Nos 50 morceaux de l’année 2023
Rap francophone

Nos 50 morceaux de l’année 2023

Très occupée à replonger dans le passé du rap français cette année, la rédaction de l’Abcdr ne s’est pas privée non plus de suivre l’actualité du genre. Par cette sélection éclectique de 50 morceaux, retour chronologique sur une année encore riche.

Photographies :
Nayra par Alexinho Mougeolle,
Houdi par Maddshots Studio
Krisy par Brice Bossavie
Veust par IvanLaVague

MIG – « Pas de ralentir 3 »

C’est sur un ton trap presque vindicatif que l’année 2023 a commencé avec le troisième titre de la série de freestyles « Pas de ralentir ». Sorti le premier janvier, « Pas de ralentir 3 » reprend la gimmick connue de MIG, symbole de la ténacité du rappeur. Avec précisément sept minutes et vingt-deux secondes de pur kickage sans l’ombre d’un refrain, l’étendard du rap street est levé et ne frémit pas : « Lève le troisième doigt en l’air et crie Pas d’ralentir ! » Décrivant la vie de bicraveur et les différentes actions illicites qu’il a pu mener, MIG peint un décor dans lequel il peut être contraint de mener ces faits pour s’en sortir : « Vaut mieux vivre un enfer sur Terre pour être sûr d’être au Paradis, mais on n’a pas choisi cette vie c’est réel, c’est triste, on veut faire plus d’argent et pour ça faut prendre des risques. » Les rimes et les placements ne se donnent pas la peine d’être monotones, ce qui rend le défi d’écriture épique sur ce couplet unique. Un changement de prod s’effectue, plus froid que la composition première, donnant alors un second souffle à ce freestyle empreint d’authenticité : « Sur l’terrain, rien d’marrant, on a tous un but précis, c’est les bandits contre la police, mais pas comme dans les films, Athéna, c’est pas la vraie vie, faut pas s’fier à Netflix. »Inès

ZEK – « Peur primale »

ZEK avait conclu son année 2022 par des moments de grâce dans un GRÜNT 55 qui a fait date (après, déjà, ceux d’un autre GRÜNT, en 2020 celui-là). Cela lui a sans doute permis de se signaler à des non-avertis ; ceux qui l’avaient connu comme Zekwe Ramos puis Zekwe tout court n’ont jamais douté de son talent derrière un micro, entre sens de l’humour acerbe, rimes complexes et même, l’âge avançant, moments de confessions lucides, parfois remplis d’autodérision. C’est tout ce qui est réuni dans « Peur primale », sorti en tout début 2023, et fait le charme de ce morceau aigre-doux. Dans ce récit de musicien à mi-temps, un pied dedans un pied dehors et atteint d’une procrastination aiguë, ZEK se raconte entre angoisses des fins de mois, lassitude d’un boulot alimentaire, ambivalence du poids et du réconfort de sa responsabilité paternelle. Et surtout une incertitude tenace de retourner pour de vrai à sa vie d’artiste, cette « peur primale » rappée parfois avec un sourire en coin audible, parfois avec une pointe d’anxiété, mais ne prenant jamais le dessus sur ses nouvelles réalités la quarantaine approchant (« j’sais pas si l’plan A c’était d’faire l’erreur, mais sûr que l’plan B ce sera d’être meilleur »). Onze mois plus tard, deux autres morceaux sortis (« Tony S. », « Plus l’temps »), des apparitions sur quelques compilations (dont un acide « Brûle » chez GrandBazaar) : ZEK va-t-il affronter définitivement ses craintes en 2024 ? – Raphaël

Alkpote – « Maison piégée » feat. Heuss L’Enfoiré

Les champions ont parfois besoin d’être challengés pour briller. Porté par un sens évident de la mélodie et une capacité réelle à faire des hits, Heuss L’Enfoiré a signé cette année, avec ou sans IA, un des tubes de l’été avec « Saiyan ». Au commencement pourtant, le natif de Gennevilliers se faisait remarquer pour ses qualités de rappeur : ceux qui l’ont découvert avec le storytelling sans refrain de « L’enfoiré » peuvent en témoigner. En 2023, il fallait bien Alkpote pour réveiller le découpeur de mots qui sommeille (et se réveille à intervalles réguliers) dans la musique de Heuss. Le résultat : « Maison piégée », un formidable cassage de gueule en règle entre deux manieurs de mots qui, au fur et à mesure des couplets, semblent essayer de mettre la barre de plus en plus haut, tout en domptant la production explosive aux mélodies et aux hi-hats épileptiques balancés sans trembler par Tarik Azzouz. Si le contenu des paroles des deux intéressés ne changera pas la face du monde, leur maniement des mots ressemble ici à un vrai duel à l’épée : tandis que Heuss enchaîne après le premier couplet d’Alkpote avec une succession d’assonances sur des acronymes  (« Avec Gueule d’Ange, j’vais pas au BDA / Heuss L’enfoiré, j’suis trop connu comme PPDA / Change de planque, change de plaque, comme dans GTA / Joue au blackjack au black, v’-esqui la TVA »), Alkpote, déjà en vue sur son premier couplet, s’énerve alors encore plus sur sa deuxième apparition pour finalement mitrailler la prod’ de multisyllabiques (« J’sors des marécages, fais gaffe, dans les favelas, j’débarque / Gruyère, mozzarella, cheddar je mange pas d’paëlla végan / Il m’faut l’salaire à Beckham et que j’m’achète la bécane / Sons of Anarchy, lunettes Cartier, Carrera, Ray-Ban »). Un combat de boxe sans foi ni loi qui rappelle ce qui fait aussi le charme du rap : essayer de fracasser autant que possible une prod avec ses rimes, sans jamais vouloir trouver de gagnant, juste pour l’amour des mots et des flows. – Brice

Char – « This is my world »

Du retour de Char au micro, il y a tout un tas de choses à retenir. Parmi elles ? Cette entrée en matière, ce flow criard et articulé qui annonce arriver « dans la salle du temps la boule à zéro et en ressortir avec la coupe à Sheryo ». Adepte du parler moins (car parler moins, c’est parler mieux), le Gouffrier pave dès l’introduction de son EP la route qu’il suivra cinq pistes durant. Son amour du rap se traduit en un mélange de références à des pairs et icônes de cette musique tout en dénonçant les chimères du statut de rappeur. Les références de pop-culture qu’il choisit font transparaître un caractère farouchement indépendant, pour ne pas dire inadapté aux codes sociaux de la vie d’adulte (« Je me sens comme Édouard aux mains d’argent avec un panneau free hugs », comme quoi, pas besoin d’autotune pour parler de sa maladresse quand il s’agit d’avouer un besoin d’amour). Enfin et surtout, Char se dépeint en incorruptible. Pas étonnant de la part de celui qui incarne peut-être le mieux en France l’idée d’autoproduction. Et ça, il le fait avec intransigeance plutôt qu’avec fierté, même s’il a bien raison de rappeler qu’il a tout ce que les MCs rêvent d’avoir : la sincérité. Et quand il ajoute « courir derrière ses rêves avec les lacets défaits », c’est même une forme d’abnégation conjuguée à une tendance à l’auto-sabotage qui transpire. Chuter, avoir les coudes éraflés, et s’en servir quand même pour donner le coup de coude verbal promis d’entrée. – zo.

Niro – « Partis de rien » feat. TayC

Au milieu du douzième album de Niro, un lien inattendu se tisse. Le genre de mélanges réussis qui suffisent à faire aimer à nouveau le rap tout entier. C’est un pont dressé entre le célèbre groupe du 18e arrondissement de Paris, la Scred Connexion, auquel colle une image de gardiens du temple, d’un rap qui conte la rue et ses duretés sans fioritures, et un vainqueur de Danse avec les stars, héros d’une romcom Netflix et loveur aux mille groupies adolescentes – pas toujours traitées avec la distance réglementaire : TayC. En optant pour un franglais qui, miraculeusement, n’a rien d’insupportable, mais donne au son la coloration du grand R&B cainri, TayC offre un beau contrepoint mélodique à la voix rocailleuse du rappeur Blésois. Leurs histoires de réussites douces-amères font résonner, vingt-trois ans plus tard, les espoirs de Fabe, Koma, Haroun et Mokless. Que Niro choisisse le chanteur à la voix suave pour cet hommage au « Partis de rien » du groupe parisien n’avait rien d’évident. Et pourtant, une fois écoutées, les caresses vocales de TayC s’enroulent à merveille à la chaleur nostalgique du sample original. Pas si étonnant : « Private Numer », duo de William Bell et Judy Clay, est une chanson d’amour et de numéro de téléphone. Malgré les apparences, le chanteur jouait à domicile. – Manue

« Que Niro choisisse TayC pour cet hommage au « Partis de rien » de la Scred Connexion n’avait rien d’évident.  »

Jey Brownie – « Week-end » feat. Guy2Bezbar

Mêler deux rappeurs portés sur les influences musicales trap, drill et afro avec un producteur qui a su s’imprégner de ces courants était une association peu surprenante. Jey Brownie, Guy2Bezbar et FLEM ont réussi à condenser l’essence même du flow pour créer le titre « Week-end » dans lequel l’égo-trip est omniprésent. L’argent, les habits, les femmes et l’esprit de fête fusionnent pour qu’ils puissent ainsi parader : « Laisse-moi frimer le week-end ! » Le morceau apparaît sur la première mixtape de Jey Brownie, sortie en février 2023, amenant une performance technique de la part des deux artistes interprètes. À la manière d’un sportif de haut niveau, Guy2Bezbar arrive sans préambule sur la composition afin d’y marquer deux couplets. Les procédés ne sont autres que les allitérations, les placements courts et une dose peu modérée d’assurance, caractéristique bien connue du rappeur. Jey Brownie ici amène un refrain retenant l’attention par un timbre de voix mélodieux suppléé de mesures tranchantes parfois hargneuses. Une collaboration où drill et trap s’entendent correctement. – Inès

Thomas – « Elle est corse »

Avec un cliché tout droit sorti d’un album de photo « Vacances été 2006 », le Marseillais Thomas a publié cette année « Elle est Corse ». Son blase est simple, et la cover aussi, sur laquelle on le voit enfant accroché à un bateau, vêtu d’un long short Quicksilver, le maillot de bain à la mode une bonne dizaine d’années plus tôt. Le morceau respire l’innocence, la période de l’enfance, où l’amour s’aborde avec légèreté. Thomas déroule son flow avec cette même facilité innocente. Le texte est simple, sans fioritures, il se fond parfaitement sur la prod. Le blase, la pochette, rien ne semble calibré pour un morceau de rap, et pourtant, le morceau est réussi. Avec « Elle est Corse », Thomas prouve un peu plus que dans le rap, nulle obligation de réfléchir à un plan marketing ou une imagerie développée. Parfois, sans penser à la suite, la simplicité triomphe. Comme un amour de vacances. – Victor

La Gale – « 14% »

Dans sa carrière, La Gale n’a jamais chanté l’amour. Peut-être tout juste a t-elle fait part de la fierté qu’elle a pour les siens, cette armée des ombres qui se retrouve la nuit, à la marge et avec quelques coquards. Et pourtant, dans « 14% », la rappeuse Suisse dit « Je t’aime. » À sa ville Lausanne. Mais c’est tout sauf une grande déclaration. « C’est pas une ode à mon tiekar c’est un crachat spontané », voilà comment la Suisse résume son titre au micro, dans un morceau où elle dénonce les ravages de la gentrification. Entre quelques formules bien trouvées, « 14% » prend des couleurs sépia amères, comme une photo d’un temps révolu. L’impression est renforcée par la production de Mani Deïz et son arpège de guitare sèche associé à une voix étouffée calquée sur le kick. Mais plus que de la nostalgie, il y a ici surtout une colère évidente dans le ton de La Gale (pour changer) et sa voix éraillée. Mais aussi et surtout dans son vocabulaire. Une somme de reproches, et une adresse finale à une ville défigurée par le cynisme du marché de l’immobilier et du pouvoir d’achat. « Lausanne t’as changé », et c’est une figure locale qui te le dit. – zo.

The Free – « Filaments bleus »

Isoler le morceau « Filaments bleus » de l’album de The Free peut donner l’illusion que son auteur est un chanteur de variété française. Quoi de plus normal au regard du format calibré pour la radio et de l’élocution lente choisie par The Free pour poser trois couplets desquels émane une émotion rarement effleurée dans un titre de rap ? Comparé au kickage percutant et maîtrisé que le rappeur orléanais exécute sur le reste de son album (exception faite de « Là-haut » qui baigne lui aussi dans une fibre émotive et intime), le débit que The Free délivre sur son morceau titre permet à l’auditeur d’en saisir les nuances instantanément. La production de Minghus et Corrado, ponctuée par une caisse claire de l’espace, ajoute un sentiment d’immensité dans laquelle l’ex Freez tisse sa toile. Une toile faite donc de filaments bleus, terme qu’il expliquait dans nos colonnes comme « une métaphore, qui décrit les liens d’amitié ou d’amour qui peuvent unir les humains entre eux. » Un concept universel que The Free développe en trois actes, de la jeune enfance à l’âge adulte, en passant par les joies et les peines, avec une plume très juste que la fin du deuxième couplet cristallise en quelques lignes : « Elle était si belle sur ce quai d’métro / La timidité a niqué l’jet-pro, en amour, y a pas d’égalité des chances / Si ça s’trouve, ce monde vous appartenait à vous deux / Faut donner la chance à chacun des filaments bleus. » Ça sonne peut-être un peu fleur bleue à la lecture, mais trempé dans l’atmosphère enveloppante que The Free crée le temps de quelques minutes, cela devient un des moments rap les plus intenses de 2023. – JulDelaVirgule

Houdi – « La folie des grandeurs »

« Bloqué dans l’stud’ j’essaye d’faire mieux qu’la veille, l’ingé m’dit « Va t’laver » » ,une ligne pouvant attester de la fermeté avec laquelle Houdi travaille pour assouvir sa folie des grandeurs. Le morceau éponyme de son EP sorti en mars 2023 impose d’entrée de jeu ce qui fait la spécificité du rappeur. En ce sens, le flow tantôt féroce, tantôt aérien et la composition combinant trap et techno proposent une expérimentation sonore que Houdi soude par la technicité. Un rythme rapide, des placements ancrés aux codes classiques du rap et une attention prêtée à l’écriture, c’est ainsi que l’artiste élabore une tonalité planante qui témoigne de son objectif d’aller côtoyer les sommets : « Folie des grandeurs j’vois en les choses en or, une certification. » La voix haut perchée teintée d’une volonté à devenir une « rocksta-a-a-a-ar », le jeune Seine-et-Marnais impose son sillage et définit par la même occasion la prochaine destination, encore plus haut : « Maman ma dit qu’fallait qu’j’sorte de ma chambre, j’nous ai sorti d’la merde. »Inès

« La voix haut perchée teintée d’une volonté à devenir une « rocksta-a-a-a-ar », Houdi impose son sillage. »

Triplego – « La faille » feat. Kekra

Depuis Eau max, leur premier album, Sanguee et Momo Spazz de Triplego proposent une musique à part, sombre et planante, comme si le groupe se trouvait dans sa propre faille, un lieu isolé et lointain. Celle-ci s’est entrouverte au fil du temps, et quatre featurings figurent sur Gibraltar, un record pour le groupe montreuillois. Parmi eux, Kekra sur « La faille » s’accorde au diapason avec Triplego pour fournir un morceau plein de noirceur. Les « phares éteint », Sanguee livre un passage dont lui seul a le secret, puis les basses de Momo Spazz s’adoucissent pour laisser le rappeur masqué entrer à sa façon, dans un flow rebondissant. Le néo-pilote de Formule 4 assure se trouver « tellement loin de ce milieu », en référence au monde du rap. Il s’en rapproche pourtant de plus en plus, et signe davantage de featurings, alors qu’il y était réfractaire pendant longtemps. À leur manière, Kekra et Triplego ont opéré un virage similaire, illustré également cette année par la venue d’Hamza sur « Lakehouse » de Kekra et celle de Tagne sur « Droga » de Triplego. Ces collaborations se sont faites au bénéfice de leur musique, sans la travestir, à la manière dont Kekra et Triplego se sont accordés avec fluidité sur « La faille ». Elle s’élargit, et les secousses s’en ressentent. – Victor

Nessbeal- « 212 Africa »

2022 signait le grand retour de Nessbeal avec l’album Zonard des étoiles. Pratiquement un an après, en mars 2023, l’ex-membre de Dicidens sortait son EP Lumières nocturnes. Un jour avant la sortie de celui-ci, Nessbeal envoyait un freestyle cadeau à son public du nom de « 212 Africa ». Titre qui aurait grandement mérité sa place dans Lumières nocturnes. 212 représentant l’indicatif téléphonique de la terre d’origine du roi sans couronne, le clip est réalisé au Maroc par La Crème Film. N.E.2.S apparaît cagoulé, le regard perçant accompagné d’un gamos dans une station essence Afriquia plus ténébreux que jamais. Comme à l’accoutumée, les couplets sont funestement gorgés d’amertume, de fatalité et d’allégories glaciales (« Avec une lame, on m’a fait le sourire du Joker »). Sur des violons sombres à sonorités orientales proposés par le beatmaker HIGHCELL, Nessbeal déroule sa verve macabre entre lucidité et cynisme (« Apprendre à se taire comme on apprend à parler / Hamdoullah c’était pas un rebeu Nordahl Lelandais »). Malheureusement, le morceau n’a pas forcément eu une grande popularité durant les mois qui ont suivi sa sortie. Pourtant, il contient bien tous les ingrédients propices aux meilleures performances de Nessbeal, celles qui ont fait sa renommée . Une question se pose : est-ce que le public qui clamait haut et fort que Nessbeal manquait au rap désirait vraiment son retour ou ne voulait qu’apparaître moins moldu au milieu des gardiens du temple des années 2000 sur Twitter ? – AndyZ

A2H – « Non »

Adepte des ego-trips autour des jeux de séduction et des rapports charnels, A2H s’éloigne parfois de sa zone de confort, pour faire bouger le curseur, comme sur « Le cœur des filles » extrait de Renaissance (2020), en essayant de se mettre à la place du sexe opposé, avec autant de franchise que de complexité. Sur le deuxième volet d’Une rose et une lame, le miel god va plus loin dans cette approche, et livre un récit bouleversant au sujet de sa sœur victime d’un viol par son compagnon de longue date. Le témoignage se mue en dialogue entre celle-ci et le rappeur incarné entièrement par ce dernier, le temps d’un deuxième couplet qui renvoie toute la gente masculine à la violence systémique du patriarcat, et au besoin de faire entendre les voix des victimes plutôt que de chercher à les venger. Le titre placé sur la première partie de l’album (à l’esthétique plus portée sur la mélodie que la seconde) est un véritable Cheval de Troie courageux et nécessaire, entre guitare bluesy et atmosphère solennelle. Hugues

Jul – « Mes affaires »

Est-il vraiment possible, à l’approche du trentième album, de créer des chansons qui ne soient pas d’énièmes variations les unes des autres, de quelques signatures musicales et d’une poignée de belles intuitions toujours trop vite épuisées ? Issu du septième « album gratuit » du super-prolifique rappeur marseillais – disques qu’il n’a jamais négligés, souvenir de « Parfum Cartier »  et « Dans la voiture à Batman » sur le volume 4 – « Mes affaires » n’a rien de révolutionnaire. En un sens, oui, ce n’est qu’une variation sur l’un des registres privilégiés du J, à la structure mélodique et rythmique simpl(ist)e, déjà entendue. Un peu moins cheap qu’à l’époque d’Emotions, peut-être. Pourtant, quelque chose fait mouche, et, pour l’auditeur piqué, les replays s’enchaînent nécessairement. À quoi tient la magie ? Peut-être à ce refrain universel, dont la sagesse simple fout les frissons : « j’me sens bien devant la mer, pourquoi faire le tour de la Terre… » En faisant briller, après d’autres titres marquants (« ça va chérie ça va »), l’Album gratuit vol.7, « Mes affaires » confirme la capacité décennale de Jul à viser juste, parce que toujours juste avec lui-même. – Manue

Heskis – « Printemps »

« J’suis sorti d’mon trou et de mes pensées suicidaires / Hier j’étais jeune et insolent / C’rap à niqué ma vie en la sauvant  / j’peux rien y faire. » Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour résumer l’état d’esprit du premier album d’Heskis, Plot Twist sorti en mars dernier. Retournement inattendu donc pour ce rappeur au long parcours, déjà présent dans le paysage rap via le collectif 5 Majeur aux débuts des années 2010. Depuis, son EP GG Allin sorti en 2017, a fait parlé de lui jusque sur ce site. Mais peut-être pas assez pour qu’Heskis laisse sa marque durablement, sans compter ses problèmes personnels évoqués dans son nouvel opus. « Car c’est juste une histoire de temps, bébé time out », cette question de temps, c’est sûrement ce qui lui a permis d’affiner sa formule,  comme sur ce « Printemps » à la production nébuleuse et surprenante, grâce à cette batterie agressive qui apparaît de façon sporadique. Assise parfaite pour sa voix autotunée en apesanteur, qui laisse ensuite place à un rap percutant. Ici les contrastes se manifestent dans le fond comme dans la forme. Période de renaissance (sinon de renouvellement), le printemps est un symbole bien choisi pour clore ce bel album introspectif, qui laisse espérer de futures propositions de la même tenue plutôt qu’un point final. Hugues

« De la décennie 80 dont tout le monde se souvient comme un grand moment de fête, E.One en fait un morceau glacial.  »

Rocca & DJ Duke – « La Pirogue »

Sur un sample sélectionné par DJ Duke et digne d’une B.O de grand film français des années 1970, Rocca remonte le fleuve. Celui d’un album magistral où l’ancien de La Cliqua donne régulièrement sa position sur le rap français. Se positionnant à la marge mais détenteur d’une vérité (artistique s’entend), El General fait donc valoir dix-huit pistes durant son statut d’exilé volontaire autant que sa liberté d’affranchi. D’une voix pleine d’aspérités, d’un flow irréprochable (ici avec une entrée en triplet), il y pagaie à rebours des courants dominants dans le fond, tout en faisant la démonstration de sa versatilité musicale et de sa capacité à s’approprier les tendances dans la forme. La maîtrise de Rocca au micro n’est depuis longtemps plus à prouver. Il n’empêche qu’il sait la rappeler mieux que personne, avec une curiosité orthodoxe. Il le fait jusqu’à la clôture de ce disque, intitulée « La Pirogue », où le rappeur semble disparaître dans la brume de l’Amazone autant qu’il paraît toiser le rap. À la fois insaisissable et colossal, tel est désormais Rocca, dont le charisme ne s’étiole pas au fur et à mesure des années. Au contraire même, il touche désormais quelque chose d’indicible, proche de la figure tutélaire de sorcier, celui redouté autant qu’admiré. Concret et chamanique, porté par un travail d’orfèvre du regretté DJ Duke, l’ancien de La Cliqua continue de souffler dans sa sarbacane et continue plus que jamais à faire du rap contact. Il a juste changé de jungle. – zo.

Jolagreen23 – « 727BOEING »

« Faut la clef qui peut m’ouvrir la bonne porte » . Certains morceaux arrivent à nous embarquer par la simple addition : instrumental + flow de l’interprète, qui pourrait valoir 1+1 = 3. C’est l’effet que produit Jolagreen23 ces derniers temps, notamment sur le titre « 727BOEING », introduction de l’EP 23 sorti en mars 2023. Reconnaissable par des placements déstructurés, un timbre de voix relâché et des backs parfois chuchotés, c’est un véritable jeu qui s’installe entre le rappeur et l’ossature musicale – produite par Appa – de « 727BOEING ». Une attitude empreinte d’assurance et de facilité se dégage de ces deux minutes et vingt-et-une secondes, amenant une fluidité qui répondra présente sur l’ensemble des six titres de l’EP. Faire preuve de détermination est un fait, la transmettre aux auditeurs en est un autre qui nécessite parfois de la surjouer. Jolagreen23 ne fricote pas avec cet exercice et délivre une « simple » performance de kickage, aérée parfois de silences ou d’anomalies instrumentales définissant la texture imparfaite du morceau. Un résultat plus que convainquant où l’on peut affirmer que 1+1= 3. – Inès

E.One – « Enfant 80 »

Que retenir des années 1980 ? Leur monde divisé en deux blocs, leur musique putassière pleine de synthétiseurs et de quelques coups de génie pop, leur sens effréné de la fête, ainsi que l’éclosion du hip-hop bien sûr ? Oui, pourquoi pas. Mais les années 1980 sont avant tout celles de l’excès. Ce sont les années de la démesure, du sale, de l’avènement de la société de consommation dans l’Occident, et de tout un tas d’autres trucs qui vont de la publicité à la famine, du sida à la cocaïne, de Véronique et Davina à Silvio Berlusconi. Bref, pour le dire autrement, les années 1980 sont celles du grand n’importe quoi, du « battage de couilles » intégral, et quelque part elles sont le ferment de pas mal d’aberrations d’aujourd’hui. C’est en tous cas ce que fait ressentir E.One dans « Enfant 80 ». En name-droppant des figures iconiques de l’époque, en remettant en scène des situations banales il y a quarante ans mais inimaginables aujourd’hui, le rappeur déchire la carte de la mélancolie pour tracer la trajectoire d’un monde désormais quasiment arrivé au bout de ses abus. D’une certaine manière, c’est démographique : qui a quarante berges aujourd’hui ? Ceux qui sont nés et ont été éduqués durant les années 1980. En 2023, E.One met tout le monde face à ses responsabilités. Pour lui « les racines du mal » sont évidentes et il les place quarante piges plus tôt. De cette décennie, dont tout le monde se souvient un peu trop souvent comme un grand moment de fête, le rappeur en fait un morceau glacial. Le zéro absolu, avec un huit devant. – zo.

Bekar – « Effet mer » feat. Zinée

Au moment de passer le cap du premier album, Bekar avait un challenge à relever : prendre ses blessures de jeunesse, y rajouter ses émotions, et les traduire en musique. Tout au long de ce premier vrai long-format la peine devient alors musique, notamment sur un long morceau avec la rappeuse Zinée. Point culminant de Plus Fort Que L’Orage, « Effet Mer » et ses six minutes se divisent en deux moments très distincts, où le rappeur nordiste semble, au fur et à mesure des rimes, fendre de plus en plus l’armure pour finir par faire exploser son coeur. Les trois premières minutes tournent ainsi d’abord autour de la question de l’héritage de l’existence, et de l’envie de réparer son passé : sur une mélodie paisible composée par Lucci et Vincent David, Bekar et Zinée évoquent alors la complexité des relations humaines et la question des regrets, en restant pudiques via des métaphores (« J’ai rangé les soucis dans l’sac à dos, j’ai caché les bobos dans le paquetage »). Après trois minutes d’introspections aériennes tout en réserve, la mélodie semble alors s’arrêter, pour finalement mieux repartir : comme un cœur qui accélère sa cadence, le rythme devient plus intense, tout comme le débit de Bekar qui se met alors à dévoiler ce qui hante son esprit. De la douleur d’une séparation amoureuse à sa quête de sens en passant par l’angoisse du futur ou les non-dits familiaux, Bekar hausse sa voix – qui semble beaucoup plus sur le fil – pour s’ouvrir sur les douleurs qui le hantent depuis le début de l’album, aidé du chant de Zinée. Un rare exercice de confession pur et sincère, parfaitement habillé musicalement, à classer dans le haut du tableau des morceaux du genre en 2023. Et qui traduit parfaitement dans sa progression qui est Bekar : un taiseux sans doute tourmenté qui a finalement trouvé dans la musique un moyen de véritablement s’exprimer – Brice

Flynt – « Mauvais pour le business »

Dans une année où les sorties se sont encore bousculées sans avoir vraiment le temps d’exister, Flynt a pris le rap jeu à contre-pied. Visiblement dans un mauvais jour, « Je sais pas me faire des amis / En plus Columbo c’est le samedi », le rappeur du dix-huitième a fermé la porte du show-business, de ses diagrammes sur PowerPoint et de ses stratégies marketing. Pour un amoureux de la rime et de la punchline bien tournée, difficile d’avancer dans cette course au streaming, dépeinte ici comme l’image de la carotte placée devant l’âne. D’autant plus que Flynt a choisi la voie de l’indépendance depuis longtemps. Alors que reste-t-il pour un MC sur lequel l’époque et les nouveaux moyens de communication ont roulé ? Son cœur de métier : savoir écrire, parce que pour lui « ça reste la base « . Acide (« Y a plus R. Kelly dans ma playlist / Dans le doute je devrais plus écouter personne »), rancunier et réaliste (« 2020 c’est déjà à l’ancienne / On te calcule pas si t’es pas dans le game »), il y a quelque chose du cartoon engagé dans la diatribe de Flynt et des vérités qui font plaisir à entendre, ou pas, selon le côté du viseur où vous vous trouvez. Avec une production de Stratega taillée pour son slow flow, Flynt garde en tout cas la ligne de conduite qu’il a adoptée dès les années 2000 en paraphrasant le regretté Morad : « J’attends plus rien de personne, c’est pas les beaux discours qui réchauffent quand je frissonne ». Si sa pensée profonde avait un intitulé… Bref, vous connaissez la suite. – JulDelaVirgule

« À la fois insaisissable et colossal, tel est désormais Rocca, dont le charisme ne s’étiole pas.  »

Mairo – « Nouvelle écriture »

Dans omar chappier, Mairo distille de nombreux clins d’oeil plus ou moins évidents au rap français. Un extrait de Sheryo dès l’entrée du EP, la reprise d’un sample utilisé par Djimi Finger pour Ärsenik en 1998, des mentions explicites sans être évidentes (« rappeur F.R. comme Zekwe, Ékoué »). Sur « nouvelle écriture », avec sa gouaille unique, Mairo crée même une réaction chimique inattendue en donnant l’impression de compresser le Gims de L’Écrasement de tête au Nikkfurie d’Asphalte Hurlante. La dissonance et l’agressivité de la production de 5bobble rappellent des idées poussées jadis par le rappeur/producteur de La Caution, de même que certains moments rappés en apnée de M.A.I.R. (« Serre-moi une lichette, il m’faut un mi-ovni, mi-jet, une liasse grande comme une midget »). De Gims, il y a aussi des moments de débit mais aussi une citation tirée de son « 30% ». Pourtant, jamais Mairo ne semble être dans le pastiche ou l’usurpation d’identité : c’est une simple conséquence de sa connaissance du rap « comme Jadakiss ou Jada Smith ». « nouvelle écriture » est une démonstration de la palette de Mairo, entre une intensité d’interprétation qui fait les montagnes russes, une expression avec parcimonie de convictions fermes qui alterne avec de l’humour absurde, et un savoir-faire de la rime à la fois inscrit dans un héritage mais aussi un travail personnel. Tout cela, étayé dans cet EP et deux autres sorties, fait de lui l’un des rappeurs francophones de cette année 2023. – Raphaël

Elh Kmer – « Vivaldi »

Des chants de mouettes qui précèdent un air de violon, c’est de cette manière que débute le titre « Vivaldi », premier morceau de l’album du même nom d’Elh Kmer. Après quatre opus intitulés 4SAISONS sortis l’an dernier, le rappeur continue ses références au compositeur italien. Pas de trap énervée comme lorsqu’il officiait dans le groupe 40 000 Gang jusqu’à son départ en 2015, mais pas non plus de violon-voix larmoyant auquel le titre pourrait laisser penser. Sur une production de Freaky Joe travaillée pour laisser toute la place à la voix d’Elh Kmer, « Vivaldi » offre un discours qui mêle sagesse et détermination. « Ce qu’il faut c’est le savoir des plus grands et beaucoup de maîtrise, le métier qu’on fait va peut-être mettre des générations à l’abri. » La voix grave et posée du Boulonnais instaure un climat solennel qui favorise l’écoute et crée la communion. Le refrain chanté aux petits airs d’opéra est mis en valeur par quelques secondes d’a capella suivies d’une simple guitare. Les couplets rappés sont quant à eux direct par leur exclamation et précis par leurs références, ne créant aucun doute sur ce que le jeune rappeur de Boulbi a écouté et aimé dans sa jeunesse (« Je fais deux fois seize mesures sans cut comme en 2013. ») – Ouafae

Mandyspie – « Méchant »

Parmi toutes les bonnes nouvelles de cette année, 2023 aura été l’année de l’éclosion pour Mandyspie : après avoir passé plusieurs années à affuter sa musique sur la plateforme Soundcloud, la rappeuse originaire du 93 se présentait véritablement au monde du rap français au printemps avec Polar Escape, une courte mixtape aux influences aussi diverses que maitrisées. Autant à l’aise sur des sonorités jersey, trap, rage ou cloud, Mandyspie montrait alors un véritable potentiel pour explorer de nombreux genres dans ses morceaux. Notamment sur « Méchant », un titre autant puissant qu’entêtant dans sa structure : guidé par des lignes de synthés spatiaux et imposants signés Cosmo Tommy, le morceau voit la rappeuse enchainer des couplets chantés dans un habillage trap synthétique entrecoupé d’un refrain électro avec son kick sur chaque temps. Alors qu’elle évoque dans ses paroles la fausseté des gens, Mandyspie livre finalement avec « Méchant » et son refrain dansant un hymne à la fois grisant que motivant, tout en montrant qu’elle semble avoir encore beaucoup de choses à montrer dans le rap français en 2024. Vu ses derniers morceaux, c’est en tout cas ce qu’elle laisse clairement présager.  – Brice

Zmaïl – « Lycée Renoir » feat. Barry

Avec Intense City au printemps, le méconnu Zmaïl est venu ajouter une petite pièce à l’édifice majestueux du rap de son département, les Alpes-Maritimes. Dans le sillon de ses aînés, Zmaïl écrit à la lumière du soleil méditerranéen et à l’ombre des HLM du bord de mer. Son style s’inscrit dans la continuité de ce qu’a développé son zin Infinit, également présent sur l’EP, c’est-à-dire une alternance entre la démonstration technique de rap et la détente mélodieuse d’un refrain chantonné ou d’un flow laidback. « Lycée Renoir », du nom d’un établissement de Cagnes-sur-Mer est un morceau introspectif, pour lequel le rappeur est épaulé du légendaire Barry, responsable de la vibe « Max B-ienne » du son. Zmaïl retrace avec un brin de nostalgie sa vie depuis l’époque du bahut, dans une localité aux contrastes toujours plus intenses. C’est l’histoire somme toute banale d’un petit de la côte qui grandit juste à côté des personnes les plus riches du continent, et en même temps si loin d’elles, et qui par la force des choses court après leur argent. En ouvrant le titre ainsi : « On était tous devant le Lycée Renoir, on vendait tout au bord de la chaussée, quand j’ai menacé mon prof principal, j’savais que j’allais pas faire HEC… «  le Z conditionne l’auditeur pour les deux minutes suivantes, narration d’une petite vie faite de débrouillardise et de rap, de petits délits et de beaux souvenirs, de zins, de zines, de vin et de vices, tout ça près de Nice, « Intense City »– B2

Eesah Yasuke – « Prophétie »

Bien au-delà du titre de son EP sorti cette année, il y a une âme de prêcheuse chez Eesah Yasuke. Pas de celles et ceux qui cherchent à remettre leurs ouailles sur un supposé bon chemin, mais plutôt qui partent de leur propre expérience pour transmettre de l’empathie et de la détermination. Sur le morceau titre, la Roubaisienne applique cette idée à travers des formulations évoquant la nature (eau, vent, espace) et la résume en deux phrases qui se rejoignent : « Fais-moi de la peine et j’en ferais de l’art »« C’qui te tue pas, fais en de l’art thérapie ». Sa voix basse et son interprétation jouant sur les brisures de sa voix, idoines pour rapper ces épreuves de la vie qui restent comme des cicatrices, est au diapason de la production nocturne de Princess. Alternant entre l’élégance d’instruments classiques (cordes pizzicato, piano) et divers effets synthétique et accidentés qui donnent son urgence au refrain, la compositrice représente ainsi en musique les points de suspension à la phrase « en attendant la prophétie » de la rappeuse. Quelle prophétie ? Nulle réponse concrète, mais sûrement celle qui permettrait de trouver un bout d’espoir au bout de cette lumière qui « ne sait pas viser ». – Raphaël

« Un couplet de Hamé qui risque franchement de rester dans l’histoire comme son meilleur. »

Malo – « Moi-même »

« Je fume toujours des oints-j et j’suis toujours moi-même, mais j’essaye de m’alléger et toi tu fais quoi mec ? », ainsi Malo esquisse les deux premières mesures de ce morceau, où la remise en question dans laquelle il plonge les auditeurs est mutuelle. Pendant un peu plus de deux minutes, le rappeur pourtant réservé, nous laisse à portée de cœur des fragments de lui-même. Dans le dernier titre de l’EP iD sorti en juin 2023, l’artiste se livre avec humilité sur sa conversion à l’Islam et ce qu’il y récolte : « Pardonne moi, je trouve la paix dans les lois de cette religion si riche. » Empreint de sincérité, il dénonce l’incompréhension ainsi que la désinformation qu’elle peut subir : « Là-bas ça parle beaucoup de religion sans connaissance, Parce qu’ils comprennent pas la langue dans laquelle je montre ma reconnaissance. » C’est une lettre ouverte à lui-même, où son vécu prend forme dans une écriture pleine d’interrogations et s’appose soigneusement à la composition de Tarik Azzouz. Laissant sa voix se mêler à quelques notes de piano, une boucle mélodieuse et des drums impactant autant que les mesures, Malo affirme tête haute qui il est : « Moi j’suis métisse, converti et frère aîné. » Inès

Okis – « Textile »

Authentique enfant de La Croix-Rousse, okis ne rappe pas Lyon, il l’incarne. Papillonnant entre zdeh, rap, snack et l’Olympique lyonnais, le roi des banaveurs s’affranchit de toute convention préétablie de ce que devrait raconter un rappeur, dans son premier album Rêve d’un rouilleur. Les productions de Mani Deïz habillent la musique d’okis de couleurs plutôt ternes favorisant un certain leadership du spleen. Sur « Textile », le rappeur lyonnais décrit sa rouille (terme issu de l’argot lyonnais pour désigner l’ennui) et sa paresse qui se retrouvent dès la première phase du morceau : « Vraiment rien à battre d’être un phénomène. » Cette convoitise gâcherait sûrement son « dessin de désespoir » contemplé dans la tise. Ce qu’il veut faire de sa vie, il n’en sait rien, mais ce n’est pas pour autant que son rap est inintéressant. Au contraire, sa prose originale magnifie la langueur de ses soirées et ses brèves conquêtes féminines (« Il fait tard, il fait noir, elle s’est dévêtue mais j’vais pas rester là / Entre zdeh et Stella, j’vais m’étaler deuss’ »). Le temps s’écoule au compte-goutte et okis attend l’étincelle en se tournant les pouces. « Textile » colle à toutes les ambiances nocturnes, qu’elles soient estivales ou hivernales. Pour preuve, l’excellent clip dont bénéficie le morceau, réalisé entièrement en travelling arrière par Marty%. – AndyZ

La Rumeur – « Un gosse à la fenêtre »

C’est par « Un gosse à la fenêtre » que La Rumeur a décidé d’ouvrir son cinquième album, Comment rester propre ? Un choix compréhensible, tant le morceau pose avec vigueur l’atmosphère du disque, mais dangereux par ailleurs, car il est difficile de résister à la tentation du replay. « Un gosse à la fenêtre » est une gifle monumentale comme l’auditeur n’a que peu d’occasions d’en recevoir. Le couplet de Hamé est particulièrement saisissant et risque franchement de rester dans l’histoire comme le meilleur de sa discographie. Il y replonge dans ses souvenirs d’enfance avec une précision effrayante et construit son texte selon un parallélisme entre la première et la seconde moitié. D’abord, c’est l’innocence du minot qui remonte à la surface, celle qui laisse de la place au rêve et ignore la cruauté du monde. Dans un été chaud comme les Pyrénées Orientales en connaissent plein, l’enfant contemple ses albums Panini alors que Maradona va soulever la Coupe à Mexico. Une étoile sur son maillot, et des dizaines dans les yeux d’Hamé. Puis soudain, le réel fait irruption, avec toute sa violence. La chaleur n’est plus soutenable, pas plus que le spectacle d’une police assassine qui fracasse des Arabes. Et l’enfant qu’était Hamé a vu tout ça, alors exit sa candeur, c’est parti pour une vie de douleurs, qui alimente encore un album de haut vol en 2023. – B2 

Ice Crimi & Just Music Beats – « Lobby boyz » feat. Black P & Cham Rapper

Morceau issu du premier EP de la collaboration entre Ice Crimi et Just Music Beats, Big Paps El Papso, « Lobby Boyz » est une réunion de MC’s de la banlieue sud, tous issus de l’école du kickage au kilométrage illimité. Alfortville pour l’hôte Ice Crimi, Champigny-sur-Marne pour Black P et Évry pour CHAM Rapper. Just Music Beats officient en tant que perforateurs à la production. Sur un orgue funèbre et une basse bien grasse, « la crapulerie en sappe de luxe » se discerne dans l’attitude, la précision poétique de Black P et le flow acéré d’Ice Crimi. Des jeux de mots et métaphores efficients (« Un boug m’a dit qu’après l’écoute, fallait qu’il aille prendre une douche car le rap il était frais et les punchlines c’est des coups de fourche ») aux références historiques et malfaitrices (« Je suis encore énervé pour ce qu’ils ont fait à Emmett Till », « Le lobby est fort, demande à Jimmy Hoffa »), les trois hustlers malmènent le mic avec panache. Le morceau suinte tellement la rue que l’auditeur pourrait avoir l’impression d’être posé dans un BMW Pack M sur un parking du Bois l’Abbé. Quand Black P décrit sa démarche incommodée par un calibre dans la poche, Ice Crimi parle de « Porsche Cayman achetée illégalement » prêt à tout pour subvenir aux besoins des siens quitte à « vexer les prêtres.  » Dans « Lobby Boyz », la froideur new-yorkaise qui émane de l’instrumental de Buddah Kriss et Oliver se coalise avec la crapulerie banlieusarde sud-parisienne.  – AndyZ

Relo – « Mec du dehors »

Du propre aveu de Relo, « Mec du dehors » a existé dans une première mouture sept ans avant d’être retravaillé et placé sur Dieu merci, son premier album officiel. Entre temps, le rappeur du 13e arrondissement de Marseille a sorti plusieurs disques (mixtapes, EPs, album collaboratif) en gardant « Mec du dehors » de côté pour la bonne occasion. C’est que ce morceau a toute sa place au cœur d’un album à la fois plus introspectif et plus porté sur une trame de fond sociale que dans ses disques précédents. Sur une production signée Nef aux saveurs rap français début années 2000 (batterie percutante, sample mélancolique), Relo puise dans ses souvenirs d’adolescence pour rapper sans passéisme l’environnement culturel qui a forgé sa personnalité et ses liens humains. Sur « Mec du dehors », il est question de mixité sociale et ethnique, des rapports maladroits mais pas irrespectueux avec des filles « qui s’habillent pareil que nous ». Le décor est celui de la cité La Marie qui en fait une banlieue « d’en-ville », pour reprendre le lexique local : à la fois géographiquement éloignée des commodités du centre-ville (« quand t’as pas l’permis, t’es baisé après 9h ») et socialement éloigné des « communes aisées limitrophes ». La maîtrise de ses rimes, des placements à leur richesse, dessine un écho à ces parties où sur « le terrain d’en bas, on se croirait à Brasilia » tant elles rebondissent avec style et fluidité pour rapper ce « dehors », qui à trait plus au « quartier » dans la mosaïque et les nuances qui le composent qu’à la « rue » et certains de ses poncifs. – Raphaël

« Sur une production aérienne et céleste Krisy semble d’un coup laisser libre court à ses super pouvoirs romantiques. »

rodbloc – « 6/7 »

« Canalise mes craintes / en cabine j’me défoule sans crier. » C’est bien cette maîtrise, et cette voix épaisse sans excès d’autorité qui capte l’attention chez robdbloc. Habile dans les combinaisons de rimes, quand il s’agit de faire ses propres louanges sur des productions pêchues, ce fin limier sait aussi se livrer, plutôt pour soulever des questions que pour trouver des réponses : « Une vie saine, pas encore / Si j’suis proche, ouais qui sait / C’qui est sûr, c’est qu’j’m’y colle. » Malgré une certaine détermination, le ciel reste bas : « Pour m’aimer / faudra qu’la prochaine soit nécrophile » mais c’est justement ce genre de phase qui fait parfois le sel de son écriture où l’humour se niche dans un recoin sombre. Le rappeur semble toujours esquiver de justesse la désillusion, comme ce piano mélancolique qui l’accompagne, relevé par une batterie et une basse qui grondent tranquillement, de quoi garder la tête haute malgré les incertitudes. – Hugues

Krisy – « Sensuellement vôtre »

Si le rap français n’est pas toujours le plus habile (quoique en net progrès) lorsqu’il faut parler d’amour, il évite très souvent le thème de la sensualité. Au moment de sortir son premier album, Krisy avait un objectif inverse : se détacher de son étiquette de rappeur lascif pour dévoiler l’intégralité de son histoire. Tout au long de son premier long format, l’amour est ainsi certes bien là mais se dilue dans d’autres thématiques très peu évoquées jusqu’ici dans sa musique, comme la famille, le succès, l’entourage ou l’envie de rester fidèle à ses principes. En milieu de parcours, le Belge offre pourtant une parenthèse romantique et tendre à ses fans de la première heure avec « Sensuellement vôtre », en clin d’œil à un de ses premiers succès, « Érotiquement vôtre ». Après avoir retenu son coup spécial pendant une dizaine de titres, le Belge réouvre alors grand les vannes des sentiments, et décrit, tout en nuances et en métaphores une nuit passée à sacrifier des heures de sommeil avec celui ou celle qu’on aime. Sur une production aérienne et céleste tendance West Coast de Negdee (notamment grâce à un sample de voix féminine qui porte le morceau) Krisy semble d’un coup laisser libre court à ses super pouvoirs romantiques pour terminer le jeu du morceau rap amoureux. Complicité (« La tête sur une épaule, en cas d’problème, t’inquiète, on s’serre les coudes ») sous entendus discrets (« J’suis prêt pour une opération, laisse-toi guider par mes mains, sur la bonne voie vu ta respiration ») et détails raffinés (« On met du Barry White, du Frank Ocean, Tommy Genesis / On boit du champagne ou de l’eau, voire du rhum qui vient des îles ») Krisy semble, le temps d’un morceau sur son premier album, vouloir reprendre son terrain avant de revenir à d’autres sujets. Un moyen pour lui de rappeler un fait simple : en basket (cf ses stories sur Instagram) comme en amour, personne ne le prendra de court. – Brice

Hemo – « La kissmanerie »

Qu’est-ce qu’un Kissman ? Dans l’argot des Yvelines (le département d’où vient Hemo) c’est un dandy en costume ou en survêtement. Le terme vient des soirées Kiss Club, accessibles aux jeunes de la banlieue ouest populaire dans les années 1980, et à la kiss signifie « avec classe », comme dans le titre « Au sommet de la gloire » d’Expression Direkt. Mais un Kissman, c’est aussi quelqu’un qui s’assume, un bon gars. Un terme pour signifier une forme de flamboyance et de dignité. « C’est entre les lignes qu’il faut lire ici, respecté par les débrouillards, les bandits et les lyricistes […] je marche seul et sans équipe », dès les premières rimes, le rappeur de Guyancourt résume bien l’image qu’il veut donner de lui-même. Finalement un Kissman s’assure le respect des autres tout en ne comptant que sur lui-même. Mais pour manœuvrer seul, il faut également du bagou.  Hemo n’en manque pas : sa voix de charmeur, ses rimes savoureuses tintées de résilience et sa technique fluide glissent sur une instrumentale faite de soul scintillante, livrée par le beatmaker Corrado (à ne pas confondre avec le Dj du même nom.) Pour ne rien gâcher, le chanteur Aboo Afrhipop place des refrains stylés en Bambara en éloge au Kissman, et à son aura positive sur le monde qui l’entoure. – Hugues

Dave & Tiakola – « Meridian »

Starsky & Hutch, Batman et Robin, Shrek et l’âne… Dave et Tiakola. En août dernier, le duo franco-londonien qu’on a toujours attendu sans le savoir dévoilait deux collaborations inédites d’une alchimie impressionnante. La première en date, « Meridian », produite par Jo Caleb et Kyle Evans et certifiée single d’or en moins d’un mois, en est peut-être l’exemple le plus frappant. La plume de Dave et son flow incisif sont mis en relief par la vibe entraînante d’un Tiakola au top de sa forme et dont l’aisance et la spontanéité donnent le sourire. Une synergie d’autant plus touchante de par les thèmes abordés, les rêves de succès, de liberté et la détermination pour les atteindre. Validée par Mbappe et même par Drake, cette connexion propulse l’auteur de « Meuda » encore plus haut dans la liste de ces artistes qui n’ont plus rien à prouver. Après le succès de Mélo, Tiakola commence son exportation doucement, mais sûrement, et il y a fort à parier que 2024 soit (de nouveau) une très belle année pour lui. – Juliette Bujko

TH – « Satan II »

Ce n’est a priori pas du côté des trappeurs français que l’on s’attendait à de la fraîcheur et de la surprise en 2023, tant l’apogée du genre semble lointaine. Et c’est pourtant l’un d’eux, en la personne de TH, qui a fait rayonner la plus ténébreuse lumière au cours de l’année écoulée, par la sortie d’une petite quinzaine de morceaux, dont six constituent l’EP Signal. En clôture de celui-ci, le titre « Satan II » assied son style avec fermeté et précision. « M.a.c.a.b.r.e », épelle-t-il pour enclencher trois minutes d’une brutalité toute en contrôle : la diction est posée, le discours beaucoup moins. C’est violent : halls délabrés, narcotrafic et prison nourrissent le rap du Bondynois aux allures de Sazamyzy post Stavo. Comme ses deux prédécesseurs et à l’instar des meilleurs dans le genre, TH possède ce petit rien déroutant qui lui donne sa pleine singularité. Il retombe là où on ne l’attend pas, place des silences inconfortables avant ses adlibs, qu’il n’hésite pas à tartiner d’effets sonores par ailleurs. Il en résulte sur « Satan II » un sentiment de maîtrise, le rappeur est en avance sur l’auditeur, qui doit alors choisir entre tracer son chemin loin de TH ou le suivre sur le périlleux trajet qu’il entreprend, entre Tanger, les Antilles et la Seine-Saint-Denis. Des itinéraires bien connus de l’OCTRIS et documentés par de multiples reportages télévisés comme celui dont des extraits parsèment ce morceau, renouant ainsi avec le côté ghetto CNN du rap, supplément hyperboles ici. – B2

« Zesau est un immense rappeur qui écrit seul son histoire, sans baisser ni les bras ni le regard. »

Zesau – « Intro R&C »

Avec R&C (Rythmique et Contrebande), Zesau a livré cette année l’un des meilleurs disques de sa carrière, non loin de Frères d’armes en 2011. Sur cette mixtape, Zes’ de Tess’ a l’énergie d’un newcomer bien qu’il n’en soit pas « à son premier round. » Et pour cause, il approche dangereusement des vingt-cinq ans de carrière mais le Dicidens est still relevant, selon la formule consacrée outre Atlantique. Sur un instrumental idoine à insuffler toute l’énergie nécessaire à un morceau d’introduction, Zesau fait dans l’efficacité technique : « Civière pour la concurrence par contumace, coup d’schlass dans la foutue masse! », « J’suis parti loin mais pas à l’asile, proche du brasier, tout aussi loin du Brasil, t’aimes mes basiques, vas-y vas-y, dans la vase depuis le bas âge, que des rimes de barges que j’bazarde, stop, fin de passage ! »  Le ton est à l’égotrip mais pas seulement, le rappeur puisant sa force aussi dans le mépris dont l’industrie et la société ont pu faire preuve à son égard. « La rancœur, ça s’oublie pas, c’est comme le vélo » rappelle-t-il à raison dans son premier couplet. Zesau est un immense rappeur qui écrit seul son histoire, sans baisser ni les bras ni le regard. Beaucoup de ses confrères le savent et le reconnaissent d’ailleurs, alors sûrement a-t-il raison d’espérer encore quelque chose de ce satané rap jeu : « Donne moi les clés de la réussite, gros, j’ferai un double pour tous mes potes (pour tous mes potogo)!  »  B2 

Irko & Amne – « iEIGHT »

À la sortie de DANGER RAPPROCHÉ, première sortie commune du rappeur Irko et du producteur amne, une question se posait : est-ce du rap ? De l’electro ? Autre chose ? Si il reste toujours difficile de répondre à cette question tant les dix titres livrés par le duo symbolisent l’hybridité actuelle de la nouvelle génération du rap français, « iHeight » brille particulièrement par son mélange des genres. Sur une rythmique techno agressive et percutante que ne renierait pas le collectif Underground Resistance de Detroit, Irko susurre ses mots menaçants tout en laissant amne développer sa musique synthétique et saturée venue tabasser l’auditeur le temps de deux minutes. Le beat y est sec, l’interprétation froide, et l’ambiance ne laisse aucune place à l’optimisme. Avec leur Warfare Music, Irko et amne réussissent finalement à donner naissance à ce que tout artiste cherche aujourd’hui à faire : une nouvelle musique, avec ses propres codes. Quitte à secouer les préconçus de ce que devrait être le rap français.  – Brice

Ali’N – « Ali »

Parmi toutes les choses formidables qui font le rap, il y a la faculté de cette musique à laisser-tomber tous les fantasmes et alter-egos que les rappeurs peuvent se créer pour obtenir des morceaux où les trajectoires de vie s’écoutent à cœur ouvert. C’est ce que fait le peu connu Ali’N. Dans un titre sobrement nommé « Ali », le Tourangeau met en parallèle sa trajectoire artistique à sa trajectoire de vie. Des préoccupations de société et un certain portrait d’une France périphérique butée au rap transpirent de cette autobiographie de rappeur. Le tout s’insère dans un album quasi intégralement violon-piano qui aurait pu sortir au tout début des années 2000. « Has been », c’est ainsi qu’Ali’N se qualifie lui-même durant ce titre. Ici, il s’agira plutôt de retenir un voyage dans d’autres temps musicaux, assumé par un rappeur à la voix singulière et pas né de la dernière pluie. Mais il y a surtout dans « Ali » ce portrait en creux de rappeurs qui savent mettre tout égo et complaisance de côté quand il s’agit de se regarder dans la glace. Ce n’est de toute façon pas un hasard si à l’oreille, tout ça se situe quelque part entre Le Charme de la tristesse d’un Kamelancien et le côté brut de décoffrage d’un Scarz le Rapologist avant le grand tournant du Covid-19. Alors certes, que ce soit sur « Ali » ou sur l’ensemble d’À Part des anges, certaines rimes sont parfois trop directes, certains refrains sont déstabilisants. C’est d’ailleurs le cas sur ce titre. Mais dans ces quasi cinq minutes, il y a à travers le portrait d’Ali un formidable portrait de la France Invisible (qui rappe) pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif de sociologie. Ce qui d’une certaine manière s’appelle depuis presque 30 ans du Réalité Rap. Rien que pour ça : merci Ali’N. Finalement, lui aussi pourrait s’appeler l’OVNI. – zo.

Veust & Akhenaton – « Je pardonne tout mais je n’oublie rien »

« Les clips, faites-les dans vos têtes, j’écris assez imagé pour ça… « disait Veust il y a quelques années en réponse à l’absence de médias en ce sens le concernant. Sur « Je pardonne tout mais je n’oublie rien », neuvième piste de son album en commun avec Akhenaton Monopolium, c’est un véritable long métrage qui défile vitesse grand V en l’espace d’un couplet. Armé d’une technique irréprochable et de son coffre épais reconnaissable entre mille, le technicien du 06 montre qu’il est encore possible d’aligner un storytelling avec la manière. Après un premier couplet en passe-passe avec AKH où ce dernier reprend la veste salie de poussière du Sentenza de « Pousse au milieu des cactus… « , sa rancœur ayant  traversé un ou deux déserts de plus, Veust ne dément pas la récente déclaration de son aîné chez Clique qui le place parmi l’élite des rappeurs. « [Ses] pas de loups sont des pieds de biches », en paraphrasant une sentence du morceau, pourrait parfaitement décrire le style du gaillard azuréen. Veust impressionne en recyclant un fait divers de son cru sur fond de trahison, mettant en scène deux jeunes associés montant un biz. L’issue qui se dessine, sous la production rayonnante d’Akhenaton, rejoint celle d’ »Amitié gâchée » du Troisième Œil et fait penser au « Amour et jalousie » d’Oxmo. Un dénouement bouclant ainsi la boucle avec les premières secondes du morceau autour des mots du membre d’IAM : « Le quartier à un plan dessiné pour Issa / Partager le pain, entouré par onze Judas. » – JulDelaVirgule

Oumar – « Lala »

C’est une histoire de fausse nonchalance. Sur un sample de voix chantonné qui donne son titre au morceau, Oumar fait ce qu’il sait faire de mieux : être hardcore avec juste quelques mots. Phrases percussives, comparaisons brutales et vérités bien senties se succèdent dans la cinquantaines de phrases très courtes qui agrégées composent « Lalala ». Taiseux et en même temps frontal, Oumar y parle à la fois de ses tourments autant que de ceux de la société. Les associations d’idées sont fulgurantes dans ces cent cinquante-trois secondes où se côtoient la justice à deux vitesses, l’enfance passée à un peu trop déconner, les violences policières, des références au rap, Athéna et les Frères Musulmans, Brooklyn et le Havre, Dieu et le Kayser. De sa voix grave, de son élocution rauque et basse, Oumar accroche autant par ses images que par son ton, dont transpire une autorité certaine tout en feignant la désinvolture dans la forme. Le résultat ? Une série d’impacts sur un instru qui a pourtant tout de la ritournelle, presque de l’interlude même. Alors avec son côté à la fois élégant et brutal, érudit et frontal, attentif et vorace, le Havrais résume tout lorsqu’il se décrit en se situant à proximité d’un personnage de The Wire, Frère Mouzonne. Autrement dit : classe et dangereux. – zo.

« Veust montre qu’il est encore possible d’aligner un storytelling avec la manière. »

Josman – « Cocktail »

Parler d’amour est une caractéristique qu’on ne pourrait soustraire à l’univers musical de Josman et, notamment avec ce titre, pour le plus grand plaisir de ses auditeurs. Le thème de l’amour est comme enraciné dans sa musique depuis les débuts de l’artiste. Ainsi, avec le morceau « Cocktail » il réinvente à nouveau ses émois, ses sentiments et ses interrogations quant à celle qui a « la saveur d’un p’tit cocktail, la fraîcheur d’un p’tit cocktail, la douceur d’un p’tit cocktail. » Un refrain assumant que celle pour qui il éprouve ces sentiments contient tous les bons ingrédients. Sur un tempo plutôt dansant et doux, il décrit avec délicatesse, simplicité et affection ce que cette personne lui évoque, chose qu’il travaille différemment qu’à son habitude. Une écriture moins marquée par les tourments d’une relation amoureuse mais qui exhale la béatitude et la quiétude d’une réciprocité complète : « Fini les fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis, ma chérie suis-moi je te suis ! » L’ambiance du déclin d’une journée d’été se dégage, agrémentée d’une couleur orangée d’un coucher de soleil. Une qualité avérée de Josman est d’absorber ses auditeurs dans son univers, de quoi laisser une note sucrée en bouche à l’écoute de ce titre. – Inès

GdA Gueule d’Ange – « Pionniers » feat. C.Sen

Au cours de la tracklist de Diamant Noir, GdA tient à ce que quelque chose se sache : « vos idoles sont nulles à chier. » Une idole, le rappeur n’en est clairement pas une. Discret, rare, doté d’un homonyme au sein de la scène hexagonale, Gueule d’Ange est selon ses propres mots un « diamant caché dans la merde. » L’auditeur averti le sait, notamment depuis l’excellent et trop méconnu Classico Micro. Sorti en 2014, le disque était un concentré de boom-bap produit avec des DJs et des beatmakers pointures 47, de Brans à Mani Deïz en passant par Stresh ou I.N.C.H. Quasiment dix ans plus tard et après un intermède avec DJ Clif, GdA revient cette fois sur des beats plus lents. Pour la plupart, ils sont dans la veine sombre et noire d’intentions à la DJ Muggs circa 2018, c’est-à-dire lugubres, crépitants et lofi. Parfois, ils ne dépareilleraient pas non plus dans les tracklists produites par le Chimiste ces dernières années. Ça tombe bien, dans ces vingt courtes minutes intégralement mises en musique par le méconnu MTrax, le seul invité est un complice récent de l’âme sonore de La Cliqua : le C.Sen. Ensemble, ils avaient titré leur album commun Confidentiel. Ça colle parfaitement au thème et à l’attitude de ce tout ce beau monde. Ni idoles des jeunes, ni vieilles gloires ressassées, juste un sens de la formule redoutable et une capacité à planter singulièrement le décor. Du rap de « Pionniers » au sens le plus noble du terme, la pioche à la main à creuser depuis des années le monde qui l’entoure. Ça en jette encore plus quand c’est dit quelques minutes après avoir déclaré : « t’inquiètes, on va revenir avec la faucille et le marteau. » – zo.

Angilinazuli – « Nintendo »

Entité à deux (belles) têtes, Angilinazuli – Angie et Lazuli, ont sorti à la fin de l’année un EP du même nom. Merveilleuse idée de collaboration sans hiérarchie, l’EP fusionne les compétences de l’une et de l’autre. Comme souvent chez les deux artistes, l’interprétation est moins rap que tirée d’autres formes de chants scandés – Lazuli avait navigué du côté baile funk – bien qu’Angie, connue d’abord pour ses talents de chanteuse RnB, marque cette fois par des couplets rap carrément appréciables. Pas sur « Nintendo »», où le maître mot est sensualité, entre rythmiques dancehall et soupçon de reggaeton. Le titre est à propos d’un transfert de compétence : du doigté assidu requis pour les jeux-vidéos à un autre domaine de la vie, que, selon les légendes, les joueurs de jeux-vidéos connaissent peu, mais qu’Angie et Lazuli savent pitcher avec souplesse. Cerise juteuse sur le gâteau, l’insert ponctuel à la prod du son électronique d’une vieille console Nintendo, qui, décidément, n’aura jamais eu l’air aussi sexy. – Manue

BEN plg – « Le goût du sel »

Prolétaire à temps plein, le rappeur lillois a su faire la jonction entre les classes populaires des milieux ruraux et urbains depuis ses débuts, qualifiant sa musique de « réalité rap. » Dans le premier extrait de son troisième album Dire je t’aime qui sortira le 26 janvier 2024, BEN plg narre une « peine qui a vieilli dans le béton » rythmée par un mélange de couleurs dans une bouteille vide. À la production se retrouvent Lucci’, Murer et Le Caméléon : ils introduisent le morceau avec une mélodie au piano pleine d’espoir, presque cinématographique. Stoppé net par un beat saisissant, l’instrumental évolue avec des nappes vocales au caractère mélancolique. Défenseur de « la lutte des classes avec de l’autotune », BEN plg rappe les moeurs des jeunes provinciaux au quotidien monotone (« À trois sur le parking, fait des doigts devant un petit Canon ») ; une santé mentale ébranlée par le désœuvrement (« Je promène le chien, je lui parle beaucoup plus qu’au psychologue ») ; une habitude d’orages de problèmes incessants (« Grandir arrosés par l’averse, pour ça qu’on sait danser sous la tempête »). Réalisé par Bien Vu Productions, le clip met en scène la divinisation d’un frigo qui tombe du ciel tel une météorite. En cette période de crise sociale et économique, BEN plg remet l’église au centre du village montrant la scission que peut provoquer le manque d’argent chez les classes populaires. – AndyZ

Nayra – « Zmagria »

Dans Riah (« les vents », ceux qui s’infiltrent qu’importe les barrages dressés devant eux), Nayra imagine ce qu’aurait été son quotidien si elle avait « oublié sa quête », renoncé à devenir artiste. « Zmagria » s’est d’ailleurs appelé un temps Evelyn Wang, du nom de l’héroïne interprétée par Michelle Yeoh dans Everything Everywhere All At Once, film génial qui traite, à travers le motif du multivers, de ces trajectoires de vie déviées par des décisions cruciales. Storytelling introspectif, la chanson est caractéristique de la musique de Nayra : elle ne se laisse pas classer. À l’image de l’EP dans son ensemble, « Zmagria » louvoie entre les étiquettes. La première envolée chantée du refrain fait penser à une chanson Disney ? Le couplet d’après rappelle direct qu’il « faut que ça kicke »… et on n’y est toujours pas, puisque ce sont les mots attribués au « premier mec qui l’a signée pour des billes », la « prenait pour une débile », que la protagoniste voit fouiller les poubelles avant d’apprendre qu’il « tabassait sa femme. » Ni une chanteuse pop, ni une rappeuse hypersexualisée qui kicke comme un mec lambda pour faire plaisir. Loin des projections, « Zmagria » est un concentré de sincérité, de tensions et de peurs trop profondes pour être superficielles. En somme, comme beaucoup de jeunes femmes, lassées d’être ce qu’on attend d’elles au lieu d’être elles-mêmes, Nayra refuse, dans tous les sens, de faire la musique qu’on attend qu’elle fasse – quitte à devenir moins lisible. Quel que soit notre camp, elle surprendra toujours. C’est peut-être ça, une artiste. – Manue

« El Grande Toto répète haut et fort que c’est grâce aux siens qu’il est là et que c’est pour eux qu’il continue d’œuvrer.  »

La Fève – « Loyal »

Il y a ces morceaux que vous avez attendus, attendus, et qui vous ont donné la chair de poule dès la première écoute. Après des mois passés à se demander quand allait revenir La Fève, celui-ci dévoile « Loyal ». Un titre fort de sens, par ses lyrics et par son clip aussi. « J’frottais mes yeux, ils ont bien monté mes streams c’était pas un rêve », écrit le rappeur. Celui-ci fait le bilan de son propre phénomène : il voulait juste « baiser le game », il est maintenant sans aucun doute en train de le faire. Et ce n’est que le début. Sincère, touchant, La Fève fait avec ce retour la promesse de rester authentique et entier. La composition de Kosei, Tarik Azzouz et Louis Marguier surprend d’abord, séduit très vite par le sample de « Blue Birds » de Roja, les mélodies de piano et les douces vocalises de Tiakola sur le dernier refrain. Dès les premières notes du morceau, l’auteur de « ZAZA » annonce également : « Mon prochain projet est prêt. » Intitulé 24, il est l’aboutissement d’une vie de musique et probablement le résultat de deux ans de travail acharné. Une période mise en images par la Walone, visiblement à Atlanta, et qui témoigne d’une carrière sur le point de changer de dimension, avec la présence  de Zequin, Hamza, Tiakola et – si ce n’était pas suffisant – Zaytoven, qui est à la prod de l’intro et du quatrième morceau de 24. Prodigieux. Ça, c’est du retour. – Juliette Bujko 

Hamza – « Drifté »

Lorsqu’il s’est fait connaître du grand public en 2015, l’une des critiques faites à Hamza portait sur son formalisme, soit sa capacité à reproduire en français les tendances américaines sans y apporter le petit plus qui aurait rendu son style « spécial » aux oreilles des mélomanes les plus pointilleux. Ce reproche semble avoir glissé sur l’artiste, qui à même renchéri en élargissant considérablement son terrain de jeu, explorant le dancehall ou la drill avec le sérieux d’un authentique passionné de musique. « Drifté », son premier single solo depuis le succès de Sincèrement, s’inscrit dans la continuité de ses expérimentations électro-pop avec The Magician ou Myth Syzer. Le morceau est un pur moment de ride « à la française », celle qui a plus lieu dans la tête que sur la route, et dont les lignes de guitares et de basses composées par Ponko et Hamza évoquent autant différentes époques de la house parisienne, de Phoenix à Justice, que le disco et la funk dont ces derniers sont tributaires. Lorsque sur le refrain, Hamza enfile son plus beau costume de Michael Jackson, il semble vouloir nous rappeler qu’avant d’être un nerd de musique, il est une pop-star sans pareil : on pourra choisir de le croire, ou de fermer les yeux avec bienveillance. – chosen

El Grande Toto – « Weld Laadoul »

En quelques années, en plus d’être devenu une figure incontournable du rap marocain à l’international, El Grande Toto s’est taillé une place au sein du rap francophone. Il a réussi à se faire accepter par le public tout en continuant à cultiver ses spécificités individuelles, notamment celle de rapper en darija marocaine. Nul besoin de comprendre l’entièreté du morceau « Weld Laddoul », la première phrase du refrain en français donne le ton : « Je suis sur la Lune déprimé je pense à ma mère. » D’après plusieurs annotations sur Genius, le grand-père de Toto était auxiliaire de justice ou huissier (aadoul en arabe), faisant ainsi du père du rappeur et ensuite de lui-même le « fils de » (weld). Certains commentaires affirment que cette expression serait à la base une moquerie d’une femme qui est finalement restée. Quels que soient les tenants et les aboutissants de cette histoire familiale, le rappeur s’approprie les termes et s’inscrit pleinement dans cette filiation qui représente à la fois un début et une fin. C’est avec une tristesse dans la voix sur le refrain et des couplets déterminés retraçant son histoire personnelle que le jeune homme répète haut et fort que c’est grâce aux siens qu’il est là et que c’est pour eux qu’il continue d’œuvrer. – Ouafae

PNL & Un jour de paix – « Gaza »

Le 7 octobre 2023, la région frontalière entre l’État d’Israël et la bande de Gaza a été la cible d’une attaque armée du Hamas, laquelle laisse derrière elle de nombreux morts. Suite à ce drame, le gouvernement israélien a déclenché une offensive militaire sur Gaza dont la brutalité inouïe continue de sidérer le monde entier, et qui atteint aujourd’hui un niveau de destruction sans précédent, même en 75 ans de colonisation. En Europe, aux prises de positions tièdes voire complices des représentants politiques vient s’ajouter le silence pesant de nombreux artistes et acteurs de la vie culturelle, qui par gêne, ignorance ou flemme, préfèrent faire comme si de rien n’était. À contre-courant, deux hommes sont sortis du silence pour prendre la parole sur cette tragédie : Ademo et NOS, dont on était presque sans nouvelles depuis quatre ans. Conscients de leur aura, ils partagent à leur audience des extraits du travail terrible et miraculeux effectué par les journalistes palestiniens, interpellent le président, font des rappels essentiels quant à la nécessité de rejeter le racisme et l’antisémitisme, pleurent les vies gâchées par la violence. Le 8 décembre, l’engagement du groupe prend la forme d’une chanson : « Gaza ». Celle-ci surprend de prime abord par une guitare dont la révérbération évoque le rock californien du début des années 2000, entremêlée à des cordes d’inspiration orientale. Les couches et les effets se superposent pour jeter un voile pudique sur les voix de rappeurs toujours si soucieux de la qualité sonique de leur musique. Comme à l’époque de QLF, elles semblent ici ne faire qu’une. Le souffle mystique qui n’a jamais quitté le groupe depuis ses débuts lui permet de livrer un texte simple mais empreint de la sincérité précieuse qui le caractérise. Ademo et NOS ont beau être dans la légende, ils n’échappent pas au désarroi et à la tristesse face à l’horreur, « Gaza » ne ressemblant pas tant à une petite leçon qu’à un « vous n’êtes pas seuls » murmuré avec douceur. – chosen

Hugo TSR – « Cockpit »

Même si cela tend à disparaître avec le temps, dans un gommage organisé par les politiques et ce que les nouveaux managers caractérisent de projet, travailler au sein de SNCF implique de revêtir une identité. Il y a un mot pour la décrire : cheminot. Cette définition que l’agent ferroviaire se fait de lui-même, elle peut être revendiquée ouvertement, mais elle s’impose souvent naturellement à lui, en particulier chez deux catégories de personnels : celle qui s’occupe des travaux, et celle qu’on caractérise de « roulants ». Bosser sur le réseau ferré, c’est faire corps jusqu’à l’usure avec la ville, avec toutes les villes mêmes. Celles reliées entre-elles par les traverses et le ballast. Celles surpeuplées des immeubles de grande hauteur autant que celle des pavillons modestes où ça boit des flashs à l’arrêt de bus Place de la gare. C’est être frontalement témoin du quotidien des hommes, leurs aller-retours vers le travail, leurs descentes vers la grande ville ou leur retour vers leur cité de banlieue. C’est la vérité du salariat, la misère sociale des gares, les trains qui sont le dernier endroit où les gens se mélangent encore, pas forcément heureux de le faire mais liés par le train-train du quotidien et les derniers résidus de service public. Cette identité professionnelle, profondément immergée dans une identité urbaine, elle est faite pour Hugo. En prenant le rôle d’un Agent De Conduite, l’encapuchonné du 18ème arrondissement rattache tous les thèmes qui animent son rap. La dureté du quotidien, le gris des villes, le graffiti, l’érosion des individus, mais aussi et surtout l’idée de redondance disciplinée, celle qui a toujours animée son rap. « Faire et défaire, c’est le chemin de fer »,  disent certains cheminots dans un humour acide et désabusé. C’est ce que fait Hugo en déplaçant la matrice routinière de son rap à la cabine de conduite d’une motrice. Avec ou sans micro, « seul en cabine, c’est là que je me le sens mieux ». – zo.


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