Chronique

Souffrance
Tour de magie

Hall26 Records - 2022

Entre intégrité et quête de succès, Tour de magie est un moment pivot dans le parcours cahoté de Souffrance. Retour sur l’album du second souffle.

« J’aurai l’inspi tant que j’suis pauvre » (« Authentique » – Eau de source)

Il aurait aussi bien pu s’appeler Rage, tant chaque ligne de texte depuis Tranche de vie pue la fureur de vaincre. Sur ce premier album tardif paru en 2021 – l’EP C’est du lourd ta race sortait en 2007 – Souffrance contait déjà une irrépressible envie de monter. À travers l’histoire de ses années de galère passées à bicraver en rond (« Périphérique », « Bicraveur blues », « 93ème zone »), il dressait un autoportrait intime, fouillé, froid et lucide, mais aussi plein d’espoir. Il le faisait en sus avec une maitrise technique assez extraordinaire, éloignant ainsi Tranche de vie du tout-venant des albums de rap français plus longs et pénibles que sincères et bien écrits. « J’rappe des machins banals comme le deal / Mais c’est plus que pas mal » disait-il justement sur « Café ».

Sorti l’année suivante, Tour de magie entérinait Souffrance non seulement en rappeur redoutable, mais aussi en réalisateur averti. Plus resserré que Tranche de vie où il s’épanchait naturellement, Tour de magie était un concentré de rap, habilement séquencé en seize morceaux pour 46 minutes, où les envies de lové se heurtaient toujours à la morne réalité (« Un jour je quitterai le hood je prendrai la route / J’sais pas par quel tour de magie ») mais où le bout du tunnel s’entrevoyait, enfin (« J’rallume mon pet, j’ai réussi un plan qu’était annulé »). Eau de source a depuis fait forte impression, à sa sortie en novembre 2023, réaffirmant tout le talent et les espoirs placés en son auteur sans pour autant toucher encore à la consécration publique recherchée. À l’aune de ce troisième opus, une révision de Tour de magie, album du second souffle, permet de faire la lumière sur le chemin tortueux parcouru par Souffrance.

Retour en 2022 donc. Sans être un blockbuster en puissance, Tour de magie sent, de prime abord, un peu moins les pavés montreuillois. Des marches ont été gravies. Certes en survêt-baskets, Souffrance se retrouve assis sur la scène d’une salle de théâtre, rideaux rouges, fermés, en fond. Le numéro de prestidigitation est annoncé, mais la nature et la finalité en sont inconnues. Divination ? Pas vraiment : « C’est juste une tranche de vie, une part de vécu / Les pages d’un livre dont j’connais le début » rappait-il dans « Outro ». Disparition ? Sans doute pas car malgré des doutes récurrents, le rap demeure pour Souffrance un carburant essentiel (« Cette musique je l’aime encore / Alors j’vais pas la quitter »). Reconstitution impossible ? À écouter « Plan annulé », là le doigt est posé sur quelque chose.

Tranche de vie était une bouteille à la mer, ou une brique posée au milieu de rien. Remarqué, ce premier album a permis à Souffrance d‘opérer une reconstruction de lui-même, dont Tour de magie constitue l’ossature, les premières truelles de mortier. « À l’âge que j’ai c’est ma dernière chance de ce-per », rappelle-t-il avec pudeur dans « Au milieu des ombres ». À ce titre, ce second album est autant un tour de magie qu’un numéro d’équilibriste, en premier lieu car l’édifice sonore n’est plus essentiellement constitué de productions froides et sinistres. Auteur de sept pistes – habilement réparties – sur quinze, TonyToxik assure les fondations sans se limiter au seul registre du boom-bap sombre et agressif : les BPM ralentis de « Hall 26 » ou la techno étourdissante de « Kill Them » sont de sa main. Les huit pistes restantes, partagées entre sept producteurs, témoignent d’une direction artistique remarquable. Les mélancolies écorchées vives de Gash et James Digger (« Rive », « Solide » et « Au milieu des ombres »), la frénésie aigue de Mani Deïz (« Plan annulé »), la constriction torride de Jeune G (« Matrice »)… Si nombreuses soient-elles, toutes les approches s’intègrent de façon admirable au discours et aux performances du rappeur montreuillois, et c’est avant tout une impression d’homogénéité qui ressort de Tour de magie.

Il faut dire que la ligne de conduite de Souffrance n’appelle aucune déviation. Au-delà de l’exemplarité de sa partie musicale, Tour de magie tient surtout son équilibre de la position délicate occupée par le MC de Montreuil. Funambule s’il en est, Souffrance navigue et tangue constamment entre deux eaux, celles du succès et de l’intégrité. « Toujours dans l’zoo, y’a pas de mondanité / Pourtant le dernier album ils avaient l’air de kiffer / J’suis obligé d’me diversifier » explique-t-il dans « Authentique », au début d’Eau de source. Malgré une approche moins confidentielle que son prédécesseur, Tour de magie reste in fine collé au béton, sous le grand ciel gris dont parlait Rocca. En dépit des productions moins solennelles, aucune concession n’est faite dans l’écriture, dont la brillance formelle demeure dépouillée de tout fard ou artifice : écouter Souffrance a toujours quelque chose de foncièrement plombant. Dans la manière si affirmée qu’il a de rapper sa lutte des classes, l’aplomb et la ténacité qu’il dégage ne cachent pas une certaine fragilité (« Le corps usé, rusé, j’ai fait le plan on va y arriver / Poto j’suis le roseau, le vent aura beau prendre la peine de me plier / J’me relèverai je verrai le chêne déraciné » dans « Solide »).

« Aucune concession n’est faite dans l’écriture, dont la brillance formelle demeure dépouillée de tout fard ou artifice »

Au cœur de sa musique, ce nœud serré entre puissance brute et faillibilité place Souffrance dans un entre-deux constant, avec l’idée arrêtée qu’il vaut mieux rester soi-même que se perdre en atteignant les sommets. Et que si les sommets sont un jour atteints, ce ne sera pas au détriment de son intégrité morale. De même, l’obsession affichée de Souffrance pour les biftons ne traduit pas tant un désir d’accumuler des biens matériels que de jouir d’une certaine liberté, d’une indépendance économique qui lui permettra de mettre un peu de condiments sur ses tranches de vie (« Le bruit des billets c’est mon hymne […] J’suis prêt à courir toute ma vie pour mourir libre » dans « Au milieu des ombres »). Eau de source tend à confirmer cette assertion, notamment à l’écoute de « Score » (« Seul devant mon bloc-notes, j’le saigne, c’est lui qui m’enlèvera mes chaines ») ou de « Ciel gris kebab grill » (« C’est pas l’argent qui m’obsède, j’veux retrouver ce sentiment d’être libre comme quand j’avais vingt ans »). Envers et contre toutes les contradictions propres au rap français, Souffrance maintient son cap avec une droiture exemplaire. « Faut des billets mais bon, j’vais pas m’plier dans leur sens » dit-il encore dans « Eau de source ».

Un tour de magie est composé de trois actes : la promesse, qui présente au public une situation banale, le tour, où surgit l’extraordinaire, et enfin le prestige, acte au cours duquel se produit le coup de théâtre. Si Tour de magie est bien pour Souffrance un exercice de « reconstitution impossible », il en constitue la promesse, la banale histoire d’un lascar opiniâtre parvenu sur les planches du rap à force de die and retry. Et si Eau de source en constitue le deuxième acte, le revirement (l’album) extraordinaire, il pose aussi la question  du troisième acte. Faut-il souhaiter à Souffrance d’accéder à la dolce vita, au prestige tant recherché, au risque de se sacrifier lui-même, de répudier jusqu’à son pseudonyme ? Ou doit-il plutôt devenir un Sisyphe moderne, condamné à refaire éternellement « un album de bâtard » parce qu’il « marche encore à l’espoir » ? Ou bien a-t-il plus d’un tour dans son sac ?

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