Abi2spee le rat volant
Interview

Abi2spee le rat volant

Avec Roi des rats, Abi2spee présente le nouveau volet d’une discographie entamée il y a quelques années par Les Perséides. Son style hybride, la philosophie qu’il développe, sa productivité étaient autant d’arguments pour donner la parole à un rappeur hors du commun, voguant incessamment vers la liberté.

Photographie : Mero Uno

Il a un palmier sur la tête et des vagues dans le crâne. On peut le croiser près du lac Léman ou sur une plage marseillaise, démarche nonchalante, à l’image de son attitude au micro : désinvolture et facilité. Abi2spee se laisse aller tranquillement, sans penser aux exigences sociales ni aux codes de quelque milieu que ce soit. Pour ce qui est de sa musique, elle se veut wavy, un qualificatif sur lequel il revient dans cet entretien. Il rappe, certes, mais il chante aussi, et surtout il ne se pose pas la question. Les registres se confondent au fil de ses morceaux, “mon style n’est pas défini” écrit-il d’ailleurs au détour de son “Mégatube”. Il est un mot récurrent au long de l’interview qu’Abi2spee a accordé à l’Abcdr : “liberté”. Elle est à la fois le moteur du rappeur et l’objet de sa quête. Hors des clous, dans les égouts ou les étoiles, il avance le plus loin possible des sentiers battus quitte à ne pas être compris de tous. Son offre est différente, elle est unique et mérite une pleine exploration.


 

Abcdr : Depuis tes débuts tu t’identifies à un animal assez répugnant pour beaucoup de gens : le rat. Pourquoi ?

Abi2spee : Le rat est une métaphore de moi, de la ville et de comment je m’y sens. C’est un animal considéré comme répugnant, il a hérité d’une mauvaise réputation car il a pu transmettre des maladies mais il n’est pas plus sale que les autres animaux. C’est un mammifère comme nous et s’il est sale c’est parce que la ville est sale, au même titre qu’un écureuil. Tout le monde trouve l’écureuil trop mignon mais c’est un rat en vrai. La différence c’est que le rat vit avec nous dans la ville, il est sale parce que nous sommes sales. Mis à part ça, c’est un animal que je respecte parce que c’est intelligent, hyper speed, ça marche en équipe, ça se reproduit vite. Je m’identifie pas mal à cet animal assez vif !

Abcdr : En pensant au rat, on pense aussi aux égouts.

Abi2spee : Il y a ce truc underground, les rats ce sont des gars qui sont sous la ville, qui se cachent du feu des projecteurs. Dans la littérature, dans le cinéma, dans la bande dessinée, les rats ont toujours été dédicacés un peu partout. Dans mon enfance, il y avait des rats dans plein de dessins animés, c’est un truc qui habite tout le monde. Chaque personne qui vit en ville a une relation avec le rat, qu’elle la refoule ou pas.

Abcdr : Sur le visuel de ta mixtape Ratitude, on te voyait au milieu d’une horde de rats, avec deux villes en arrière-plan : Marseille et Genève. Tu partages ta vie entre ces deux cités ?

Abi2spee : Je suis né à Genève et j’ai dû bouger parce que j’avais trop d’histoires là-bas, je n’avançais pas. Je suis allé à Marseille, une ville que je ne connaissais pas, et là ça fait quatre ans que je suis entre les deux. À Genève il y a toujours ma famille, mes shabs, tout mon groupe, mais être ici à Marseille me permet de me sentir plus à l’aise, c’est une ville que j’aime beaucoup. J’ai l’impression d’être trop un rat à Genève et d’être plus compris à Marseille.

Abcdr : Par quoi expliques-tu le fait de trouver Marseille plus agréable à vivre ?

Abi2Spee : Hormis le fait que ce sont deux villes différentes, elles sont déjà dans deux pays différents, aux mentalités très différentes même si à Genève on a un côté assez français. La différence de mentalité entre la France et la Suisse est quand même assez flagrante, et je me sens moins libre en Suisse. La liberté est un des trucs les plus fondamentaux dans mon existence, comme un rat qui est libre de faire ce qu’il veut, or en Suisse il y a trop de barrières pour moi. Il y en a moins en France et encore moins à Marseille j’ai l’impression. C’est une ville ouverte, et une grande ville. Plus la ville est grande, mieux je m’y sens car je suis moins confiné. C’est en ça que je préfère Marseille, après Genève, c’est dans le cœur.

Abcdr : Il y un immense lac à Genève et la mer à Marseille aussi.

Abi2spee : Exact ! Je ne pourrais pas vivre dans un endroit où il n’y a pas d’eau. Genève en été, c’est de la bombe, on peut se baigner dans le Lac ou dans le Rhône, il y a un truc vraiment cainri, presque comme L.A. !

Abcdr : À Marseille, tu fréquentes le centre-ville ?

Abi2spee : J’ai toujours été dans le centre-ville ici oui, actuellement je suis à Noailles. Je ne fréquente pas trop les quartiers extérieurs tout simplement parce que je n’ai rien à y faire, j’ai deux, trois soss’ qui habitent là-bas, mais ce sont plutôt eux qui viennent au Centre que le contraire. Ici comme à Genève, les quartiers populaires et le Centre se confondent, j’aime ça, tout converge.

Abcdr : Tu disais être né à Genève, dans ton enfance là-bas portais-tu un intérêt particulier à la musique, et a fortiori au rap ?

Abi2spee : Tout dépend de ce qu’on appelle enfance… Le premier CD que j’ai eu entre les mains, c’est un album de Mc Solaar, ça peut paraître cliché. Mon daron est un rasta, il me faisait écouter beaucoup de reggae, et m’a aussi fait écouter Cinquième as. J’avais un ordi car il était à fond dans l’informatique, et le seul CD que j’avais à écouter dans cet ordi était cet album, que je mettais donc en boucle ! Je connais chaque morceau. Sinon jusqu’à douze, treize ans, avant que j’élargisse mon intérêt pour la musique, ce que j’écoutais était très cainri : 50 Cent et tout ce qu’il y avait sur MTV Music. Je n’avais pas d’autonomie, je ne savais pas où aller chercher de la musique avant que des potes me montrent Limewire. Le rap français, je me suis vraiment mis à en écouter quand j’ai découvert Dany Dan, il m’a ouvert l’esprit sur trop de trucs et a déclenché mon attrait pour la musique. Je découvrais des références, ça allait de morceau en morceau et ça m’a rendu fou, je me suis dit qu’on pouvait faire trop de choses ! Après j’ai écouté Nubi Sale, qui m’a beaucoup inspiré, d’ailleurs Ratitude fait écho à Scarlatitude.

Abcdr : Tu étais intéressé par les rappeurs à l’écriture technique donc…

Abi2spee : Oui c’est ça, une fois que j’ai compris que je pouvais écouter des gars qui rappaient en français, que je pouvais comprendre, je me suis dit que c’était trop stylé ce qu’ils faisaient. Quand j’écoutais un album, je m’en faisais le film, il y a un rapport au cinéma dans le rap et c’est aussi pour ça que je suis attaché à l’écriture.

Abcdr : Si  tu devais choisir un album ultime pour Marseille et un autre pour Genève, lesquels citerais-tu ?

Abi2spee : C’est compliqué… Pour Marseille… [Hésitant] J’ai envie de te dire un album de Jul. En arrivant ici, Jul, je ne comprenais pas le délire. Même si je kiffe l’écriture comme on en parlait, j’ai un gros attrait pour la musique un peu plus instinctive. Au fur et à mesure j’ai compris le del’ de Jul, avec D’Or et de Platine j’ai pas mal accroché. Pour Genève je dirais J’encule le monde de Mr Bil, il m’a bien matrixé. Je ne connaissais pas tous ces gars, c’est un pote qui me les a fait écouter à peu près en même temps que je découvrais Dany Dan et tout. Après ça j’ai connu Marekage Streetz et l’album de Bil m’a vraiment fait kiffer.

« Je vois la société comme une sorte de grand laboratoire et le but est de s’en affranchir.  »

Abcdr : Ton premier projet, c’est Les Perseides ? Quel est ton parcours avant ça ?

Abi2spee : Quand j’ai sorti Les Perseides, qui est bien mon premier projet, ça faisait déjà un moment que je rappais, mais je ne le faisais que dans des caves avec mes rats. À partir de mes seize, dix sept ans, on rappait dehors tout le temps, et on ne savait pas ce que c’était de faire un morceau. C’est l’année où je suis parti à Marseille, un peu sur un coup de tête, que j’ai réussi à trouver un équilibre et que j’ai pu me poser pour rapper. Je suis allé chez un pote pour enregistrer un premier morceau : “Les Étoiles filantes”. Après, ce gars-là m’en a présenté un autre qui avait un studio dans lequel j’ai fait quelques morceaux des Perseides, puis je suis allé à Genève faire les morceaux suivants avec Sawmal. En le faisant je savais que chaque morceau aurait une place dans le projet, j’étais assez naïf et quand on a eu assez de titres ça a donné Les Perseides, quelque chose d’assez pur au final.

Abcdr : Tu n’es jamais passé par ce cursus assez classique de l’atelier rap à la maison de quartier ? Tu as appris seul, dehors ?

Abi2spee : Non, jamais je n’ai été dans une maison de quartier faire ça. C’est la chambre la maison de quartier ! La chambre, un son cainri et on rappe. On se retrouvait on avait tous nos textes et on rappait.

Abcdr : Depuis Les Perseides, tu poses sur des instrus différents les uns des autres, pas forcément connotés rap d’ailleurs, les registres sont divers. Comment procèdes-tu pour choisir tes beats, d’où viennent-ils ?

Abi2spee : Je suis assez libre par rapport à la musique et quand j’entends quelque chose qui me fait kiffer je rentre dedans. J’essaie de poser le moins possible sur des sons d’Internet, sur des beats dont je ne connais pas l’auteur. Vu que parmi les beatmakers que je connais, pas mal font des trucs différents les uns des autres, ça m’a fait faire plein de choses, après il y a quelques instrus que je suis allé chercher sur Internet parce qu’ils étaient particulièrement différents. J’avais envie de tester plein de choses, c’est un peu l’objectif de ma musique : prendre toutes les bonnes choses que je peux essayer et les contracter dans un produit.

Abcdr : Le morceau “Sex, drugs & doses d’alcool” est assez évocateur, tu y cites plein de groupes de rock et les sonorités qu’on y entend illustrent ta volonté d’éclater les barrières entre les genres.

Abi2spee : Exactement, il n’y a plus trop de barrières ! Les références rock, c’est parce que je kiffe ça, tout simplement, même si je n’en écoute pas beaucoup, je kiffe. J’aime aussi ce que la rockstar représente culturellement.

Abcdr : Tu parlais de Jul tout à l’heure, sa musique participe pleinement de cette idée d’abolir les frontières entre genres musicaux, de les mélanger sans se poser la question de la source. Il a désinhibé le rap par rapport à ça.

Abi2spee : Oui, c’est possible qu’il ait aidé d’autres rappeurs à casser les barrières. La musique évolue comme ça. De la même façon, il y a des rappeurs qui ont une voix bizarre et qui cassent cette barrière, permettent à d’autres de se lancer avec une voix bizarre, c’est l’évolution et c’est trop bien. Jul ce qu’il a fait, c’est incroyable.

Abcdr : Il y a certes dans ton rap cette liberté artistique, mais elle s’accompagne d’un discours qui est une ode permanente à la liberté. Que fais-tu pour être le plus libre possible au quotidien ?

Abi2spee : Je casse les barrières justement. Quand j’étais à Genève, je n’ai pas pu faire la school, des problèmes familiaux m’en ont empêché, mais moi je voulais quand même étudier. Comme je n’avais pas de bac, je n’avais pas accès aux grandes études, j’étais censé tout reprendre… Il a fallu que je ruse et que je trouve une solution pour faire des études. Ça, c’est une façon de m’affranchir, j’en parlerai dans des morceaux un jour. Dans le morceau “Roi des rats” je parler de “sortir du labo pour devenir le roi des rats”, comme une souris de laboratoire qui s’échappe. Je vois la société comme une sorte de grand laboratoire et le but est de s’en affranchir. La société te met des bâtons dans les roues, elle veut te cadrer, il faut devenir indépendant. Je suis sur la route de l’indépendance et c’est elle que je vise.

Abcdr : “Tout ce que je fais c’est wavy, je suis toujours wavy”, t’entendait-on chanter sur la tape Wavy Summer vol.0, que signifie “wavy” dans ta bouche ?

Abi2Sspee : “Wavy” c’est le fait de savoir glisser, que ce soit sur l’eau, sur les idées, sur les gens, sur la musique, sur le beat… C’est une relaxation, un certain relâchement. La barrière est dure, elle est rigide, ce qui est wavy est tranquille, souple. C’est ça la wave.

Abcdr : Au début de ton morceau “Bowling” tu susurres à l’oreille de l’auditeur : “Bonsoir, viens on sort…” Cela synthétise deux éléments de ton son : il prend place en soirée, et ouvre vers l’extérieur.

Abi2spee : Encore une fois ça rejoint l’idée de liberté : en sortant la nuit on croise moins de gens. Ce que j’aime c’est sortir le dimanche, la nuit, dans la rue qui d’habitude est bondée et qui là est vide. C’est là que je me sens vivre et c’est là que j’écris la plupart de mes textes. Je me pose sur un banc, tranquille sous la lune. La lune influence la mer, la mer est wavy. Je suis rythmé par la nuit.

Abcdr : Cogites-tu beaucoup à ta musique ? Est-ce que tu la conceptualises ?

Abi2spee : Sur le moment je ne réfléchis pas vraiment, mais après coup je le fais. J’essaie de trouver un truc assez pur au moment de la création, par contre ensuite ça me donne à réfléchir. Je pars du principe qu’il y a une part d’inconscient dans la musique et que la mienne me donne des clefs sur moi-même. “Ah ouais, j’ai sorti ça, pourquoi ?” je réfléchis. Parfois ce n’est pas du tout le cas, je m’en fous je sais très bien que ce sont des trucs juste bêtes, mais parfois ça me permet de prendre un recul supplémentaire sur moi.

« Je pars du principe qu’il y a une part d’inconscient dans la musique et que la mienne me donne des clefs sur moi-même.  »

Abcdr : Il y a un élément qui est récurrent dans ta musique. [Se reprend] Du moins qui était récurrent, c’est peut-être moins le cas maintenant…

Abi2spee: La tise ?

Abcdr : La tise, la fête, la drogue. Quel rapport entretiens-tu à la fête, comment la perçois-tu ?

Abi2spee : C’est un moment de rencontre. C’est la fête avant la défonce, la défonce vient avec la fête. Moi je ne suis pas du style à me défoncer tout seul, ou très très rarement. J’aime bien rider, être avec des gens, rigoler, c’est ça qui m’anime en vrai. La tise va avec ça, c’est un moyen de se lâcher. Faire la fête pour moi c’est en équipe, dans un parc, dans un bar, dans un tabac, une épicerie, un appart. Je suis moins du style boîte de nuit ou quoi.

Abcdr : Dans un titre tu parles d’avoir “ridé l’Afrique” et tu sous-entends que ça t’a changé. Où es-tu allé et peux-tu développer ?

Abi2spee : Mon père est burkinabé, je suis souvent allé au Burkina et à l’époque c’était pour de longues durées. Ça m’a ouvert l’esprit, la mentalité y est très différente de celle en Europe, ça contraste. En Afrique, il y a une grande liberté et des barrières en moins, mais en même temps il y a peu de moyens et cela crée d’autres barrières. Quand j’ai écrit ça sur Ratitude, j’étais allé là-bas peu de temps avant et je m’étais dit que les gens en Europe étaient trop coincés. Je n’ai pas envie de croire qu’il n’y a que l’Europe sur la Terre, j’ai d’autres horizons. Sortir en boîte dans les grandes villes de l’Afrique de l’Ouest, à Ouagadougou, Bamako ou Abidjan, c’est un truc de fou, ça danse beaucoup plus, c’est bien plus convivial.

Abcdr : Derrière les paradis artificiels de la fête et dans ta quête de liberté, il y a la recherche d’une plénitude qui se fait jour, et une part de spiritualité. Quel est ton rapport à cela ?

Abi2spee : Je considère que le spirituel est aussi important que le matériel. L’un ne va pas sans l’autre. Le but est d’être bien dans sa peau, dans sa vie, bien avec les astres qui nous entourent. J’ai l’impression d’en parler moins que je n’y pense, pour moi c’est très important. C’est aussi important d’être riche en esprit qu’en matériel.

Abcdr : En tant que rappeur qui a un produit musical à vendre, tu es par exemple obligé d’utiliser les réseaux sociaux sur ton smartphone. Comment vis-tu cette nécessité, est-ce qu’elle te freine dans ta recherche de liberté ?

Abi2spee : Oui, un peu… Ce serait bien de faire de la musique sans regarder les chiffres, mais on ne peut pas. Il faut être présent sur Instagram… Mais en même temps ça me fait marrer, je suis de cette génération, je joue le jeu, c’est comme donner à manger aux crocodiles. C’est vrai que faire certains trucs me saoule… Je n’ai pas envie de les faire, mais c’est le jeu, on est obligé. Je ne prends pas un réel plaisir à le faire.

Abcdr : Ton morceau “Cloud girl” parle des réseaux sociaux et du rapport que peut entretenir une fille à ceux-ci. Les filles sont justement une composante majeure de tes textes, est-ce que tu écris pour elles, est-ce que tu penses à elle en créant ton son ?

Abi2spee : Il y a eu différentes période de ma vie. Durant certaines périodes, j’ai clairement écrit pour des filles en particulier, elles font entièrement partie de ma vie. J’ai beaucoup de potes meufs aussi, j’essaie de rester toujours correct. On m’a parfois reproché de ne pas l’être, pour moi c’est une mauvaise interprétation.

Abcdr : L’ambiguïté existe dans ta musique si on n’en est pas très familier, en restant à la surface, on peut te trouver goujat, il faut t’écouter avec attention pour saisir les subtilités et l’amour. Selon moi, cela te rapproche de Doc Gynéco ou Stomy Bugsy.

Abi2spee : C’est un super compliment, merci, j’aime beaucoup Gynéco et Stomy. Je ne veux pas faire dans le consensus “ouais, je t’aime, tu m’as quitté, blablabla” des trucs à l’eau de rose de télénovelas… On peut dire des trucs choquants, mais pas insultants. C’est cru comme la vie. Une pute sur un trottoir, c’est cru, mais ça existe, on peut en parler, on peut le dire et c’est juste hypocrite de ne pas le faire ou d’en parler à la manière d’une snitch qui serait détachée de ça. Je vis des choses, elles sont crues, j’ai le droit d’en parler sans les maquiller.

Abcdr : Autre sujet récurrent dans tes textes : la police. Tu lui voues une profonde détestation. La considères-tu comme une ennemie du peuple ?

Abi2spee : La police est l’outil de la reproduction sociale, elle permet aux riches de garder leurs biens et aux pauvres de le rester, en gros. La police, c’est des mecs dans la rue qui ont des guns et des matraques, c’est la répression. Moi je dis qu’on pourrait faire autrement. Ils ont des guns, des matraques et ce ne sont pas les plus malins, ce ne sont pas les plus aptes à porter un tel poids. J’ai été victime de pas mal de violences policières, j’ai le seum en fait. J’ai le seum contre les flics en général. Ils représentent la barrière que je veux transcender. Et quand tu te fais tabasser par un mec en bleu, et bien tous les prochains mecs en bleu que tu verras te rappelleront celui-là, ils ont le même uniforme, c’est la même team. Même s’il y en a un qui est plus cool que l’autre, ils sont dans la même équipe et personne ne les a obligés.

Abcdr : Tu en es à ton cinquième projet solo, consacres-tu beaucoup de ton temps à faire de la musique ?

Abi2spee : Ces temps en tout cas oui, beaucoup plus qu’avant. Dès que j’ai le temps, je fais de la musique, et depuis un an je ne fais presque que ça. Là j’ai enregistré Roi des rats, mais j’ai un autre projet qui est bientôt fini, et je travaille beaucoup.

Abcdr : Tu enregistres à la maison ?

Abi2spee : Tout ce que j’ai fait à partir de Ratitude a été enregistré en studio, et pour Roi des rats, Bobby a financé le projet donc je l’ai fait dans un studio à Genève où je n’avais jamais travaillé, mais ça s’est bien passé. Depuis six mois, je fais mes sons chez moi, je les enregistre puis ensuite je ferai une sélection de titres que j’irai reposer en studio.

« J’aime sortir le dimanche, la nuit, dans la rue qui est vide. C’est là que je me sens vivre. »

Abcdr : Tout à l’heure tu parlais d’écrire pas mal dehors, au calme. Quel rapport entretiens-tu à l’écriture, quelles sont tes habitudes ?

Abi2spee : Il m’arrive d’écrire des trucs qui me passent par la tête, sans instru ni rien, juste pour les développer plus tard, un concept de son par exemple. L’autre fois je me suis dit “ah ce serait bien de faire un son sur un keuf qui bute ses collègues ! J’ai eu cette idée un jour, j’ai commencé à écrire dessus un autre jour et j’ai fini encore un autre jour. Ça peut aussi être juste des lines qui me font marrer, que je note et que j’incorporerai plus tard à des textes. Ou bien parfois je suis posé et j’écris trois, quatre, cinq textes de suite. C’est variable.

Abcdr : Sur le titre “Ratitude” tu disais “je sais qu’j’vais pas percer”, pourquoi ?

Abi2spee : Je connais un peu les standards de la musique… Pour tout te dire, mes trois premiers projets, je me suis toujours dit qu’ils devaient rendre fiers les gens m’ayant fait kiffer la musique : Nubi, Dany Dan, Le Doc, 50 Cent, etc. Je voyais les codes, les trucs à faire mais mon envie c’était de faire de la musique qui m’appartient et qui répond à tout le temps où je n’ai pas pu faire de zik’, où j’emmagasinais des choses. Les trois premiers projets, je savais que je les faisais pour ça, et donc “Ratitude” précisément je savais que ce n’était pas un morceau qui me ferait percer.

Abcdr : Ça veut dire quoi “percer” ?

Abi2spee : Je ne sais pas… Est-ce qu’avoir un million de followers, être tracassé, manquer de confiance en soi, être obligé de se vendre, est-ce percer ? Je ne pense pas. Il faut être bien avec ta famille, avec tes potes, avec toi, être bien spirituellement… Percer c’est faire des choses positives, devenir un homme tout simplement, être indépendant. Si tu as des millions de followers mais qu’un connard te dit ce que tu dois faire ou ne pas faire, mec tu n’as pas percé ! T’es juste en train de sucer quelqu’un qui te suce. Percer c’est être libre et indépendant.

Abcdr : Puisque tu parles indépendance, qu’est-ce que CLR (C’est La Razzia), dont on retrouve le logo au début de tes clips et le nom sur tes projets, une structure ?

Abi2spee : CLR c’est un crew de hip hop ! À la base on est vraiment un groupe d’amis, on a grandi ensemble, et parmi nous il y a des gars qui font du graffiti, des gars qui dansent, d’autres qui rappent, qui font du graphisme, des mecs qui font des clips d’autres qui sont à l’Uni’ et qui écrivent simplement, des nouvelles ou autre. C’est plein de potes réunis par un état d’esprit, CLR, C’est La Razzia, on est là pour tout prendre et être indépendants.

Abcdr : Roi des rats est produit par Milfrancs Suisse, qu’est-ce que ça a changé pour toi ?

Abi2spee : Ça a changé le studio déjà, comme je disais tout à l’heure. J’avais du temps là-bas, même si je n’avais pas des heures et des heures et que je préparais en amont. D’un point de vue logistique c’était un peu plus pro. J’étais plus libre aussi, dans le sens où j’ai pu participer à mes prods, aller au studio, donner des instructions, demander à enlever tel instrument ou ajouter quelque chose. Dans la musique, dans les morceaux, j’avais plus de liberté et d’ailleurs big up aux gars de Nightscale qui m’ont supporté parce que j’étais assez deter’ sur certains points.

Abcdr : Ça fait plusieurs projets que tu travailles étroitement avec un beatmaker qui s’appelle Conan Le Gros Barbare, peux-tu nous en parler un peu ?

Abi2spee : C’est sûr, il était évident qu’on en parle ! Conan Le Gros Barbare c’est un mec que j’ai rencontré lors d’un concert que j’avais fait à La Gravière. Il avait écouté Ratitude, il est venu me parler et m’a dit qu’il adorait le rapport que j’avais avec la tise. On a discuté un peu, il m’a expliqué qu’il faisait des prods donc je lui ai demandé de m’en envoyer pour check. Quand je faisais Wavy Summer vol.0, il m’en a envoyées et parmi elles il y avait l’instru de “Mégatube”, sur laquelle j’ai d’abord posé à Marseille. Au début c’était simplement musical, après on a fait ce morceau, puis on s’est captés plusieurs fois et c’est devenu un putain de pote ! On a pas mal de références musicales en commun, on s’est super bien entendus, alors on a commencé à faire un projet estival ensemble et on a passé des bons moments à travailler. Maintenant, j’essaie de faire des sons uniquement avec ses prods, il est ouvert à plein de styles différents, j’essaie de me concentrer sur ses instrus : on prépare au moins deux projets ensemble.

Abcdr : Ta deuxième summer tape vous l’avez faite ensemble ou à distance ?

Abi2spee : Wavyfunkysummerdaysauquartier on l’a fait entièrement ensemble, dans son studio. On est restés enfermés chez lui durant la totalité du projet.

Abcdr : On le retrouve sur le récent projet collectif auquel tu as participé, F.R.E.B.S avec Jne Side, Netikos, et Yung Tarpei. Quels sont vos rapports et quels liens as-tu sur la nouvelle scène genevoise ?

Abi2spee : Netikos et Tarpei ce sont mes potes d’enfance, c’est CLR, on avait déjà fait plein de sons ensemble mais ça faisait longtemps qu’on devait faire un truc plus sérieux. Ensuite, il y a notre petit Jeune Side, et en vrai c’est un peu grâce à lui qu’on a pu concrétiser ce projet, il a un bête de studio. F.R.E.B.S ce sont les frères qui sont rebs’, on était ensemble, on a voulu faire une tape commune et c’est parti dans ce délire. Après, avec la scène genevoise, on est comme une grosse famille. Il y en a qui sont plus sous les projecteurs, en vitrine, mais ce que j’aime dire c’est que si tu casses la vitrine, derrière eux il y a une chiée de bons rappeurs à Genève ! C’est un peu dommage qu’un nombre restreint de gars soient sous les projecteurs.

Abcdr : Sur “Rapace” tu as une phrase sur laquelle j’aimerais que tu reviennes pour finir :“Téma l’accoutrement, j’me sens à contre vent depuis qu’j’fais du pera.” Dans les studios, les soirées rap, etc. te sens-tu à la marge et penses-tu qu’être à la marge t’apporte quelque chose ?

Abi2spee : Oui, c’est clairement un truc que je ressens. Je ne suis pas respecté pour mes sapes, pour la mode ou des choses comme ça, je fais des vrais trucs. Beaucoup jouent sur les codes, sur la mode, mais en vrai ils sont des snitches. Je me sens à contre vent et il y a un intérêt à ça : je peux développer une musique différente, tu ne me verras jamais faire des trucs génériques. Si ma musique transcende les codes, elle marchera en arrivant aux oreilles du plus grand nombre, tu peux en être sûr, parce que ce sera juste différent.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*