Le Kyma : Itinéraire Clandestin
Interview

Le Kyma : Itinéraire Clandestin

En seize ans d’existence, Le Kyma a développé un son engagé et manié les problèmes d’un monde qui bouge en marge de tout le rap français. Retour sur le parcours d’un groupe qui jamais n’est sorti de la clandestinité.

Photos : Photoctet

J’ai déjà rencontré le Kyma. C’était en 2012, pour le site La Dernière Phalange. Je les ai ensuite recroisés plusieurs fois, de façon informelle à l’issue de certains de leurs concerts. À chaque fois, au-delà du lien tissé avec leur musique, j’ai été conforté dans l’impression laissée par leurs disques, par les albums de groupes d’une trempe similaire (Première Ligne, Calavera, Monsieur Saï, pour ne citer qu’eux), ainsi que par ce premier entretien rempli de détermination et soulevant des paradoxes : tout un pan du rap français existe en marge. En marge des codes usuels du rap, en marge des médias spécialisés, en marge des lieux où cette musique semble se pratiquer, en marge même de l’Histoire de cette musique. Dans les bars, les salles associatives ou alternatives où j’ai pu voir le Kyma jouer, une phrase de Cesko, leur MC et beatmaker, a résonné plusieurs fois dans ma tête : « sur le bas côté, on hoche la tête sur fond de basse ».

Car en effet, jamais nous ne croisons le Kyma sur une mixtape ou au détour d’un posse-cut ou d’un freestyle radio. Jamais on ne voit leur nom sur le flyer d’un festival hip-hop ou en page d’accueil d’un webzine. Ils vous répondraient sûrement qu’ils l’ont bien cherché et que ça leur va très bien. Malgré tout, lorsque l’on se penche de façon rationnelle sur ce qui fait le groupe, la surprise n’en est que plus grande : un duo formé d’un MC/Beatmaker (Cesko) et d’un DJ (Fysh). Des débuts en 1999 par une mixtape qu’ils organisent. 5 albums aux textes engagés, peuplés de samples et de scratches. Une claque prise avec L’homicide volontaire d’Assassin. Des concerts introduits à coup de phases de Booba, Casey ou Sefyu. Finalement, quoi de plus traditionnellement rap français ?

Et pourtant, en seize ans d’existence, le groupe a traversé cette musique en laissant ses phases dans la marge. « Il y a toute une scène du rap indé qui est un ghetto. Les vibrations ne dépassent pas les murs de ce ghetto et ça me gêne un peu » dit Cesko dans l’entretien que vous allez découvrir. C’est aussi pour ça que quand à l’automne 2014, j’ai appris que Cesko et Fysh décidaient de clôturer l’aventure du Kyma par une dernière date le 16 janvier 2015, j’ai décidé qu’il n’était jamais trop tard pour mettre en lumière une facette du rap français dont on ne parle que trop peu. Celle de ces groupes de rap qui s’engagent à 100% tout en regardant cette musique sans en faire vraiment partie, qui jouent dans les bars, les squats et les lieux alternatifs devant ceux qui ont « le mauvais kromozom » comme ils disent. Voilà pourquoi j’ai appelé cet entretien Itinéraire Clandestin. Car au-delà d’être le titre de l’un des morceaux phares du Kyma, c’est bien d’un itinéraire clandestin qu’il s’agit. Bienvenue dans la réalité de l’un de ces quelques groupes qui évoluent presque en dissidence sur des itinéraires jamais vraiment balisés par le rap français avant eux.


A : Le 16 janvier 2015, c’est à dire dans une semaine, vous arrêtez le parcours du Kyma après un peu plus de 15 ans d’existence. Pourquoi ?

DJ Fysh : On a énormément joué ces trois dernières années. On a écumé beaucoup de lieux, et souvent on s’est dit : « c’est ça le changement ? » Ça en devenait presque glauque. Lorsqu’on était sur scène, on ne voyait plus le futur en regardant le public. Alors tu finis par remettre les choses dans l’ordre et te dire que c’est d’abord à chaque personne de changer sa petite vision.

Cesko : Il y a aussi une histoire de mise à jour du projet, des textes. Le Kyma, c’est parfois des trucs qui ont déjà quinze ans. Il y a un moment, il faut remettre les choses à jours, dans l’inspiration, dans les thématiques. Ma source d’inspiration date des années 2000. Aujourd’hui, tout a changé. On a dû affronter l’idée de se renouveler. Depuis Le Mauvais Kromozom, et surtout avec Crampes Mentales on avait évolué vers quelque chose de moins frontal. On parlait plus de ce qu’il se passe dans les têtes. On avait abandonné l’iconographie faisant directement référence à la rébellion, les morceaux qui étaient des hymnes directs au soulèvement. Avant, il y avait des Kalachnikov en logo, des cagoules sur les pochettes. Finalement, c’est devenu moins de Kalach sur les skeuds et plus de Kalach dans le cœur. Comme on en avait discuté en 2012 avec toi, on allait vers quelque chose de moins direct, car on voyait bien que pour beaucoup, l’idée de soulèvement est désormais une chimère. Et pour moi, Le Kyma est tellement estampillé artistiquement et esthétiquement qu’on arrivait à la limite de ce que pouvait être le groupe, dans le sens où si on allait vers quelque chose d’encore plus édulcoré, ça n’aurait plus eu de sens, ça ne pouvait plus être Le Kyma. J’ai toujours vu le groupe comme une espèce de profession de foi, un truc engagé. Et si jamais il n’y a plus cette foi, il n’y a plus de raisons que ça existe. On aurait fini à ressembler par ces trucs qu’on entend beaucoup, cette espèce de schizophrénie où les gens disent des choses mais n’en font pas la moitié. Moi, je n’aurais pas su supporter ça.

A : L’un de vos premiers disques s’appelait pourtant Parce que le monde bouge. Des morceaux de cet album ou Des chants du barillet, qui sont très directs et frontaux sont devenus durs à porter ?

C : Dur à porter oui, je trouve. Depuis 2 ou 3 ans, il y a un truc bizarre qui s’est mis en place, en particulier sur les analyses politiques où on ne peut plus aller très loin sans passer pour un complotiste ou ce genre de choses. Du coup, je trouve que c’est devenu ultra binaire. Il faut répondre à tout par oui ou par non. Parfois je me sens comme devant une dissertation de philo à laquelle il faudrait répondre par QCM. La vie est plus compliquée que ça. J’ai l’impression que si aujourd’hui je suis sincère et si je sors un album en étant cash, je n’aurais pas le soutien de la base du rap indé en France. Ce n’est pas que je fais du son pour eux, mais c’est ma base, c’est ma culture. Si je n’arrive pas à avoir leur adhésion, à quoi bon ?

Après, des raisons, il y en a plein d’autres. Ça fait quinze ans que je mixe les albums du Kyma, et quand on arrive dans des lieux, je suis toujours un peu déçu de voir le peu de matos qu’il y a. Du coup, le rendu artistique est un peu moyen. À l’inverse, on n’a pas envie d’aller jouer dans des SMACs [Salles de Musiques Actuelles, NDLR]. Comme disait Fysh, on arrive dans des lieux, c’est un peu glauque, il n’y a pas de matos, pas de thunes, pas d’avenir. Au bout d’un moment, déjà que nous ne sommes pas intermittents, là ça devenait vachement dur de continuer le projet, que ce soit techniquement ou matériellement.

A : J’utilise un mot volontairement très fort, mais ça relevait du « sacrifice » quelque part ?

F : [catégorique] Non. Jamais. Sur les quinze ans on a fait des sacrifices, mais Le Kyma n’a jamais été un sacrifice. Oui, sur certains moments, il faut trancher, ça c’est vrai. Quand on se barrait tourner trois semaines, c’était sur nos vacances par exemple. Mais je ne le prenais pas comme un sacrifice. Je ne le regrette pas, ça faisait partie du deal et je kiffais le faire. Jamais nous ne l’avons fait à reculons.

C : Par contre, si ça n’a jamais été un sacrifice, je vais aussi utiliser un mot extrêmement fort : quelque part ça a parfois presque été de l’ordre du gaspillage. On a beaucoup joué dans des bars, des squats, des lieux alternatifs. Je ne veux surtout pas tomber dans le « c’était mieux avant », mais je pense qu’avant, c’était moins sectaire, surtout dans ces lieux. Il y avait plus d’espoir. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’en France, ces milieux-là sont tombés dans une routine. Des gens montent des squats, ils s’engagent, ils font venir des groupes qui ont quelque chose à dire, mais dans les faits, ça devient une habitude. Ce côté routine fait mal, surtout dans ce milieu qui a pour vocation de dire des choses, créer des alternatives. Au final, tu retrouves toujours les mêmes affiches, les mêmes discours. Je me sens plus en décalage avec ces lieux-là aujourd’hui, même en allant jouer dans des lieux comme Les Tanneries qui collent normalement parfaitement avec ce qu’on fait. Parce que même là, tu arrives, la moitié des gens sont bourrés et tu en trouves même qui tapent une parano parce que tu as placé « enculé » dans un morceau, comme si on avait traversé la France avec des discours homophobes ou pour insulter les gens qui font la démarche de venir à notre concert. Des réactions comme ça, ça existait moins avant.

F : Ça aurait pu continuer 10 ans comme ça pour nous. Je trouve qu’ils se contentent de ce qu’ils ont. Ils ont réussi à avoir un truc et ils s’en contentent, sans avoir plus. Et je ne parle pas de rentrer dans l’excès, mais il faut se mettre bien. Moi je trouve qu’ils ne se mettent pas bien. Quand j’allais dans ces lieux là, il y a des moments, je me disais : « ce n’est pas ça que je veux ». Même si sur plein de points on sera d’accord, ce sont des modes de vie différents. C’est fatigant.

C : Et puis à l’époque on avait tellement la haine contre les SMACs qu’on était contents de trouver des lieux autogérés. On était moins pro, j’accordais moins d’intention à la sono par exemple. Aujourd’hui, j’en ai moins rien à foutre et au niveau du son ça devenait parfois du gaspillage.

A : Les lieux alternatifs, les squats, les bars engagés, c’est en vase clos pour vous ?

C : Oui. Dans la vie, il y a des projets c’est comme l’amour : ça ne peut pas aller avec de la routine. Là j’ai senti qu’il y avait une espèce de routine : concert, balance, « levez les poings », c’est fini, on reprend nos affaires et nos vies et puis voilà. Et puis, j’aime bien cette phrase-là : j’ai commencé à écrire des textes par rapport à ce que je vivais, et aujourd’hui, j’ai envie de vivre ce que j’écris. Parce que ce que j’ai écrit ça m’a presque échappé. J’ai envie d’être le premier fan du Kyma, qui écoute à fond le Kyma et qui applique ce qu’il y a dans les textes du Kyma. Je veux incarner les choses encore plus qu’avant. Je n’ai plus envie de les rapper mais de les vivre.

Et de toute façon, est-ce qu’il en faut des raisons d’arrêter ? Quand tu es avec ta meuf, parfois un jour, tu te rends compte que ça ne le fait plus. Tu ne sais même pas pourquoi, c’est comme ça. Là, c’est tout à fait personnel, mais dans la vie j’aime bien ce côté table rase, je lui fais assez confiance. Tu fais un truc, une fois que tu l’as : OK, maintenant c’est fait, passe à autre chose. Je fais énormément confiance à ce vide qui va s’installer en fait. D’une part car le vide ne fait pas partie de ma vie, donc je sais qu’il ne va pas durer. Et peut-être qu’il va me donner envie de refaire des trucs encore plus hardcores qu’avant, j’en sais foutre rien. Mais j’aurai toujours cette envie d’écrire des trucs sur ce que je vois. Seulement là, l’inscrire dans des chansons, des CDs, des concerts, ça devenait limité pour moi. Est-ce que la musique peut encore défendre ce que j’ai à défendre ? Ils ont tellement défoncé le métier depuis dix ans… C’est ça, ce n’est plus le même métier en fait.

« Aujourd’hui, l’alternative est simple : soit tu joues dans une SMAC, soit tu joues dans un bar avec une sono pourrie. Dans le second cas, on te regardera comme si tu étais une sous-merde. Ils douteront même que tu participes à la culture en France. »

A : Que veux-tu dire par « ils ont défoncé le métier » ?

C : C’est à l’image de la France. Il n’y a plus de côté artisanal, on ne retient plus que l’artistique, et encore, la direction artistique j’ai envie de dire, avec la représentation, la gueule dans les magazines, les émissions télé, l’effet Star Academy. Il y a un rouleau compresseur qui est passé sur le milieu de la musique, avec un effet très étrange. Ça vaut encore plus pour les concerts, la musique vivante ! D’un côté il reste quelques petits lieux de concerts délaissés par la population et où les organisateurs ne gèrent plus rien du tout. De l’autre, tu as les grosses machines : les SMACs. Il n’y a plus d’entre-deux en fait, soit tu joues dans une SMAC, soit tu joues dans un bar. Il y a dix ans, cet entre-deux existait encore. Beaucoup de lieux cool en France ont fermé. Aujourd’hui, l’alternative est simple : soit tu joues dans une SMAC, soit tu joues « à côté », c’est-à-dire dans un bar avec une sono pourrie. C’est aussi ça le décalage, tu as l’impression vraiment d’être à côté, et si tu joues à côté, on te regarde comme si tu étais le dernier des losers, une sous-merde. Ils doutent même que tu participes à la culture en France.

A : Vous avez fait plus de deux cents dates en quinze ans. Ne me faites pas croire que vous avez tenu quinze ans à jouer deux cents fois devant vingt personnes en n’ayant que des déceptions, des galères et un son saturé.

C : Non, bien sûr que non. Mais j’ai trouvé que ça s’essoufflait vers la fin, et je ne parle pas que de nous. Durant toutes ces années, on a rencontré d’autres groupes de rap, vraiment hardcores et qui faisaient des trucs que je trouvais vraiment bons, notamment sur scène. Et pour eux, il ne se passe rien non plus. Je pense à un groupe complètement dingue comme Singes des Rues ou à Première Ligne. Travaillant dans une salle de concert, j’en vois des groupes défiler. Et Première Ligne ou Singe des Rues tiennent aussi bien la scène que plein d’autres groupes qui sont visibles, qui ont des accès. Et pourtant ce n’est pas diffusé. Qui connaît Singe des Rues ? Quels sont les relais dans les médias ?

Pour parler de nous, il y a aussi un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Oui on a fait plus de deux cents dates. Mais ce n’est pas parce que tu fais plein de dates dans l’année que tu es visible. Tu as beau enchaîner les concerts, si tu ne joues pas dans des lieux visibles, que tu fasses un ou quarante concerts dans l’année, ça ne changera rien, tu ne seras pas plus visible. Et puis il y a cette espèce de routine. Ça me plaît de prêcher pour des convaincus parce que c’est aussi ma famille et que j’ai envie de leur donner des trucs. Mais il y a un moment, il faut aussi prêcher pour des non-convaincus.

F : Pas pour convaincre, mais pour délivrer une autre forme de pensée. On n’est pas obligés d’être d’accord à la fin, ce n’est pas grave. On est pas là pour convaincre, mais pour échanger.

C : En fait, il y a toute une scène du rap indé qui est un ghetto. Les vibrations ne dépassent pas les murs du ghetto. Au final, ça ne m’intéresse pas. Le Kyma ça a toujours été un outil, un truc fait pour débattre, penser, se confronter à ses paradoxes, et là je constate qu’il ne fonctionne plus. On est dans cette espèce de ghetto du rap indé et ça me gêne un peu.

A : Tout à l’heure vous avez parlé de l’absence de soutien de la scène indé. On ne vous a jamais vus sur des compilations ou presque. Vous n’avez quasiment jamais fait de featurings. Vous partagez rarement les scènes. Ma question est simple : avez-vous eu l’impression d’avoir été ostracisés, ou estimez-vous vous être ostracisés ?

F : On a constaté qu’on n’était pas assez rap pour les rappeurs et trop rap pour les rockers.

C : Je pense qu’on s’est mis à l’écart, mais sans le vouloir. Hormis la musique que l’on fait, dans l’attitude, la mentalité, l’esthétique, je ne vois pas ce qu’il y a de rap chez nous. Je regarde Fysh, je ne vois pas les codes du rap dans sa façon d’être, dans sa façon de s’habiller, dans sa façon de parler. Et puis la scène indé il y a dix ans, il faut être clair, elle était inexistante.

A : [surpris] Tu trouves que la scène indépendante était inexistante il y a dix ans ?

F : Dans notre créneau oui. Du moins parmi les groupes qui sortaient des disques. Des gens qui étaient chez eux, qui avaient des envies, oui il y en avait. Mais des gens qui faisaient le métier à travers des concerts, des disques, il n’y avait personne. A Tours, en 1999, on a fait cette mixtape qui s’appelait Le Maky. Ici c’était le premier projet basé sur l’engagement et la politique. Sur cette mixtape on a écumé tous les gens sur Tours qui rappaient et qui étaient dans ce délire-là à l’époque. Ils n’étaient pas nombreux ! Mais si aujourd’hui on refaisait cette mixtape, je pense qu’il n’y aurait pas plus de gens. Il y en aurait même sûrement moins.

A : Je vais peut-être paraître à côté de la plaque, mais en 1999, tu as beaucoup de rap indépendant. Sans même parler de tout ce qui s’est passé début 2000, un mec comme Koma sort Le Réveil en 1999. La Scred fonctionne en indé depuis longtemps. Et Le Réveil c’est un disque qui me semble d’une certaine façon très engagé. Il dit en tous cas beaucoup de choses même s’il ne prône pas le soulèvement comme vos premiers albums ont pu le faire. Et même en 2007, Haroun sort Au Front en indé. Vous ne vous êtes pas sentis proches d’un truc comme ça ? Vous ne voyez pas ça comme du rap indé ?

F : Moi j’adhère à leurs sons. Mais non, on ne s’est pas sentis proches. C’est une autre machine. J’ai du mal à classer la Scred en indé. Sur le papier, ils sont indés, ils se sont construits par eux-mêmes. Mais par rapport à leur notoriété, non, ils ne sont pas indés.

A : Donc pour vous, dans « indé » il y a une notion de notoriété ?

C : Oui. De moyens aussi. L’album de Koma il est sorti sur quel label ?

A : [sourire] Le Réveil est sorti chez EMI, c’est vrai. Mais les Scred Selexion ou Au Front d’Haroun sont sortis en indé.

F : La Scred ils ont les cartes. Ils les ont acquises à travers leur parcours, ils ont aussi appris avec Fabe. Mais je ne peux pas les rattacher à nous, ni à ceux à qui je pense quand je parle de la scène indé.

C : En 2000, la Scred était passée à Tours. Leur force de frappe était énorme. Nous on a jamais eu cette force de frappe. Par exemple, ils avaient un tourneur. Moi, quand je parle de scène indé, il n’y a pas de tourneur, il n’y a pas ces structures performantes où quelqu’un passe des coups de fil pour organiser tes dates, placer ton disque, vendre le truc. Il faut déjà avoir des appuis pour faire ça. Par contre, si je ne classe pas la Scred dans ce que j’appelle la scène indé, maximum respect pour eux, car pour moi, c’est vraiment ça le rap français.

A : Vous me dites vous être sentis « pas assez rap pour les rappeurs et trop rap pour les rockers ». Pourtant votre formation, il n’y a pas plus rap : un MC et un DJ. Vos albums contiennent des samples de film, des scratches, des interludes, des morceaux dub. Vos textes sont (très) engagés, ce qui fait quand même partie de tout un pan de la culture du rap en France. Sur le papier et dans la façon de faire votre musique et vos albums, j’ai du mal à voir ce qui ne serait pas rap.

F : Le rap ça va au-delà de la musique. Tu as aussi une question d’attitude.

C ; Pour moi le rap c’est avant tout une musique. Ça on le fait, rien à dire. Comme tu le dis on a une formation purement rap, on fait nos instrus, nos scratches, nos albums, nos paroles avec du sens. À côté de ça je vois des guignols de 30 ans qui se revendiquent rap, qui te parlent de culture hip-hop et qui rappent encore sur des faces B. Et le pire ils sont là à te mettre à l’amende en te disant qui fait du vrai rap ou pas. Le rap c’est d’abord une musique avant d’être une culture. Le truc de la culture c’est un truc d’Américain et de quelques mecs endimanchés qui chez nous ont fantasmé dans les années 80 sur la planète hip-hop venue des USA. C’est un peu comme le grunge et l’album de Nirvana. Qu’est-ce qui compte ? Les jeans troués, l’attitude, ou Nevermind ? Bah c’est l’album de Nirvana, pas la mode et les codes qui ont accompagné le truc. Avec le rap, cette mode reste collée au truc musical même si depuis quelques années c’est cool de voir des mecs habillés comme des punks qui sont fans de rap et qui parfois en font. Nous on a jamais menti en disant qu’on faisait du rap. Par contre, oui, on n’est pas dans le délire rap. Il faut être cash, la plupart des codes du rap aujourd’hui c’est le libéralisme, les marques, le luxe, droite. Et ça j’en ai rien à foutre.

« Il y a toute une scène du rap indé qui est un ghetto. Les vibrations ne dépassent pas les murs du ghetto et ça me gêne un peu. »

A : Vous pensez que le rap français a originellement une tendance « libéralisme », « droite » ?

F : Si on parle à partir de 90/95, je dirais non. Mais aujourd’hui, tout ce que les rappeurs critiquent – quand ils critiquent, ils veulent l’avoir.

C : Ce qui est sûr, même originellement, aux USA, il y a toute cette culture pimp, du salopard propre sur lui avec le costard le plus fou. Le rap c’est un truc de mecs soignés, pas punks. Et je ne veux pas rentrer dans l’explication sociologique qui consiste à dire « ce sont des pauvres, une musique de pauvres et les pauvres sont attirés par les marques ». Super… Le côté revanchard, je veux bien, mais par exemple, est-ce que les paysans qui sont des gens souvent pauvres et qui galèrent sont là-dedans ? Non. Pour moi ce n’est pas lié à la pauvreté, c’est lié à la ville, à la publicité, à la culture rap qui est beaucoup basée sur les marques. Moi, la musique rap, c’est à fond, mais l’imagerie rap, ça n’a jamais été ma life. On en connaît des rappeurs qui sont dans ce délire de la bagnole et tout, mais nous ça n’a jamais été notre truc. On n’a pas été éduqués comme ça. Dans mon éducation, les fringues, c’était si jamais il restait de l’argent, ça passait après tout le reste, et au final après l’essentiel il ne restait jamais rien et ça n’a jamais empêché que ça marche. Moi je suis content d’être comme ça. Mais c’est aussi un paradoxe que j’entretiens avec le rap, qui fait que c’est parfois problématique pour moi : j’adore ça, dès que j’en écoute je trouve ça surpuissant, mais toute la logique d’apparence, de codes, de gimmicks, de passages obligés qui vont avec, ça m’a toujours fait dégueuler. Tu vois ce morceau d’IAM, « Rap de Droite » ? Il a été mal compris parce que ça venait d’IAM, mais il y a du vrai. Même le deal c’est du libéralisme pur et dur. La cocaïne, c’est le produit le plus rentable du monde. Nous on fait du rap, et quand je dis ça il faut entendre « on fait de la musique ». On a jamais repris les codes. Même un truc bateau comme le nom du groupe écrit façon graffé, on ne l’a jamais fait.

A : Des artistes comme Casey, comme la Scred, ce sont des groupes qui sont restés français d’un côté, et de l’autre qui n’ont jamais été à droite ou dans le libéralisme économique. Vous n’avez jamais eu l’impression que la France avait tout un pan de sa culture rap qui permettait d’échapper à ce que vous dénonciez il y a quelques instants ?

C : Si, bien sûr que si ! Mais avec la culture trap qui arrive depuis deux ou trois ans… Mais par exemple le 113, c’était du rap français. En plus avec une identité maghrébine qui ne peut donc pas être issue des USA. Ça c’était vraiment du rap français. Mais depuis deux ou trois ans… Regarde Booba qui s’est installé aux USA mais qui continue à vendre son rap en France… Depuis deux trois ans on reprend beaucoup d’influences américaines dans la gueule. Après un album comme celui d’Asocial Club, oui bien sûr, c’est purement du rap français !

A : Est-ce que vos textes n’ont pas pris toute la place dans la réception de votre musique par le public ? Vous parle-t-on parfois de vos instrus, de vos scratches, de la construction de vos albums ? Ou êtes-vous vus uniquement par le message et la teneur de vos textes ?

F : C’est toujours chiant quand tu te casses le cul à faire des sons et qu’on ne t’en parle jamais. Après ça ne nous a pas empêché de continuer à faire du son.

A : Mais il y a une frustration, une « souffrance » à ce que le discours masque la musicalité ? Ou pas du tout ?

C : Pas vraiment non car c’était un peu volontaire aussi. Nous-mêmes on a mis le discours en avant. En fait, esthétiquement, j’ai toujours fait des efforts sur la musique, mais jamais sur le flow. J’aime la musique donc j’ai toujours fait vachement d’effort sur la musique. Par contre, je ne les ai pas forcément faits au niveau du flow. Sur l’ensemble, je ne peux donc pas dire que j’ai été jusqu’au bout de la recherche esthétique. Sur la musique oui je peux le dire. Sur le flow non. J’aurais pu bosser, bosser, bosser, mais en fait, j’ai toujours pris le micro et posé direct, sans trop chercher à développer plusieurs styles. Quelque part je m’en branle car j’ai toujours aimé ce côté punk dans la musique et je n’ai pas ce côté puriste du flow. J’ai la passion de la musique et du rap, j’ai la passion des mots, mais pas forcément celle du flow. Mais sur la planète rap, tout tourne autour du flow, malheureusement. Ça nous en a un peu éloigné.

A : Beaucoup d’auditeurs de rap en France n’écoutent pas ou peu de rap français et par contre beaucoup de rap américain. Et souvent avec cet argument : parce que le rap américain sonne. Moi-même, quand je parle de vous avec des gens, je parle à 99% de votre discours. Pourtant quand je vous écoute, je vous écoute autant pour les textes que les scratches, les inserts de films ou de reportage, les morceaux dub, certains instrus, etc. Vous avez d’ailleurs cette phrase sur le morceau itinéraire clandestin : « Sur le bas-côté on hoche la tête sur fond de basse ».

C : On aime la musique. On a passé des heures à faire des bœufs, à travailler les albums.

F : En 2004/2005, sur un concert d’une heure, la moitié était consacrée à un set electro dub.

C : Ça fait branleur de dire ça, mais on est musiciens. Se mettre sous casque, on aime ça.

Quand tout à l’heure je disais qu’ils ont défoncé le métier de musicien, c’est aussi qu’on est ultra formaté dans l’écoute. Sans prétention, peut-être que dans vingt ans quelques personnes écouteront ce qu’on a fait et se diront : « oh putain, le boulot ! » Il y a beaucoup d’interludes, de morceaux instrumentaux, que j’ai conçus dans l’esprit des documents radiophoniques, c’est-à-dire une voix, un insert de film, d’interview, de documentaire et puis derrière un habillage sonore. Et j’ai l’impression que pour des documentaires radiophoniques, je me suis bien fait chier sur l’habillage sonore. Artistiquement, j’ai eu la petite vexation de l’artiste auquel on ne parle pas de sons qu’il a vachement bossé. Mais quelque part, je sais que c’est le jeu, je m’en fous. C’est comme ça, je n’y peux rien. Et je reste persuadé que la musique, même si consciemment pas grand monde ne nous a causé, inconsciemment ça a fonctionné. Alors même s’ils me parlent que des paroles, si ça tourne dans la bagnole, c’est qu’ils apprécient ça.

Et puis c’est comme ça, en France on n’a pas une culture musicale forte. Je lis beaucoup de presse musicale tous genres confondus, et finalement, ça n’y parle pas tant de musique que ça. Les journalistes eux-mêmes ne sont pas beaucoup là-dedans. « T’utilises quoi comme genre de cymbales ? Pourquoi jouer de telle façon ? » Ça on ne le voit pas dans les interviews. Quand il y a une interview de rap on parle des connexions du mec, de ce qu’il pense, de ses influences, mais jamais de musique. De toute façon, on ne parle que de rap, sans aucun distinguo ou presque. Mais le rap, ça va de Public Enemy à Manau [rires] ! Ça prouve qu’on n’a même plus envie de spécialiser ou creuser le truc. Tu parlais du rap américain, pour moi Mobb Deep ça restera un truc de fou dans l’histoire de la musique. Personne ne parle plus jamais de ça. Je pourrais t’écrire un Que Sais-Je ? sur la puissance sonore de Mobb Deep. Aujourd’hui, la musique on ne s’attarde pas trop dessus.

« J’ai la passion de la musique et du rap, j’ai la passion des mots, mais pas ce côté puriste du flow, or sur la planète rap, tout tourne autour du flow. Ça nous en a un peu éloigné. »

A : Vous commencez vos concerts avec une introduction scratchée autour de phases du rap français dans laquelle on peut entendre Casey, la FF, Booba, Sefyu, Bakar. Quel rôle a cette intro ? Est-ce une manière de démentir un peu tout ce dont on vient de parler : « pas assez rap pour les rappeurs ».

F : C’est du son et des phases qu’on kiffe. En concert, c’est une façon de nous mettre à bloc, de rentrer dans le concert !

C : C’est un peu comme les orchestres de musique classique, quand ils s’installent et s’accordent. Et puis c’est tout de même un truc traditionnel dans le rap : tout album de rap a une intro, ça fait partie du truc. C’est une musique qu’on aime.

Après, ce qui m’a toujours fait marrer, c’est d’arriver avec des phases de Booba dans un endroit ultra engagé. Ça choque les gens, mais en fait tu vois qu’ils font tous style, qu’ils reconnaissent, connaissent et en ont même écouté pour certains. Ça fait partie de nos paradoxes à tous. J’aime bien ce côté-là, montrer que oui, on est ultra engagé mais on vient du rap. Chose que ne font pas les petits cons de la scène indé d’aujourd’hui. Ils ne respectent pas les anciens, ça m’énerve un peu. Il y a ce côté à dire « c’est tous des connards, c’est tous des vendus ». Moi j’ai envie de répondre : « hey dis-donc, sans ces gens-là je suis sûr que tu n’en serais pas là aujourd’hui ».

A : En introduction des Chants du barillet, vous dites pourtant : « rien à foutre de la caution de l’underground français ». Cette introduction scratchée que vous faites en live pourrait sembler à contre-courant.

F : Cette ouverture en concert, c’est le rap comme je l’aime. C’est le kif du rap français comme je le vois. Même s’il y a des trucs un peu plus récents que j’aime, l’extrait de Casey, il a dix piges.

C : Ces vieux darons du rap me semblent moins emmerdants que l’underground français. Quand je fais référence à l’underground français, je fais référence à une scène qui fait un peu style, parle beaucoup sur les réseaux sociaux mais qui n’est finalement pas vraiment en place, pas très structurée, pas vraiment dans l’autonomie à produire eux-mêmes leurs disques et les distribuer. Et vu que je suis attaché à ces gens-là, ça me fait chier de voir que c’est eux qui cassent les couilles, qui mettent les barrières et qui viennent te dire que si t’as liké ça, t’es un vendu ou une sous-merde. Alors je sais que ça peut paraître paradoxal mais je préfère entendre un Sefyu que pas mal de trucs indés. Peut-être que venant de nous ça paraîtrait plus logique d’avoir une introduction avec des groupes indépendants, mais au final aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup. Je ne parle pas que de leur musique, mais du discours qui ne me fait pas forcément rêver.

F : Et puis cette intro c’est un kif de la punchline. C’est vraiment un plaisir du rap français.

C : Avant il y avait Rockin’ Squat. Mais c’est problématique aujourd’hui. C’est mal vu. Aujourd’hui, il vaut mieux mettre du Booba, les gens sont moins choqués ! [rires]

A : Dans votre démarche, vous avez distribué votre avant-dernier album gratuitement en le déposant dans des lieux bien choisis. Vous avez choisi de ne pas jouer en SMAC. Que retenez-vous de ces choix de lieu, de ce parcours un peu atypique ?

F : Par rapport à nos disques, on a toujours plus vendu dans des squats que les peu de fois où on a joué dans les SMACs. De toute façon, dans les SMACs, tu es là en première partie. Tu ne serais pas là ou ce serait quelqu’un d’autre, ce serait pareil. Les gens paient aussi leur place quinze balles, ils prennent un ou deux coups à boire, et puis voilà, leur budget est torpillé. Ce n’est pas évident de rajouter dix balles quand tu es en as déjà claqué trente. A l’inverse, dans les bars, les squats, les entrées sont souvent en prix libre ou symbolique. Nous les disques on les vends en concert, sur Bboykonsian ou sur le site Chanmax Records. Il y a un rapport avec le public différent aussi. Tout à l’heure on a parlé de la mauvaise sonorisation des lieux alternatifs, mais humainement, tu n’es pas isolé sur une scène immense à 1m20 de haut. Tu es avec le public, tu le rencontres en vendant tes disques, en étant sur scène.

C : Il y a eu des lieux magiques. En mettant de côté ce qu’on disait sur la sono, l’aspect rencontre est complètement magique et m’a donné envie de revenir dans certains lieux avec un autre projet qui ne serait pas issu du béton. Par exemple, le dernier concert qu’on a fait était dans le nord Aveyron. C’est un lieu complètement fou, qui s’allume le temps d’une soirée et qui donne de la culture aux gens du coins. Ça va de la danse traditionnelle aveyronnaise au Kyma. Ce soir-là, il y avait trente personnes. Mais le mec qui tenait le truc nous a dit : « là il y a les trente personnes concernées du coin, vous ne pouvez-pas en avoir plus ». Eh bien j’ai trouvé ça chant-mé. J’avais l’impression d’être comme ces gens il y a quelques décennies qui venaient dans les villages et faisaient une projection itinérante de films. J’aimerai revenir dans ces lieux là avec quelque chose de plus féerique. Parce que des fois, dans des lieux comme ça, on se retrouve devant des gens qui ne connaissent pas ces problématiques des grands centres urbains, cette culture bitumeuse, chantée avec des mots un peu dur, crispants. Et les gens sont super réceptifs. Des fois, on a joué devant vingt personnes, mais au final quinze d’entre elles nous achetaient le skeud. J’ai vraiment découvert des lieux magiques, généralement pas les gros squats très connus mais plutôt des lieux en zone rurale, montés par des mecs du pays, qui ont envie de faire vivre le pays et tous les gens de ce coin-là, que ce soit les vieux, les jeunes, les mères. Il y a des lieux de culture insoupçonnés, avec une culture populaire que personne ne connaît, dont personne ne parle, que personne ne relaie.

A : La dernière fois que je vous ai vus sur scène, c’était justement dans un bar de Lannion. Dans le public, des déglingués bourrés gigotaient dans tous les sens sans trop capter ce qu’il se passait ni même trop respecter le concert. A la fin de votre set, vous m’avez dit : « il y a une époque, on aurait arrêté le concert pour moins que ça ».

[ils rient, NDLR]

C : Parce qu’on a remarqué que derrière les déglingos qui sont trop éclatés pour comprendre ce qu’il se passe réellement, il y a des gens qui nous suivent, des gens qui font des kilomètres pour venir nous voir, nous écouter et d’autres qui nous découvrent et prêtent attention à ce qu’on dit. On a remarqué que ces gens sont très souvent assez timides. Et c’est un vrai échange. Pour te dire la vérité, j’ai mis du temps à comprendre que le public faisait partie du groupe. Notre réalité, c’est aussi qu’on joue le soir alors que le matin même souvent on s’est levé à cinq heures et on a été bosser. On a pris la voiture après le boulot pour venir jouer. Donc c’est aussi être logique avec ça. Tu ne fais pas tout ça pour ne pas faire un concert jusqu’au bout. Sur scène, j’arrive aussi plus à me faire emmener par ma propre musique qu’avant, je me mets dans ma bulle et prends mon pied avec ma musique et mes potes. Et puis des gens viennent, c’est les premiers à qui on se doit de dire merci. A leur manière, ils filent un coup de main à un projet qui nous a tenu pendant quinze ans, qui m’a apporté plein de choses. Souvent les gens me disent « merci pour ce que t’écris ». Mais attends, « merci à vous ». C’est un échange. quinze ans après, je continue à être fasciné que des gens viennent nous voir.

A : Vous évoquez beaucoup les territoires ruraux dans ces réponses. Vous avez souvent joué dans des lieux ruraux. Vos textes parlent de soulèvement. Avec des lieux comme Sivens, Notre Dame des Landes, la ferme des 1000 vaches ou la ligne ferroviaire Lyon/Turin, avez-vous le sentiment que la lutte se déplaçait de plus en plus vers la campagne, et était de moins en moins dans les villes et banlieue ?

C : Je ne pense pas qu’elle se déplace. Je pense qu’elle survit plus facilement à la campagne qu’à la ville. En ville on est plus la cible de la pensée dominante. Il y a plus de publicité, de magasins, de tentation. Depuis toujours la campagne a eu une mentalité plus sauvage, plus rebelle, plus autonome. Quand la campagne en France sera complètement privatisée, quand les gens de la ville iront s’installer à la campagne avec des valeurs urbaines, il n’y aura plus rien. Mais là, c’est vrai qu’il reste encore des bastions où l’Etat et les marchands sont peu présents. Forcément l’esprit s’y développe de façon plus autonome. Récemment, j’ai passé une semaine à Ouessant. L’État Français n’est pas présent sur l’île. Ils ont une mentalité plus sauvage et autonome. Ça correspond à ce qu’on raconte dans le Kyma. Mais ça ne s’est pas forcément déplacé, c’est juste qu’ils sont plus loin du moule que nous. La ville est un moule. Ils ont d’autres difficultés, d’autres inconvénients, mais ils sont bien protégés. Les gens d’Ouessant c’est ce qu’ils te disent : cet océan nous protège.

A : La ville peut aussi rendre révolté et sauvage. Et on est dans une musique qui l’a souvent exprimé d’ailleurs.

C : Oui peut-être. Mais pour parler de nous, je pense qu’on a été élevés un peu comme des paysans.

F : Gamin, mon temps était partagé entre ZUP et campagne. La semaine en ZUP à Poitiers, le week-end à faire le con dans les champs chez mon père.

C : Plus tu t’éloignes de la ville, moins t’es moulé. Donc ce n’est pas étonnant que ce qu’on dise fasse écho à la campagne. Après, il faut aussi être franc, à la campagne, il y a des discours qu’ils ne comprennent pas du tout. Quand on parle des gens issus de l’immigration, pour eux c’est incompréhensible. C’est une pensée autonome qu’il y a à la campagne. Dans la pensée autonome, tu as aussi des travers. C’est une pensée parfois un peu fermée et hostile à ce qu’elle ne connaît pas. Mais je n’ai jamais été étonné qu’on soit dans l’ensemble mieux compris à la campagne même si certains de nos thèmes se prennent un mur. On a un discours autonome et libre, alors c’est forcément plus facile d’être compris par des gens qui vivent dans des lieux où l’autonomie et la liberté sont plus possibles. En ville ça parle beaucoup, mais le moule de la ville oblige à renoncer à certains actes. On y rencontre beaucoup de gens dans une phase intermédiaire, c’est-à-dire qui ont une pensée autonome mais un mode de vie urbain. Un peu comme si tu t’injectais de l’héroïne en sachant que tu t’intoxiques, en pouvant l’analyser lucidement, mais en ne pouvant t’empêcher de le faire.

A : Le discours que vous tenez, mais aussi celui tenu par d’autres formes de rap engagé, estimez-vous qu’il est tenu car aucun représentant public ou culturel ne s’est emparé de certains sujets, et donc que le rap les a pris, a comblé ce vide que la société laissait sur certains sujets ?

C : Dans les années 90, le rap est arrivé avec cette chose qui n’existait pas dans la culture et la parole publique, c’est-à-dire un témoignage de ce qu’il se passait. Les albums de la Fonky Family, c’était un mélange de politique et de romantisme. Le rap a plombé une époque où tout le monde voulait un peu croire à un monde bisounours. A cette époque là, personne ne parlait de ce qu’on a dans le crâne quand on a dix-huit ans, qu’on vit dans un grand centre urbain et quand on galère. C’est aussi ça que j’ai trouvé chant-mé dans le rap, ce côté voix des prolos. La voix de gens qui ont des rêves, car l’âge veut ça, qui parle de ce moment de la vie où tu veux faire des choses mais où tu sens qu’on ne t’en laisse que peu la possibilité, que tu n’as pas beaucoup d’argent, que tout ça te rend un peu triste. Tous ces textes étaient complètement dingues. Aujourd’hui, ça s’est perdu au profit du gimmick et de la punchline.

Après, c’est sûr que les rappeurs ne sont pas compétents pour parler de tout. Mais à l’inverse, j’ai envie de te dire que la société des experts confisque souvent le débat public. Combien de fois tu entends : « non mais toi t’es pas apte à répondre à cette question ». Mais attends, c’est bien que tout le monde donne son avis. Dans le rap aujourd’hui c’est pareil, il y a des gardiens du temple qui pensent que certains sujets leur appartiennent. Je ne suis pas d’accord avec ça. Tout le monde peut prendre part au débat, c’est même le propre d’un débat. Je pense par contre que les rappeurs abordent des thèmes qu’ils sont les seuls à aborder, des thèmes auxquels on n’est pas habitués, du coup c’est pris avec beaucoup de gravité. Mais si finalement on avait par exemple parlé plus calmement de religion et de laïcité, ça ne paraîtrait pas dingue que des rappeurs abordent ce sujet, quel que soit l’angle de leur propos. Depuis une vingtaine d’années, sur la scène artistique, les rappeurs sont les seuls à percer les tabous. Le rap ne fait pas trop d’autocensure, il va loin. Et en terme de réception, ça fonctionne. Assassin ça a vachement fonctionné. La Rumeur ça a vachement fonctionné. Kaaris, ça fonctionne aussi vachement malheureusement. Je t’avoue que je ne comprends pas Kaaris, pourquoi aucun rappeur n’a pris position, pourquoi aucun débat ne s’est ouvert dans le milieu sur sa musique. Kaaris, ça sonne à mort, c’est vrai. Mais à qui ça s’adresse ? Quel est le sens de tout ça ? Que Kaaris fascine ou amuse des trentenaires avec son personnage, ça ne me pose aucun problème. Mais pour les gosses ? Dans son clip « Quatre vingt zetrei », j’ai envie de lui dire : tu sais dans le 93, y a pas que tout ce que tu montres. Y a des meufs aussi. Des mômes. Des darons.

A : Ouais enfin dans ce cas on était outré par « 93 hardcore » de Tandem.

C : Tandem avait plusieurs facettes, certaines beaucoup plus romantiques, d’autres dans le story-telling. Regarde un truc comme « Le Jugement » ! Kaaris n’a pas ces multiples facettes. On en parle souvent : il y a vingt ans c’était l’Etat qui donnait une sale image des quartiers. Aujourd’hui, c’est les rappeurs qui le font. Et puis y a un moment, c’est bon, ça va les gars, vous avez plus quinze ans. Après je pense qu’il n’en a rien à foutre, il fait son rap, n’en a rien à foutre de rien et encaisse.

A : Depuis plusieurs années, vous développez sur la défonce, comment elle arrive et où elle amène. Sur votre dernier album, il y a le morceau « Quelques traces un peu plus tard » qui est clippé, et dont le clip se termine par un message à l’écran : « protège ton cerveau ». Qu’avez-vous constaté en quinze ans sur la défonce ?

F : Tout à l’heure tu parlais des squats, eh bien il faudrait qu’ils arrêtent de s’y défoncer ! C’est ça qui va tuer le bordel. Ça ne réfléchit plus là-dedans.

C : S’il y a un truc qu’il y a plus qu’avant, c’est de la coke, ou plutôt de la pseudo coke. C’est un produit qui va bien avec l’air du temps où il faut avoir confiance en soi, ne pas se coucher à minuit en soirée sous prétexte de passer pour une baltringue ou que tout le monde croit que tu as passé une sale soirée. La MDMA il y en a de plus en plus aussi, entre autre chez les mômes. Quand j’étais gamin, trouver de la coke ou de la MD au lycée, c’était très compliqué. Tu finissais par trouver, mais il fallait aller voir le tox’ du tiekar. Aujourd’hui, j’ai des copines qui ont des enfants scolarisés en lycée, elles sont étonnées de voir comment c’est facile d’y trouver de la coke et de la MD. Après, je pense que le rap est relativement épargné par ces drogues chimiques comparés à d’autres milieux.

Nous, on en parle car il y a un gâchis qui va avec ça. C’est aussi quelque chose d’un peu nouveau. On est un peu la première génération qui dès le lundi soir se fait un apéro en ville qui se termine finalement et évidemment à deux heures du mat. Je ne crois pas que ça ait toujours été comme ça. J’ai écris « Quelques traces un peu plus tard » en étant passé par Lyon à un endroit où il y avait beaucoup de came. Les soirées devenaient un peu irréelles, où on ne faisait que s’amuser et se défoncer, sans vraiment rien ni aucune idée derrière. Après je me suis retrouvé dans le milieu de la nuit ici à Tours. Ça a duré un an où j’ai observé ça, à le faire aussi. Au bout d’un moment, je me suis dit : on se tue là, on a pas le courage de se mettre une cartouche mais c’est pareil. De huit heures du soir à six heures du matin, une plage horaire énorme, c’est de la non-vie. Ce n’est même pas tu dors, c’est de la non-vie ! Il y a de la tristesse, de la solitude, ce n’est pas par hasard. Mais ça débouche sur une non-réflexion. Au bout d’un an, je me suis aperçu qu’il n’y avait plus de place pour l’intellectuel et que je mettais en péril mon cerveau. On est dans une plage horaire où la nuit nous appartient, rien ni personne ne nous regarde. En plus tu te rends compte que ce sont beaucoup des gens issus des milieux culturels, des artistes. Les artistes de la ville qui font des blagues pipi caca à trente-cinq ans et à trois heures du matin, voilà les artistes de la ville ! Mais les gens qui ont aujourd’hui entre trente et quarante ans, qui sortent énormément, on va voir comment on sera psychologiquement à soixante ans. C’est un phénomène dont on va forcément parler à un moment.

F : Tu rencontres des gens qui ont à peine quarante ans, qui ont beaucoup fait la fête, tu vois qu’ils sont abîmés et que ça va pas. Ils n’ont pas tenu la barre. Ils sont déprimés. Dans les squats, c’est pareil, comment veux-tu faire d’un lieu un truc bien quand tu es tout le temps défoncé à la C ? Ça en devient fatigant en plus.

« Le rap perce les tabous, il ne fait pas trop d’autocensure, il va loin. Et en terme de réception, ça peut marcher. Assassin ou La Rumeur ça a vachement fonctionné. »

A : En faisant toute cette interview, vous tenez un discours très lucide qui touche presque à quelque chose d’un peu désabusé sur pas mal de choses qui ont fait votre parcours. Ce discours, ces idées, vous les auriez eu il y a dix ans ou c’est vraiment le parcours qui les a crées ? Qu’est-ce qui fait la différence dans votre regard ?

C : On était plus naïfs. On avait moins d’éléments de comparaison. Ce n’est pas le délire « c’était mieux avant », mais comme je te l’ai dit, je pense réellement qu’il y a dix ans, c’était moins sectaire. Il y avait la place pour plein de choses, de discours. C’était plus souple, j’ai l’impression qu’il y avait plus d’espoir. Il faut remettre ça dans le contexte aussi, c’était les années 2000, il y a un espèce d’élan en France qui peut faire rigoler aujourd’hui. À l’époque, des mecs comme José Bové, ce qu’il s’est passé sur le Larzac, ça a tout de même éduqué un peu toute une jeunesse. Je me sentais moins en décalage. Aujourd’hui je me sens plus en décalage. Mais à l’inverse, quand tout à l’heure on parlait des concerts, je te dirais qu’avant, je ne me rendais pas autant compte qu’il y avait des gens qui appréciaient ce qu’on faisait, donc je le faisais limite à la « va te faire enculer ». Puis à force, j’ai compris que des gens nous suivaient, se déplaçaient, faisait des kilomètres pour nous voir. Moi j’aime bien, toi t’aime bien, mais c’est trop cool en fait !

A : En début d’entretien, vous parliez du Kyma en tant qu’outil pour se confronter à ses paradoxes, problématiser, débattre. Il y a deux ans, vous en aviez également souvent parlé en tant qu’outil de combat, vous avez souvent évoqué le soulèvement dans vos textes. Est-ce qu’arrêter le Kyma, c’est quelque part renoncer au combat ? Il y a t il une peur du vide ?

F : Justement, ça fait quinze piges qu’on vit avec, dans une semaine c’est fini, je pense qu’on se rendra compte dans une semaine. C’est quinze ans d’une vie où tu y penses tous les jours, te dire ce que ce sera après… Je ne sais pas.

C : Moi, j’aime le vide. Le vide te remplit et là je l’attends avec beaucoup d’impatience. J’ai des habitudes de vie que je garderais, et même que je développerai de plus en plus, comme continuer à lire, à analyser. Après, des idées, des envies… Je vais te citer un truc tout nouveau et très personnel : faire des enfants. J’ai l’envie d’inculquer des choses, de transmettre avec ma meuf. Et je crois que dans la transmission, il y a aussi un combat. En France, il y a cette espèce de norme autour de laquelle on doit élever un enfant, dans la neutralité. Mais dans quelle neutralité est un gamin aujourd’hui ? Aucune. L’Etat et les marchands ont explosé la cellule familiale. Tout est censé être mis dans les mains de l’école aujourd’hui. Ça a été fait à des fins capitalistes mais aussi culturelles, dans le sens où on fait tout pour détacher l’enfant de ses parents. L’école, c’est avec la télévision le bras armé de l’Etat et des marchands. Du coup, la transmission n’est plus la même, elle est normalisée. Il faut reprendre la main et transmettre nous aussi à nos enfants.

F : Le but ce n’est pas de mettre les gamins à l’écart de tout. Juste de rétablir un équilibre dans la transmission. Que ce ne soit plus 90 % par l’école et la télé, et 10 % par les parents.

C : Et voilà, je cogite à ça, c’est super perso, mais c’est un gros projet, parce que ça veut dire quitter la France ou trouver un endroit assez reclus pour se protéger, et transmettre sans être parasité. C’est aussi un autre concept auquel je réfléchis : la protection. Jusqu’à maintenant, je n’étais que dans l’attaque. Aujourd’hui, je pense aussi à se protéger : son cerveau, sa santé, son corps, qu’est-ce qu’on mange, qu’est-ce qu’on se met dans le crane. Surtout qu’en face de nous, les marchands, l’Etat, la pensée dominante, ils tirent tous à vue. Ça prend du temps de se protéger, et je te parle de protéger ma culture pour la transmettre. Il y a un moment, on a vu des gens avec des vraies convictions mais ils ne se sont pas protégés. Aujourd’hui, on les voit seuls et ça ne va pas du tout. Ils tombent dans la tise, dans la dope comme on en a parlé. Moi je ne veux pas tomber là-dedans. Je veux me protéger pour protéger ma culture. Des gens comme nous, des gens qu’on a pu croiser, si nous on ne transmet pas cette colère qu’on a, ce qu’on a pu vivre, alors quoi ? C’est fini. On laisse le champ libre à tout le monde. Pour transmettre ça, il faut rester debout. C’est ça que j’appelle la protection et c’est ça que j’ai envie de dire aux gamins aujourd’hui : protégez-vous pour pouvoir transmettre. Notre logo, avant c’était une Kalachnikov. Depuis quelques années, c’est un mec qui chevauche son cerveau. C’est ça l’idée : utilisons et maîtrisons nos cerveaux, sers-toi de ta tête, reprends le contrôle de tes idées, protège-toi. Parce que si on ne fait pas gaffe, ça va se diluer dans la pensée dominante et dans deux générations, ça en sera fini de nous. C’est comme si on était une tribu et qu’on était à deux doigts de disparaître.

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4 commentaires

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  • zo.,

    Non non, j’étais au concert au 1675 à Rennes et je n’ai pas le souvenir qu’ils aient dits que c’était le dernier. Ils avaient encore des dates d’annoncées d’ailleurs à ce moment-là.

  • gt,

    C’est le deuxième dernier concert que je lis (1675 roazhon puis celui du 16 janvier 2015) = syndrome aznavour ? 

    sinon les propos tenus sont intéressants

  • Kahi matica,

    Big up ! Belle interview, Zo !

  • derek,

    Même si je dois admettre que je je ne connaissais pas du tout ce groupe, cet interview respire la lucidité. Si tous les itw de rappeurs pouvaient être comme ça. Bonne route à eux