Miri Ben-Ari, les cordes sensibles
Interview

Miri Ben-Ari, les cordes sensibles

Violoniste ouverte à tous les genres de musique, Miri Ben-Ari a entre autres contribué à insuffler une dimension chaude et organique au College Dropout de Kanye West. Retour avec elle sur son parcours unique.

Photographies : Noam Galai.

Silhouette frêle penchée sur son instrument, crinière de boucles vénitiennes bondissantes, Miri Ben-Ari détonne dans le paysage rap du début des années 2000, un univers auquel rien ne la prédestinait. Originaire d’Israël, cette violoniste virtuose à la formation classique débarque à New-York pour y poursuivre des études de jazz. Sur place, elle y entend pour la première fois « One More Chance » de Notorious B.I.G, et un nouveau monde sonore s’ouvre à elle. Elle multiplie les scènes, délaisse la fac et devient bientôt elle-même une « college dropout ». Repérée par Wyclef Jean, puis Jay-Z et enfin Kanye West, on peut entendre son violon nerveux sur de nombreuses instrus du producteur de Chicago. Cette période marque une étape décisive dans la carrière de la « hip-hop violinist », dont la participation à « Jesus Walks » lui vaut d’ailleurs un Grammy Award. Le son soulful est alors à la mode et les partitions live de Miri apportent de la profondeur et de la richesse aux titres sur lesquels elle est conviée. Elle devient une figure reconnaissable et sort en 2005 un album bardé d’invités de premier rang, un objet unique qui mêle violon, rap et rnb. Depuis elle s’est aventurée dans d’autres genres musicaux et d’autres pays, reliant des horizons culturels très divers à travers son instrument. Nous l’avons interrogée sur sa trajectoire atypique et sa vision de la musique.

Cet entretien est également consultable en version originale.


Abcdr du Son : Quels artistes écoutais-tu en grandissant ? Quel genre de musique passait à la maison quand tu vivais en Israël ? 

Miri Ben-Ari : J’ai grandi immergée dans la musique classique. Mes parents en écoutaient toute la journée, en particulier des opéras. C’est à l’adolescence que j’ai découvert le jazz et que ça a changé ma vie.

A : Tes premiers albums solos sont d’ailleurs des disques de jazz. Quels sont les musiciens de ce genre qui t’ont le plus inspirée ? 

M : Je suis tombée amoureuse du jazz avec Charlie Parker. Le premier morceau de jazz que j’ai écouté était « The Song Is You ». Dès les premières notes, j’ai su que je m’embarquais pour un nouveau voyage. Je pense encore aujourd’hui que Bird incarne l’improvisation parfaite, qui sonne presque comme du classique mais avec une légèreté aérienne, des ailes. Il vole et je voulais voler aussi. C’est pour cette raison que je suis allée vivre aux États-Unis pour apprendre le jazz. Cette année, nous avons perdu Chick Corea, une véritable légende. J’ai eu la chance de jouer « Spain » avec lui sur scène, c’était une expérience inoubliable. J’ai pu aussi faire des tournées et jouer aux côtés de Wynton Marsalis, Billy Hart et David Kikoski. Je ne serais pas l’artiste que je suis devenue sans ces rencontres.

A : En 2001, tu as joué les sections de violon sur « Fallin » d’Alicia Keys, qui est devenu un immense tube. Quel souvenir gardes-tu de l’enregistrement de cette chanson ?

M : Alicia m’a appelée pour me demander un coup de main pour l’album sur lequel elle travaillait, Songs in A Minor. On s’est retrouvées dans ma voiture, et elle m’a fait écouter plusieurs démos de chansons, dont « Fallin ». Ce n’était pas encore une version définitive, mais j’ai immédiatement accroché. Alicia m’a dit qu’elle avait déjà enregistré des violons pour ce titre mais qu’elle n’aimait pas le rendu. Elle m’a demandé de les remplacer. Nous sommes allées au studio et j’ai écrit et enregistré toutes les parties de violon sur place. On peut aussi entendre mon solo à la fin du morceau. Le violon donne à « Fallin » ce son soulful, très R&B à l’ancienne. Je suis reconnaissante d’avoir pu participer à l’écriture et à l’enregistrement de ce classique. Dans la foulée, j’ai aussi coproduit le morceau « Mr. Man », sur le même album.

A : Tu as fait forte impression avec ta performance live à l’Apollo (et bien d’autres depuis) où tu jouais sur un medley de beats hip-hop. Est-ce que ces shows t’ont ouvert des portes ?

M : Oui, c’est grâce à ça que j’ai percé ! C’était la toute première fois que je me produisais en tant que « The Hip-Hop Violinist », et comme c’était à la télévision, ça a fait beaucoup de bruit. J’ai été invitée ensuite à 106 & Park [émission de la chaîne B.E.T.], deux fois, découverte par Jay-Z puis par Kanye West.

A : Tu es créditée sur sept morceaux de The College Dropout et on peut entendre ton violon sur beaucoup de productions que Kanye West a composées pour d’autres artistes autour de 2004. Tu l’as aidé à donner forme à ce son riche et orchestral, centré sur des samples de soul, qui a été sa signature pendant un temps. Comment vous êtes-vous rencontrés et quelle était votre méthode de travail, en studio ?

M : Kanye m’a vue sur scène aux côtés de Jay-Z, il me semble que c’était au Summer Jam. Puis j’ai travaillé avec lui sur son premier album et sur plein d’autres morceaux. Cette période reste mon son préféré de Kanye.

A : Tu brilles particulièrement sur « The New Workout Plan ». Est-ce que cette instru a été construite autour d’une mélodie de ta composition ?

M : À l’origine, ce morceau devait figurer sur mon propre album ! On l’a enregistré ensemble dans l’appartement de Kanye, dans le New Jersey. On a dû improviser l’installation, et je me rappelle que le câble qui me reliait à la table de mixage était trop court et que je devais poser le pied dessus pour ne pas que Kanye l’ait en travers de la tête. J’en garde un bon souvenir !

A : Le livret de The College Dropout comporte un album de promo avec une photo de chacun des participants affublé d’un qualificatif humoristique. Tu y es surnommée « Token White Girl » (ce qu’on pourrait traduire par « la fille blanche de service »). Comment as-tu trouvé ta place parmi tous ces artistes majoritairement issus du hip-hop ?

M : Ça ressemble tellement à Kanye, ce genre de blague ! Comment je me suis intégrée ? Je suis originaire d’Israël. Je suis venue aux États-Unis après mon service militaire obligatoire de deux ans. Israël n’est pas un endroit facile à vivre. Socialement, j’ai toujours eu du mal à m’intégrer. À vrai dire, c’est dans le monde du hip-hop que pour la première fois de ma vie je me suis sentie acceptée et comprise. J’ai adoré travailler avec Kanye et avec tous ceux qui étaient impliqués dans son projet.

A : John Legend et toi étiez un peu les musiciens attitrés de Kanye, sur scène et en studio, pendant cette période. Tu apparais aussi sur le premier album de John, notamment sur l’excellent « Live It Up ». Comment ça se passait avec lui ?

M : C’était génial. John répétait ses propres chansons en coulisses des concerts de Kanye, c’était un bonheur d’assister à ça ! J’ai enregistré pour l’album de John et lui pour le mien, The Hip-Hop Violinist. C’était un échange de bons procédés. J’aime beaucoup son refrain pour « The New World Symphony », mon titre avec Pharoahe Monch, qui a d’ailleurs fini sur le soundtrack des Quatre Fantastiques [celui de 2005, ndlr]. J’ai créé ce morceau avec Kanye à partir de la « Symphonie du Nouveau Monde » de Dvořák.

A : Un autre classique qui t’a fait connaître, c’est « Overnight Celebrity » de Twista, en 2004.

M : C’était la première fois que je participais à la fois à l’enregistrement et au clip d’une chanson. Et c’était le premier morceau de rap à avoir une violoniste en featuring. Un moment historique. Mon nom devait figurer dans le titre, mais comme c’était inhabituel à l’époque de mentionner un instrumentiste en tant que featuring sur un morceau commercial, ça ne s’est pas fait au bout du compte. J’ai été capable de changer ça au fil de ma carrière, ce que je considère comme l’une de mes contributions au monde de la musique.

A : En 2005, tu as sorti ton propre album, The Hip-Hop Violinist, qui rassemble de nombreux invités prestigieux comme Scarface, Lil Wayne, Fabolous… Comment s’est passée la création de ce disque et que penses-tu de cet album avec le recul ?

M :Cet album est un classique à mes yeux. C’était tellement en avance sur son temps, même encore aujourd’hui ! Ça a créé un sous-genre au sein même du hip-hop. Ça a ouvert un chemin pour de nombreux musiciens. Et surtout ça a donné envie aux gens, et en particulier aux gamins, d’apprendre à jouer d’un instrument. Ça a redonné au violon une image « cool ».

A : Sur « We Gonna Win », le single principal de l’album, tu détournes une portion de « L’Ouverture solennelle 1812 » de Tchaïkovski. Est-ce que tu te sers souvent de mélodies du classique comme d’un point de départ pour ensuite les faire évoluer avec un groove hip-hop ?

M : C’était une idée de mon frère, Ohad Ben-Ari. Il est pianiste de concert et compositeur et vit à Berlin désormais. Ce morceau, pour moi, représente l’ultime combinaison entre une production hip-hop, le violon et un rappeur, Styles P. Chaque chanson a une approche unique. Il n’y a pas de recette pour produire un titre.

A : Parmi tous les morceaux auxquels tu as participé, lequel est ton préféré et pourquoi ?

M : Ce serait « Symphony of Brotherhood », ma composition originale qui reprend des extraits de discours du Dr. Martin Luther King Jr. Pour plusieurs raisons : la portée intemporelle du message, l’impact qu’il a eu, et pour les sonorités de ballade R&B, jouées au violon, qui accompagnent les mots puissants de MLK comme une bande-son soul. Ce morceau a gagné plusieurs récompenses, je l’ai joué à la Maison-Blanche pour les Obama et aussi pour le président israélien Shimon Peres. Je pense que cette chanson me survivra et que son message restera toujours d’actualité. J’ai grandi au sein d’une famille juive, je suis de la troisième génération qui descend de survivants de l’Holocauste. Je connais le racisme et je sais que notre monde a besoin de tolérance, c’est pourquoi je veux consacrer ma musique à répandre l’harmonie.

A : Selon toi, qu’est-ce que tu as apporté au monde de la musique ?

M : J’ai ouvert la voie pour que les instrumentistes puissent être mis au premier plan dans la musique commerciale, populaire, pour qu’ils soient des invités à part entière pour des collaborations avec d’autres artistes. Je me bats toujours pour défendre les droits des musiciens, en particulier en termes de contrats et de rémunération. Notre industrie est défaillante. Il faut qu’elle devienne plus transparente et permette aux musiciens de réclamer des droits d’auteur. Et au passage, oui : les arrangements de violon devraient être considérés comme de la composition.

A : Qu’entends-tu par industrie défaillante ?

M : L’évolution digitale a permis l’émergence de nombreux producteurs, en particulier dans le rap, qui sont d’excellents programmeurs mais pas forcément des musiciens en tant que tels. Tu n’as pas besoin d’être musicien pour programmer un beat constituée d’une boucle sur deux, quatre ou huit mesures. Depuis l’apparition de toutes ces banques de sons et de samples extraordinaires, les musiciens live ne sont même plus vraiment nécessaires. Quand des instrumentistes sont engagés pour une session pop, soit ils renoncent à leurs droits dans leur contrat soit ils n’ont pas la moindre idée de comment s’y prendre pour les réclamer. Il existe des tonnes de morceaux avec des musiciens live qui auraient pu exiger des royalties mais ne l’ont jamais fait, simplement parce qu’ils ne connaissaient pas les démarches. Ceux qui jouent des instruments à cordes frottées s’en sortent le moins bien : on a hérité du terme fourre-tout strings arrangement qui date d’un autre temps, avant l’ère digitale, et à cause du mot « arrangement », c’est presque impossible pour les violonistes qui ont écrit leur partition dans des sessions commerciales de réclamer leurs droits d’auteur. L’industrie considère automatiquement qu’il s’agit de strings arrangements, ce qui est faux. Étant moi-même productrice et connaissant les rouages de ce milieu, j’espère pouvoir changer ça un jour pour mes confrères musiciens.

A : Tu n’as jamais cessé d’explorer d’autres genres. Qu’est-ce qui te motive à essayer de nouvelles choses et quels sont tes prochains projets ? 

M : J’aime accéder grâce à ma musique à des lieux que je n’aurais pas pu atteindre autrement. Cela me permet de comprendre, de me lier et d’échanger avec d’autres cultures, d’autres pays, d’autres peuples à travers le monde et de créer une forme d’harmonie. Mon nouveau projet Afrostringz est une autre expérience multiculturelle. Nous sortons constamment de la musique. Je commence à reprogrammer des performances maintenant que le marché s’ouvre à nouveau [après la crise du covid] et j’espère pouvoir repartir en tournée très bientôt.


Retrouvez notre playlist consacrée à Miri Ben-Ari sur Spotify.

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