Chill Bump : Fruit of the loop
Interview

Chill Bump : Fruit of the loop

Du turntablism au beatmaking, d’écouter du rap français à rapper en anglais, du rêve d’ado’ aux réalités de la vie de musicien, des mini-formats potaches à un long format initiatique, retour avec Miscellaneous et Bankal sur un album qui tente de faire mûrir 4 EPs. Selon eux, le plus abouti était The Loop. De tout cela, on s’est donné 120 minutes pour tenter d’en cueillir les fruits.

Photographie : Photoctet

A : Il y a quelques semaines, vous avez sorti votre premier long format : Ego trip LP. Il fait suite à une série de 4 EPs colorés, joyeux, un peu excentriques musicalement mais aussi dans les clips, les visuels, et la communication. Pourquoi un album plus nuancé, plus mélancolique ? Question de format ? D’humeur ? Rien que l’un des clips de lancement, « One Way Ticket », avait tranché avec l’identité développée précédemment…

Miscellaneous : On ne sait pas encore répondre à cette question car ce n’est pas le genre de choses dont on se rend compte sur le coup. C’est seulement après, une fois le projet digéré. Et même dans la réalisation ce n’est qu’après avoir fait pas mal de morceaux qu’on se met à chercher une cohérence pour en faire un projet. On travaille de façon très spontanée en fait, et comme tout le monde notre état d’esprit n’est pas le même selon les périodes. Ici, on a plus voulu créer une bulle.

Bankal : On a effectivement écarté des morceaux un peu plus lumineux ou groove – même si c’est un terme un peu bâtard que je n’aime pas – car ça ne collait pas avec la cohérence que l’on recherchait. Après The Loop, que je considère comme notre EP le plus pêchu, j’ai eu cette envie d’explorer autre chose. Naturellement, je pense que je me suis tourné vers des choses moins joyeuses. Peut-être que le format album était l’opportunité pour cela, mais je trouverais réducteur d’en faire la seule explication. Par exemple, suite aux EPs, nous avons fait beaucoup de scènes. À l’inverse, les EPs ont été faits alors que nous ne faisions que très peu de dates. Ce sont des contextes de création différents et je pense que ça joue. Le fil directeur de l’album s’est matérialisé lorsque l’on a pris du recul sur les titres que nous enregistrions. Ici, on est arrivé à quelque chose de plus introspectif. Plus introspectif, mais sans livrer un album sombre. C’est un album qui va vers le sombre, c’est différent. Inconsciemment, c’est peut-être le résultat d’un « syndrome premier album ». Mais consciemment non. On ne s’assoit pas pour savoir ce qu’on va faire.

A : Veux-tu dire qu’il y a une ambiance particulière en tournée qui a influencé votre création ? Ou simplement un « syndrome premier album » comme tu le dis ?

B : Non. C’est un tout en fait. La création des EPs a été continue, il n’y avait pas d’interruption, on les faisait d’un bloc. Durant l’album on était souvent en tournée, alors la création s’intercalait entre les concerts. C’est plus ça qui joue qu’une ambiance « sur la route ». C’est une question de rapport au temps, d’organisation dans la façon de travailler. Comme on te l’a dit, on avait aussi des morceaux beaucoup plus fun ou plus égotrip, mais qu’on a mis de côté car pas dans la couleur qu’on avait choisie quand on a fait l’assemblage. Ce n’est jamais perdu, car si on aime bien faire du neuf, les morceaux mis de côté restent une base à revisiter. Ça reste de la matière qu’on ne néglige pas pour l’avenir.

M : Il y a des facettes de nous qu’on n’a pas encore mises en avant. On aime beaucoup rigoler par exemple. Alors pourquoi ne ferait-on pas un jour un EP, ou même un album, complètement stupide, en allant jusqu’au bout de quelque chose de parodique, de drôle ? Je pense que ça viendra aussi.

A : Vous vous êtes vraiment mis à faire un projet ensemble il y a plus ou moins quatre ans [les débuts de Chill Bump datent de 2010, NDLR], mais votre rencontre date du collège. Arrivez-vous à garder ce côté ami d’enfance et la spontanéité qui avec dans la création ?

B : On en est presque encore aux deux potes qui font du son dans leur chambre. On ne travaille pas en studio, il y a une pièce aménagée chez moi. On fait du son en chaussettes [rires]. Mais je pense que le format album nous a mis une pression, d’autant plus avec cette envie de faire quelque chose de cohérent sur la longueur. Les EPs se sont avérés cohérents entre eux, alors pourquoi ne pas faire un album qui se tient, avec un fil directeur ? Surtout que je trouve que peu d’albums de rap de ces dernières années offrent une cohérence. Nous on a voulu cette cohérence. Et s’il y a un truc qui a changé, ce n’est pas tant dans la spontanéité que dans la gestion des erreurs. Avant on testait des trucs, et on mettait un peu de temps à accepter ou réaliser que ça n’allait pas le faire. Là, je pense qu’on a plus de facilité à savoir où l’on va et à réaliser les directions qu’on prend. Notre instinct est plus développé. On se connaît mieux artistiquement. C’est aussi pour ça qu’on gagne du temps. La spontanéité on l’a au début de la création. C’est le point de départ. Il y a toujours de la matière avant la discussion.

M : On fait d’abord, et on parle ensuite. On ne se dit jamais : on va faire un morceau comme ci, ou un titre qui parle de ça. Par contre, je crois qu’on a eu affaire à quelque chose de plus angoissant avec Ego trip LP. Il y a quelque chose de plus anxiogène dans l’idée d’album que dans l’idée de l’EP, surtout que c’est la première fois qu’on touchait à ce format. Le format EP a quelque chose de plus libre. Je crois que je le préfère.

A : Des sorties récentes, mais aussi des albums fondateurs, sont souvent sur des formats assez courts, de dix à douze titres. Vous-mêmes, votre disque contient onze titres pour environ quarante minutes. Revient-on vers des albums qui seraient de gros EP ?

B : L’EP a quelque chose de plus fun, et c’est aussi un format que je préfère. En plus, comme je te le disais, ces dernières années on a plus eu affaire à des albums de rap aux allures de patchworks. Sur un album de rap de quinze titres, si j’en retiens quatre mortels…

M : Tu vas te faire ton propre EP !

B : C’est un peu une évidence ce que je vais dire, mais on a tendance à l’oublier, surtout du côté des artistes : c’est bien beau de se faire plaisir avec un album de soixante-dix minutes, mais qui préférera un album de dix-huit titres inconstants à un EP cohérent et constant ? Personne. Surtout que la façon de consommer de la musique a changé. C’est aussi ça qui explique l’évolution vers un format plus court. Il y a tellement de choses de proposées qu’en tant qu’auditeur, on a plus forcément le temps ni l’envie d’enchaîner des albums de soixante-dix minutes.

M : Même en tant qu’artiste ! Un format plus court, c’est plus de cohérence, mais c’est aussi une possibilité d’avoir une actualité plus fréquente. Aujourd’hui, on vit de la scène, pas des ventes. Les EPs avaient ça : nous permettre d’avoir des retours des gens plus rapidement et du coup nous amener plus vite vers la scène. On avait envie de se confronter, et aujourd’hui tu existes et vis plus à travers la scène qu’avec les ventes et sorties. L’EP colle plus à ce besoin-là. Et en plus c’est un format plus sympa à travailler et plus adapté à l’écoute d’aujourd’hui !

A : Est-ce qu’il n’y a pas aussi une plus grande conscience de la direction artistique chez les rappeurs aujourd’hui, vous inclus ?

M : Peut-être. Mais est-ce qu’il y a des singles dans un EP par exemple ? Nous, les EPs, ça a vraiment été un format pour se forger. Le premier était très naïf, avec un souci du détail moindre, moins d’attention donnée à la cohérence, la ligne directrice, l’identité. Donc à la question : « est-ce que les rappeurs ont plus conscience de la notion de direction artistique ? », je ne peux pas trop te répondre pour les autres, mais pour nous, la réponse est oui. Et cette conscience on l’a acquise au fur et à mesure, notamment en prenant du recul sur le premier EP. Le déclic ça a été lorsqu’on a dû trouver sa pochette. On s’est assis autour d’une table avec Rebecca [Fezard, qui a réalisé certains de leurs visuels, notamment des EPs, NDLR] et elle nous a demandé de parler de l’EP. C’est là qu’on a réalisé qu’il n’y avait pas vraiment de fil directeur, de cohérence, de mots qui venaient pour résumer tous les titres. Mettre une image et un titre à un EP, à un album, ça doit aussi avoir du sens. Et c’est un vrai révélateur de comment tu l’as abordé et vécu.

A : Là tu me dis que vous étiez naïfs. Pourtant, de ton côté tu as déjà eu plusieurs expériences avec des groupes, dont Fumuj qui a pas mal tourné [mais également avec La Goutte au Nez ou B-Logiq, NDLR]. Et Bankal, de ton côté, tu as quand même participé à plusieurs championnats de DJing, en solo ou en équipe. Vous n’avez pas commencé Chill Bump en étant vierges de toute expérience…

M : Ça n’empêche pas les découvertes. Avec Chill Bump, il y en a eu toute une série. Déjà, nous n’avions jamais faits de son comme ça ensemble. En tant que potes d’enfance, on avait simplement rappé ensemble sur des faces B au collège. On a commencé ce projet sans même savoir comment nous allions nous appeler.
Pour prendre l’exemple de Fumuj, qui est le projet avec lequel j’ai le plus tourné avant celui-ci, c’était un groupe qui existait avant que j’en fasse partie. Je suis arrivé, je me suis adapté à leur façon de faire du son. D’ailleurs ils ne se préoccupaient pas vraiment de ce que j’écrivais ou du sens. Avec Fumuj c’était : « fais un truc qui pète et on fonce sur scène ! ».

B : Dans le style de musique, dans le mixage, « soniquement » parlant, Fumuj n’est pas un groupe qui va mettre le texte en avant. [À Miscellaneous] Alors que toi, tu es attaché au fond de tes textes.

M : Sur Fumuj, oui, la voix était toujours un peu en-dessous des guitares. Mais c’est normal, ça fait partie du style ! Au final, ça a été de super moments mais aussi un apprentissage, tout comme avec B-Logiq dont la forme était plus proche de celle de Chill Bump. Mais encore une fois, tout ça je l’ai réalisé a posteriori plus que sur le coup. C’est en faisant Chill Bump que j’ai compris pourquoi dans Fumuj un tel faisait-ci, un autre était en charge de ça, pourquoi ils pensaient à ceci ou cela. Moi j’arrivais alors qu’ils étaient déjà en place, avec un label, un tourneur. J’étais vraiment là naïvement pour envoyer du flow. Avec Chill Bump, je suis beaucoup plus impliqué. [À Bankal] Je pense que c’est pareil pour toi : avant Chill Bump, tu n’étais quasiment qu’un scratcheur. C’est Chill Bump qui t’a rendu beatmaker !

A : Justement, sur la conception des instrus : vous n’êtes pas sur le simple « loop/kick/snare ».

B : On aime bien aussi mais on n’y arrive pas. Prends un morceau comme « Sick » qui a tout pour tourner en boucle. Au début, c’était un truc super brut et j’étais super emballé. Au final on a tout de même développé un morceau en plusieurs parties. On n’a pas pu s’en empêcher en fait, je ne sais pas pourquoi.

M : C’est paradoxal parce qu’il y a beaucoup de vieux morceaux de rap sur le schéma d’une boucle unique qu’on adore et qu’on saigne et resaignera sans soucis. Je ne m’en lasse pas. Mais on est plus soucieux du détail. Et puis ce n’est pas évident non plus de savoir quand un morceau est fini !

B : Tout à l’heure je te disais qu’on savait plus facilement détecter quand on allait dans la mauvaise direction. Mais à l’inverse, quand on va dans la bonne direction, on le sait aussi tout de suite. Quand ça fonctionne, quand on peut développer le truc, on le sent. Cette expérience est là-aussi. Les EPs ont aussi apporté ça.

« J’adore les multisyllabiques, mais je dois reconnaître que c’est un truc de geek, un truc de rappeur pour les rappeurs. »

A : Vous êtes un groupe de rap français anglophone. Miscellaneous, je t’ai entendu en interview [Dans l’émission « L’album de minuit » sur France Inter, NDLR] expliquer pourquoi ce parti-pris [tout simplement par plus grande aisance avec la langue anglaise, NDLR]. Mais si je peux me permettre, je crois que votre public reste tout de même assez français, non ?

M : Pas uniquement mais majoritairement, oui.

A : Ma question est donc : il y a t-il une frustration à rapper quelque chose à des auditeurs dont la plus grande partie n’a pas la possibilité linguistique de cerner réellement le message et les subtilités d’écriture ?

M : On ne s’est jamais trop dit : « on est un groupe de rap français ». On a déjà du mal à se dire que nous sommes un groupe de rap, même si techniquement on en est un… Mais c’est vrai qu’il y a toujours eu un côté frustrant. On est également dans un pays où on te demande régulièrement : « Pourquoi tu ne chantes pas en français ? » Mais la musique, c’est l’expression. Tu t’exprimes comme tu veux. J’ai déjà rappé en français, mais je suis plus à l’aise en anglais. Alors que je sois en Angleterre, en France ou au Tadjikistan, je rapperai en anglais. Et c’est pour ça aussi que ça a été cool d’avoir des chroniques sur des sites américains, anglais ou allemands. Pourquoi ? Parce que ça a été les premiers à parler du sens des textes. Ça ne m’était jamais arrivé ! Tu te rends compte ? Il y a toute une partie de ce que je fais qui n’est pas compris. J’avais pris l’habitude de ça, et du coup ça en devient curieux quand je finis par lire quelque chose sur le sens de mes textes. Curieux et cool d’avoir un truc qui parle du fond ! Alors que les chroniques françaises, il n’y en a que pour la forme, avec souvent des choses très cool à lire, mais des fois, ça vire aussi un peu à [il prend une voix un peu snob] : « des instrus évolutives avec un aspect crunchy, une ambiance plutôt sombre qui va vers le…

B : [le coupant et complétant la phrase] … Un flow percutant et incisif. »

M : Oui ! OK, mais sur le titre où tu parles d’aspect crunchy et de flow percutant, mon texte il raconte la castration de la race humaine… Personne ne s’en rend compte ! Je ne peux pas le reprocher, mais bien sûr que des fois ça me frustre. Et en même temps, que des gens ne percutent pas mais accrochent à fond à ce qu’on fait car ils y trouvent des émotions dans la musicalité, dans le flow, c’est aussi hyper flatteur. Parce que ça veut dire qu’à ce niveau-là, on a vraiment réussi quelque chose. C’est difficile en fait : d’un côté tu es frustré, et de l’autre tu es rassuré dans certains de tes skills et dans ton approche musicale. Et puis je fais confiance aux gens qui veulent aller plus loin et faire la démarche de comprendre le fond.

A : Précisons à nos lecteurs que tu es d’origine anglaise, que tu as vécu là-bas jusqu’à l’âge de douze/treize ans et que ton français est irréprochable, sans accent à quelques exceptions près. Tu expliquais il y a quelques minutes, tout autant qu’au micro de France Inter, que tu ne te sentais pas à l’aise avec un flow associé à des mots français. Mais es-tu parfois frustré de ce manque d’aisance ?

M : Frustré non, car je suis passé à autre chose dans ma tête. Mais pourquoi ne pas tenter quelque chose en français un de ces quatre ? Pour moi, ce n’est pas quelque chose de naturel. Mais pourtant l’idée d’essayer me travaille à nouveau, rien que par plaisir du truc, de la langue française. [À Bankal] Même toi ça te travaille !

B : J’aime bien. J’ai commencé par rapper avant de me mettre aux platines. Le problème c’est qu’à part des conneries, je n’ai pas grand-chose à dire. J’aime bien le rap un peu décalé, un peu drôle. [À Miscellaneous] Mais tu rappais bien en français !

M : Ça va peut-être paraître prétentieux, mais à l’époque où j’écoutais énormément de rap américain, il y avait tout un délire sur les multisyllabiques. Ce délire, c’est celui du rap français maintenant, c’est son obsession. « Merde, ma rime elle a moins de deux syllabes, c’est pas bon. » Moi c’était mon obsession à l’époque. Et quand je rappais en français… Je vais te faire une vieille phase à moi : « Bienvenue en France ou un président débile dévie les résidents des villes en zombie comme dans Resident Evil, c’est évident… »

A : [le coupant] Tu avais déjà cité cette ancienne phase dans l’émission L’album de minuit, et tu avais complété en disant : « les multisyllabiques c’est un truc de geek. » Que voulais-tu dire ?

M : Je pense que les gens qui écoutent du rap et qui entendent un morceau sur Skyrock où il y a beaucoup de multisyllabiques ne s’en rendent pas compte, ou du moins pas comme nous on peut le concevoir, l’écouter ou en parler. Ils vont simplement se dire : « ah ça sonne bien, c’est cool ». Ils ont raison, les syllabes sont d’abord de la musique. Mais c’est une obsession de rappeur, moi y compris, pas d’auditeur. C’est un truc de rappeur pour les rappeurs. Même des gens qui aiment lire de la poésie, ils ne vont pas l’entendre comme nous les MCs. C’est dans ce sens là que c’est un truc de geek. [il s’adresse à Bankal] C’est comme toi, tu vas me montrer un truc super technique en scratch, je vais te regarder et te faire : « Ouais ? »

B : Oui, et finalement, tu vas préférer le truc simple.

M : Oui, ou du moins je n’aurais jamais compris ton scratch comme toi tu en parles ou le vis, ni comme d’autres DJs. Moi niveau scratch, je suis la petite meuf qui écoute Skyrock [rires]. C’est dans ce sens-là que c’est un truc de geek. C’est un truc de MC ou d’ultrapassionné. Et pour certains, moi inclus, ça a pu virer à l’obsession !

A : Le rap se crée aujourd’hui des cases, des sous-genres. Entre les paroles en anglais, la production très connotée de vos EPs, le côté un peu décalé et pince sans-rire de la plupart de vos clips et visuels, avez-vous l’impression d’être relégués dans cette case des groupes de rap : « ah moi j’aime pas le rap, mais Chill Bump c’est bien » ?

M : Ce n’est pas toujours évident. On entend souvent cette phrase que tu avances : « J’aime pas le rap mais vous je vous aime bien. » Nous on a seulement envie de répondre que si tu nous dis ça, ben si, tu aimes le rap ! Mais tu ne peux pas faire de la musique en pensant à ce que les gens vont dire. Tu ne peux pas faire de la musique en pensant d’un côté aux puristes, de l’autre aux gens qui sont loin du rap.

B : Le public qu’on rencontre est super large. Récemment, un ingénieur lumière qu’on a rencontré à Macon nous disait :  « ce qui me dérange, c’est quand je vois le public qui danse gaiement sur une chanson comme « Melancholy ». » C’est vrai. Mais on est en France, rapper en anglais s’est imposé à nous, tout le monde ne comprendra jamais à 100% de quoi on parle. Parfois ça peut créer des décalages, mais ce n’est pas dérangeant. Tant qu’une émotion est crée par la musique, c’est le principal. Quand des gens viennent nous voir, c’est qu’on les a touchés d’une façon ou d’une autre. Après je vais kiffer quand un petit jeune vient nous voir et nous dit : « je ne trouve pas les paroles, vous pouvez me les transmettre, car j’ai envie de comprendre ce que vous dites ! » Mais que des gens viennent nous voir, cherchent à attendre autre chose que ce qu’ils peuvent écouter facilement à la radio, à la télé, je trouve ça exceptionnel dans le sens où j’ai du mal à réaliser que c’est à nous que ça arrive.

M : Puis il y a des expériences : récemment, sur une date près de Marseille, je voyais une fille au premier rang qui rappait mes paroles pendant le concert. Et ce n’était pas du yaourt ! On la croise ensuite au stand de merchandising et elle me demande pourquoi on n’a pas joué « Leakin » qui est un morceau qu’on ne fait jamais et dont je me rappelle mal du texte. Sur le coup, elle le rappait mieux que moi ! [rires] Tu te fais surprendre en fait. Tu ne sais pas trop qui écoute quoi, qui est qui en fait. T’as les apparences, mais en fait, tu es souvent surpris et étonné.

B : Les cases c’est toujours frustrant. Que ce soit pour le public ou pour l’artiste. Mais paradoxalement, j’aimerais bien parfois qu’on soit plus reconnu par les « puristes ».

A : Justement, j’en parlais avec un autre groupe de Tours [Le Kyma, NDLR] qui me disait : « on est pas assez rap pour les rappeurs ». Je leur avais rétorqué qu’un MC et un DJ, des scratchs, des textes engagés et des samples, il n’y a pas plus rap sur le papier. Coïncidence, c’est aussi votre cas, et je vous ai même vu sur internet reprendre « Twinz » de Big Pun et Fat Joe ! Et paradoxalement, je vais chercher la petite bête, vous avez un titre qui s’appelle « I Ain’t a Rapper » sur ce dernier album.

B : C’est vrai que c’est contradictoire [rires].

M : [rires] Le morceau « I Ain’t a Rapper », c’est comme quand tu essaies de draguer une fille qui te plaît vraiment et qu’elle ne veut pas de toi. Le lendemain, avec toute la mauvaise foi qui caractérise ce genre de déception, qu’est-ce que tu en penses ? [il sourit] Là c’est pareil. Nous, en plus, on devient vieux. Pour nous, le rap, ce n’est pas forcément ce que c’est aujourd’hui pour un gars de seize ans. C’est générationnel. Et du coup on devient un peu comme des vieux : gardez votre rap et laissez le nôtre tranquille ! Moi je ne fais que rapper. Les codes du MC d’aujourd’hui, je ne les maîtrise pas.

B : Ce morceau, c’est aussi beaucoup une vision du rap américain, un constat sur son évolution. On s’est tourné vers le rap avec le rap américain, et ce qui nous a fait y venir ne se fait plus trop actuellement.

M : Je pense que ce morceau aurait pu exister il y a presque dix ans. Sincèrement, c’est un délire de rappeur de chier sur le rap. Il faut aussi le prendre comme ça, un egotrip de rappeur qui dit « je vous emmerde ». C’est typiquement un truc de rappeur.

A : Je l’évoquais il y a quelques minutes, vous avez repris « Twinz » de Big Pun et Fat Joe lors d’un showcase pour Monte le Son.

M : Big Pun, j’adore ! Ce mec est dans mes tops. Dans l’écriture, la performance, le flow, les rimes… Tu vois, je commence à parler comme un geek du rap ! Il était vraiment fort. Par contre, c’est horrible à dire mais je pense que c’est quelqu’un qui aurait mal évolué. Il y a des mecs comme ça… Des fois, je me dis : Big L qu’est-ce qu’il serait devenu aujourd’hui ?

A : Qu’est-ce qui te fait croire que Big Pun aurait mal évolué ?

M : Pour moi, il était en train de perdre l’essence de son rap. Le mec du Bronx qui défend sa culture latino, kick avec sa voix comme pas grand-monde… J’ai déjà perdu ce truc-là sur son dernier album Yeeeah Baby où il y avait déjà pas mal de morceaux pop. Pour moi il allait déjà trop dans cette direction et ce n’était pas le Big Pun que je préférais. Bref, avec le recul tu te dis : s’il était là aujourd’hui, il aurait pris cette tournure, un peu comme ce qu’ont fait les Black Eyed Peas. Je n’ai jamais été un fan des Black Eyed Peas, mais quand tu entends leur premier album et quand tu vois ce qu’ils proposent aujourd’hui, tu te dis qu’il y a des vrais virages qui existent ! Commercial, c’est un mot de merde. Mais le rap-pop ? La « pop urbaine » ? C’est vraiment une direction de merde.

« Les championnats de DJing, c’est vrai que ça tournait un peu à la bataille de sabre lasers. »

A : Pour rester sur cette idée de reprise, le rap fait beaucoup référence à ses propres classiques, mais les reprises de rap par des rappeurs sont rares. À l’inverse, de plus en plus de groupes de pop ou d’autres genres musicaux affirment être influencés par le rap, voire reprennent du rap. Je pense à Brigitte avec « Ma Benz », à Kelylee Evans qui reprend « Lose Yourself » ou même « Désolé ». Selon vous, pourquoi finalement ce sont d’autres personnes que des rappeurs qui reprennent ces morceaux ?

M : Qu’il y ait des fusions, c’est mortel. Qu’on voit aussi des artistes reprendre du rap ou en parler en tant qu’amateurs alors que sur le papier ils n’ont rien à voir avec le rap, c’est mortel, car ça montre justement aussi ce qu’est cette musique. Il y a des influences qui se sentent aussi. Par exemple Alt-J, je pense qu’il y a pas mal d’heures d’écoute de Dre derrière eux, qu’ils ont saigné du rap. Et même la jeunesse d’aujourd’hui est beaucoup plus riche. Nous quand on était jeunes, il y avait les hardos et les rappeurs. Aujourd’hui, tout est un peu mélangé, il n’y a plus trop ces clans. Les gens écoutent de tout, s’échangent les sons, je trouve ça cool. Le seul truc qui me chiffonne, c’est par rapport à ce que je connais, c’est à dire le rap. Il y a des albums qui sont classés rap, mais pour moi, ça devrait être une catégorie de pop plus que du rap. De la « pop urbaine » ? Je n’en sais rien. Mais je crois que c’est important que les mots sortent à un moment pour exprimer un mouvement que prend un genre musical. S’il y a un schisme, ou même quelque chose qui naît du rap sans en être tout à fait, c’est important de l’exprimer. Et ça n’enlève rien au fait que ça reste de la musique.

A : C’est important pour toi de séparer ce que tu perçois comme de la « pop urbaine » du rap ?

M : Pour que le rap ne soit pas réduit à ça, ni même déformé dans la perception que les gens en ont, oui je le crois. Si des jeunes grandissent aujourd’hui avec l’idée que le rap-pop c’est le rap, ça va masquer tout le reste. C’est dans ce sens-là que c’est important. Si tu fouilles dans un bac de disques rap et que tu écoutes Pitbull ? Et qu’après tu continues à fouiller et tu écoutes Black Eyed Peas ? Puis tu continues encore, tu connais mal le genre mais tu penses t’être fait une idée. Puis voilà que tu finis par tomber sur Illmatic ! Est-ce que tu penses que le jeune aujourd’hui va se dire qu’il y a une similitude ? Non. Le mec aura vu le mot rap associé à des trucs de pop-rap. Le jour où il va creuser, sa définition du rap va forcément être remise en cause. Il va tomber sur Illmatic, il se dira : « mais c’est quoi ce truc ?«  L’industrie du disque, surtout américaine au départ, a chamboulé ce truc-là. Mais encore une fois, là je parle comme un geek du rap, qui n’a pas trop envie de voir sa musique galvaudée. Mais on se dira peut-être dans vingt ans que nous les rappeurs, on est comme le jazz, avec du hard-rap, du rap-bop, du smooth rap, du nu-rap, du free-rap !

A : Bankal, tu viens du milieu du Turntablism où tu exerçais sous le pseudonyme de Banal. Quel regard portes-tu sur les compétitions, aux quelles tu as participé à plusieurs reprises ?

B : C’est dur les compétitions maintenant, je ne suis plus trop. En fait, je déplore une surenchère de la technique et un oubli de la musicalité et de la simplicité. On a eu tendance à trop assimiler des champions à des bêtes de concours. J’ai commencé à scratcher en 1999. C’est le rap qui m’a amené  au scratch. A l’époque il y avait de la lumière sur tout ça, rien qu’à travers le documentaire Scratch [de Doug Pray, NDLR] par exemple.  À ce moment-là, c’était fort ce qu’il se passait. Il y a eu un développement de la technique qui était vraiment super intéressant. Mais pour moi, le Serato est arrivé et ça a fait autant de bien que de mal. D’un côté, ça a amené des gens déjà très créatifs à faire des choses encore plus créatives. Mais ça a aussi amené des gens très mauvais à faire des trucs très faciles. Et je dis ça alors que le Serato m’a aidé, notamment dans les compétitions. Mais beaucoup de gens se sont reposés là-dessus en éditant à l’avance des banques de son. Avant, un mec comme Dexter Fabay [DJ de The Avalanches, connu en compétition en tant que DJ Dexta, NDLR] faisait des trucs super créatifs, autant sur disque qu’en compétition. Le morceau « Frontier Psychatrist », dont le clip est d’ailleurs très drôle et super bien foutu, c’est vraiment un truc inventif. En compétition, il faisait deuxième au DMC monde, encore une fois avec beaucoup de créativité [en 2000, voir son set, NDLR]. Aujourd’hui, des trucs comme ça, c’est devenu rare. À la place, ce n’est plus que de la surenchère technique. J’ai moi-même couru après cet apprentissage pour étoffer mon arsenal technique, mais au bout d’un moment ça m’a saoulé. Et je réalise qu’au final dans un groupe et sur disque, ce sont des choses très simples techniquement qui s’imposent. Et j’utilise du Serato. Mais je pense que revenir à des vrais disques en championnat ne ferait pas de mal, surtout avec l’arsenal technique qui s’est développé. D’ailleurs, tu vois les audiences des championnats, l’écho qu’a la scène scratch, les moyens pour les organiser, ça ne fait que baisser. Avant il y avait beaucoup de monde, les finales étaient organisées dans des salles dimensionnées, aujourd’hui, c’est limite dans un bar, on est cinquante et quelqu’un d’extérieur à la technique n’y trouvera rien. Même sur internet, c’est mort.  Il y a 5 ans tu avais encore des forums qui étaient super actifs. C’est fini tout ça aujourd’hui.

A : Si je te parle de tout ça, c’est aussi par rapport à des échanges que j’ai pu avoir avec DJ Pone lors d’une interview, dans laquelle ces sujets ont été évidemment abordés. On avait évoqué aussi les sales ambiances de compétition. Toi qui es un DJ de deux générations plus tard, tu l’as vécu cela ?

B : Pone est le mec qui m’a donné envie de scratcher, notamment avec ses scratchs sur Operation Freestyle de Cut Killer. Mais moi, les sales ambiances de compétitions, je ne les ai pas connues, c’était encore une autre époque. Ce que je peux te dire par contre, c’est qu’une compétition, ce n’est pas fun. Je l’ai fait en solo, on l’a surtout fait en équipe, et ce n’est pas top. Il y a beaucoup de copinage aussi. Si tu ne connais pas des gens dans le jury tu vas être moins considéré, rien que parce que les gars ne t’ont jamais vus, se demandent d’où tu débarques. Il y a une attente auprès des anciens vainqueurs et des habitués des compétitions qui masque un peu la nouveauté. Le scratch, c’est censé être quelque chose de fun, mais dans les compétitions, tu as vraiment le côté sportif dans le mauvais sens du terme, c’est à dire le côté compétitif, juge, pression, stress, note. Ça prend le pas sur la magie de l’exploit. C’est devenu très discipliné, limite tu passes un examen ! Tu devrais kiffer, regarder les gens, prendre du plaisir et le transmettre. Et en fait tu regardes tes platines avec pour seule idée : « faut que je refasse le truc exactement comme je le fais dans ma chambre sinon je vais me faire kicker ». Alors je n’ai pas connu les sales ambiances, mais quand on m’en parle, je ne suis pas vraiment étonné.

A : En quoi rentrer dans un groupe a changé ta vie de scratcheur, ta perception du scratch ?

B : J’ai fait plus de compétitions en équipe [avec 3D, NDLR] que seul. On a fait champion de France IDA et vice-champion DMC. Quand j’ai commencé à en avoir marre des compétitions et qu’on a crée Chill Bump, l’idée c’était que justement le scratch ne soit pas là pour de l’exhibition technique mais pour apporter quelque chose de musical, même si c’est un bien grand mot au niveau du scratch. Il faut que ce soit un truc très agréable à écouter pour que l’auditeur qui ne connaît pas le scratch ait quelque chose d’agréable à l’oreille. Aujourd’hui, des mecs comme Q-Bert, qui ne sont déjà pas évidents à écouter, sont accessibles comparé à ce qui se fait maintenant ! Q-Bert sur du drummin’, ça défonce. Mix Master Mike, c’est scratché et hip-hop à mort. D-Styles avec Phantazmagorea, c’est vraiment une œuvre, une invention. Aujourd’hui, je ne retrouve pas ça. Et finalement, je vais me retrouver plus dans des mecs comme eux que dans ce qui se fait aujourd’hui. Et même, un gars comme Cut Chemist qui techniquement est vraiment en-dessous des DJs dont on vient de parler, je trouve les Brainfreeze et Product Placement qu’il a fait avec DJ Shadow vachement agréables à écouter. Tu as une touche de scratch super agréable. Moi j’ai voulu appréhender la technique pour développer quelque chose de musical. Et ça on me l’a souvent reproché dans les battles : « ta musicalité est vraiment bonne, ton délire est cool, mais t’es pas assez technique. » OK. La messe est dite.

M : T’es pas assez Free Jazz !

B : [sourire] Oui. D’ailleurs, ce soir c’est marrant, on joue à La Machine du Moulin Rouge et c’est la seule battle que j’ai gagné à deux platines en solo. Pourtant j’avais fait plein de pains techniquement ! Crazy B était dans le jury, Red Jacket aussi. Et à la fin, Red Jacket m’avait dit que la musicalité du truc était super cool, que ça avait fait la différence. Texto il m’avait dit : « ce qui est bien, c’est que ça ressemblait pas à Star Wars. » [rires] Et c’est vrai qu’en championnat, ça tournait un peu à la bataille de sabre lasers. Mais cette victoire, c’est l’exception qui confirme la règle. En championnat, il y avait eu un autre truc gonflant : Netik devient champion avec un set fait avec Le Jad. C’était un truc qui allait presque vers la Makina dans les sonorités. C’était vraiment différent et ils ont gagné avec ça. L’année suivante, Rafik a gagné, de nouveau en collaboration avec Le Jad. Du coup Le Jad est devenu le mec qu’il fallait avoir, tout le monde s’est dit : pour gagner, il faut faire un truc avec Le Jad. Quand Netik l’a fait, c’était trop cool. Le set de Rafik était chant-mé. Mais à la fin, ça a uniformisé tout le truc. C’était la course à l’échalote, des ersatz de tout ça, même les jurys sont allés dans ce sens-là et ça a pourri un peu le truc. Le Jad lui il n’y peut rien. Par contre, les autres auraient pu se dire : je vais faire un truc différent, surprendre avec mon délire et tout défoncer. Mais non, au lieu de pousser à innover, c’est comme si les victoires de Netik et Rafik avaient été un étalonnage à respecter.

A : Miscellaneous, je t’ai entendu dire que tu écrivais tes textes en dormant. Peux-tu t’expliquer s’il te plaît ?

M : [rires] C’est sérieux, ça m’est d’ailleurs beaucoup arrivé cette semaine ! Le soir je me couche et j’ai une phase de pré-sommeil, comme tout le monde. Dans ce moment de somnolence il y a souvent une phase qui me vient. Je dors à moitié mais ça tourne quand même dans ma tête, je commence à trouver des rimes, je me répète naturellement les phrases, et un peu inconsciemment, je construis un bout de texte. Quand je réalise, c’est limite je m’en veux [rires] ! Je me dis : « il faut que je dorme ». Sinon je me lèverai et j’irai écrire ! Mais non, ça ne me convainc pas de me lever pour aller noter tout ce que je suis en train de rapper dans ma tête. « Ça » continue d’écrire dans ma tête, je re-rappe les phrases, jusqu’à ce que je finisse par m’endormir vraiment et dormir mes six ou huit heures. Le lendemain matin, quand j’ouvre les yeux, le texte est encore là. Tu vois quand tu apprenais de la poésie à l’école ? Tu te buttais la veille en ayant l’impression de ne pas arriver à bien retenir. Et pourtant le lendemain, tu te réveillais et le poème était là. Là c’est pareil. J’écris en somnolant, je précise bien : dans la phase d’endormissement, pas quand je rêve ! Et les douze mesures que je peux trouver dans ce pré-sommeil, au réveil elles sont encore là. Je ne saurai pas l’expliquer mais c’est très souvent dans ce moment-là que je trouve mes phases. C’est débile hein ?

A : C’est pratique surtout. Ça révolutionnerait la vie de l’Abcdr si on pouvait écrire nos articles dans un demi-sommeil. ! À part ça, on ne vous voit jamais en featuring, on n’en voit pas non plus sur vos projets. Pourquoi ? Surtout que vous me dites vouloir parfois être « plus reconnus par les puristes » ?

B : Parce qu’on n’est pas invités !

M : Ce n’est pas tout à fait exact. On est invités, pas mal.

B : Oui, par nos potes, par quelqu’un comme Senbeï [entre autre du collectif Tha Trickaz, NDLR] par exemple. On fait un remix pour Chinese Man aussi. Tout ça c’est mortel. Mais invités par des gens plus de la sphère rap pure et dure, ça n’arrive pas. Ils ne nous calculent pas trop.

M : Oui, c’est vrai. En même temps ça n’a pas été la priorité jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à maintenant on a vraiment essayé de créer un univers à deux, du coup on n’a pas invité non plus des gens sur nos projets. Et on aimerait aussi que ça passe par l’humain, et non par des invitations un peu formelles. À titre personnel, j’ai fait pas mal de collaborations. Mais les collaborations Chill Bump, j’ai l’impression que les gens oublient que Bankal n’est pas qu’un scratcher. Aujourd’hui il est surtout un beatmaker. Or souvent, on nous propose des choses sur un beat qui existe déjà. Moi oui, je peux rapper dessus, mais Bankal n’a pas forcément envie de poser que quelques scratchs dessus. Ce n’est pas l’intérêt.

B : C’est vrai. Surtout que désormais le côté production m’intéresse plus que le scratch, alors que pourtant je viens de là. Souvent en plus, les instrus proposées sont très rap, avec un tempo autour des 90 BPM, et ce n’est pas ce qui a de plus intéressant à scratcher de mon point de vue. Et sur des projets collectifs, on est peu invités.

A : Scratcher comme tu l’as fait sur Le jeu du pendu, ce n’est plus quelque chose d’actualité pour toi ?

B : Non. En fait, en scratch, je vais prendre mon pied s’il y a du double-time possible, c’est à dire sur des instrus qui vont plus vers 70 BPM que 90 BPM. Je trouve ça super agréable. Mais quand tu arrives sur du 90 BPM, même si tu envoies de la patate techniquement, c’est chiant. Au final tu te retrouveras plus à faire des scratchs à la DJ Premier qu’à te lâcher. Je ne ressens pas forcément le besoin de faire ça. En scratch aussi on aime balancer du flow ! [sourire]

A : Aujourd’hui vous êtes intermittents, vous tournez, enchaînez les projets. Tout à l’heure, on passait devant la faculté de Tours et vous vous rappeliez de cette époque où d’un côté, ça utilisait les ordinateurs de la fac’ pour mettre à jour un Myspace, de l’autre des soirées où ça mixait dans des caves. Rétrospectivement, quelle est la part de surprise dans ce que vous faites aujourd’hui ?

M : Alors que nous sommes des amis d’enfance, je ne m’attendais pas à ce que nous nous retrouvions à former un groupe tous les deux. On avait nos parcours respectifs, des cliques de gens autour de nous. Et même à la fac’, je faisais du rap plus ou moins dans ma chambre, sans vraiment calculer quelque chose comme le statut d’intermittent. Tout ce que je voulais faire c’était de la musique. Mais jamais je n’avais eu de plan, ni même conscience exactement des à-côtés. Pour moi, faire de la musique, ça a toujours été un quotidien, comme se nourrir. C’est là où c’est le plus étonnant.

« En se lançant, on est resté un peu candides. On vit notre rêve d’adolescent quelque part. Et à certains moments, les rouages du milieu sont décevants. »

A : Même dans cet entretien, on vous sent toujours en apprentissage. Ce qui est d’ailleurs totalement en décalage avec vos disques, vos visuels, vos shows, qui sont aboutis.

B : Oui. Et j’aime bien rester avec des doutes, ne pas être trop confiant. Ça t’oblige à essayer de faire mieux, à comprendre pourquoi tu as ces doutes. En plus, comme le disait Miscellaneous, c’est un apprentissage vraiment global. Avant Chill Bump, je n’étais que scratcheur. J’ai appris à faire des beats, mais aussi à mixer des morceaux, à faire une prise de voix correcte, choses que je n’avais jamais faites. Le développement, la promotion, internet, pareil on a appris, avec l’aide de notre manager, mais on a appris sur le tas. Monter un show ? Idem. La production du disque ? Encore une fois pareil, en plus on s’est autoproduit, avec des partenaires en édition et en distribution. Même aujourd’hui, en tournée, on apprend encore. À avoir un show un peu plus long par exemple, à endosser le statut de tête d’affiche qui nous est tombé dessus quelquefois ces derniers temps et où c’est une toute autre posture à avoir sur scène que quand tu es en première partie.

M : Les gens ont peut-être l’impression que les choses sont en place, mais en fait pour nous Chill Bump n’est pas encore en place. On n’est pas des papas du rap, posés, avec une vie d’expérience et confiants. On en est même qu’au début, d’où peut-être l’impression d’apprentissage que tu retrouves dans cet entretien. Au niveau musical, on sait où on veut aller. Mais tout ce qu’il y a autour de la musique, chose que les gens ne connaissent pas forcément et dont ils se foutent souvent, on est complètement en apprentissage.

B : Même là, avec la sortie de l’album, on apprend. À chaque projet, on prend du recul et on comprend des choses, on se fait notre expérience.

A : Qu’avez-vous compris par exemple ?

M : L’argent !

B : Oui, le principe de trésorerie, en avoir une. En faisant l’album c’est vraiment quelque chose qu’on a réalisé. Si on ressort un projet, on y sera mieux préparé. Un truc qu’on a compris depuis plus longtemps c’est travailler la scène.

M : Mais même là, ça redevient une question de trésorerie. Avoir un tourneur ? Mortel, mais comment le payer ? Avoir un ingénieur lumière ? Indispensable. Mais comment le payer ? Et du coup, est-ce que notre show où tout le monde est payé, aura assez de gens pour qu’il tourne ? Les programmateurs en voudront-ils ? C’est plein de trucs qu’on apprend. Nous on aimerait bien toucher plus de thunes, comme tout le monde. Sauf que quand tu parles avec ton tourneur, tu apprends, tu réalises ce qu’est un budget de tournée, de scène.

A : Vous avez pris des claques ?

M : Des claques non, mais des déceptions oui. Et c’est parfois des trucs tabous. Par exemple tu réalises que les coups de cœur et les mises en avant de certains médias ne sont pas du tout sincères, alors que tu étais persuadé du contraire. Avoir un attaché de presse qui tire des ficelles auprès de médias semi-indé, semi-mainstream, c’est décevant. Tu te rends compte que les gens dans ces médias sont juste là pour écouter des gens payés pour frapper à leur porte. Ils ne vont rien chercher eux-mêmes. Ça m’a cassé les couilles ça. Désormais on a un attaché de presse, et on réalise vraiment que ce sont des prescripteurs.

B : Tu as l’impression que c’est un peu binaire comme système. Soit tu as des millions de vue sur Youtube et ça devient un phénomène dont les médias s’emparent sans que tu n’aies rien à faire. Soit tu as un attaché de presse qui fait jouer son réseau et c’est aux journalistes de dire oui ou non. Mais le journaliste qui va chercher son truc lui-même, je parle de journalistes qui ont du poids, dans des médias un minimum porteurs, on en voit peu. Ça casse un peu la magie. Nous on est un peu les adolescents candides là-dedans. On vit notre rêve d’adolescent quelque part. Et à certains moments, les rouages sont décevants.

M : Une autre claque, c’est tout bêtement au niveau de la sortie de l’album, ça a été aussi une vraie course contre la montre, car on était toujours en retard et il fallait récupérer le temps. [s’adressant à Bankal] Pour toi surtout.

A : Comment ça ?

B : On avait fixé une deadline à travers une release party. On avait fait un rétroplanning en fonction de ça. Sauf qu’on est partis en retard sur le planning. Et bien sûr, comme il y avait cette deadline, il a fallu finir les choses. Il y a des gens qui ne gèrent pas ça. D’autres qui sortent le meilleur d’eux-mêmes dans ces situations-là. Je pense qu’on est entre les deux. [Miscellaneous rit]

M : Il y a d’autres trucs qui m’énervent. Là on doit jouer à Blois. Quand tu joues là-bas, c’est soit dans la salle principale, soit dans le club. Évidemment, la qualité de son et la capacité de la salle ne sont pas les mêmes. On est finalement programmé dans le club et la date affiche déjà complet. Jusque-là, soit. Mais ce qui m’interpelle, c’est qu’à Blois, on est à trente minutes de chez nous [pour rappel, Chill Bump est un groupe de Tours, NDLR]. Or sans être une grosse tête d’affiche, on tourne pas mal en France. A Tours on est soutenu, mais dans des villes de la région, il n’y a plus personne. À l’exception de Tours, on est limite plus soutenus à Paris ou dans d’autres régions qu’à 100 kilomètres de chez nous. Blois, Orléans, on ne nous fait pas confiance, et ça m’énerve. Idem avec le Printemps de Bourges qui nous soutient pas. C’est quand même la région Centre. C’est quand même dédié aux groupes en développement. Si nous on n’est pas un groupe en développement, on est quoi ?

B : Le Printemps de Bourges, c’est parce qu’on n’a pas fait les Inouïs [tremplin organisé par Le Printemps de Bourges, en amont du festival, NDLR]. On devait le faire deux fois. Une fois on l’a manqué parce que Fumuj avait dû recaler une date suite à une perte de voix de Miscellaneous. C’est tombé au même moment que les Inouïs. Pas de chance… La seconde fois, on a eu la possibilité de jouer au Stade de France en ouverture d’un match de rugby. Forcément, on n’a pas refusé !

A : Pour vous l’empreinte locale, ça compte ?

M : Ce n’est pas tant l’empreinte locale, mais le soutien de ta région, de ton coin, oui bien sûr que ça compte.

B : À Tours on est super soutenus quand même !

M : Oui. Mais raison de plus j’ai envie de te dire ! Pourquoi sont-ils si frileux à trente bornes alors ?

B : Hey, ce n’est plus l’Indre-et-Loire c’est le Loir-et-Cher ! [rires]

M : Oui mais c’est la région Centre. À Orléans, on a joué dans un club. La date était cool. Mais c’était ultra complet. Vu qu’on fait complet assez souvent, j’aimerais qu’on nous mette dans la salle de six cents personnes. Juste pour savoir ! Si ça se trouve, on se prendra une claque et on n’aura que deux cents personnes sur six cents, comme si on avait joué dans le club à côté. Mais j’aimerai justement savoir et qu’on nous donne la chance. Et si on se prend cette claque, au moins on le verra. L’expérience sera cool car on saura. Là c’est juste frustrant en fait. Ils sont frileux. Mais nous, on est chauds.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*