Chronique

Curren$y
Continuance

Jet Life Recordings - 2022

Fidèle à l’image du train de vie de Curren$y et The Alchemist, Continuance marque un aboutissement débuté il y a onze ans.

Photo en home par Luis Ferrá.

C’est une histoire de marathoniens et d’indépendance. De stakhanovistes, malgré les innombrables blunts allumés par les deux protagonistes. Curren$y et The Alchemist en sont à leur troisième album en commun, quatrième si l’on compte Fetti en trio avec Freddie Gibbs, imbriqués eux-mêmes dans une avalanche d’albums respectifs peu commune dans le rap. Spitta compterait à ce jour plus de 90 projets entre albums studios, mixtapes, EPs et albums collaboratifs. Parmi les plus marquants : la trilogie des Pilot Talk (agrémenté d’un quatrième volume ce dernier mois de décembre), The Stoned Immaculate avec une armée de producteurs quatre étoiles à son service, le solide Canal Street Confidential mais aussi Cigarette Boat EPThe MarinaThe OutRunnersThe Director’s Cut tous produits par Harry Fraud et enfin Covert CoupThe Carrollton Heits et ce Continuance donc, produits par ALC. Quant à ce dernier, il est ces dernières années sur un run d’album collaboratifs qualitativement impressionnant. Boldy James, Action Bronson, Conway The Machine, Freddie Gibbs, Armand Hammer et Curren$y, ont tous bénéficié de ses travaux d’orfèvre. Une productivité à en faire pâlir les partisans anti-cannabis campés sur leurs positions, impensable dans les années 90 et rendue possible avec l’avènement des plateformes de streaming au début des années 2010 (DatPiff étant notamment l’une des premières, lancée en 2005). Une nouvelle façon de distribuer sa musique, bien comprise par le rappeur de La Nouvelle-Orléans qui inonde régulièrement ses réseaux de musique, alimentant ainsi une fanbase amatrice de rap laid-back et poussiéreux, non loin des girons de Griselda, Freddie Gibbs, The LOX ou de ceux plus chill de Dom Kennedy, Larry June, Wiz Khalifa et du grand Snoop Dogg. Plus besoin de majors, Curren$y est en indépendance quasi totale (pour Continuance, le label Empire intervient dans la distribution) et seul capitaine à bord de son cigarette boat.

Une façon de faire qui a influencé The Alchemist pour la suite de sa carrière. « Fuck the middle man », Internet leur a appris à se passer des maisons de disques ou des labels dirigés par des tiers. Suite à la désillusion de Chemical Warfare, son deuxième album qu’il avoue détester, Daniel Alan Maman a retenu la leçon. Après avoir finement découpé des samples pour Dilated Peoples, High & Mighty et Mobb Deep (entre autres) avec un style au croisement de DJ Premier, DJ Muggs et Havoc, après avoir brutalement frappé les pads de ses boîtes à rythmes sur « The Life » pour Prodigy, « You Ain’t Got Nuthin » pour Lil Wayne ou « That’ll Work » pour Three 6 Mafia et Juvenile, le Californien a entamé une nouvelle mutation dans sa manière de produire, augmentant par la même sa longévité et sa légende. Sur Continuance, ALC poursuit la lignée de ses derniers projets produisant une sonorité d’ambiance, presque un fond musical taillé sur mesure pour ses hôtes. En l’occurrence, accompagner Curren$y dans son flow traînard et nonchalant mais tout aussi technique dans la forme. Les découpes sont insérées dans un fondu-enchainé digne d’un Francis Ford Coppola à son prime, si bien que les treize pistes pourraient en être une seule. Au mix, Eddie Sancho, l’ingénieur du son légendaire qui a secondé DJ Premier tout au long de sa carrière, complète de son expertise les compositions minutieuses d’ALC. Une continuance présente également sur l’artwork de cet album et qui rappelle l’homogénéité et la mise en boucle de sons et d’images de l’expérimental et mystique « Cycles », clip vidéo réalisé en commun avec Jason Goldwatch fin 2021.

The Alchemist s’inscrit dans une musique d’auteur composant des atmosphères brumeuses (« Half Moon Mornings »), au parfum jazz/soul (« No Yeast »), aux ambiances marines (« Endurance Runners ») voire sous-marines (« Signature Move »). Mention spéciale pour « The Final Board » avec sa première partie oppressante se transformant en une envolée aux allures de balade dominicale en voiture de luxe (« ’98, a large Bentley with the caviar spoon, brunch on wheels ») sublimée par une guitare électrique virevoltante. L’Alchimiste lie habilement les morceaux entre eux avec des discussions de studio, extraits de documentaires et de films (un mélange de blaxploitation avec Super Fly et de série Z avec Star Pilot), des bruits de mouettes et de houle mais aussi une interview judicieuse de Biggie Smalls autour de la notoriété et de la difficulté à côtoyer de nouvelles sphères. Car malgré son relatif succès et un garage rempli de belles carrosseries (« My car collection special, Jay Leno of the N.O. / Kept every car I ever bought, each of ’em sentimental »), le rappeur est toujours resté loin d’un star-system et agit dans une certaine confidentialité, peinard, rentrant dans ses Rolls Royces en sneakers, chaussettes longues, shorts, sweats-capuche. Ni désinvolture, ni provocation, son swing s’adapte aux rythmes cuisinés par son complice, en ne délivrant la plupart du temps qu’un seul couplet par morceau.

Pas de révolution dans les thématiques, Spitta reste fidèle à son rap chill que les OGs et les strippers aiment écouter pour se reposer, que les stoners adoubent sans même y penser et que le simple badaud admire autant pour ses boucles chaudes et relaxantes que pour son modèle économique réussi tout en gardant les pieds près de sa base. « Some dreams get shattered, some dreams get lived out to the fullest / Like this nigga here became a millionaire just from being chill ». Car Curren$y est aussi le reflet du rêve américain et de cet esprit de hustle qui a fait son chemin depuis que la culture rap s’affranchit peu à peu du système classique artiste/maison de disques. Faire son beurre avant tout « pour nous par nous ». Une obsession qui ne le quitte pas d’un iota depuis son premier souffle : « The stage was set when I took my first breath / I was obsessed, how much money could I get? / I was obsessed, how could I make my paper stretch? / I was obsessed, how many plays could we catch ? » Alors, on lui excusera même une rime qu’un publicitaire français aurait pu faire : « If you ain’t bought no Rolex for your dogs, you ain’t a boss at all »

Continuance est fidèle à l’image du train de vie de ses deux personnages principaux. Classieux sans être outrancier pour celui de la « jet life » de Curren$y. Minutieux et exigeant pour la technique toujours aussi pointue et le goût de la besogne bien faite de The Alchemist. L’album marque un aboutissement là où onze années plus tôt Covert Coup donnait le départ d’un nouvel élan artistique et économique pour ALC et le premier album collaboratif d’une longue liste pour Curren$y. Et par la même, une origine possible aux multiples albums en duo rappeur/producteur à voir le jour par la suite. Encore une boucle de bouclée pour deux vétérans qui s’amusent plus que jamais derrière une productivité hors-norme.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*