèbres, le luxe » répètes-tu comme un mantra sur tes trois projets sortis jusqu’alors. Elles ressemblent à quoi, les ténèbres ?

Chris des Ténèbres : À quoi ressemblent les ténèbres ? Elles ressemblent à New Crack City, où on a évolué, des endroits sombres. Tout le quartier est sombre. Les ténèbres, c’est le quartier : La Jonction, là où j’ai grandi à Genève,  ville où je suis né il y a vingt-cinq ans. Et dire qu’après les ténèbres il y a le luxe, c’est pour aller vers des paysages plus lumineux.

A : Ton premier projet, Gamma GT, est sorti en 2018. Quelles ont été tes activités musicales antérieures ?

CDT : Avant Gamma GT, j’écrivais, et je le faisais dans l’ombre. Je faisais partie du collectif 13Sarkastick mais je ne présentais rien en solo. Je participais aux concerts par exemple. Nous étions vraiment un groupe de potes qui faisaient des trucs entre eux et pour eux. À titre individuel, je n’avais rien sorti avant Gamma GT, j’écrivais seulement. C’est avec cet EP que je me suis mis vraiment dans le rap.

A : En premier lieu, comment est-ce que tu commences le rap, bien avant de penser à sortir un EP ?

CDT : Je devais avoir autour de quatorze ans quand j’ai eu envie de rapper, et c’est de Marekage Streetz que m’est venue cette envie. Au quartier ça rappait bien et c’est ça qui m’a fait écrire quelques phases par-ci, par-là. Ensuite, il y avait un atelier rap à la maison de quartier et j’y ai appris ce qu’était un seize mesures, comment structurer un couplet, dès lors c’était un peu plus sérieux pour moi. L’atelier était notamment animé par Abadir, un ancien de Genève. Mais il n’y a pas eu que lui, parce que j’y suis quand même allé pendant deux ou trois ans à l’atelier rap, il y avait un micro, des platines, on pouvait s’entraîner à rapper. Le rap, je n’en faisais que là-bas, pas du tout à la maison. Plus tard, vers mes dix-sept ans, Salaam a formé le collectif 13Sarkastick que j’ai donc intégré.

A : Quel a été le déclic pour que tu décides de franchir le pas d’une sortie en ton nom en 2018 ?

CDT : J’avais un peu plus de temps à consacrer à la musique et cela faisait un moment que beaucoup de mes potes m’encourageaient à sortir des trucs. Ils me disaient que ce que je faisais était propre, mais moi-même pour avoir eu quelques expériences au studio avant Gamma GT, j’étais satisfait de ce que j’écrivais et pas de ce qui sortait du studio. Il se trouve qu’en 2018 j’ai fait la rencontre d’Osciopak qui m’a fait progresser dans le studio. C’est chez lui que j’enregistre, il a réussi à m’orienter pour que je sois moi-même satisfait de mes sons. J’ai commencé à les sortir quand j’ai senti que c’était carré.

A : Sur « Arkham » tu dis : « Comment te prendre au sérieux ? Tu Shazames des classiques ! » Quels sont les tiens, et écoutes-tu beaucoup de rap ?

CDT : Oui, vraiment j’en écoute tous les jours, la musique me permet de faire les choses, et la première fois que je me suis intéressé à elle c’était par le rap. Les trucs qui passaient à la radio, je les calculais de loin, sans plus, et quand j’ai vu les clips de rap sur MTV là ça m’a vraiment parlé. C’est parti de là. Ensuite, pour citer mes classiques je dirais d’abord Lunatic, puis Néochrome : tout ce qui sortait de chez eux j’ai beaucoup écouté, et bien sûr Marekage Streetz. En rap cainri j’écoutais beaucoup de son West, et à New York c’était Mobb Deep et 50 Cent.

A : Pour revenir sur la phrase citée au-dessus, penses-tu qu’il faut réellement un background culturel pour faire du rap, que pour être rappeur il faut s’être instruit sur cette musique ?

CDT : Non, parce que chacun a ses classiques. Cette phrase je l’ai vraiment écrite en rigolant parce que c’est vrai que ça m’amuse quand quelqu’un me demande « quel est ce son ? » à propos d’un truc que je considère moi comme classique. Mais tout le monde a les siens.

« Je devais avoir autour de quatorze ans quand j’ai eu envie de rapper, et c’est de Marekage Streetz que m’est venue cette envie. »

A : Non loin de toi évolue Nikya du Mal, avec qui tu as collaboré plusieurs fois. Quels sont vos liens, que fait-il de son côté ?

CDT : Nikya du Mal et moi Chris des Tenèbres, c’est F.A.D Gang Shit, on est comme un binôme et on va sortir un projet commun, ça se prépare. Nikya du Mal était lui aussi dans 13Sarkastick, il est du quartier, on a fait les quatre-cents coups ensemble. De son côté il prépare aussi des trucs en solo, en parallèle de notre projet commun que l’on prend bien le temps de faire, pour que ce soit carré.

A : Vous étiez tous les deux invités sur le dernier album de Mr Bil, Centre-Ville Centre-Ville, et Bil est lui-même invité sur A.L.T.L.L. C’est un mentor musical pour toi ?

CDT : Franchement, la vérité : pour  moi Marekage ce sont vraiment les boss de Genève. À l’époque on se tuait à leur musique, c’est le quartier mais pour moi ce sont des piliers, vraiment. Bil, A’s, White… Des piliers du rap genevois.

A : Et la scène actuelle de la ville, qu’en penses-tu et comment te situes-tu par rapport à elle ?

CDT : Ça rappe depuis longtemps à Genève mais là c’est en train de bien prendre avec Di-Meh, Slimka et Makala… Après comment je me situe là-dedans personnellement ? Je fais mon truc, ça ne parle pas forcément à tout le monde mais je suis en train d’évoluer. Ça ne fait que depuis 2018 que je me suis mis à sortir officiellement des sons. Je vais encore progresser !

A : Tu travailles avec quels beatmakers et quelle part d’implication as-tu dans tes instrus ?

CDT : Les instrus sont hyper importantes pour moi, d’ailleurs tu remarqueras que je mentionne le beatmaker à chaque clip. J’essaie d’être impliqué dans la prod, dans le sens où je capte mes soss’ qui sont dans ça, des fois je leur passe des samples. Je n’écris pas toujours sur des instrus mais sur des temps, donc je sais quel BPM demander pour que l’instru colle à mon texte. Quand je vais voir mes beatmakers, je sais ce que je veux. Après, ça m’est arrivé qu’un producteur me fasse écouter un beat et que ça colle avec un de mes textes, où qu’il me donne envie d’écrire dessus. Mais la plupart du temps, je travaille en direct avec lui.

A : Tu fais régulièrement référence à l’univers de Batman, qu’est ce qui te parle autant là-dedans ?

CDT : C’est surtout par rapport au son « Arkham » ? J’y fais peut-être référence ailleurs sans m’en rendre compte. Mais Batman était un de mes dessins animés préférés quand j’étais petit, j’aime le fait qu’il soit aussi sombre que les méchants. J’aimais beaucoup étant petit, mais même maintenant à vingt-cinq ans je peux me remettre devant ce dessin animé et je vais autant kiffer.

« Ça ne fait que depuis 2018 que je me suis mis à sortir officiellement des sons. Je vais encore progresser !  »

A : Sur « Stationne » tu évoques Chair de poule et La Famille Addams, là encore on est sur des trucs sombres.

CDT : Quand j’étais petit j’aimais bien ces choses, je ne sais pas pourquoi. Ça me parlait beaucoup quand je tombais dessus et c’est resté jusqu’à aujourd’hui, j’aime les films d’horreur.

A : Cela semble cohérent avec ta musique, plutôt nocturne et souterraine selon moi. C’est une vue de mon esprit ou tu partages cette conception ?

CDT : J’écris beaucoup la nuit c’est vrai. Parfois, j’ai un peu d’inspi dans la journée et je note des phrases, mais lorsque je les continue, c’est la nuit. Développer mes textes, c’est un taff de nuit ! Pour l’enregistrement par contre ça se passe de jour, vu qu’on est chez Osciopak et qu’on évite de réveiller le voisinage.

A : Hormis le côté nocturne, il y a également une part d’extérieur dans ton rap : les rues, les boulevards, les parkings. Est-ce que tu écris dehors ?

CDT : Oui, justement les phases dont je parlais qui me viennent à l’esprit et que je note, elles arrivent généralement quand je suis dehors. Tout ce que j’écris, c’est ma vie, c’est ce qui est réel. J’écris souvent mes phases en live quand je vois quelque chose. J’ai une écriture très simple. Je n’utilise pas trente mille mots pour dire une chose.

A : Tu as sorti trois projets en environ un an, était-ce quelque chose que tu avais prévu en amont de Gamma GT ou est-ce juste le fait d’une productivité récente ?

CDT : Ça s’est fait un peu au feeling mais par exemple quand j’ai sorti Gamma GTKeskidi CDT était déjà prêt et enregistré. J’ai d’abord voulu sortir deux EP, des six titres pour me présenter. Je me disais que si j’arrivais avec un projet où il y avait trop de morceaux, les gens n’allaient pas forcément l’écouter en entier du premier coup. Avec A.L.T.L.L j’ai voulu mettre plus de titres, que le projet soit plus travaillé.

A : Même si tu rappes depuis longtemps, est-ce que tu as la sensation qu’avec ces sorties tu as progressé ?

CDT : Oui, surtout au studio. Quand j’ai commencé à enregistrer, faire un son me demandait un peu plus de temps qu’aujourd’hui. C’est surtout au niveau du studio que j’ai progressé.

A : A.L.T.L.L tu le considères comme un album ?

CDT : Pour moi, un album doit sortir en physique donc non. Sur les plateformes il est considéré comme un album parce qu’il y a plus de huit titres et qu’il dure un peu plus de trente minutes mais selon moi un album n’en est un que s’il sort en CD. A.L.T.L.L est un gros projet pour moi, mais pas un album.

A : Tu envisages d’en sortir un dans un avenir plus ou moins proche ?

CDT : Alors je vais continuer sur ma lancée, là je prépare un nouveau projet solo mais je ne sais pas encore s’il y aura moins, autant ou plus de titres que sur A.L.T.L.L. Car en même temps je suis sur le projet commun avec Nikya et sur encore un autre projet commun avec un frérot.

A : Avec Salaam ?

CDT : Exactement !

« Développer mes textes, c’est un taff de nuit ! »

A : Si demain on te demande de faire un album, qu’est-ce qui au-delà du physique dont tu parlais différencierait ce projet des autres ? Est-ce que ta démarche changerait ?

CDT : Je ferais ce que je sais faire. Je ne vais pas essayer de faire des sons plus commerciaux ou autre. Je ne vais pas chercher le tout public. L’idée ce serait de faire un peu comme A.L.T.L.L, des morceaux qui ont différentes vibes, dans un univers cohérent. La différence porterait vraiment sur le nombre de morceaux et la sortie physique.

A : « J’ai du potentiel, yes, mon défaut c’est la paresse » disais-tu sur « Venom ». Les penses-tu vraiment, si oui par quoi l’expliques-tu et cela te joue-t-il des tours dans la musique ?

CDT : On pourra toujours plus charbonner. Même quand on est satisfait, il est possible d’aller plus haut. Moi j’ai écrit ça parce que je pense que tu trouves toujours un truc à faire alors que tu as un objectif et que cela t’en dévie. J’ai toujours un bail à faire alors qu’au moment où je le fais je pourrais rester concentré, essayer d’écrire… Ceux qui pètent, ils sont focus H24. Moi, je le suis quand j’écris, mais je pourrais prendre plus de temps pour le faire.

A : Tu n’es accompagné par aucune structure, personne ne t’assiste dans la musique ?

CDT : Je suis seul. Le nom Cash Vision XXL Record qui figure sur mes projets c’est moi qui me suis autogéré. Je fais tout moi-même, je vais chercher mes prods chez mes soss’, je m’arrange moi-même avec Osciopak pour l’enregistrement, sans intermédiaire. Tout ça, il faut le financer, les clips aussi d’ailleurs et c’est pour ça aussi que je ne peux pas forcément écrire en permanence. Il y a des moments où il faut faire de l’argent.

A : Tu es en relation avec Limsa d’Aulnay, comment ça se fait ?

CDT : On s’est rencontrés la première fois qu’il est descendu à Genève et il avait bien kiffé mon délire. On avait déjà taffé quelques sons et là celui sur A.L.T.L.L on l’a fait durant l’été 2019. Je suis monté une ou deux fois sur Paris et on s’est captés, mais lui vient plus souvent et on se voit à chaque fois. C’est le blood !

A : Tu es monté quelques fois sur Paris, dis-tu. Est-ce que tu as envie d’atteindre la France par ta musique ?

CDT : Si je me suis lancé dans le son c’est pour qu’il y ait un plus grand auditoire. C’est cool d’être validé dans la ville, mais dépasser les frontières c’est mieux. Personnellement j’aime bien monter sur scène et si je peux le faire à Paris ou ailleurs  en France ça me fera plaisir.

A : En termes de musique, tu as des points que tu voudrais améliorer, des objectifs ou même des sonorités vers lesquelles tu aimerais aller ?

CDT : Je pense que je me suis trouvé, je suis vraiment dans mon délire et j’aime bien. Je compte rester dans la même vibe, un peu ténébreuse et avec le temps je ne vais que progresser. Ce qui est sûr c’est que je ne vais pas faire des zumbas. C’est clair.

A : « Après les ténèbres le luxe » on y revient pour finir. À quoi il ressemblera, ce luxe ?

CDT : On n’ira plus dans les parkings pour être au chaud, on y ira juste pour garer nos putains de caisses.

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