Scylla
Interview

Scylla

En interview, Scylla esquisse son portrait, celui d’un tabasseur de micro qui franchit désormais les paliers de décompression du rap conscient. Et à la manière des peintres de l’école du Nord, le Bruxellois a développé une maîtrise certaine du clair-obscur. Plongez dans son entretien.

Photographie : Trân Kulash

Abcdrduson : Scylla, après douze ans de rap et de multiples projets et collaborations [D’abord en collectif avec Opak, ensuite à travers des maxis et EPs, ainsi que des liens forts avec les beatmakers de Grim Reaperz ou encore de nombreux featurings, NDLR] tu sors Abysses ton premier album. En préparant cet entretien, j’ai été lire des interviews que tu as données à nos confrères. J’y ai à chaque fois retrouvé des réponses millimétrées, avec une démarche extrêmement pensée et pesée. Quel cheminement a suivi ta démarche de tes débuts avec Opak jusqu’à Abysses aujourd’hui, en passant par BX Vibes ?

Scylla : J’ai toujours balancé entre deux types de rap : l’un assez introspectif, mélancolique, qui ramène une certaine poésie, et un autre très offensif. J’aime cette énergie presque martiale d’un rap qui tape, mais de l’autre côté, j’aime beaucoup l’aspect mélancolique. D’ailleurs, peut-être qu’aujourd’hui certains me qualifient encore de mélancolique. Mais la différence, c’est qu’à l’époque, je rappais d’une manière thérapeutique, j’étais plus focalisé sur mes souffrances personnelles. Aussi paradoxal que ça puisse être, je pense qu’il y avait une forme d’humilité là-dedans. Quand tu dis « je« , certes tu te mets en avant, mais tu ne parles pas à la place des autres, tu les laisses se retrouver dans ce que tu racontes. Et au fil de ces années, j’ai entamé un cheminement personnel et ça se ressent dans ma musique. Sans quête personnelle, quelle qu’elle soit, rien n’évolue, surtout dans la musique. J’ai commencé à me demander si je ne glorifiais pas mes propres souffrances, si cette espèce de posture d’avoir l’impression d’être plus sensible que les autres, d’être le seul à souffrir de cette manière, étaient des choses bien réelles. Bref, tu te remets en question et surtout, personnellement, tu apprends à mieux te connaître. Le déclic est venu avant le maxi Second Souffle [En 2012, NDLR]. Depuis, j’ai un peu changé ma ligne directrice. Je pars toujours de quelque chose d’un peu sombre et de questionnements, mais j’essaie de trouver la lumière qu’il y a derrière. C’est tout ce que je dis dans le morceau « Tout a un Sens ». Dans la vie, il m’est arrivé des choses, certaines bonnes, d’autres moins bonnes, mais avec le recul, tu te rends compte que rien n’est arrivé par hasard, que tout ça est le chemin qui t’a construit. Alors c’est vrai que j’utilise des sons dark, que j’ai des thèmes ou des postulats qui sont au premier abord sombres, mais le but ultime de tout ça, c’est de dire : regarde, il y a de la lumière. Et la lumière n’est jamais aussi brillante ni appréciable que dans un endroit sombre. Les questionnements que tu te poses, ce qu’on qualifie de torture d’esprit, pour moi ce n’est justement pas de la torture d’esprit mais ce qui le nourrit ! On te dit : « ne te pose pas trop de questions, tu vas devenir fou« . Pour moi, c’est : « au contraire ! Alimente ton esprit ! »

A : Tu parles de quête personnelle. Dans une interview donnée à l’émission Nougatown, tu expliques avoir suivi un cursus d’infirmier, un peu par défaut, poussé par ton entourage et suite à une scolarité pas toujours évidente. Jusqu’au jour où tu t’es dit « on m’a mis là où on voulait me mettre, pas là où je souhaite être ». Tu as repris les études, jusqu’à un master de Sciences Politiques. Quid de ces décisions dans ton rap ?

S : Mon adolescence a été un peu turbulente d’un point de vue scolaire. Ma mère avait voulu bien faire à plusieurs reprises, par exemple en me mettant dans un collège public d’un certain niveau. Sauf que je me suis retrouvé au milieu d’une autre classe sociale. Ça ne s’est pas bien passé, je ne me suis jamais intégré, on ne m’a jamais intégré non plus, bref, j’ai été fortement exclu. Pendant un an, je me suis senti dénigré. En réaction, j’ai commencé à développer une certaine violence, surtout psychologique, parfois physique. Puis arrive un moment où tu te retrouves face à la famille qui te pousse à choisir quelque chose. Pas seulement la famille d’ailleurs, les profs aussi. Et même tes potes, qui ne te poussent à rien mais dont la plupart ne font pas d’études supérieures. On te dit d’aller là où il y a du travail, infirmier en l’occurrence. Et tu y vas, sans vraiment de conviction, jusqu’au moment où tu réalises que le terrain où tu vas ne te convient pas. Mais le problème, ce n’est pas de juger tel ou tel métier ; d’ailleurs, parfois, je regrette même de ne pas avoir plus suivi certains chemins, qui ont une véritable idée de vocation, comme c’est le cas pour le métier d’infirmier. Le problème, c’est qu’on te dit toujours que l’université ce n’est pas pour toi, et au final, évidemment, tu n’y vas pas. J’ai pris conscience de ça, et j’ai considéré que ce n’était pas normal. Je me suis rappelé de ces années au collège et des élèves qui m’entouraient. Je me suis dit, eux, je suis sûr qu’ils font tous du droit ou des trucs comme ça, parce que papa, parce que maman. Pourquoi pas moi ? Je suis donc parti à l’université. J’ai choisi Sciences Politiques sur un coup de tête le jour de mon inscription, car en ouvrant les programmes, c’est ce qui m’a le plus attiré. J’ai réussi le cursus, en one-shot. Je pense que j’avais quelque chose à me prouver.

A : Est-ce que ça a nourri ton rap ?

S : Bien sûr. Tu peux critiquer l’université sur plein d’aspects, mais ça donne un esprit de nuance. Tu ne peux pas venir avec des clichés ni des formules toutes faites. À l’université, il y a toujours une antithèse. Et à chaque fois que j’écris, j’ai l’antithèse qui apparaît. Si j’écris quelque chose qui est dans la souffrance, j’ai des questions qui apparaissent : est-ce vraiment de la souffrance ? Est-ce que ça peut être utile à ceux qui m’écoutent ou à moi-même ? Quel est l’impact sur ceux qui écouteront le morceau ? Parce que je vois que j’ai un public qui ne va pas toujours bien. Tu vois des gens qui rappent tes paroles devant toi, et tu ressens une responsabilité. Je préfère les tirer vers le lumineux plutôt que les tirer malgré moi vers le bas. Après, on peut se demander si je dois assumer cette responsabilité. Sans en être certain, je penche pour le oui.

A : Tu t’es fait remarquer dans le rap avec deux morceaux qui relevaient de l’égotrip : « S.C.Y » et « BX Vibes ». Plus le temps passe, plus tu as réduit ce type de morceaux, jusqu’à complètement les abandonner. Pourquoi ?

S : J’ai eu un problème avec l’égotrip. « S.C.Y » est le premier morceau qui m’a vraiment mis en avant. À l’époque, je recevais une prod’, j’écrivais, sans me poser de questions. Et par la suite, peut-être à force de traverser des années d’égotrip en tant qu’auditeur de rap, j’ai trouvé que ça ne rimait plus à rien, que ça en devenait presque ridicule. Au début, j’aimais l’aspect un peu martial, j’y voyais même quelque chose de noble. C’est un peu comme si tu tapais ton kata. Mais à force, c’est plus devenu le reflet du capitalisme qu’un kata. Je ceci, je cela, je peux écraser les autres, je suis compétitif. Ça m’a vraiment gêné et je n’ai plus su le faire. Autour de moi, ça a causé des incompréhensions. On me disait : « même dans tes égotrips il y avait toujours une part de conscient, ne lâche pas ! ». Mais non, je n’y arrivais plus. J’ai bloqué et je n’ai pas su décoincer le truc.

A : C’est seulement un blocage ou carrément quelque chose que tu renies ?

S : Un truc comme « S.C.Y », je ne le fais quasiment plus sur scène. [Pensif] Même dans le clip, je ne me reconnais plus ! Dans « BX Vibes », c’est autre chose. Il y a une réalité. À cette époque-là, j’avais été appelé par quelques labels, j’ai eu des rendez-vous à Paris. Certains d’entre eux m’avaient dit : « t’es Belge ? Écoute, tu ne le dis pas tout de suite, tu diras ça plus tard. On va d’abord montrer qui tu es d’un point de vue rappeur ». Moi j’ai toujours été très attaché à ici. On revendique un hip-hop bruxellois. Alors en rentrant de ces rendez-vous, j’ai écrit et clippé « BX Vibes ». C’est aussi pour ça que je dis dans le morceau : « quitte à me prendre le plus beau râteau de ma vie tu me verras porter le drapeau de ma ville ». Là je revendiquais quelque chose.

A : Le Hip-hop a toujours eu cette idée de compétition…

S : Oui. Mais est-ce que c’est positif ?

A : Quand je te vois freestyler à la radio avec Ladéa, oui, on voit bien que vous vous tirez vers le haut.

S : C’est positif !

A : OK. Alors est-ce que « S.C.Y » est négatif ? 

S : Je n’arrive pas à répondre à cette question. C’est d’ailleurs pour ça que je m’abstiens. Je ne veux pas alimenter quelque chose que je ne cautionne pas. Évidemment, quand je faisais de l’égotrip je ne me voyais pas là-dedans. Mais quand je vois mon clip quelques années plus tard, avec du recul, ne suis-je pas moi-même en train de rentrer dans cette machine ? À partir du moment où tu te poses cette question-là, c’est foutu. La seule façon dont je peux encore faire de l’égotrip, c’est s’il y a un petit concept derrière, quelque chose de marrant ou d’un peu recherché, comme le son que j’ai fait sur le Père Noël [Le morceau « Quand tu Descendras du Ciel », NDLR] ou de « L’Encre sur les Mains » [Sur Thermocline, NDLR].

A : Et la fameuse battle avec Crown justement ?

S : C’est encore différent ! Ça c’est un jeu et c’est même sain. Tu mets en avant les compétences d’un beatmaker, pas que les tiennes, et autour, il n’y a rien d’autre. C’est uniquement Crown et moi, avec le côté martial de deux personnes qui travaillent ensemble.

« Le discours que m’ont tenu les majors c’était : « Sinik arrête, il faut le blanc qui lui succède ». »

A : Il y a quelques minutes, tu évoquais des rendez-vous en maisons de disques. Peux-tu en dire plus ?

S : Je ne vais pas citer de blaze. C’était en 2008-2009. Le discours qui m’était tenu, c’était : « Sinik arrête, il faut le blanc qui lui succède« .

A : Dis comme ça, vraiment, mot pour mot ?

S : Quasiment oui. Ils cherchent à développer un phénomène d’identification, qui existe en partie d’ailleurs. Mais quand tu portes ta musique au point que tu considères mettre ton cœur sur la table, tu ne digères pas ce genre de choses. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai refusé une offre en or, mais j’ai tout envoyé valser alors qu’on avait commencé à négocier en profondeur certaines choses. Je gérais directement la négociation, je décortiquais les contrats. J’ai constaté aussi que ce processus me coupait du rap. Tu n’as plus la tête à ça, tu comprends qu’il y a des gens qui vont mettre de l’argent sur toi, et que du coup, ils auront leur mot à dire, ce qui est logique quelque part. Et plus il y a d’argent, plus ils sont nombreux à avoir leur mot à dire. Toi, en retour, tu ne touches pas grand-chose et c’est la norme. Bref, j’ai eu l’impression que j’allais rapidement me sentir piégé. J’ai donc choisi l’auto-production, pour ne pas avoir de compte à rendre à qui que ce soit. Je considère que la musique n’est pas apprivoisable, même pas par son auteur. Tu ne peux pas décréter que demain tu vas faire un tube. Tu n’en sais rien, tu ne sais jamais rien en fait. Il n’y a rien qui se calcule.

A : Aucun regret ?

S : Peut-être que si. Mais je ne suis pas un fonceur. Avant d’aller sur un terrain je l’analyse, et peut-être qu’à force ça me joue des tours. Si j’avais ouvert cette porte, peut-être qu’ensuite d’autres se seraient ouvertes et que j’aurais pu faire quelque chose qui me plaît vraiment. Mais comme je le dis, il n’y a rien à remplacer [Il fait référence à l’un des morceaux de l’album, titré « Rien à Remplacer », et qui considère que dans la vie, rien n’arrive par hasard et que toute décision a un sens]. C’est un choix qui m’a construit.

A : Dans le morceau « BX Vibes », tu as des piques clairement orientées vers la France, du moins l’image qu’elle peut avoir des Belges.

S : C’est un cliché qui ne s’est jamais vérifié en France, auprès des gens que j’ai pu rencontrer. Personne ne m’a jamais chambré là-dessus. Mais quand tu vis ici et que tu regardes des émissions télés françaises, tu trouves toujours un taquet sur les Belges, un cliché sur la Belgique. On va toujours te trouver le Belge sorti du fin fond de je ne sais où, avec un accent épouvantable. Il y a quelque chose qui me dérange là-dedans, comme si le Belge était le clown de service. Du coup, oui, on a un a priori sur les Français. Quand un artiste français vient ici, pour peu qu’il soit orgueilleux, il se fait descendre de scène tout de suite. Tout de suite, les gens sont là : « c’est un Français ? Quoi ! Quoi ! C’est un parisien ? ». Si le mec est humble, le Belge sera bon. S’il n’est pas humble, le Belge pourra être très mauvais.

A : Même période, et en opposition à ce que tu viens de dire sur le rapport à la France, tu fais le morceau « Marqué au fer (bleu, blanc) rouge » [Morceau dans lequel il rend hommage à de nombreux sons cultes du rap français, NDLR].

S : Il faut vraiment dissocier ce que je dis dans « BX Vibes » du rap français. Le rap français m’a bercé, bien plus que le rap belge. C’est même le rap marseillais qui m’a le plus bercé. IAM, la Fonky Family, ça a beaucoup pris à Bruxelles. Je crois qu’on se sent plus proche de cette mentalité-là que de celle de Paris. Mais évidemment, on a aussi surkiffé des groupes parisiens comme La Cliqua ou Ärsenik.

Comme on était vraiment branchés rap français, on ne connaissait finalement pas bien notre propre rap. Et c’est en commençant à faire des mixtapes, à se côtoyer un peu plus, qu’on a vu notre propre potentiel. On a commencé à se repérer les uns les autres. Par exemple, le James Deano de l’époque, c’était un monstre, il rappait super bien. Agressif avec une voix incroyable, un flow incroyable. C’était un OVNI. Il y a plein d’autres gars que je pourrais citer. Mais on ne s’est jamais pris la tête avec la France, on dénigrait peut-être, mais on voulait surtout faire sans vous. Alors oui, je clame haut et fort l’influence du rap français, je suis fier de ce mouvement dans ce qu’il a pondu de plus noble. Mais en même temps, on a notre force, notre scène, et le rap belge a assez de qualités pour exister et être mis en avant.

A : Et parallèlement, encore dans Abysses, tu dis que tu adores le rap mais qu’il faudrait parfois que tu arrêtes d’en écouter parce que ça te déprime. Voire même qu’il faudrait que t’arrêtes d’en faire !

S : Oui, c’est la contrepartie. Je me demande si je ne dépense pas trop d’énergie là-dedans. À côté j’ai une famille, un taf. Je me pose aussi des questions sur le côté agressif. Moi je veux que ce soit positif, même si ce que je fais est caractérisé de conscient. Je me demande si parfois les éléments rythmiques ne cachent pas le message, si je ne devrais pas rapper sur une formule qui mettrait les phases encore plus en avant. Quand je vois des gens dans la fosse, et dans des états parfois pas très nets, je me dis « est-ce que ça vient de moi ? Est-ce que ma musique est propice à ça ?« . Je sais évidemment qu’ils ne m’ont pas attendu pour faire ça, mais quelquefois il y a ce côté de moi qui dit : « sors ! » Et de l’autre côté, j’ai l’impression d’avoir une compétence là-dedans, une pierre à apporter, alors essayons de la poser de manière la plus positive possible, de l’insérer dans mon combat personnel. Il y a un peu un va-et-vient entre le kif que j’ai pour le rap, la place qu’il prend dans ma vie et les questions que je peux me poser. C’est une musique qui m’apporte une énergie et des atmosphères que je ne trouve jamais ailleurs. Mais il y a aussi une quiétude et des sentiments que je trouve dans d’autres formes de musique ou d’autres disciplines. On est tous confrontés à nos paradoxes. Encore une fois, c’est nuancé. Souvent les gens disent « le rap c’est pas ça, ça doit être ça« . Mais non. Le rap, c’est comme le rock, tu en fais ce que tu veux. Il ne faut pas dire que le rap c’est quelque chose de noble ou de pas noble. Ce sont les gens qui font le rap. C’est un genre musical. Il faut arrêter ce débat. Je n’aime pas le prêt à penser et les codes. Et ça, des tiroirs, il y en a plein dans le rap.

A : Peux-tu revenir quelques instants sur cette sensation de plus grande proximité avec le rap marseillais ?

S : C’est bizarre, parce que c’est plus méditerranéen, ça n’a rien à voir avec ici. C’est peut-être une fausse image qu’on se faisait de Marseille… [Pensif] J’ai toujours eu le sentiment qu’on était plus branché rap marseillais, tout en respectant le rap parisien et en écoutant La Cliqua, NTM, Ärsenik et plein d’autres. Les Bruxellois appréciaient Marseille. Moi personnellement, c’est clairement le côté conceptuel, parfois presque ésotérique, développé par IAM qui m’a plu. Les sens cachés, les références à d’autres cultures, d’autres univers. Ça me parlait beaucoup ! À côté, je kiffais ce qui cognait, donc La Cliqua par exemple, je kiffais grave. Mais le rap marseillais, et peut-être encore plus IAM, avait ce truc qui me fascinait. Il y avait une poésie que je ne trouvais pas ailleurs. Peut-être aussi qu’à Marseille c’est comme ici : les quartiers sont dans la ville, pas en banlieue. Ici, c’est plus simple qu’à Paris, du moins à l’époque. Les gars de rue n’étaient pas dans le délire swag, marques et tout. On voyait les Marseillais, on se retrouvait même dans leur façon de s’habiller ! Bruxelles, c’est une capitale, mais on se sent plus provinciaux. Je ne sais pas… C’est difficile de répondre à ça.

« Quand j’écoutais des chansons tristes, quand quelqu’un mettait des mots sur ce que je ressentais, c’était positif. Les mots emprisonnent les démons. »

A : Au début de cette interview, tu évoquais la lumière à trouver dans les profondeurs. Pourtant, dès l’introduction d’Abysses, tu dis toi-même : « Après l’écoute tu vas demander cousin t’as pas une corde à vendre », avant d’ajouter que tu exhortes les gens à mieux renaître. Comment tu gères face à ton public ? Tout à l’heure tu parlais de mecs qui viennent aux concerts un peu déchirés par exemple. Et toi-même, tu sembles parfois te faire violence !

S : Tout ça est métaphorique. Quand je suis en train de dire que je viens contempler mes abysses, je parle de ce point à l’intérieur de chaque être, qui peut paraître sombre, mais qui est en fait hyper positif. Aujourd’hui, dans nos métropoles, on dirait que tout est mis en place pour éviter de se poser des questions, pour éviter de se connaître soi-même. Tu n’es jamais en silence, tu n’es jamais en méditation. Tu ne contemples pas le monde qui t’entoure ni ce que tu as au fond de toi-même. Voilà à quoi j’invite les gens : aller voir ce qu’ils ont au fond d’eux. Chaque humain a quelque chose à trouver en lui-même, c’est une démarche universelle, et je la mets en avant sans pour autant donner mes propres conclusions.

Après, bien sûr que je me pose des questions sur la couleur sombre de mes morceaux, qui risquerait de créer des incompréhensions, et donc de tirer des gens vers le bas. Mais ça, ce sont mes auditeurs qui ont la réponse, et ils me la donnent parfois, via des messages privés sur Facebook par exemple. Systématiquement, ce sont des gens qui expriment une démarche positive, une envie de se battre et des convictions. Je crois qu’à un moment, je dois faire l’effort de tirer vers le haut, mais je ne peux pas non plus maîtriser complètement la façon dont on interprète les choses. Et si je m’arrêtais à ça, je ne pourrais pas écrire ni de rap, ni de livres, ni de poèmes, plus rien en fait, même plus parler aux gens ! Alors soit je me tais totalement, soit j’essaie d’avoir la démarche qui me convient tout en me posant les bonnes questions. Sur le titre « Second Souffle », je suis explicite là-dessus, sur les limites qu’il peut y avoir autour de ma démarche. En plus, il y a la sonorité de mon rap. Ma voix est rauque, je choisis souvent des instrumentaux mélancoliques ou sombres. Ça renforce l’impression de noirceur. Même mon écriture ! Et encore je me retiens, je me dis « non, ça je peux pas ». Mais j’essaie de me rapprocher des gens, de partager avec eux des choses qu’on a tous pu ressentir. Quand tu fouilles au fond de toi-même, tu trouves des réponses.

A : Mais là on parle de ton public, de ton rapport aux gens. Mais quand on écoute un titre comme « Douleurs Muettes », on se dit que même toi, tu vas mal.

S : Quand j’écoutais des chansons tristes à l’époque, et quand j’entendais quelqu’un mettre des mots sur ce que je ressentais, c’était positif. Pourquoi ? Parce que les mots emprisonnent les démons. Souvent quand tu es mal, ta douleur est un peu abstraite, tu n’es pas bien. C’est à force d’écrire, de mettre des mots sur ce que tu as ressenti, tu arrives à identifier le démon, ce qui t’a fait mal. Tu le cibles, ce qui te permet de le combattre. Après, ce morceau, il faut aussi l’écouter en le mettant en perspective avec le reste de l’album. Les morceaux se parlent entre eux. Il ne faut pas le voir comme un enfant seul. Il rejoint un titre comme « Répondez-moi ». Il montre que je ne parle pas, qu’on ne se parle pas, qu’on se renferme. Il fait partie de ces messages que je répète plusieurs fois dans le disque.

A : Tu as une voix sombre, un flow puissant, une sonorité rauque. Mais quand tu rappes, tu as toujours eu cette respiration entre les temps, très audible, et que tu n’as jamais essayé de masquer. C’est assumé aussi parce que ça colle à l’idée de plongée, aux bouffées d’air, au souffle qu’on prend avant de s’immerger ?

S : Sincèrement, je n’avais jamais pensé à ça. Ce que j’aime là-dedans, c’est l’aspect performance. Je tiens à le garder. Ça fait plus naturel aussi. Parfois, sur certains morceaux, je cherche à les atténuer, mais jamais à les couper. La plupart des gens, en studio, utilisent des programmes pour couper ce genre de reprises de souffle. Moi quand je vais en studio, je demande à ce qu’on ne les coupe pas. Qu’ils soient atténués bien sûr, mais coupés non. Il y a des gens à qui ça ne plaît pas, on me l’a souvent reproché, et je peux comprendre que ça soit dérangeant mais moi j’y tiens. Ça fait naturel. Quand j’écoutais un Big Pun, j’aimais entendre qu’il ne droppait rien, qu’il était en one-shot. Quand je fais mes couplets, je les fais en one-shot, et j’aime vraiment bien que ça se sente. Il y a un côté véridique, sans artifices.

A : Permets-moi un parallèle avec Arm de Psykick Lyrikah. Il a un peu traîné l’image d’un rap sombre et très littéraire. Et en 2011, sur son album Derrière-moi, il dit : « À ceux qui chantent le canon sur la tempe, allez-vous pendre ou fermez-là ». As-tu parfois l’impression d’être dans une noirceur forcée, ou te fait-on remarquer parfois la noirceur ?

S : Je ne connais pas ce morceau mais j’aime beaucoup sa phrase. Et pour te répondre, je ne me suis jamais placé dans cette catégorie-là. Je n’ai jamais dit que la vie ne méritait pas d’être vécue ou joué au misanthrope. J’ai même l’impression de dire le contraire : tout a un sens. Et pour répondre de façon plus générale à ceux qui disent que je ne fais que des morceaux tristes et que ce serait saoulant, je crois simplement qu’ils ne connaissent que superficiellement ce que je fais, que ce sont aussi des gens qui en ont marre des pianos et des violons. Par contre, des fois, je réfléchis à comment ceux à qui je m’adresse réceptionnent mes textes. Mais c’est normal, c’est sain, et surtout, ce n’est pas parce que je fais attention à ça que je vais me mettre à faire du rap de bisounours. Musicalement, je suis bien dans ce que je fais. Je peux comprendre un artiste qui s’ouvre à d’autres couleurs musicales ou d’autres thèmes, mais personnellement, je n’en ai jamais ressenti le besoin. Le peu de fois où je me suis dit ça, c’était pour élargir mes messages. Récemment, j’ai essayé d’écrire un truc sur une prod’ moins sombre, et je l’ai senti tout de suite : ce n’est tout simplement pas pour moi.

A : Tu laisses entrevoir beaucoup de spiritualité dans tes disques, mais en même temps, tu ne donnes jamais ta confession et quand on te la demande, tu refuses de la donner. Pourquoi ?

S : Il n’y a qu’une raison pour laquelle je ne la donne pas : c’est pour ne pas influencer les gens, ne pas offrir un prêt à penser. Ce n’est pas parce que ma confession me convient, ou que je peux être intéressé par un mystique ou même un philosophe, que je dois le dire. Je ne veux pas orienter des gens qui se retrouveraient dans mes textes ni mettre en lumière un chemin plus qu’un autre. Je m’adresse à des êtres humains, et on a tous une quête. J’incite les gens à avoir la leur, particulièrement spirituelle, car je crois que c’est le seul moyen de se déconditionner. C’est ça la vraie spiritualité. Je n’ai aucune honte par rapport à ma confession, je pense même que ceux qui m’écoutent et qui sont de la même confession que moi savent très bien où je me situe.

A : Tu parles de déconditionnement. Les religions conditionnent tout de même pas mal.

S : Tu remarqueras que je t’ai parlé de spiritualité, pas de religion. Il y a une nuance. Ça ne m’empêche pas d’avoir une religion. Et en fait, même les dogmes ne me posent aucun problème en soi. Ce qui me pose un problème, c’est quand on les utilise à des fins politiques, pour asseoir un pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui arrive presque systématiquement. Ça me dérange quand c’est utilisé pour se donner plus de crédit, ou pour clore le débat. « C’est comme ça, et on en parle plus » ? Non ! Si l’être humain est doté d’un intellect, c’est justement pour être en quête, pas pour appliquer bêtement des dogmes. D’ailleurs, quand tu lis les livres révélés, la plupart des choses sont suggérées. On te pousse à réfléchir, on ne te donne pas des choses figées, ce n’est pas un mode d’emploi. C’est là où il faut faire la différence entre religion et spiritualité.

A : Dans ton album, tu sous-entends un peu un scepticisme envers la notion de laïcité.

S : Aujourd’hui, c’est une notion qui est de plus en plus utilisée pour faire de l’antireligieux alors que ce n’est pas du tout l’idée de base. D’un point de vue conceptuel, c’est la séparation des sphères politique et religieuse, la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Quand tu mets ensemble le pouvoir temporel et spirituel, ça donne des catastrophes, c’est d’ailleurs pour ça que le mot religion a une assez mauvaise image aujourd’hui. Originellement, la laïcité a permis d’éviter de nouvelles catastrophes tout en préservant la liberté de culte. Mais comme par hasard après le 11 septembre, des sujets ont été mis sur la table et des tensions communautaires ont été créées. Ces débats n’existaient pas avant. Ils ont poussé certaines personnes à avoir des signes ostentatoires, clairement pour s’affirmer et dire « je suis comme je suis, où est le problème ?« . Tout ça a créé des faux problèmes, qui en masquent d’autres bien plus réels. On préfère parler de ça que des banquiers qui déconnent, de l’accès à l’emploi ou du développement personnel. Aujourd’hui, le concept de laïcité décrète presque que dans l’espace public, chacun doit être un clone de l’autre. C’est une assimilation à la masse. Le système anglo-saxon n’a pas ça par exemple. Tu peux croiser des Sikhs, des gens voilés, et même un mec avec un style de punk au guichet d’une agence bancaire. Ils n’ont pas cette notion de l’apparence. En Europe continentale, on est très conservateur et on a un problème d’identité. Parce qu’on est en train d’inventer une identité européenne alors que finalement, en Europe on est très disparates et il n’y a pas tant de points communs que ça pour se fédérer. On manipule cette notion de laïcité, on dit que c’est une valeur fondatrice, mais finalement on prive certaines personnes de leur liberté.

« Des gens me disent : « il faut partir en guerre contre certains rappeurs parce qu’ils influencent mal les gens ». Ce n’est pas mon combat, le rap, chacun en fait ce qu’il veut. »

A : De manière générale, ton rap a des positions de plus en plus affirmées. Je pense à « Ecrans de Fumée » récemment sur le projet de Crown [Pieces to the Puzzle, NDLR], ou encore à « Le Salaire de Peur » sur ton album. Tu disais récemment dans une interview [Sur beatchronic.com, NDLR] que tu penses qu’il y a une vraie attente pour le rap conscient – même si tu renies un peu ce terme de conscient – mais qu’il n’y a pas de structures pour répondre à cette attente.

S : Je remarque qu’on est beaucoup plus que ce qu’on croit être. C’est ce que je te disais tout à l’heure : on se persuade souvent d’être seul à souffrir de telle manière, d’être seul dans ses questionnements, mais finalement c’est faux, tu n’es pas différent de beaucoup d’autres. Seulement, tout est mis en place pour qu’on se pose le moins de questions possibles, pour qu’on ne cherche pas trop à changer de mode de vie. Mais quand tu te mets à discuter sérieusement avec les gens, tu réalises très vite que tout le monde cogite un peu, et qu’on est friands de ces sujets, qu’on est tous demandeurs d’échanges et de débats. On a besoin de ça. Le but n’est pas de dire « suivez les rappeurs conscients », c’est simplement que je constate que beaucoup de gens réfléchissent à des sujets, regardent ce qu’il se passe autour d’eux, comme le font les rappeurs dits « conscients ». Après, c’est quoi être conscient ? Conscientiser les gens ? Mais pour faire ça, il faut avoir la prétention d’être conscient soi-même. T’es conscient de quoi ? Le monde est ultra-complexe. Avoir la prétention d’être conscient du monde dans toutes ses dimensions, ça me paraît ultra-prétentieux. Et je pense que les gens qui sont vraiment conscients du monde dans toutes ses dimensions ne sont pas des gens qui se donnent en spectacle comme nous. Donc quelque part, le terme rap conscient me fait peur. Parfois même le rap conscient me fait peur. Parce que finalement, qui serait la bonne voix à écouter ? Par contre, quelqu’un en quête de conscience, de déconditionnement, ça c’est super intéressant, et je pense que là, oui il y a des gens qui sont intéressés. Après, il faut trouver la fenêtre pour exister. Les structures, bien sûr qu’il en faudrait, mais derrière, si le rap conscient était aux commandes de tout, peut-être que ça saoulerait les gens aussi ? En tout cas, il faut tendre l’oreille, ça ne peut que faire du bien.

A : Par rapport à ce que tu dis, comment vois-tu la scène rap aujourd’hui et son traitement médiatique ?

S : Il y a des gens qui me disent : « il faut partir en guerre contre certains rappeurs parce qu’ils influencent mal les gens« . Ça, ce n’est pas mon combat. Comme je te le disais tout à l’heure, le rap, chacun en fait ce qu’il veut. La censure, faire taire des rappeurs, je ne suis pas trop pour. Mais je crois que les majors et les médias auraient tout à gagner à mettre des rappeurs un peu conscients en avant. Et là je ne parle pas de moi, je ne suis sûrement pas assez ouvert musicalement pour toucher tout le monde. Mais je crois qu’un rappeur qui aurait un vrai message et qui musicalement serait un peu plus ouvert, avec une forme musicale originale et moins contraignante, il pourrait faire quelque chose. En tout cas ça manque.

A : Pour continuer sur ce sujet, tu expliquais qu’un rappeur devait s’entourer, que pour avancer, il fallait être en équipe avec du savoir-faire, de l’ingéniosité, des concepts.

S : Je crois qu’un rappeur ne peut pas réussir seul. L’équipe Din Records en est un super exemple. Ils ont construit une démarche et des concepts. Et connaissant un peu Salsa et toute l’équipe qui entoure Médine, je suis sûr qu’ils mettent leurs réflexions en commun. Ils construisent ensemble. À la base, ils étaient tous rappeurs. Avec le temps, tous se sont perfectionnés dans des domaines : la production avec Proof, le booking, le management, le graphisme, etc. Ils ont développé eux-mêmes des compétences qui sont des métiers du spectacle, et ils réfléchissent ensemble à tout ça. Le résultat est là ! Ils ont des concepts, une identité, un caractère… Comme quoi, pas besoin d’aller en major et de se poser sur des rails tout faits. Din a su faire un vrai taf de maison de disques autour de Médine. C’est super important, surtout pour du rap conscient. Quand tu es dans une quête de sens personnel, bien sûr que tu dois dégager quelque chose d’original.

A : Avant de commencer cet entretien, tu disais être parfois surpris de l’âge d’une partie de ton public.

S : Il arrive qu’on me dise que ce que je fais est compliqué. Parfois je me dis que je ne vais plaire qu’à ma génération. Mais finalement, à mes concerts, je vois des gens de tout âge. Tu retrouves des jeunes de 15/16 ans en quête de sens. Parfois, je reçois des messages sur Facebook de gens plus jeunes, et je suis super impressionné par la maturité qu’ils dégagent. C’est une super bonne surprise. D’autant plus qu’en grandissant, tu comprends souvent un peu moins la jeunesse qui te succède. Même si je ne m’estime pas vieux, ça me permet de garder un lien avec la jeunesse. Je pense que c’est important.

A : Justement, comment vois-tu le vieillissement du rap ? C’est une musique encore assez jeune, avec une scène qui se renouvelle, mais désormais on a aussi des rappeurs qui sont là depuis plus de 20 ans.

S : Les gens assimilent le rap à l’adolescence. En arrivant à la trentaine, pas mal de gens arrêtent souvent d’en écouter. Pourtant, quand tu discutes avec eux, tu vois qu’ils aiment encore ça, que la forme du rap leur plaît. Peut-être que simplement, la vie avançant, tu as moins de temps pour chercher les trucs qui se font, dénicher des groupes. À côté, ce qui est mis en avant et donc facile à trouver, ce n’est pas vraiment pour des adultes. Il y a une visée commerciale dans ce qui est mis en avant, et le public qui répondra à cette visée commerciale, ce sont les jeunes. Mais après, même eux sont demandeurs d’autres choses. J’en vois à mes concerts. Et paradoxalement, même des jeunes rappeurs que je côtoie aujourd’hui me disent qu’à 35 ans ils ne seront plus rappeur. Mais comment ça se fait ? Les mecs qui font du rock ne se posent même pas cette question ! Ce rap plus mature n’a peut-être pas encore sa place, mais il est là pourtant. Les gens n’ont qu’à chercher, internet est là. Il faut aussi que les gens arrêtent de faire les victimes et fouillent eux-mêmes.

A : Pour terminer, dans plusieurs de tes clips, on te voit souvent depuis le haut d’un toit. D’une, est-ce toujours le même ? Et de deux, pourquoi ce contraste avec tout le lexique de tes maxis/albums, plutôt basé sur la mer, les profondeurs, les abysses ?

S : Ce n’est pas toujours le même toit. Mais ça me plaît bien les vues de haut, oui. J’aime cette idée d’une vue distante sur le monde. Prendre du recul et de la hauteur. [Sourire]

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