The Free, broder des rimes, tisser des liens
Interview

The Free, broder des rimes, tisser des liens

Après plusieurs années sous le nom de Freez, au sein du duo Stamina, The Free trouve un second souffle avec son nouvel album Filaments bleus. Retour sur son parcours, d’Orléans au 18e arrondissement parisien, entre moments de lassitude et passion toujours intacte.

Photographie : Aurore Vinot.

Il a fait ses armes dans le rap orléanais à la fin des années 90, a laissé sa marque dans l’underground parisien avec son groupe Stamina au début des années 2010, pour ensuite continuer son parcours en solo via le beau projet Les Minutes vides, en 2017. The Free a sorti en ce début d’année Filament bleus, un album singulier, savant mélange entre un rap musclé et une approche nuancée, accompagné par des productions du plus bel écrin.

Malgré un parcours en dents de scie, The Free a toujours su rebondir et bien s’entourer pour mener ses projets à bout. Si cette fine plume du 18e arrondissement de la capitale a traversé différentes époques du rap, le rappeur s’est renouvelé avec le temps sans pour autant perdre de sa signature : une certaine intensité dans l’interprétation, un flow précis et un soin apporté à l’écriture. Vingt-cinq ans de parcours qui racontent la scène d’Orléans, les hauts et les bas du rap français, l’importance des rencontres et des liens entre les personnes à travers la musique mais aussi les efforts des artistes indépendants pour entretenir leur passion et exister dans le paysage rap.


La scène rap d’Orléans à la fin des années 90

Il y a un groupe qui a été vraiment fondateur pour le rap à Orléans, c’est Riposte, ce sont eux qui m’ont donné envie de rapper. C’est un membre de ce groupe qui m’a invité pour la première fois sur Radio Campus Orléans, il s’appelait Flex, il était animateur de l’émission Hip Hop Alert. Vers 1997, lui et son groupe sortent une compilation qui s’appelle également Riposte, il y avait pas mal de collectifs qui étaient présents sur cette compil, ça nous a tous un peu libérés et on s’est dit qu’on pouvait rapper sans forcément venir de Paris. Au même moment, je rencontre sept mecs, au lycée, et de freestyle en freestyle, dans les chambres des uns et des autres, on finit par constituer notre groupe, La Baraka. Avec le recul, c’était une époque incroyable, parce qu’il y avait beaucoup de naïveté, il n’y avait pas du tout de calcul. On aimait juste rapper et on ne se disait pas qu’on allait réussir à en faire quelque chose. Orléans, à ce moment-là, c’est une scène bouillonnante. En dehors de Riposte et de notre groupe, il y avait aussi 18 Carats, une bande de kickers vraiment forts, qui nous ont impressionnés, car même si on était potes, il y avait une petite rivalité sur le côté technique. On mettait beaucoup l’accent sur le flow, et eux aussi. On rappait ensemble parfois. Je me souviens aussi du groupe Inneffekt, il y avait beaucoup d’équipes qui rappaient dans cette ville à cette époque. Avec La Baraka, on a fait énormément de concerts au niveau local, avant notre premier album, et c’est comme ça qu’on s’est fait connaître à l’échelle de la ville.

La Baraka

On a vendu tous les CDs de notre album À suivre…. On était en total autoprod, on en a vendu pas mal localement. Comme ça faisait déjà un petit moment qu’on faisait des scènes, des mixtapes, on était attendus pour ce premier projet. L’essai s’est bien transformé, mais surtout au niveau régional. En 2000, il n’y avait encore que deux pôles : Paris et Marseille. Quand tu venais d’Orléans, c’était compliqué de se faire reconnaître, de passer de champion régional à prétendant au titre en championnat national. [Sourire] On avait beau être à côté de Paris, il y avait quand même une planète d’écart ou presque. Ce succès local nous permet quand même de faire pas mal de scènes : on va aller à Milan, à Munster, on va faire des dates à Paris, mais aussi en province, on fera même le Printemps de Bourges. Pour continuer dans la métaphore footballistique, ce groupe, c’était le centre de formation, c’est là où on a appris à construire un projet. On était huit, donc huit opinions différentes, avec le besoin de trancher malgré tout pour prendre des décisions, on voulait tous mettre notre grain de sel. Ensuite, en 2002, on va sortir une mixtape et un maxi vinyle. On avait beaucoup maquetté pour l’album.

Après la sortie d’À suivre…, on voulait continuer à sortir de la musique, on n’avait pas mal d’inédits qui méritaient selon nous d’être sur disque. Et puis il y a tout ce qu’on aura fait aussi entre 2000 et 2002. Il y avait trente-cinq morceaux sur notre mixtape, un peu lourd à la digestion. [Sourire] On s’est dit qu’on allait tout sortir et que ceux qui nous attendaient après l’album seraient bien servis. On a prospecté sur Paris pour essayer de choper un deal qu’on n’a jamais réussi à obtenir. On avait rencontré une meuf qui s’occupait d’un label de musique africaine, elle bossait avec un groupe de Côte d’Ivoire qui s’appelait Les Poussins Chocs. Et comme on ne connaissait absolument rien au business, on s’est dit qu’elle pouvait peut-être nous aider. Mais en fait pas du tout. Par la suite, on a continué en indépendant, parce qu’on ne trouvait pas de deal. On n’avait pas l’aide qu’il fallait pour passer au stade national.

La Baraka - Quoi quoi

La rencontre avec Emoaine

Une fois que La Baraka a sorti ce maxi et cette mixtape, on s’est dit qu’il fallait se retrousser les manches et se remettre au boulot, avec l’idée de construire un nouvel album, mais on perd un peu en spontanéité. C’est une époque où pas mal de membres du groupe commencent à avoir des lectures du genre Bourdieu, Debord, Baudrillard. Et je les perds un peu, puisque je n’ai pas encore lu tout ça. Et à cette période, en gros, ça m’ennuie. On passe énormément de temps à discuter de ce qu’il faudrait qu’on fasse, et de moins en moins de temps à rapper. J’ai déjà déménagé à Paris et je viens sur Orléans les week-ends. Je viens pour discuter de l’album, pour rapper aussi, mais on perd ce côté-là de plus en plus. On doit être en 2003-2004, et sur Paname, il commence à y avoir pas mal d’open mics sur Le Batofar, et une autre péniche qui s’appelle Alterna. C’est des endroits où je me rends parce que j’ai envie de kicker et je me dis aussi que, de Paris, je pourrais peut-être trouver des plugs pour qu’on arrive enfin à trouver un deal. J’essaie aussi de convaincre le reste du groupe de venir sur la capitale. Je leur fais comprendre qu’ils sont en train de louper un truc de fou, parce que ça kicke et qu’il y a une énergie ici, donc je leur dis « venez ! ». Mais à chaque fois je m’y retrouve tout seul. Certains sont restés sur Orléans, d’autres partis à Bruxelles.

Un jour, je croise un mec qui me taxe du feu, et c’est l’ami Emoaine. Il était aussi venu seul, sans son crew qui s’appelait Projet Illicite. Il me demande si je vais à l’open mic au Batofar, je lui propose qu’on y aille ensemble. C’est l’occasion de s’écouter kicker, on apprécie le style de chacun et on décide de garder contact. On se dit qu’il faut qu’on se présente nos équipes respectives. Il me propose de passer à Marcadet dans le 18e où il a un home studio, c’est là que lui et les membres de son groupe se réunissent. Et là, je retrouve cette spontanéité que je recherchais. On se pose le samedi après-midi, on ramène des bières, on fume un peu et puis on rappe. À force d’aller chez Emoaine le samedi, je vais rencontrer des potes à lui. L’un deviendra notre DJ, H-RAAF. L’autre, Lucas, deviendra réalisateur pour certains de nos clips dont « Lendemain de fête », titre qu’on a fait avec C-Sen. H-RAAF et Lucas, à force de nous voir rapper tous les week-ends ensemble, ont fini par nous dire que nos styles étaient bien complémentaires et que l’on devrait former un groupe. On se dit que ce n’est pas une mauvaise idée, on commence à avoir cinq ou six morceaux sous la main. On tâtonne sur le nom du groupe, on se met d’accord sur Stamina.

« En 2011, avec Stamina, on était un peu prisonniers de certains codes dans ce qu’on délivrait. »

Le marathon de Stamina

Entre 2004 et 2006, on va faire énormément de morceaux, on essaie de créer notre style. Emoaine faisait beaucoup d’instrumentaux, au départ on ne rappait que sur ses prods. À partir de 2006, on commence à enregistrer dans un gros studio à côté du métro Luxembourg où travaille une de nos potes. On a accès gratuitement à cet endroit, c’est vraiment énorme. Ça sert pour la post-prod, il y a une console cinquante-six pistes, la cabine pour les prises de voix fait la taille de mon salon. Emoaine était aussi DJ et on avait un côté gardiens du temple, donc la carte de visite pour se présenter au public, c’était de faire un maxi vinyle, en mettant trois morceaux choisis avec soin. Au départ, on pensait faire une mixtape, un peu comme ce que Seth Gueko avait fait avec Barillet plein, on voulait inviter tous les mecs dont on appréciait le style, mais on s’est rendu compte que c’était une tannée à organiser. C’était compliqué pour tout le monde de respecter les rendez-vous qu’on s’était fixés. On a préféré mettre ça de côté et se concentrer sur nous-même.

Notre premier maxi, Paname History X, sort au printemps 2006 en autoprod, distribué par JustLikeHipHop, et ce disque va nous permettre de nous faire connaître. Notamment auprès d’un label du 18e arrondissement qui s’appelait UGOP pour Une Goutte d’Or production, que l’on rencontre au Batofar. Les mecs de ce label avaient un studio du côté de la mairie du 18, tous les rappeurs du 18e sont passés par ce studio. Les mecs d’UGOP vont avoir un coup de cœur sur notre musique. Et quand ce label sort la mixtape de DJ Blaiz’ en 2008, Appelle-moi MC, le premier rappeur de la compil à être mis en avant est Dino, un des MCs du groupe Beatstreet [dans lequel on retrouve C.Sen, NDLR]. Puis UGOP décide de nous mettre en avant aussi. Pas facile comme choix, étant donné qu’on était nouveau sur la scène. À cette époque, ce n’est pas si évident de faire un clip, mais on sort « Marche à l’ombre », qui va avoir une bonne rotation en télé. Ça permet de nous mettre en avant, d’avoir un peu de presse, de faire des interviews, d’être invités sur divers projets. De là, on sent qu’on connaît mieux le terrain et on se sent prêts à sortir un album. Entre le maxi et l’album se déroule quand même cinq ans, mais quand t’es en indépendant, tout est long et plus compliqué de toute façon.

La conception de l’album Les Règles de l’art se fait soit chez Emoaine, soit au studio d’UGOP, c’est d’ailleurs là-bas qu’on va rencontrer Nodey. Emoaine se dit que ça serait bien qu’il ne soit pas le seul beatmaker sur le projet, donc on va faire notre marché chez les potes. C’est Nodey qui va produire « Du goudron et des plumes ». Aussi, notre manager de l’époque, Florent Boix, nous présente pas mal de beatmakers, et via ces connexions on va faire notamment « Lendemain de fête », sur lequel on va inviter C.Sen. C’est aussi une période de merde pour les artistes indés, les albums sortent deux ou trois semaines avant la sortie officielle sur les sites de téléchargement illégal. Même si on n’était pas censés faire énormément de ventes, là on s’est vraiment fait torpiller. Non seulement, c’est une période bâtarde en termes de format, pendant laquelle le streaming n’est pas encore vraiment là, mais aussi en termes de direction globale dans le rap français. Les années 2000, ce n’est pas la meilleure période, par rapport à ce qui s’est passé dans les années 90 par exemple. C’est une période un peu dure où il y a un gros entre-soi, un rap de rue très prédominant et c’est, selon moi, moins créatif que ce qui va se dérouler dans la décennie suivante. 2011, c’était compliqué, et même nous on était un peu prisonniers de certains codes dans ce qu’on délivrait. Parfois on hurle sur les morceaux, on cherche à mettre en avant les aspects de nos personnalités les plus durs au détriment d’autres choses.

Prison de verre

Sur l’album suivant, Prison de verre [sorti en 2013, NDLR], on va moins revendiquer un code postal et plus chercher à avoir un point de vue sur la société qui nous entoure. C’est un projet où on essaie de sortir ce qu’on a dans le bide et de parler de ce qui nous dérange. Mais cette sortie sera plus confidentielle que celle du premier album. Entre les deux, on se sépare d’UGOP, pour des différences de point de vue, et avec ce deuxième projet, on revient à la formule initiale : notre duo dans un home studio. L’album est produit par Emoaine avec l’aide de Chilea’s, qu’on va rencontrer à la fin de la conception des Règles de l’art. J’avais repéré ses prods sur MySpace et il était lui aussi d’Orléans. On se rencontre à la fin des années 2000, il commence à souvent être sur Paris à ce moment-là. Il nous file ensuite une prod incroyable pour un morceau qu’on fait avec Aki La Machine, qu’on voulait garder pour l’album. Il va produire certains titres sur ce second opus. Il remixe aussi l’album entier avec un autre producteur, Meiko.

À la fin de Prison de verre, on est contents de ce qu’on a livré mais on est peu épuisés. La sortie est plutôt confidentielle, on a peu de reconnaissance alors qu’on considère que c’est bien meilleur que ce qu’on a fait sur le précédent album. On est tous les deux un peu dégoûtés. On se dit qu’on va arrêter de rapper. En plus, Emoaine s’oriente vers d’autres formes de narrations, il entame l’écriture de nouvelles, il commence à s’intéresser au montage vidéo, le média rap ne lui parle plus autant qu’auparavant. Et moi, j’ai un travail à côté, je bosse beaucoup. Il va y avoir une période de deux ans environ où il ne va pas se passer grand-chose. Puis en 2015, les mecs du site Le Bon Son nous proposent de faire une scène au Batofar avec JP Manova. C’est ce concert qui va vraiment marquer la fin du groupe. La boucle est bouclée puisque c’est là qu’on s’est rencontrés avec Emoaine. Ensuite, on ne va plus faire de morceaux ensemble, mais on sera amenés à collaborer différemment, Emoaine a fait le clip d’un de mes titres en solo, « Pls ».

« Les Minutes vides est un projet où il y a beaucoup de sincérité. Je suis moins dans la posture. »

Les Minutes vides

Peu de temps après, vers 2016, je commence à avoir envie de reprendre le micro. J’en discute avec Chilea’s, et il me dit que si je suis chaud, on peut faire un EP ensemble. À ce moment-là, il est retourné à Orléans. Là-bas, on a un pote qui a un home studio où le beatmaker orléanais Astronote [producteur notamment pour Disiz, Kendrick Lamar, Phat Kat ou Little Simz, NDLR] est souvent présent d’ailleurs. Je vais faire énormément d’allers-retours entre Paris et Orléans pour construire Les Minutes vides. Je passe tous mes week-ends là-bas, on me fait écouter des prods, j’écris sur place ou pas, parfois je reviens avec un pack de prods. C’est Chilea’s qui produit la quasi-totalité du projet, en dehors d’un interlude avec l’aide d’Astronote. Fin 2017, je sors ce premier projet solo, en tant que Freez à cette époque, je porte encore ce pseudo. J’en suis très fier. Et comme ça fait un moment que j’ai pas été actif, je suis très ému par l’accueil que je vais recevoir après la sortie du EP. J’obtiens beaucoup plus de reconnaissance que par le passé, avec Stamina. Tout d’un coup, j’ai accès à plus de médias, mon interview dans La Sauce sur OKLM avec Mehdi Maïzi a donné un gros coup de boost au projet. Merci à lui pour cet accueil, parce que j’ai pu commencer à exister en tant que rappeur solo à ce moment-là.

Cet EP, c’est un projet où il y a beaucoup de sincérité. Je suis moins dans la posture : je livre ce que j’ai sur le cœur, ce que j’ai vécu comme années d’errances entre 2014 et 2017, avec beaucoup de soirées à se perdre, des excès, une grosse séparation avec ma nana de l’époque. Une petite traversée du désert. Une période où il se passe plein de choses que j’ai mises dans cet EP. Chilea’s m’offre des prods renversantes, à chaque fois que je descends à Orléans, ça me stimule. Il était très impliqué dans le projet, il avait à cœur que je le termine, ça c’était génial. Quand je pense à la prod de « Elle ne t’aime plus », je me souviens qu’un soir au studio, Chilea’s me dit : « ah mais fréro, je t’ai pas fait écouté ce truc-là, écoute ça, dis-moi si t’aimes bien », il me balance la prod, et je lui dis : « mais elle est dispo celle-là ?? » [Rires] Il me dit oui. Mais par contre, on est sur la fin du projet, je pense que c’est le dernier morceau que j’ai écrit et il n’avait plus le temps pour m’enregistrer ensuite. Il venait d’être papa à ce moment-là, et il me dit : « si tu la veux, il faut absolument que tu poses demain. » Donc faut que j’écrive dans la nuit, pour enregistrer le lendemain. Mais quand j’écris, j’ai besoin d’être tout seul chez moi, de prendre mon temps, posé, avec mes écouteurs. Et là, je suis dans l’urgence. J’écris un premier couplet dans la nuit, puis le second dans la journée pendant qu’un autre rappeur est en train d’enregistrer. Et je dois faire ça au milieu d’une quinzaine de personnes, c’est plutôt bruyant autour de moi. Je participe aussi à la conversation et je dois écrire ce texte hyper personnel. Mais la prod m’a tout de suite inspiré ce thème, du coup c’était fluide, et ça a donné ce morceau.

Les collaborations entre deux projets

À la fin des Minutes vides, j’avais l’impression d’avoir tout dit. J’avais besoin de me nourrir à nouveau. Faut vivre pour avoir des choses à raconter. C’est aussi pour ça que j’ai mis autant de temps entre Les Minutes vides et ce nouveau projet, et en plus j’écris très lentement. [Rires] J’ai du mal à m’y mettre, et une fois que je m’y suis mis, j’ai du mal à m’en défaire. Pour alimenter la machine, je collabore pas mal entre deux projets. Quand je bosse avec CHAM et Ockney, c’est aussi des potes qui me proposent de venir sur leurs projets, donc pas de souci de mon côté. En plus j’ai des affinités musicales avec l’un comme l’autre, on est à peu près dans la même galaxie. C’est bien de conserver la plume, et c’est toujours un plaisir de kicker.

Ockney, qui est vraiment un ami dans ce milieu, m’avait conseillé d’enchaîner rapidement après les bons échos que j’avais eus sur mon précédent projet. J’étais conscient de cette donnée, parce que pour exister dans le rap, il faut être régulièrement présent. Malgré ça, je n’ai pas tout de suite quelque chose à dire, à écrire. Aussi, dans cette dynamique solo, tu n’es jamais complètement seul. Moi, il me faut un sparring partner, quelqu’un qui me relance, qui me motive. Ceux qui ont joué ce rôle sur le dernier projet, c’est Minghus, qui est un ami de vingt ans, et Spezial, dont j’adore le travail. [Deux des beatmakers de Filament Bleus, NDLR]

« Les filaments bleus est une métaphore, qui décrit les liens d’amitié ou d’amour qui peuvent unir les humains entre eux. »

Filaments bleus

Beaucoup de gens m’ont demandé ce que voulait dire ce titre : c’est une métaphore, qui décrit les liens d’amitié ou d’amour qui peuvent unir les humains entre eux. Sur le morceau éponyme, c’est ce que j’essaie de raconter, et je pense que c’est un bon choix pour le titre de l’album car il y a pas mal de morceaux introspectifs – ça se retrouve aussi dans le visuel d’ailleurs. Le fait de se livrer à l’autre, parler de soi-même, avec la possibilité que l’auditeur s’identifie. Ce n’est pas le thème qui anime tous les morceaux de l’album mais je me suis dit que ce titre était le plus représentatif de ce que je voulais exprimer sur ce projet. Le visuel a été réalisé par Bang Bang Artwork, un Marseillais qui bosse beaucoup avec Just Music Beats. C’est par leur intermédiaire qu’on a connecté. Il a aussi travaillé avec CHAM, j’étais fan de tous ses visuels pour 12 Monkeys. Je lui ai fait écouter l’album et je lui ai envoyé une petite galaxie de photos, pour qu’il comprenne l’état d’esprit. Il a tapé juste, il a compris ce que je voulais.

Les récents coups de cœur en rap français

En tant qu’auditeur, quand j’écoute un artiste, j’ai envie de rencontrer un personnage. Il y a énormément de rappeurs, de propositions, en 2023, et ce qui va m’intéresser, c’est de découvrir quelque chose qui ne me fait pas penser à ce que j’ai déjà entendu auparavant. Quand je l’écoute, c’est cette personne, et pas une autre, et ça passe par un certain univers, une façon de voir le monde, et même si ce n’est que de l’egotrip, il faut qu’il y ait une particularité. C’est ce que j’ai envie de faire quand j’écris ou quand je rappe. L’idée est d’amener une proposition unique.

Parmi les invités de l’album, il y a Souffrance, et il représente bien l’idée que je me fais d’une proposition unique justement. Il kicke comme j’aime, et dans la mentalité, c’est très pertinent et très particulier aussi. On a le même DJ, lui et moi [Soul Intellect, NDLR], et quand j’ai découvert sa musique, je me suis dit qu’il fallait absolument qu’il soit sur mon projet. J’aime aussi Robdblock, c’est un personnage intéressant, il est singulier dans son écriture, capable de faire des egotrips mais pas seulement. Pareil pour Sheldon, c’est une proposition unique dans le rap français, il est très introspectif et son univers tourne aussi beaucoup autour des mangas. C’est des mecs qui m’inspirent, c’est pour ça que je les ai invités sur le projet. Je peux également citer Népal, et pour l’anecdote, il devait venir sur l’album, et malheureusement il s’est passé ce qu’il s’est passé. [Népal est décédé fin 2019, NDLR] On s’était même envoyé des prods, on était tombés d’accord sur un son. Il était incroyable, ce mélange d’aisance technique, d’introspection et aussi une certaine douceur, il avait une vision du monde très pertinente. C’est un grand regret de ne pas voir pu travailler avec lui.

Pencraft Records

J’ai changé de nom : après le succès de Freeze Corleone, je trouvais que ça prêtait à confusion. Je ne me voyais pas non plus toquer aux portes pour construire un nouveau projet à l’âge que j’ai. Donc la seule solution possible, c’était de créer ma propre structure, puis de trouver une distribution. Pencraft, c’est une auto-entreprise. Je voyais aussi, à travers ça, la possibilité d’aller chercher des subventions. Sur le précédent projet, j’avais bossé avec Addictive Music pour la distribution. Une fois Filaments Bleus terminé, je suis revenu vers eux, mais en gros, le retour a été que je n’avais pas été assez présent ces dernières années et que leur organisation ne voulait pas se positionner sur mon nouveau projet. Grâce à Minghus, qui bosse avec une structure qui s’appelle 386LAB. et qui fait du label service, j’ai ensuite connecté avec Urban Pias pour la distribution, et il se trouve que je connais des gens qui bossent là-bas, notamment une personne qui était dans l’équipe JustLikeHipHop. Ils ont accepté de distribuer le projet, et heureusement parce que j’ai plusieurs fois eu des doutes sur le fait de pouvoir sortir cet album.

L’enregistrement et le mix de Filaments bleus

C’est Minghus qui m’a vraiment encouragé à lancer ce projet, et il avait à cœur de s’occuper de la réalisation de l’album. Pour revenir à Népal, il ont bossé ensemble, c’est Minghus qui a produit le titre « Daruma ». Je n’avais aucun doute sur ce qu’il pouvait m’apporter en termes de direction artistique. Pendant l’enregistrement de l’album, je me suis fait coaché en cabine, et parfois on peut avoir besoin d’un œil extérieur qui te comprend mieux que toi-même, qui sait où tu veux aller et comment t’aiguiller pour parvenir au résultat attendu. Il y a des prises de voix que j’ai refaites des dizaines de fois jusqu’à obtenir l’intention de départ. Ça m’a bousculé, parce que ce n’est pas facile d’entendre une personne te dire : « non mais elle est éclatée ta prise, tu la refais », j’en ai même voulu à Minghus parfois. Mais il m’a poussé plus loin que ce que j’aurais été capable de faire seul, dans la force de travail et dans le perfectionnisme. En ça, c’est aussi un nouveau départ.

En ce qui concerne le mix, j’avais plutôt l’habitude de confier ça à Chilea’s, pour le précédent projet, ou d’autres ingés sons avant ça, mais sans forcément être au studio, à regarder ce qui se passe vraiment, à se prendre la tête sur les batteries par exemple. Mais là c’est ce qu’on a fait. On a mis pas mal de temps sur le mix, Minghus est très exigeant, et ça nous a pris un an au total à force de corrections, de débats sur la façon dont tel ou tel morceau devrait sonner. En discutant avec d’autres rappeurs, je me suis rendu compte que ce n’était pas un délai si incroyable. J’en parlais l’autre jour avec les mecs de Fixpen Sill, eux-même ont passé six mois à un an sur mix.

« Puzzle »

Pour ce titre, obligé de citer B2O, « un puzzle de mots et de pensées ». Mais aussi parce que pour arriver à composer un projet rap, et gérer cette partie, en plus de tous les différents aspects de ma vie, c’est vraiment un puzzle, et même un bordel, pour réussir à assembler tout ça. Ce parcours, c’est vingt-cinq ans de débrouille, arriver à sortir des projets, avec plus ou moins de reconnaissance. Et puis j’avance en âge, j’ai des attentes du côté de ma compagne, il y a des attentes dans ma famille aussi, sur le plan professionnel également. Le puzzle, c’est comment tu vas arriver à composer avec ces différentes pièces, tout en conservant ce qui s’apparente à un rêve d’ado.

Le rapport à l’argent

La question de l’argent revient effectivement beaucoup dans mes textes, parce que j’ai traversé des périodes pas simples financièrement parlant. Parfois on a l’impression que dans le rap tout le monde est millionnaire, mais je vis à Paris, on se croise avec d’autres rappeurs, et faut être honnête, je ne vois personne en Ferrari. J’ai aussi des potes qui me disent que je ne vends pas de rêve, que je parle trop de ma galère mais je ne vais pas commencer à m’inventer une vie de mec qui flambe dans une caisse de loc à quarante piges. La réflexion d’un titre comme « HLM », ça renvoie aux moments où tu t’assois devant le JT, et que tu constates la façon dont ce monde tourne. Quand tu vois ce qui se passe avec la grève actuelle sur la réforme des retraites, on pourrait comprendre qu’un jour le citoyen lambda pète un câble et qu’il aille braquer, parce que le gâteau n’est pas réparti de manière équitable. Ça me rappelle un titre de Stamina, « L’Âme à vif », où je disais, « plus rien ne m’étonne au vu de ce que mes parias vivent, c’est presque une légitime défense quand ce môme devient grossiste ou salafiste ». C’est à prendre avec des pincettes [rires], mais on a tellement l’impression de se faire enfler. La pression est extrême pour beaucoup de gens.

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