« Dre Day » : une discussion autour du halftime show du Super Bowl LVI
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« Dre Day » : une discussion autour du halftime show du Super Bowl LVI

Le mini-concert de la mi-temps de la grande cérémonie du sport américain a réuni des icônes du rap et du R&B. Un événement qui a créé le débat dans notre rédaction.

C’était une première. Ce n’était pas inédit que le rap ait droit de citer à la mi-temps d’un Super Bowl : de Queen Latifah en 1998 à Big Boi et Travis Scott en 2019, en passant par Diddy, Missy Elliott et les Black Eyed Peas, des rappeurs ont déjà foulé « la plus grande scène » des États-Unis. Mais pour cette mi-temps de la finale 2022 de la NFL, qui a réuni plus de 101 de millions de téléspectateurs outre-Atlantique, c’était la première fois qu’un show réunissait un casting 100% rap et R&B, avec un casting aussi emblématique que familial : Dr. Dre, Snoop Dogg, Mary J. Blige, Eminem, 50 Cent et Kendrick Lamar. Alors que les Los Angeles Rams ont saisi leur victoire à domicile, cette célébration du hip-hop sur l’une de ses terres les plus fertiles, qui plus est avec trois enfants du pays, avait quelque chose d’un symbole fort de leur enracinement définitif dans la pop culture américaine autant que celui d’un genre musical devenu assez légitime pour accéder à ce genre d’événements.

Ce mini-concert orchestré avec la science que l’on sait des Américains pour l’entertainment, diffusé en direct dans nos contrées pour les couches-tard et rapidement mis en ligne pour être accessible aux lèves-tôt, a été scruté par les amateurs de rap, dont des membres de notre rédaction. Il n’en fallait pas plus pour que, le temps de quelques échanges sur un groupe Whatsapp, le débat s’engage sur les réussites, les questions et les symboles qu’ont suscité chez nos rédacteurs cet événement. En voici la restitution.

Raphaël : Vu l’ampleur de ce qu’est un halftime show du Super Bowl, les crispations de ces dernières années autour du sport américain, particulièrement la NFL, je me demandais comment Dre et sa troupe allaient négocier un show comme celui-là. Comment compresser trente ans de rap et R&B en quinze minutes et cinq (+ un) artistes et en même temps porter une forme d’héritage de ce que représentent en partie ces artistes dans un show très lissé ?

JuldelaVirgule : C’était carré et dans les clous du format d’une mi-temps. Et à part l’apparition de 50 Cent, pour pas 1$ de plus, et celle d’Anderson .Paak aux drums d’Eminem, il n’y a pas eu beaucoup de surprises. J’avais parié sur un hologramme de 2Pac en clou du spectacle, on n’y a pas eu droit, mais on a eu « California Love ». Il a rempli tranquille son contrat pour moi, le père Young. Il a choisi la carte du fan service et c’est sûrement ce qu’il avait de mieux à faire, ou du moins, le moins risqué pour lui. Il fallait célébrer !

ShawnPucc : De mon côté, j’ai perdu tout esprit critique. En fait, ce show a été un réel plaisir à regarder  parce que c’est plaisant d’être encore là pour voir des légendes vivantes se donner en spectacle. L’année dernière, Dr. Dre a tout de même eu une rupture d’anévrisme et je préfère encore célébrer le simple fait qu’il touche une note de piano que de revenir sur « est-ce que ces quinze minutes du show étaient bien orchestrés ? » Et sincèrement, le premier plan de caméra sur Snoop tout sourire juste de partager la scène avec son vieil ami, ça me remplit de joie – et l’adolescent en moi prend place.

Raphaël : Au final, je suis partagé. D’un pur point de vue pragmatique, j’ai trouvé le spectacle excitant. J’imagine que Dre a été le chef d’orchestre de cette séquence, de la setlist au son (impeccable), et a déroulé un medley de titres certes hip-hop mais qui ont prouvé, encore une fois, qu’ils sont devenus des références pop. Ça a fait vibrer mon âme d’adolescent, notamment sur les titres de l’époque Aftermath. Ce qui confirme surtout que ce show avait quelque chose de très nostalgique, si on compare à d’autres plus récents. Le Coldplay / Beyoncé / Bruno Mars de 2016 ou le The Weeknd de l’an dernier jouaient des tubes actuels à ce moment-là. Là, le titre le plus récent date de 2015, quand même.

Brice : Par rapport à ce que tu dis sur la nostalgie, il y a effectivement eu des discussions sur les réseaux sociaux sur la génération à laquelle était destinée ce halftime show. Notamment entre la génération Y et la génération X (celle juste avant) où chacun disait que le show leur était destiné, tandis que tout le monde se rejoignait pour dire que la « gen Z » elle n’était pas concernée. Déjà, ça montre qu’on a des artiste qui ont quand même touché deux générations différentes, ce qui est une belle prouesse. Et ensuite ça appuie bien le côté nostalgie assumée de la performance. Mais c’est vrai qu’il y a eu des blagues sur la « gen Z » qui capte pas qui sont les artiste de la mi-temps du Super Bowl, c’est marrant.

JuldelaVirgule : J’ai vu que certains n’ont pas capté l’entrée de 50. Sinon, c’est vrai qu’on aurait pu attendre du neuf. D’autant plus que Dre avait annoncé, je crois, ce Super Bowl comme le début d’une nouvelle période de sa carrière. Et il n’y a rien eu de neuf en fait. On aurait même été en droit d’attendre un nouveau Kendrick vu l’attente autour de lui. Il a bien fait un court verse qui a permis d’enchainer sur quelques secondes de « Forgot About Dre » et d’introduire Eminem, mais rien de plus.

Brice : Je regrette que Kendrick n’ait pas profité de l’exposition du Super Bowl pour carrément dévoiler un extrait du premier single d’un nouvel album, c’était clairement l’endroit pour ça. D’ailleurs on a déjà oublié mais Ebro sur Apple Music avait annoncé un nouveau single, on n’en a pas vu la couleur.

Raphaël : Du coup Ebro c’est un peu l’équivalent d’un journaliste de l’Équipe sur les infos exclusives au moment des transferts non ? [sourire] Depuis le départ j’étais sceptique sur la présence d’un titre inédit de Kendrick ou même de Dre pendant ce concert de mi-temps. Ce n’est précisément pas le lieu pour ça, contrairement à des cérémonies de récompenses (Grammy, MTV, BET…). Le Super Bowl, c’est une célébration a posteriori ou à l’instant T, qui s’adresse à un public au stade ou devant sa télé pour voir du sport. C’est pas un exercice promo, donc pas le lieu pour tester un nouveau titre. Ça n’est jamais arrivé avant d’ailleurs.

Brice : Je trouve que ça aurait été quand même bien d’avoir un jeune rappeur qui débarque histoire de montrer le côté transmission et impact de cette génération. Kendrick a 34 ans, il a déjà plus de dix ans de carrière. Il y aurait vraiment pu avoir trois générations du rap américain s’ils avaient ramené un Lil Baby, 21 Savage ou Roddy Ricch. Mary J. Blige a par exemple invité Fivio Foreign sur son nouvel album qu’elle a sorti vendredi juste avant le Super Bowl, c’est toujours intéressant ces rencontres entre générations quand c’est bien fait ! Et quand ça a du sens bien entendu.

Raphaël : Oui mais là on aurait été précisément dans l’exercice forcé et « contre nature » vu la distribution du soir. Il y avait quelque chose de familial dans ce show, qui était beau à voir par ailleurs. Aucun des artistes que tu cites ne fait partie du DMU (Dre Music Universe). À la limite, la filiation logique aurait pu être la présence de Baby Keem, mais il n’a pas du tout le même statut.

ShawnPucc : Pour monter sur scène avec des légendes faut faire ses preuves. C’est pas une kermesse le Super Bowl. Un halftime show organisé par tes soins, Brice, ça doit être quelque chose. [rires]

Raphaël : Après, je trouve qu’il y avait aussi quelques points d’interrogation. Snoop était là… mais j’ai pourtant l’impression qu’il a surtout joué au sidekick de Dre. Il n’a interprété aucun morceau de son propre répertoire. Alors on pourrait objecter que « The Next Episode » est un titre qui lui doit énormément et ça montre que c’est un beau joueur d’équipe, mais tout de même : il fait partie du big 5 de l’affiche, et il n’y a même pas un morceau à lui. Mary J. Blige a interprété deux morceaux tirés du même album, No More Drama. « Family Affair » c’est un choix indiscutable, vu le tube que c’est et vu la teinte du concert. Je trouve beaucoup plus curieux la décision de jouer « No More Drama », morceau qu’elle a fait décoller dimanche par son interprétation, mais qui est un tube bien moindre comparé à un « Real Love » ou un « Be Without You ». Ça donne l’impression que Mary J. est totalement liée à l’époque Aftermath – même si on n’a pas eu non plus de titres de Dre et Snoop du début de l’époque Death Row, cela dit, à part la sirène de « Nuthin’ But A « G » Thang » sur « Next Episode ».

Brice : « No More Drama », c’est le morceau qui a eu la plus grosse augmentation d’écoutes en streaming le lendemain, avec +520% d’écoutes. Je ne sais pas comment analyser cette dernière info. [rires]

JuldelaVirgule : Je ne m’en rappelais même plus de ce morceau. Le sample des Feux de l’amour, c’est quelle lettre de générations ? [sourire]

Raphaël : Je pense que ça souligne ce que je disais sur le fait que c’est un titre moins connu. Ça a suscité de la curiosité et de nombreuses personnes sont parties l’écouter. C’est très bien pour le catalogue de Mary J., mais je reste convaincu que ce n’est pas son morceau le plus emblématique à jouer à une cérémonie comme celle-ci.

ShawnPucc : C’était quinze minutes millimétrées. Quinze divisées par six artistes, ça donne environ deux minutes trente. Donc moins de trois minutes à chacun pour résumer des carrières faites sur des années, c’était un pari impossible. Comme Clover Hope l’a bien titré sur Pitchfork, « The Super Bowl’s First Hip-Hop Halftime Show Was an Exercise in Easy Nostalgia », et ça m’a amplement suffi.

Raphaël : À l’image de la référence au clip de « In Da Club », il y avait quelques détails malins, dans la mise en scène (les photos dans le mobile home de Snoop, le plan en plongée avant l’entrée de Kendrick) et les clins d’oeil musicaux, comme la mélodie de « I Ain’t Mad At Cha » de 2Pac jouée par Dre, qui nous a évité un affreux hologramme – ouf !

ShawnPucc : C’est ce que j’ai aussi aimé, ces petits clins d’œil dans la scénographie : la boîte Eve After Dark dans laquelle Dr. Dre a commencé sa carrière, la chaîne de restaurant Tam’s Burger qu’on retrouve dans tous les textes de natifs de Compton notamment sur « Element » de Kendrick (« I be hangin’ out at Tam’s, I be on Stockton, I don’t do it for the ‘Gram, I do it for Compton »).

Brice : Un détail qui m’a marqué, c’est que Kendrick est le seul des artistes à performer en dehors du décor principal du show. Je vois peut être trop de symbolique là dedans, mais il y a un côté où ça le met un peu à part des autres, tout comme dans le trailer où on le voyait tout seul à écrire dans son coin isolé. Il joue vachement sur un truc « mystérieux » depuis deux ans, il est tout le temps masqué ou avec des lunettes de soleil. C’est intéressant comment il est en train de se « mythifier » dans la tête des gens comme une espèce d’artiste mystérieux dont on ne sait jamais ce qu’il prépare, avec un coup d’avance.

Raphaël : La présence de Kendrick et surtout sa performance soulignent à quel point il a acquis un haut grade en un temps record. Jouer aux côtés de ces artistes-là, après un tout petit peu plus de dix ans de carrière « officielle », c’est fort symboliquement. Et je trouve qu’il a livré la performance la plus saisissante, sans doute parce qu’il a encore plus a prouvé que les autres et qu’un titre comme « Alright » doit être plus habité dans son interprétation – même si Mary J. a été époustouflante sur « No More Drama ».

ShawnPucc : « Haut grade » c’est le bon terme. Kendrick c’est le général des armées. Point. Trois étoiles sur la veste. Trois classiques dans la sacoche. Kendrick dans ce spectacle il tient debout à côté de légendes sans forcer. Plus personne ne questionne sa place. Il fait partie des meubles. Son nom est déjà dans les livres. Et entouré des têtes blondes qu’on pourrait confondre avec l’équipe de MHD, il est sorti d’une boîte comme un génie sort de sa lampe. C’est aussi super cool qu’il a choisi l’ouverture de « m.A.A.d City ». Déjà ça fait complètement écho à Los Angeles et la ville de Compton. Ensuite, faut pas oublier que l’ad-lib de Q dessus est phénoménale (« YAWK YAWK YAWK »). En plus d’être la prestation la plus aboutie, depuis To Pimp A Butterfly chacune de ses prestations scéniques sont bluffantes. En soit, il écrit encore sa légende et c’est peut-être pour ça que son show est le moins calibré de tous. Longue vie au roi. King Kendrick.

Raphaël : Et c’est d’ailleurs malin qu’ils aient choisi « Alright » dans le contexte d’autruche du sport américain sur les questions raciales – j’ose imaginer qu’une partie des spectateurs savent comment cette chanson a été reprise au moment de Black Lives Matter. Même s’il a soigneusement évité le « po-po » du refrain – coquetterie que s’est permise Dre en laissant le « still not lovin’ police » de « Still D.R.E. ». Il y a moins d’enjeu pour le Dr. à ce stade de sa carrière, il peut sans doute plus se le permettre que Kendrick. Comme Eminem aussi, avec son genou à terre.

Brice : Le genou à terre de Eminem est vraiment super important je trouve. Même si la NFL a démenti qu’ils n’étaient pas au courant qu’il allait faire ça, en expliquant que c’était déjà le cas pendant les répétitions du show, c’est quand même un geste long. S’il ne l’avait pas fait ça aurait pu être bizarre d’avoir des rappeurs américains, qui ont pris la parole sur Black Lives Matter, au halftime show du Super Bowl de la NFL, un championnat où Kaepernick est blacklisté pour ses prises de position sur le sujet. Surtout que le show a été co-produit par Roc Nation, donc Jay-Z.

JuldelaVirgule : D’accord avec ça, le fait de choisir « Alright », plus le genou à terre de Em’, ça a ramené un peu de subversion et de message politique dans tout cet entertainment où perso j’ai jamais vu autant de réclames publicitaires entre les ailes de poulets, les matelas, les essuie-tout, les hummers, etc.

ShawnPucc : Eminem a mis un genou à terre pendant trente secondes. Et pendant, j’étais obnubilé par Dr. Dre au piano.

Raphaël : D’ailleurs je sais qu’ils sont fâchés avec Dre, mais je me dis que Scott Storch aurait bien mérité ses dix secondes de gloire à jouer le piano de « Still D.R.E. ». On a bien laissé Anderson .Paak jouer de la batterie sur « Lose Yourself » – et son sourire faisait plaisir à voir.

JuldelaVirgule : Dans ce cas-là, j’y vais de mon petit caprice perso : j’aurais bien aimé voir Mike Elizondo à la basse quelque part, il a participé à « In Da Club » et « Family Affair » ! ! Il a d’ailleurs posté sur Instagram qu’il avait vécu avec nostalgie le show.

Raphaël : Sinon, ça sort du cadre du halftime show, mais voir les Rams entrer sur « Last Time I Checc’d » de Nipsey Hussle, ça avait de la gueule. La vidéo m’a foutu les mêmes frissons que celle des Philadelphia Eagles qui étaient entrés sur le « Dreams & Nightmares » de Meek Mill en 2018. Surtout pour un Super Bowl qui se passe à Los Angeles : c’était un beau symbole.

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