Drixxxé, la règle des trois
Interview

Drixxxé, la règle des trois

Drixxxé est l’architecte sonore de Triptik et l’un des beatmakers les plus talentueux de sa génération. C’est pourtant après 25 ans de carrière qu’il a sorti l’an dernier son premier album solo. Entretien avec un producteur devenu aussi discret que touche-à-tout.

Photographie : Photoctet

Dans l’histoire de Triptik, seuls deux titres (hors featuring) ont été réalisés par d’autres beatmakers que Drixxxé : « Noctambules » par Tecnik de Funky Maestro, et « Perdus dans la masse » par l’éternel complice Cutee B. Le trio est aussi soudé qu’il s’avère inclassable, et est finalement l’un des rares de France à porter cette étiquette de formation « hip-hop » sans que cela ne semble ni ringard, ni usurpé. Laurent Bouneau à beau dire d’eux qu’ils font de la musique pour le village dont les habitants portent des baggys, le groupe est respecté par toutes les franges du rap. La Preuve ? Il apparaît aussi bien en featuring sur Guet Apens 2 mené par l’avant-garde d’Expression Direkt que 20 ans plus tard sur le dernier album en date de Dee Nasty. Il participe à la compilation Homecore aussi bien qu’à celle de la marque éthylique Qhuit. Ces années-là, Drixxxé est parmi les producteurs les plus considérés de la scène hexagonale. Mais voilà, même s’il n’utilise jamais ce mot, il y a plusieurs burn-out qui font qu’il laisse passer des opportunités pour préférer se chercher. Plutôt que de se vendre, il préfère trouver la bonne recette pour évoluer. Avec le temps, cela sera synonyme de discrétion. Jusqu’à 2012, Drixxxé reste visible : il place encore des sons, se lance dans une aventure pop avec Gystère en fondant le duo McLuvin, et participe à des soirées tout en réalisant des mixes dans lesquels il proclame ne pas être un DJ.

Alors qu’il s’assoit à la table où doit se dérouler son interview, Drixxxé le dit en se marrant : « Dabaaz a tout dit sur Triptik ». Si le producteur en sourit, retranscrire les mots qu’il nous a accordés a été périlleux. Car il n’était pas question de redonner au lecteur l’histoire de Triptik que Dabaaz a effectivement très largement racontée ici-même l’an dernier. Mais il est tout autant impossible de faire l’impasse sur le parcours du trio, tant celui-ci a compté dans la construction de Drixxxé, qu’elle soit personnelle ou artistique.

Cet entretien se veut donc un regard de producteur. Pas dans le détail des techniques de production, mais dans la volonté de tracer le chemin parcouru par un artiste parti du boom-bap pour aller jusqu’à un album solo cinématographique et sensuel. Une sortie qui a eu lieu en plein confinement, et dont la mélancolie et les rythmes lents contrastent avec l’énergie de la pop vitaminée de McLuvin, le groupe qu’il a fondé avec Gystère à l’aube des années 2010. Qui tranche avec la hargne du « Piège », la puissance de « Bouge tes Cheveux », et les sets foutraques des soirées Poyz & Pirlz. Et que dire de la musique à l’image, terrain que Cédric Aubrun a investi depuis plusieurs années maintenant ? De la lumière aux coulisses, des commandes de rappeurs phares du début des années 1990 à celles d’agences de publicité ou des pure player des années 2010, Drixxxé renoue doucement avec le format album. Ceux dont il est l’acteur principal, mais aussi ceux dont il pourrait être le réalisateur. Avec comme mantras trois albums cultes qui ont poussé ce grand fan de Sly Stone à affiner sa démarche. Interview avec un passionné de The Love Below, Kamal the Abstract et In the Search Of…

Bach + 5 1976 – 1994

Je suis né en 1976, comme Dabaaz. J’habitais à Nanterre, à la limite de Suresnes et Rueil-Malmaison. Mes parents ont vite vu que j’étais réceptif au son, je dansais, réagissais à la musique. Alors à l’âge de 4 ans, ils m’ont acheté une petite batterie, ces modèles pour enfants type Bontempi. Je tapais dessus tout le temps ! Dans la même veine, ils m’ont acheté un petit orgue, à mi-chemin entre le jouet et l’instrument. J’écrivais des paroles pour pouvoir les chanter en jouant. Ils en ont conclu que j’avais réellement une sensibilité à la musique, alors ils m’ont inscrit à des cours de piano. Je ne voulais pas faire le conservatoire. Aujourd’hui ça a changé, mais à l’époque, tu n’y touchais pas d’instruments lors de tes deux premières années, il y était uniquement question de solfège. Moi je voulais juste faire de la musique ! J’ai donc appris avec un professeur particulier. C’est là que je commence à vraiment jouer d’un instrument. J’ai sept ans et j’adore ça.

Ça a duré cinq ans, jusqu’au jour où ce professeur a voulu me faire jouer du Bach. [Sourire] Ça m’a complètement bloqué, j’ai eu une réaction épidermique. A posteriori, je me suis rendu compte que Bach c’est mortel, mais sur le coup, je voulais juste jouer des trucs plus modernes. C’était une petite crise d’adolescence. Je l’ai regrettée par la suite, en réalisant que j’ai et garderai des lacunes. Par exemple, aujourd’hui, je ne sais plus vraiment lire des portées. Enfin si, je sais, mais ça me demande un très gros effort, ce n’est pas automatique.

N’empêche qu’arrêter m’emmène ailleurs. À peu près au même moment, je découvre la funk. Autant mes parents m’ont aidé et poussé dans la musique, autant ils avaient des goûts musicaux très simples. Eux écoutaient de la variété française, au milieu de laquelle il y avait des disques des Beatles et des Stones. J’aimais bien les Beatles, mais mon premier choc est Thriller de Michaël Jackson. Mais c’est quand je découvre James Brown que je deviens vraiment fan d’un genre musical. La funk, c’est vraiment un truc qui me prend vraiment. Puis arrive le grand choc : Sly Stone. Je l’ai découvert en voyant le film sur Woodstock et sa performance était folle. À l’époque on parlait peu de lui, il était plus question de George Clinton, de James Brown. La funk, c’est une culture que je me suis faite seul. Les disques n’étaient pas encore tous réédités, sur Paris Première il y avait l’émission de Philippe Manœuvre, bref, je creusais la musique comme ça, en découvrant un disque qui m’amenait à un autre disque, et ainsi de suite.

Je me suis acheté un petit synthé et j’ai saoulé mon père pour avoir un expander à noël. J’ai eu un EMU Vintage Keys qui ne faisait que des sons vintages, d’orgue Hammond B3, de Rhodes, etc. C’est un peu cheap mais c’est le son que je voulais entendre. J’ai refait mon propre apprentissage, mais cette fois en écoutant les disques de funk que j’avais trouvés. Puis un jour, je réalise que je redécouvre dans des disques de rap les samples des œuvres de funk que j’adore. C’est en 1992 que j’ai le déclic. Je découvre les Beastie Boys avec Check your Head qui sort cette année-là et où, en tant que clavier, je suis scotché par ce que fait Money Mark. Cet album est vraiment une révélation pour moi parce que tout y est mélangé, vraiment. Dans les influences, mais aussi dans la façon de faire : il y a du sample, des passages joués, un mélange de funk, de rap, de rock, ils reprennent Sly en version punk de façon complètement folle [référence au titre « Time for Livin’ », NDLR], c’est vraiment un disque passionnant. À rebours je découvre Paul’s Boutique, qui lui est blindé de samples de funk, notamment de Sly, encore une fois ! Et enfin, il y a le premier album de Pharcyde qui aujourd’hui encore est un de mes disques préférés.

Au lycée, je rejoins un groupe qui fait des reprises. Je m’y retrouve au clavier. Évidemment je voulais jouer du James Brown, du Sly and the Family Stone, du Otis Redding. Mais le guitariste lui voulait plus jouer du Jimi Hendrix et du Led Zeppelin. On mélangeait les deux du coup. [Rires] Moi, j’écoutais assez peu ce qui a marqué la génération qui a quarante ans aujourd’hui. J’étais branché par les trucs plus vintages. Pour te dire, au début, je me focalisais même très précisément sur la période 1967 – 1973. Puis après, plutôt 1972 – 1976. À l’année près, oui ! [Rires] Les premiers trucs contemporains où je me suis dit « ça défonce », ce sont les disques de rap dont je t’ai parlés il y a quelques minutes : le premier Pharcyde et Check your head.

Rap Garage 1994 – 1997

Au lycée, il y avait un groupe beaucoup plus rock que nous dans lequel jouait Dabaaz. Il avait beau jouer dans un groupe de rock fusion, il était aussi branché rap. Quand nos groupes respectifs ont éclaté, on s’est rejoints autour de ça. On répète chez moi, dans le sous-sol de la maison familiale. J’ai mon synthé et mon expander, il y a un batteur et une batterie et j’achète un sampler, un S2800. Le beat est joué à la batterie et on balance les samples en live, par défaut. On n’avait pas le matos pour faire de la programmation. Je n’utilise pas de MPC et je n’ai pas d’ordinateur pour programmer les séquences du sampler.

À la même période, mes parents partent en expatriation pour des raisons professionnelles, mais moi je reste en France. Je me retrouve avec la maison de Nanterre pour moi tout seul. Ça nous permettait de bosser un peu mieux le rap, de bien faire la fête aussi. [Sourire] Très rapidement, notre batteur s’en va. Comme Dabaaz l’a raconté, on est rejoint par Black Boul’ et Triptik naît. Mais à la base, Triptik est est un groupe de trois rappeurs puisqu’il y a aussi NJ, qui était le chanteur du groupe dans lequel Dabaaz officiait.

Comme je produisais et qu’il y avait du matos sur place, des groupes du coin ont commencé à venir chez moi, parfois pour répéter, parfois pour prendre des sons. Parmi eux, il y avait Caramel et Gystère [qui très peu de temps après montera le groupe Frer200, NDLR], son petit frère, mais aussi Les Derniers Messagers. C’était un peu le groupe phare de la ville voisine, Rueil-Malmaison. Ils avaient déjà sorti un disque et Jean-Yves [Alias Shadow, membre des Derniers Messagers mais également des Blacks Dragon, décédé l’an dernier, NDLR] et Mourad venaient. Ils avaient installé leur matos à côté du mien, et c’est chez moi qu’ils ont fini leur premier album. C’est d’ailleurs sur ce disque que je place mon premier son, avant même que Triptik sorte son premier disque. C’est une coproduction pour être exact. J’avais fait le beat, ils avaient placé les samples. Je n’avais toujours pas l’Atari, tout était manuel.

Entre-temps, c’est NJ qui quitte Triptik. Il avait beaucoup de choses dans sa vie, et nous, on était à fond dans l’idée de sortir du son. On s’était fixé une vraie discipline pour laquelle il n’était pas disponible. C’est l’époque où on a nos premières opportunités qui vont sceller nos premières rencontres. On fait un concert sur une péniche qui s’appelait Le Blues Heures. Black Boul’ et Dabaaz vont chez FPP, à l’émission Flow Master, et ça fonctionne super bien. Et lors de cette émission, il y avait Bianca Colleony. [Fille de Patrick Colleony, acteur majeur de la production de disques de rap dans les années 1990, notamment  du distributeur et label Night & Day, NDLR] Deux semaines plus tard, on a une date au gymnase Jappy. Dans le public, Bianca était de nouveau-là et elle a kiffé. J’avais pourtant vanné son père à la sortie du concert, alors qu’on parlait tous de nos envies de signature sur un label. Le nom de Night & Day était sorti et une rumeur prétendait qu’ils magouillaient en faisant presser leurs disques dans les pays de l’Est. J’avais qualifié Patrick d’escroc, sans savoir que c’était sa fille qui était en face de moi. « Patrick Colleony est un escroc ? Mais tu sais que c’est mon père ? » [Rires] C’était mon premier contact avec elle, et finalement elle est plus tard devenue mon épouse. [Sourire] Et c’est grâce à elle qu’on a pu donner les démos à Patrick, qui nous convie sur la compilation Hip-Hop Vibes III. On y place « Je Sais que la Haine », et avec « La France avance » en piste cachée de L’Ébauche c’est le seul titre de Triptik où on peut entendre NJ.

Nuit et Jour 1998 – 1999

Dans la foulée, Patrick nous propose de faire un album. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on avait vraiment pas mal de morceaux, et on bossait nos démos hyper sérieusement. Je les pensais comme on peut penser un album, avec intro, outro, un ou plusieurs interludes. Construire et penser des albums, c’est un concept que j’adorais déjà ! En tout cas, notre premier album porte bien son nom. [L’Ébauche, NDLR] Ce sont les premiers sons que j’estime à peu près maîtrisés, sans non plus pouvoir affirmer qu’ils le sont vraiment. C’est aussi notre première expérience de tout : du sampler que j’ai acheté et qui est mis à l’épreuve de morceaux qui doivent paraître, de séances en studio, qui plus est où tout est enregistré sur bande avec un mixage en live, sans automation. Tu bouges les potards en temps réel, le suivi se fait en direct, tu fais l’album en une semaine, c’est une vraie expérience. Mais ça reste un premier disque. Dabaaz et Blackboul’ n’y rappent pas comme ils le feront après. Et puis on partait déjà un peu dans tous les sens. Tu avais un côté classique dans certaines boucles, mais il y avait déjà quelque chose de parfois un peu funky. « Discussion sur l’oreiller » ou « Boogie Nana », je ne sais pas si je commence à toucher des sons plus funk ou plus chaud, mais ça correspond à ce qu’on écoutait, c’est à dire de tout. Greg disait à l’époque que quand on fait un disque, c’est comme dans la vie : un jour tu ris, un jour tu pleures, un jour ton humeur est bonne, l’autre elle est mauvaise. Ça paraît bête dit comme ça, mais c’est vrai et ça s’est toujours ressenti dans nos chansons. J’ai constamment voulu un peu mélanger les ambiances. Comme j’adore la funk, l’influence se ressent sur certains titres, mais c’était sans calcul.

À peine un an après L’Ébauche, on sort notre EP, et là j’estime que c’est réellement le moment où on se professionnalise. Mais c’est aussi le moment où on commence à se faire une petite place. Le clip de « La Cavalcade » que Skwal s’était proposé de réaliser nous a en plus donné une petite exposition alors qu’on est inconnus au bataillon, à part nos connexions avec Les Derniers Messagers ou Kenny Boss. On se fait inviter par Zoxea et Melopheelo à Générations, par Poska aussi. Du coup, on les invite sur notre EP. Et surtout il y a le fameux long freestyle, avec notamment du monde de Boulogne, LIM, Salif, Exs, mais il y a aussi Rocé par exemple. C’est notre premier disque où on se sent vraiment dans le rap parisien en fait. Et le son y est plus maîtrisé, on est dans un plus gros studio, avec des ordinateurs, de l’audio, on pouvait mieux gérer le mix. Sauf qu’on l’a fait à l’arrache, on enregistrait et mixait la nuit, on était un peu décalqués, mais c’est la première fois que le rendu correspond à mes attentes, bien plus que sur L’Ébauche. C’est le métier qui rentre en fait, je suis là sur tous les mixes en sachant ce que je veux, même si je ne touche pas directement les boutons. Sans que ce soit comparable à la fluidité que j’ai trouvée avec Cutee B plus tard, j’étais face à quelqu’un qui comprenait ce que je recherchais. On trouve notre style ! Après c’est une époque où les beats sont très très compressés, je ne compresserai pas autant maintenant.

« L’éventualité que je ne sois plus le producteur attitré de Triptik était inimaginable. »

Avec cet EP, on voit que des morceaux tournent un peu, « J’Observe » notamment. Deux structures viennent nous faire une proposition : IV My People et Double H, chacune pour une signature en édition. On avait rencontré Kool Shen et on était comme des oufs, c’était une référence mythique, le rappeur qui représente ce qui est probablement mon meilleur concert de rap français. Mais on va chez Cut Killer parce qu’on y avait une liberté totale, alors que de l’autre côté, il y avait vraiment cette idée de Team IV My People. Pour le dire clairement, je n’avais pas forcément l’exclusivité des productions de Triptik. Pour moi, ça pouvait revenir à m’éjecter d’un groupe dont j’étais partie intégrante. Quel que soit le talent de Madizm et Sec.Undo, Triptik, c’était vraiment nous trois : Dabaz, Black Boul’ et Drixxxé. L’éventualité que je n’en sois plus le producteur attitré était inimaginable pour moi, et je crois pouvoir dire que Dabaaz et Greg [Black Boul’, NDLR] n’étaient pas non plus très à l’aise avec cette idée. Donc on a signé chez Eastory, la branche édition du Double H.

Tube de l’undergroud 2000 – 2001

Cut est vraiment la deuxième rencontre capitale dans notre carrière. Par contre ça n’a pas influencé mon travail de production. Les seules choses qui ont vraiment changé, ce sont l’accès aux infrastructures du Double H, donc un confort de production, et le fait que Cut m’ait financé un nouveau sampler, un S3000. En termes de mémoire, c’était un sacré bond en avant, j’ai pu rallonger mes boucles. Mais le son n’était pas le même qu’avec le S2800. C’était plus métallique, des basses moins rondes, donc je suis vite revenu à mon premier sampler.

Le home-studio de Drixxxé en 2000

Ce S2800 est toujours resté la machine pour Triptik. Et je crois même que j’y ai fait passer les samples pour l’album solo de Dabaaz. Et ce n’est pas loin d’être pareil pour l’Atari d’ailleurs, que j’ai utilisé jusqu’à Microphonorama inclus. Je l’ai laissé dans une cave lorsque j’ai déménagé pour utiliser un Mac à partir de TR-303. Je regrette de ne l’avoir jamais récupéré. De manière générale, c’est de toute façon la seule chose qui a changé dans ma façon de produire : des petits upgrades matériels. J’ai une configuration qui fonctionne, donc j’y reste fidèle. À l’inverse, je n’ai jamais su définir le « son Drixxxé » dont on m’a souvent parlé. Si j’ai une signature sonore je n’en suis pas conscient, tout simplement car j’ai l’impression de faire des trucs très différents à chaque fois, même avec Triptik. « Bouge tes cheveux » est ultra différent d’ »America », qui est très différent de « Paname ». Est-ce que toi tu peux me la définir cette identité Triptik ? Le côté chaud des sons ? Les samples assez courts ? Le côté rebondissant des MCs dans l’élocution, qui colle avec les sons ? Mais tout ça c’est une osmose ! Microphonorama est notre troisième disque, on se connaît déjà très bien. Ça fait quatre ans qu’on est tout le temps ensemble à faire du son, on est arrivé au moment où on se comprend parfaitement, où ça fuse. La machine est bien huilée, c’était hyper efficace, on fait un disque par an quasiment, sans parler des maxis. Et même quand on a sorti Depuis, presque dix ans après notre précédent disque, tout ça est revenu de suite. Ce sont des automatismes, une forme d’osmose que tu acquières au bout d’un moment, pour des raisons humaines mais aussi et surtout à force de travail. Alors oui, il y a sûrement une identité sonore parce que c’est moi qui fait tous les sons, mais c’est vraiment un truc dont je ne me rends pas du tout compte.

Forcément, on parle toujours du « Piège » et de « Bouge tes cheveux » quand il s’agit d’évoquer Microphonorama. Et sans conteste, c’est le second qui a porté le disque, bien plus que « Le Piège » évidemment, même si ce titre et l’histoire avec Outloud nous a forcément mis en lumière dans le milieu. « Bouge tes cheveux » c’est un titre que je ne peux plus écouter, simplement car je l’ai trop entendu. J’en suis toujours fier et je ne le renie surtout pas. Ce n’est pas un morceau pouet-pouet ridicule, quelles que soient les portes improbables qu’il nous a ouvertes. On s’est retrouvés à faire des festivals hostés par Christophe, le vainqueur du loft, avec Francis Lalanne, Hervé Villard, Ève Angelli, c’était n’importe quoi, mais plus drôle qu’autre chose au final. Alors peut-être que ça donne l’image d’un morceau pas très sérieux, mais il est funky, marrant, et je dirais surtout sans concession musicalement. Il n’est absolument pas arrangé, c’est un beat, un slap de basse et rien d’autres. C’était hors de question de faire comme tout le monde à l’époque en livrant un truc hyper sirupeux ou gentil. Si on faisait un morceau dancefloor, ça devait être ça : un truc funk et brut. Et comme tous les morceaux, une fois sorti, ça t’échappe. Et d’une certaine manière, on l’a fait pour qu’il tourne ce titre ! De toute façon, on savait dès le départ qu’il avait un truc différent. La musique c’est assez simple : quand tu enregistres un morceau, tu bouges la tête ou tu ne la bouges pas. Là tu la bouges. Tout le monde nous disait « ça va être un énorme hit. » Même plus tard, quand j’ai fait un morceau pour RCFA qu’on a enregistré chez lui, Passi m’en a reparlé : « Quand vous êtes arrivés avec « Bouge tes cheveux », on s’est dit : ça y est les mecs vont plier le game, ils ont fait le tube de l’année ils vont tout niquer. » Bah non en fait. [Rires] Et c’est peut-être là le seul regret que j’entretiens avec ce morceau : que ça n’ait pas plus marché. C’est un tube, mais un tube underground, qui n’a pas franchi le cap du vrai tube. Si il nous a manqué Skyrock pour que c’en soit un, comme Dabaaz l’a dit ? A l’époque, on était un peu saoulés car on s’imaginait que c’était un morceau qui pouvait rentrer dans une radio comme ça, mais ce n’est pas grave. C’est aussi toutes les limites de l’indépendance. Si on avait été en major où tu as toute une armada qui pousse ta musique, la défend, ça aurait été différent. On était un groupe un peu OVNI à l’époque nous, un profil un peu atypique, ni rap de rue, ni rap de je ne sais pas quoi. Et pourtant on ouvrait des concerts pour la FF, plus tard je produis pour Mokobé, et les gens n’ont pas voulu se risquer à signer ce groupe qu’ils ne comprenaient pas.  Tant pis pour nous à l’époque, et tant mieux pour nous aujourd’hui je pense, car ça aurait peut-être changé la vision que les gens ont de Triptik.

Je reste en tous cas persuadé qu’il faut parfois aller dans plein de petites directions pour faire un tout, quelque chose de varié et qui répond au défi de ne pas ressembler à une compilation de 45 tours. Mes albums préférés sont tous des disques construits de A à Z et généralement, ils sont sans tube. Je construis selon ce que j’ai déjà dans mes machines et en confrontant, en assemblant, je me dis : « tiens il manque ceci, il faudrait cela. » Je bosse la musique comme une recette de cuisine en fait, que ce soit à l’échelle d’un disque ou d’un titre. Il y a quelques années, je regardais Top Chef et je trouvais ça fou. Les mecs vont imaginer l’association de deux sons… [Il se rend compte de son lapsus et rit] L’association de deux aliments ou deux ingrédients, pardon ! Eh bien moi, j’imagine vraiment la musique comme ça. « Si je mélange cette caisse claire là avec celle-là, ça va me faire ça. » C’est vraiment de la cuisine pour moi et je le fais dans mes morceaux, en superposant des échantillons et des notes comme tu ajoutes des ingrédients. Et plus globalement en mélangeant les plats lorsque je fais un album. Et puis j’ai aussi une approche très visuelle de la musique. Pour moi, un son doit doit raconter une histoire. Pas forcément au sens narratif, mais au moins en donnant les sensations d’un voyage. Tous les interludes de Triptik participaient à cela. Dès l’EP de 1999, tu as les bruitages de train, puis de bombes. J’ai toujours aimé ce truc de créer une bande son où les gens peuvent imaginer et visualiser des choses. Ce n’est pas du tout la même chose que faire des albums concept, mais il faut que ça nous emmène quelque part, qu’on voyage un peu.

Boucler n’est pas jouer 2002 – 2004

Musicalement, après la sortie de Microphonorama je suis dans une période charnière. C’est l’arrivée des Neptunes. Il y a Kamal the Abstract de Q-Tip [l’album ne sort finalement pas mais des copies presse et promo circulent, notamment en France, NDLR], et The Love Below d’André 3000. Il y a aussi  N*E*R*D avec In Search Of… Avant ces disques, c’était vraiment l’esthétique de la boucle, et eux amènent cette révolution : recréer des ambiances et des styles en refaisant tout soi-même, sans sampler. Ça a vraiment été une révélation qui a déteint sur TR-303 et tout ce que j’ai fait par la suite.

Ça m’a galvanisé dans une envie de jouer de plus en plus, de m’émanciper des boucles, des samples. Quand je boucle, je fais souvent très court. Ça avait même été le cas à nos débuts, sur « La Cavalcade » par exemple. Je le faisais parce que je n’avais pas envie qu’on reconnaisse mes samples, mais aussi par la force des choses, puisque la mémoire du S2800 était hyper limitée. Et puis ça me permettait d’avoir des samples efficaces, des boucles très courtes qui peuvent être vues comme des gimmicks même si ce n’est pas le mot que j’utiliserais. C’est de toute façon un truc qui m’a toujours fasciné : pourquoi un truc reste plus dans le crâne qu’un autre ? Comment est-on efficace ? Je n’ai jamais eu de problèmes de clearing en tous cas, car j’ai toujours été un peu saoulé par les boucles faciles. Ça a fait plein de morceaux efficaces dans l’histoire du rap, c’est incontestable, mais en tant que beatmaker je ne trouve pas ça intéressant. Mes beatmakers préférés, ce sont ceux qui découpent, qui créent quelque chose à partir d’un sample, qui savent le rejouer. Il ne faut pas croire que je n’aime pas les boucles à la Dre ou à la Preemo, ils sont à part et ont inventé des façons de découper comme personne, j’adore DJ Premier, on s’en est tous inspirés. Mais quand Q Tip, Andre 3000 et Pharell se réapproprient des univers en composant eux-mêmes, c’est vraiment ce que je veux atteindre. Et ça déteindra sur TR-303 !

Pour cet album, j’ai aussi fait venir des musiciens, et surtout des cuivres effectivement. Pourquoi particulièrement des cuivres ? Parce que les rejouer au clavier ne suffit pas : il faut des mecs qui jouent par dessus pour que ça fasse plus live, plus réel. Avec les machines, tu peux tricher plus facilement avec une batterie qu’avec des cuivres. Sauf si t’as des notes mais alors il faut prendre une boucle. On a donc fait rejouer des cuivres sur mes pistes témoins, et aussi des guitares sur un ou deux morceaux. J’étais content de ramener un peu d’instruments sur l’album de toute façon. La pédale wah-wah sur le clavinet de « Si un jour », c’était nouveau pour Triptik mais ce ne sont que des restes de mon groupe de lycée où j’en branchais déjà une à mon clavier. C’est un titre qui est parti d’un hommage à « Maybe your baby » de Stevie Wonder que Dabaaz et Black Boul’ m’ont demandé de développer en entendant le premier jet que j’avais livré, sans même penser qu’ils rapperaient dessus. Et comme le reste de l’album, c’est vraiment une continuité de ce qu’on avait déjà fait, mais sans refaire deux fois la même chose. On a commencé classique, on a évolué, commencé à s’émanciper de certaines règles, et lors de TR-303, il n’était pas question de faire un Microphonorama bis. Si je fais deux fois le même truc, je m’ennuie. Je vois tous mes disques comme une évolution.

Autant la conception de TR-303 est cool même si le premier mixage à Belleville se passe mal, autant la sortie de l’album est une période plus compliquée. Sam, notre manager, voulait signer avec Next Music alors que nous on savait que ce n’était pas fiable. En plus, Patrick Colleony avait quitté le label pour aller chez Nocturne. Pour nous, c’était logique de le suivre vu qu’il était avec nous dès le début. Mais en face, Next Music – probablement vexé que Patrick soit parti – nous proposait plein de thunes pour nous récupérer. Notre manager, qui ne nous avait pas dit qu’on avait des dettes, voulait qu’on signe là-bas puisqu’il y avait la promesse d’un gros chèque. Moi je n’étais pas d’accord et je savais que Next Music n’avait très probablement pas l’argent qu’ils proposaient. En dehors de tout ce qui me lie à Patrick en termes de famille puisque c’était mon beau-père, j’étais déjà humainement convaincu que c’est lui qui devait sortir ce disque. Et je savais que c’était une mauvaise idée de le faire chez Next Music. Je n’avais pas tort d’ailleurs, puisque quelques mois plus tard ils ont fermé et que des groupes n’ont pas eu les sous qu’ils devaient avoir. Les Psykopat qui ont fait leur disque là-bas et auquel j’avais participé peuvent en témoigner.

« Q-Tip, Andre 3000 et Pharell qui se réapproprient des univers en composant eux-mêmes, c’est une révélation. »

Mais ce qui a été particulièrement douloureux, c’est qu’en découvrant les dettes, on a compris qu’il fallait vendre les masters de TR-303. On a dû céder les droits alors qu’on avait tout produit, tout payé, un enregistrement qui avait pris du temps, où on avait évidemment rémunéré les musiciens qui intervenaient, bref, où on avait fait les choses bien et en grand, par rapport à notre échelle bien sûr. On a été cannibalisés par des histoires qui impactaient notre musique mais qui n’étaient pas des histoires de musique à proprement parler. J’étais gérant de la boite en plus, donc je me retrouvais avec beaucoup de dettes, je n’en dormais plus. « Comment on va rembourser ça ? »

Et puis ce dont il faut se souvenir, c’est que c’est aussi le moment où le marché du disque physique s’écroule. Lorsqu’on tourne pour l’album, on remplit des salles, les gens connaissent les paroles par cœur, mais pourtant les ventes de l’album ne décollent pas. C’est le monde à l’envers ! Avant on vendait tous nos disques alors qu’on ne remplissait pas complètement les salles. Et là, avec la démocratisation d’internet, donc le piratage, c’est tout l’inverse. « Putain, on remplit des salles, les gens connaissent les morceaux mais on ne vend pas notre disque ? » Un vrai paradoxe. On en a vendu 10 000 peut-être alors que Microphonorama, dans la période où on était actifs, on en a fait 30 000. C’était hyper compliqué à vivre, parce que l’argent qu’on gagnait avec les disques, on le réinvestissait dans le groupe. En plus on avait cédé nos droits ! Greg avait déjà sa fille, Dabaaz a la sienne l’année qui suit la sortie de l’album, j’ai eu mon fils un an plus tard, bref, on ne pouvait plus jouer les saltimbanques qui vivotent éternellement. Notre modèle économique était mort. Non pas qu’il nous aurait rendu riches, mais là on perdait tout, plus rien ne nous appartenait d’une certaine manière. J’ai mis un à deux ans à me sortir de ces histoires de dettes. C’était un poids même si ça ne m’a obligé à rien artistiquement. De toute façon, je n’ai jamais réussi à me vendre. J’ai trop l’impression de me prostituer, ça me donnerait ce sentiment en tous cas. Je place tellement la musique au-dessus… C’est important de laisser derrière soi quelque chose dont on est fier. Alors je n’arrive pas à me mettre dans un truc où je prends ce qu’on me propose, ni à me proposer pour des trucs qui me plaisent pas. J’en ai parlé avec d’autres beatmakers, qui ont beaucoup de succès d’ailleurs, et qui me regardent comme si j’étais fou en me disant qu’eux prennent tout ce qu’on leur propose. Je sais que j’ai un peu tort ! [Sourire]

Rendez-vous manqués 2004 – 2006

Outre ce que j’aurais pu faire et n’ai pas voulu faire, ma carrière est faite de beaucoup de rendez-vous manqués. Il y a par exemple le deuxième album de Diam’s. Peu de temps après TR-303, Tefa me demande des sons et je n’ai aucune motivation autre que faire ma petite musique dans mon coin, juste pour moi. Avant TR-303, j’ai collaboré avec plein de gens dans le rap français et on avait eu justement Diam’s sur Microphonorama , un son que j’aime beaucoup d’ailleurs. [« Le Décompte », NDLR] Son premier album n’avait pas marché, mais là elle était à un tournant. Sauf que j’étais rincé, fatigué par TR-303, la tournée géniale avec Oxmo, des concerts au Japon, ces histoires de dettes et la décision de mettre Triptik sur pause, sans parler de la naissance à venir de mon fils. Je n’avais pas de productions en stock, donc rien à donner à Tefa et Diam’s. Et pourtant j’ai quand même filé une cassette, sauf que c’était une pauvre cassette avec des fonds de tiroir pour dire en quelque sorte : « j’ai quand même répondu même si je n’ai rien ! » Et fort logiquement, ils n’ont rien pris. C’est typique de ces moments où je suis au bout d’un cycle et incapable de me dire : « allez je me pose une semaine ou deux, je m’y mets, je fais des sons. » À la place je suis là, devant mes machines et mon ordi à me dire : « oh je n’ai pas de prod ». [il le dit avec une voix fataliste et peu concernée, NDLR] Ça par exemple, c’est un regret.

Oxmo, aussi, pour qui je devais travailler sur Un Roi Sans Carosse. On avait fait les prises, dans le studio installé sous la boutique de Qhuit. Je venais de m’y installer, je ne maîtrisais pas encore la pièce, ni le micro d’ailleurs. Vincent Segal faisait du violoncelle, Oxmo faisait les prods. On avait fait les prises de Vincent, celles d’Ox aussi, qui étaient un peu dégueulasses parce que mon micro était foireux. Et j’étais censé retafer les productions d’Oxmo, c’était le deal. Sauf que j’ai une manière de travailler un peu illisible, et surtout un peu longue. Il me faut un peu de temps pour présenter quelque chose qui tient la route. Quand j’élabore une production, au départ mes intentions ne sont pas audibles. Vu que je n’utilise pas des sons d’usine pour les beats par exemple, et que je fabrique le son au fur et à mesure en empilant des textures, dans un premier temps tu ne sais pas forcément où je veux en venir. Et eux étaient pris par le temps, ils avaient besoin de résultats rapides : douze morceaux à reproduire en environ une semaine. Quand je leur ai fait écouter ce que j’avais fait au bout du délai qui était le leur, évidemment ce n’était pas fini. Donc ça sonnait mal ! Je crois qu’ils ont un peu flippé et Ox a préféré faire autrement. C’est un vrai regret car je pense qu’on aurait pu faire un truc chant-mé. Pour le coup je m’étais vraiment fixé une ambition, mais il m’a manqué quinze jours. Recréer les échantillons demandait un travail de recherche qui ne collait pas avec leurs délais. Ou plutôt, ma façon de travailler ne correspondait pas à leurs impératifs. Je ne peux pas leur en vouloir, mais je le vis vraiment comme un rendez-vous manqué. Un échec même… Un gros !

Mc Luvin, supplément Boom-Bap 2006 – 2013

Après TR-303, je produis un peu à droite à gauche surtout pour des gens proches et je fais des soirées, des mixtapes. Il y a les mixtapes Drixxxé is Not a DJ, avec le même esprit que ce je ferais aux soirées Poyz & Pirlz. Je me revendiquais plus comme un mec qui faisait des sélections, qu’un DJ. Surtout que mon créneau c’était de tout mélanger, et en plus je n’avais même pas de platines ! [Rires] J’ai vraiment vécu ces soirées comme quelque chose de ludique : je passais la musique que j’aimais et souvent, j’ai réalisé que c’était de la musique que les gens n’imaginaient pas que j’écoutais. Dans mes sets j’adorais mélanger, aller de Sly Stone à Justice, de Snoop à Led Zeppelin. Dans ces soirées, on avait chacun un créneau et le mien c’était le n’importe-quoi. [Sourire] Mais vraiment ! J’ai pu passer le « Sampa »de Richard Gotainer par exemple. J’adorais ça et je ne le voyais pas du tout comme un truc de hype, c’était plutôt ludique et bon enfant. Mon envie c’était juste faire la teuf et de surprendre le public avec des morceaux inattendus, ou qu’on a plus entendus depuis 10 ou 15 ans, tout en ajoutant au milieu des trucs très récents ; et qui sont d’ailleurs souvent ceux qui ont le plus mal vieilli aujourd’hui ! Quoi qu’il en soit, c’était cool ces soirées à une époque où on ne sortait pas de disques, ne serait-ce que pour gagner de l’argent.

À ce moment-là, mon objectif est toujours de faire un disque à la N*E*R*D. Je suis toujours fasciné par leur premier album, ainsi que par Kamal the Abstract et The Love Below. Je suis habité par ces deux idées : celle de jouer d’un côté, de mélanger de l’autre. Je me mets à rejouer des claviers pour de vrai, à composer. J’ai progressivement rangé le sampler, même si pour l’album de Dabaaz il y a quelques samples. Je voulais vraiment composer, jouer, et en plus j’y arrivais ! Au fur et à mesure, cette démarche aboutit à McLuvin. Je veux faire ce disque de mec qui a un héritage hip-hop, mais qui compose, qui fait de la musique, qui se sert de tout ça pour faire une œuvre originale, pas forcément rappée d’ailleurs. J’avais commencé à faire des morceaux mais je n’avais personne pour poser dessus. C’est d’ailleurs souvent problématique pour moi quand je produis de la musique qui a une énergie funk ou soul : je ne sais pas quoi en faire s’il n’y a pas une voix qui vient se greffer dessus. J’ai réfléchi, cherché, et au bout de quelques temps, la connexion avec Gystère s’est faite hyper logiquement. On se connaît depuis la maison de Nanterre et lui aussi commençait à chanter, à faire des trucs où il jouait. On travaille ensemble dans la même direction, avec les mêmes envies, et on signe chez Universal avec qui on sort l’album Animal.

« À chaque fois que je crois faire un tube, il ne marche pas. Alors j’arrête de penser que je suis peut-être en train d’en faire un. »

Au final on a fait un album que la maison de disques n’a pas bossé, pour plein de raisons. C’est dommage car je pense qu’Animal avait un vrai potentiel. McLuvin était un groupe un peu OVNI et Gystère est un génie, mais d’une certaine manière, il est peut-être trop génial pour ce cadre. Le côté fou-fou du groupe est ce qui leur a plu au départ, ce qui les a motivés à nous signer. Mais c’est aussi ce qui les a vite saoulés, et ils n’ont pas su défendre l’album. Peut-être même ne l’ont-ils pas voulu ? Et pourtant, paradoxalement, je ne peux pas dire que ça s’est mal passé avec eux. Je ne venais que d’expériences en indé, et je n’ai absolument pas eu l’impression d’avoir des carcans artistiques en major, pas du tout. En studio, ils nous ont laissé toute la liberté pour faire le disque qu’on voulait. Aujourd’hui, quand je le réécoute, je ne suis pas fan de tout mais la chanson « Animal » est un tube en puissance, j’en suis toujours persuadé aujourd’hui. Quand on l’a fait, il s’est passé la même chose qu’avec « Bouge tes cheveux » : tu sens le truc quand tu l’enregistres. Tu bouges instinctivement la tête, les gens qui l’écoutent aussi. Mais pourtant à chaque fois que je crois faire un tube, il ne marche pas. Alors j’arrête de penser que je suis peut-être en train de faire des hits quand ça me traverse l’esprit. [Rires]

Ce début des années 2010, c’est aussi le retour du boom-bap. Il y a ce concert revival qu’on fait au Nouveau Casino qui nous fait vachement de bien. Puis il y a les soirées Can I Kick It avec toute cette nouvelle vague, qui parfois nous cite en plus. Et même aux USA ils revenaient vachement sur le boom-bap, Ski Beatz avait fait un album mortel. Tout ça nous fait plaisir, mais ça nous donne aussi envie, d’où l’EP Depuis. Ça démarre de façon assez dure, puisqu’en fait on se retrouve tous aux funérailles de Patrick. [Patrick Colleony est décédé à la fin de l’année 2009, NDLR] Après les funérailles, Greg, Dabaaz et Pone se sont retrouvés dans un café, et ça faisait des années que tout le monde n’avait pas été réuni. C’est vraiment à ce moment-là qu’eux se sont dit : on refait un truc. Et ça s’est refait naturellement, dans un contexte où le son de l’époque revenait au boom-bap. Enfin, boom-bap ça ne veut rien dire, mais à une esthétique qui avait aussi été la notre huit ans avant en tous cas. D’une certaine manière, il suffisait de rallumer le sampler et de reprendre les vieilles recettes qu’on aime. Ça s’est fait très naturellement, et du coup très rapidement. Il n’y a pas eu de suite parce que je pense que ça correspondait à une envie sur le coup. Il y a eu cette tournée qui était géniale, mais une fois de plus on a à l’époque quasiment 40 ans, chacun a ses projets, sa vie, et doit gagner de l’argent car ce n’est pas Depuis ni Can I Kick It qui nous feront vivre. La réalité c’est qu’on a fait ça pour le kif et la tournée Can I Kick It avec Triptik, c’était vraiment cool. Mais je suis sorti de là rincé. En quelques années, tout était arrivé en même temps : McLuvin, Can I Kick It, Depuis avec Triptik. Alors comme après TR-303, j’ai eu le besoin de me poser, de faire de la musique pour moi, et une nouvelle fois, j’ai loupé le coche : toute cette nouvelle vague qu’on côtoyait voulait des sons : [prenant la voix d’un mec épuisé, fatigué] « Non je n’ai plus rien les gars, désolé ! » Bref, ma carrière est faite de rendez-vous manqués !

Not Safe For Work 2014 – 2020

Du coup je prends le temps de me poser et je finis par me dire : « j’ai envie de faire un disque à moi, au moins un ». J’ai commencé à faire des trucs sans me poser de questions, et c’est là qu’a commencé le travail pour NSFW, l’album solo que j’ai sorti l’an dernier. C’est vrai que c’est une période où je ne me montre pas trop. Ma seule grosse exposition, ce sont les Sextapes. J’ai toujours été fasciné par cette esthétique des seventies, celle de ce disque de Cerrone [Love In C Minor, NDLR] qu’il y avait chez mes parents. J’avais amassé pas mal de disques de l’époque sur ce thème de l’érotisme, de la sensualité. Et le déclic est venu un jour où j’ai chiné une cassette dans une brocante dont j’ai mis la pochette sur mes réseaux sociaux. Un pote m’a dit de faire une compilation, et ça a fait tilt. Et puis sans doute que je me lance aussi parce que je suis fan de Gainsbourg, de Melody Nelson, de morceaux qu’il a pu composer pour des chanteuses dans les années 1970 et 1980. Tout ce qu’il a fait après Melody Nelson en son nom, ça ne m’intéresse pas trop, mais tout ce qu’il a fait pour sa femme Jane et d’autres chanteuses, c’est super ! Jane B et Melody Nelson sont parmi mes disques préférés tous styles confondus. Il avait ce truc super sensuel et que je n’avais jamais pu exprimer avec Triptik. [Rires]. J’ai fait un premier mix, puis un deuxième qui a été repris par Nova. Okayplayer [site et plateforme web mené par Questlove, NDLR] l’a également relayé, et à partir de là, les mises en avant se sont succédées et ça a explosé. J’ai continué tant que j’ai trouvé des choses intéressantes. Ça a donné cinq volumes qui ont fait plus d’un million de plays cumulés. J’ai été vraiment surpris par le retentissement que ça a eu !

En parallèle, j’ai bossé sur cette envie d’album solo. NSFW, c’est plein de choses qui sont sorties de mes machines, petit à petit depuis 2013.  Au départ, j’allais dans deux directions : D’un côté, il y avait des sons lents, sensuels, proches de l’esprit des Sextapes. De l’autre, il y avait des sons bien plus funky. Les gens avec qui je partageais mon travail étaient un peu perdus entre ces deux intentions. J’ai dû gérer ce décalage, donc j’ai balancé les morceaux funks à part, qui sont « Play with Love » et « Jealous », l’un avec Gystère, l’autre avec les D.S.L. Je les avais produits avec eux car dès que je produis quelque chose de funky, j’ai besoin d’un interprète, je ne veux pas que ce soit un titre uniquement instrumental. Je les ai balancés à une boite d’édition qui gère de la musique à l’image, et elle a voulu que ce soit disponible sur internet. Je les ai donc mis en sous-marin sur Soundcloud, et on a fait un clip pour se faire plaisir. Mais ce n’était pas du tout vendu, c’était un truc que j’avais mis seulement pour que ça puisse être écouté par la boite de musique à l’image, qu’elle puisse le relayer et le proposer.

Une fois l’album expurgé des morceaux un peu trop funky, j’ai pu affiner sa direction finale. Je l’ai fait peut-être dans une veine plus « Gainsbourienne », en truffant l’album de références à des artistes que j’aime depuis longtemps mais qui pouvaient paraître très éloignés de mon univers jusqu’à présent. Je pense à David Bowie, aux Daft Punk, à Pink Floyd, ou même à Erik Satie par exemple. J’avais besoin de rendre hommage à tous ces artistes qui m’ont accompagnés depuis plus de 30 ans, et si musicalement c’est assez loin de Sly Stone, on le retrouve brièvement à travers un court extrait d’une de ses émissions de radio alors qu’il était jeune disc jockey à San Francisco.

Et j’ai beau l’avoir présenté comme un film sonore, NSFW est différent de tout ce que j’ai pu faire musicalement en terme de musique à l’image. [Drixxxé a notamment placé des productions sur les images du Transporteur, de Fastlife, a réalisé des génériques pour des programmes web et TV, et a également produit la bande-son du documentaire D’un clandestin, l’autre, NDLR] Ici ce ne sont pas les images qui m’ont dicté la musique, le film n’existe nulle part ailleurs que dans ma tête. C’est le son qui créé les images. Si je devais le définir, je parlerai simplement d’une histoire d’amour. Mais j’aime bien que chacun puisse l’interpréter comme il veut. Il n’y a rien d’explicite d’ailleurs dans ce disque, tout est suggéré, et c’est très volontaire. C’est pareil dans le choix de mettre des bruitages, un portable qui sonne par exemple, pour que chacun puisse s’imaginer les scènes, le truc comme il l’entend. Toutes les plages instrumentales sont hyper planantes tu remarqueras. S’il n’y a pas de voix, ce rapport au visuel devient prépondérant dans ma musique. J’imagine mon court métrage, je le scénarise au fil des morceaux qui apparaissent c’est comme ça que je construit le disque.  Et toujours à cause de cet étrange rapport à la voix, j’ai demandé à Dorothée [Dorothée Hannequin alias The Rodeo, NDLR], Doris ou Xavier [des Svinkels, NDLR] de poser des voix malgré tout sur certaines pistes. J’ai un rapport compliqué à la musique instrumentale quand c’est moi qui la produit. En l’absence de voix j’ai très vite l’impression qu’il manque quelque chose et qu’on s’emmerde.

« J’ai un rapport compliqué à la musique instrumentale quand c’est moi qui la produit.  »

Ce qu’il faut savoir, c’est que NSFW est un album que j’ai fini en termes artistiques en 2016. Boogie Vice a mixé le disque en 2017, et en 2018 il a été masterisé. On voulait faire un livre pour l’accompagner, mais ça n’a jamais abouti. Ça a été un long cheminement, un long processus. Je ne voulais pas abandonner le projet, je croyais à ce disque, surtout qu’il a un côté intemporel. Ce qui a été dur, ça a été de le sortir en plein confinement, sortie qu’on avait programmée en étant loin d’imaginer qu’il se passerait tout ça et qu’on a pas pu repousser. Une version vinyle va arriver. C’était ingérable de la proposer quand on était tous enfermés chez nous. Du coup la sortie a été ultra confidentielle. Malgré tout, je suis très fier de ce disque, je pense que c’est l’album le plus personnel, le plus maîtrisé et le plus abouti que j’ai pu faire même si ce n’est pas forcément le plus évident pour ceux qui me suivent depuis longtemps. Mais, une fois de plus, c’est la suite logique de mon évolution musicale, le disque que j’avais besoin de faire, l’album d’un quadra qui fait la musique qu’il a envie d’écouter, même si ce n’est pas là qu’on m’attend forcément!

Financièrement, j’ai vécu ces dernières années en faisant des musiques pour de la pub, pour de la musique à l’image aussi, des documentaires ou des génériques. J’en ai fait pour Konbini oui, surtout au début du média, il n’y a pas eu que le Barber Show et Soul Sisters réalisés par Hugues Lawson. Beaucoup de choses que j’ai faites sont non signées, undercover. Il y a vraiment eu plein de trucs. La pub, les génériques, ce n’est pas toujours le plus épanouissant , mais ça te force à savoir répondre à une demande. Il y a un côté challenge que j’aime bien. Et même certains remixes ou productions que j’ai pu faire, c’était à la demande. Pour Brigitte, oui, ou pour Jenifer exact ! [Surpris d’entendre parler de ce morceau] C’était une commande venue de chez Universal quand on y était avec McLuvin. Le clip était en plus réalisé par Arthur. [Arthur King, réalisateur proche de Drixxxé et Dabaaz, et qui réalisait aussi les clips de McLuvin, NDLR] On avait le même D.A que Jenifer et on a fait d’ailleurs deux remixes. Un au nom de McLuvin, réalisé par Gystère et moi, et l’autre sous mon nom que je produis seul. Tu sais que t’es la première personne qui me parle de ça ? Personne n’a jamais capté ce truc, et c’était drôle à faire. Le morceau est électro-funky, l’original était pas mal, je crois d’ailleurs que ce sont les seuls morceaux un peu funky qu’elle a faits. Et puis j’ai ce profil atypique du mec de groupe de rap pur et dur, pour ne pas dire hip-hop pur et dur, qui peut se retrouver ensuite à faire des remixes ou du piano pour une chanteuse pop ou électro. Je conçois que ça puisse être déroutant, mais encore une fois c’est une continuité. Après McLuvin où tout est joué, de fil en aiguille, on m’a peut-être pris plus au sérieux pour ce genre de travail artistique et on m’a appelé pour des arrangements. Et en vrai, je trouve ça beaucoup plus intéressant d’être là où on ne m’attend pas.

La suite ? Je ne la connais pas. Il y a l’album de Doris que je réalise. C’est une amie de Gystère que j’ai rencontrée il y a plusieurs années et dont j’avais adoré les premiers morceaux. Lors de la conception de NSFW je lui ai demandé de faire des voix sur certains tracks, notamment sur « The Ballad of Lithofayne » qui est un de mes titres préférés de l’album. Et logiquement on a embrayé sur d’autres chansons pour ses projets personnels. C’est toujours difficile de décrire ou parler de quelque chose alors que tu es en plein dedans. C’est de la soul Rn’B, et je suis très fier de ce que l’on a produit, cela devrait arriver dans le courant de l’année. Ce qui est sûr, c’est que j’adore produire des gens, faire de la réalisation. Après, j’ai une manière de travailler qui peut dérouter, à l’image de ce rendez-vous manqué avec Oxmo. Encore une fois c’est comme de la cuisine. Au début c’est difficile à identifier, puis après ça apparaît. Ça me rappelle un souvenir avec Zoxea. On était en studio pour le titre « Au téléphone » et il répétait son morceau, on ne comprenait rien à ce qu’il disait. Mais vraiment rien, c’était un yaourt. Et au fur et à mesure, il articule de plus en plus et d’un coup boum, le couplet apparaît. En plus, lui le rentre en une prise. [Sourire] Je crois que je suis un peu pareil derrière mon ordinateur et mes claviers. Au début on ne comprend pas trop ce que je fais, il y a plein d’éléments qui arrivent, tu ne vois pas trop où je veux en venir, puis à un moment, le truc se met à sonner, devient évident. « Ah ouais c’est cool ! » [Rires] Mais construire des albums, c’est vraiment ce que j’aime. Il y a celui de Doris, et j’en ai un autre en solo qui est terminé, depuis un an déjà. [Rires] C’est une suite de NSFW sans en être une. Mais comme je n’aime pas faire deux fois la même chose, je le laisse respirer un peu, avec cette éternelle question : est-ce que je mets des voix dessus et je le plie ? Ou est ce que je purge des morceaux pour rajouter d’autres vibes ? Je ne sais pas, donc je prends un peu de recul. Ce que je sais, c’est que j’ai envie de raconter à nouveau une histoire. J’ai juste peur que ce soit trop une redite. Sans que ça me stresse, je me dis que deux disques de suite sans morceaux qui bougent, ce n’est pas moi. Quand même, il y a une part de moi qui aime faire des trucs dancefloor. Que ce soit avec Triptik, MCLuvin ou les remixes, j’aime bien faire des trucs un peu patates. Quand je dis que j’adore Gaspard Auger, je suis chez moi en train de bouger la tête et danser comme un connard. Et ce truc de ma personnalité ne transparaît plus trop. [Sourire]

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