Charlie Braxton, la plume du sud
Interview

Charlie Braxton, la plume du sud

Résident du Mississippi, Charlie Braxton a été l’un des premiers journalistes à couvrir l’éclosion du rap Dirty South. Cet Américain très francophile nous a raconté son histoire. Et nous a aussi confié ses doutes quant au rap d’aujourd’hui.

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Abcdr Du Son : Vous avez grandi et vous vivez dans le Mississippi. Quelle est l’histoire de votre famille ? 

Charlie Braxton : Je suis né en 1961 à McComb, Mississippi. C’était l’un des points chauds du mouvement pour les droits civiques. Ma famille y était très impliquée. J’ai moi-même grandi dans la ségrégation. Pour comprendre le Mississippi des années 60, il faut imaginer les routes et les autoroutes qui séparaient les Blancs des Noirs. Je vivais dans une zone appelée Bear Town, qui était et qui demeure extrêmement pauvre. Nous n’avions pas l’eau courante, mais de l’autre côté de l’Autoroute 24 vivait les gens riches. Eux avaient tout et bien plus encore. Ça a façonné ma façon de voir la vie et les relations raciales. La musique aussi : je vivais à côté d’un juke joint d’où je pouvais entendre pas mal de blues et de R&B. Je suis d’ailleurs allé à l’école avec Vasti Jackson, un bluesman de troisième génération. Le long de l’Autoroute 24, il y avait un drive-in, comme ceux qu’on voit dans le film American Graffiti. Les jeunes Blancs s’y retrouvaient pour écouter de la musique et danser. Au loin, je pouvais entendre Led Zeppelin, Jimi Hendrix, The Who pendant qu’à côté de chez moi, c’était Tyrone Davis et BB King. J’ai une éducation musicale très forte. Ça a posé en moi les bases pour comprendre la musique de ma génération, à savoir le hip-hop.

A : Il y avait une culture musicale importante dans votre famille également ? 

C : Mon père et ma mère ont divorcé quand j’avais 3 ans. Je vivais avec ma grand-mère qui écoutait du gospel. Ma mère, elle, écoutait de la musique profane. La semaine, on écoutait donc Mahalia Jackson, Shirley Caesar, les Mighty Clouds of Joy… On ne pouvait écouter de la musique profane que le dimanche, quand ma grand-mère partait à la messe. Ma mère passait ses disques religieusement : Albert King, Dinah Washington, les Temptations, Curtis Mayfield, Sly and the Family Stone, Barry White… A l’époque, même si on traversait des temps difficiles, il y avait toujours un optimisme et un commentaire social dans la musique noire. L’histoire des musiciens noirs a toujours évoqué la justice et la résistance à l’oppression. C’est une chose qui m’a toujours inspiré jusque dans mes écrits poétiques et journalistiques.

A : Vous avez vécu la fin de la ségrégation. C’était vraiment une fin ou les choses sont restées les mêmes pendant un moment ? 

C : Les lois ont changé mais les mentalités sont restées les mêmes. Il a fallu du temps. Je ne suis pas allé à l’école dans un environnement « intégré » avant la moitié des années 70. Je me suis retrouvé avec des gosses qui avaient reçu une éducation ségrégationniste, eux se retrouvaient en cours avec des Noirs. Certains d’entre eux étaient cools, d’autres non. Ça a été une lutte, mais je pense que la musique a contribué à faire changer les choses. Le simple fait que Jean-Pierre [NDLR : Labarthe, co-auteur du livre Gangsta Gumbo] et moi soyons devenus amis, le simple fait que toi et moi on soit en train de discuter aujourd’hui, c’est grâce à la musique ! Je cherche à élargir ma compréhension de l’humanité. Et la musique a toujours joué un rôle important pour rapprocher les cultures. C’est un langage universel, où que tu ailles. Si tu passes un bon disque, tout le monde le comprendra. La première fois que j’ai entendu MC Solaar, il rappait tellement vite que je ne comprenais qu’un mot ou deux. Mais je savais qu’il posait dans les temps, qu’il avait un flow sérieux et que la musique était mortelle. Solaar, c’était the man. Big up à lui !

« « Rappers Delight » a été la première fenêtre sur le hip-hop pour les gens qui n’étaient pas de New York. Ça a été un tournant dans ma vie. »

A : A quel moment le rap est apparu dans votre vie ? 

C : Je n’oublierai jamais : 1979. J’étais à l’Université de Jackson State. Première année, premier semestre. J’écoutais du funk, du jazz et du R&B. Mon colocataire venait du South Bronx, il s’appelait Roosevelt « Pee Wee » Clark. Un jour, il est entré dans ma chambre pendant que j’écoutais un morceau des Bar-Kays, « Move your boogie body ». Lui avait une cassette des Cold Crush Brothers. Il avait un poste plus gros que le mien alors on n’entendait que sa musique ! Je lui ai demandé ce qu’il écoutait, il m’a répondu « Ça, c’est du hip-hop. » Il savait plein de choses sur les Cold Crush Brothers, les Fearless Four, Treacherous Three… J’étais fasciné. Je me rappelle la première fois où j’ai entendu du rap à la radio : « Rappers Delight » sur WJMI, au début du mois de février. On revenait de vacances.  Je me suis dit « Tiens, c’est le morceau de Chic. » Et là j’ai entendu les paroles : « Hip, hop, the hibbit, the hop… » Mon pote dormait, je suis allé le réveiller direct. « Yo mec, écoute ça, ils passent du rap à la radio ! » Il s’est réveillé en me disant « Arrête tes conneries, fous-moi la paix. » J’ai monté le volume et sa réaction immédiate a été « Qu’est-ce que c’est que ce groupe dont j’ai jamais entendu parler ?! » Il y avait une polémique à l’époque car Sugarhill Gang ne venait pas du Bronx. Pour moi, ça n’avait pas d’importance. « Rappers Delight » a été la première fenêtre sur le hip-hop pour les gens qui n’étaient pas de New York. Ça a été un tournant dans ma vie.

A : Comment vos parents ont réagi quand vous leur avez dit que vous vouliez vous investir dans le rap ? 

C : Ma mère a cru que j’avais perdu la tête [Rires]. Il faut bien comprendre que pour elle et l’ancienne génération, le rap n’était que du bruit. « Tu as grandi avec du jazz, du blues et du R&B » m’a-t-elle dit, « et tu vas dévouer ta carrière à ça ?! » Quand elle me rend visite, je ne passe pas de rap à la maison. Le langage la choque, et je la respecte car elle est mon aînée. A l’époque, nous avons eu un conflit énorme, mais le simple fait que je veuille devenir journaliste ne lui plaisait pas. Je ne sais pas pour la France, mais aux États-Unis, les journalistes ne gagnent pas beaucoup d’argent. En plus, je suis handicapé physique, je souffre d’une paralysie cérébrale depuis la naissance qui fait que je dois marcher avec des béquilles. Ma mère se demandait bien comment j’allais pouvoir subsister.

A : Vous avez rappé aussi, à l’époque ?

C : Crois-le ou pas, je ne l’ai jamais dit à personne mais oui, j’ai bel et bien enregistré un disque. A Jackson State, l’un de mes amis s’appelait Rufus Mapp. Il était percussionniste. Moi, j’écrivais de la poésie, j’étais très influencé par les Last Poets. Parfois, un groupe m’accompagnait sur scène quand je récitais mes poèmes. Un jour, Rufus et moi discutions et il m’a dit « Vas-y, faut qu’on enregistre ça sur cassette, mec ! » On a enregistré un disque qu’on a appelé America, Land of the Free and Home of the Brave. Notre groupe s’appelait NEWS, comme North East West South, car chacun des membres venaient de l’un des quatre points cardinaux. Le disque n’est jamais sorti. Il m’en restait une copie mais elle a brûlé dans l’incendie de ma maison…

A : J’ai entendu parler de cette histoire… [NDLR : en 2002, pendant une course-poursuite avec la police, une voiture a fini sa course dans la maison de Charlie Braxton, qui a été détruite par les flammes]

C : Ce fut l’un des événements les plus douloureux de ma vie. J’ai tout perdu. J’avais une démo de l’album solo de KLC des Beats By The Pound, la démo de 6Shot, celle de Jatis, le premier groupe de Bobby Creekwater. Personne ne les avait entendues. J’ai perdu des livres. J’ai perdu deux manuscrits sur lesquels je travaillais : un volume de poésie et une histoire du hip-hop. Maintenant que j’ai de nouvelles archives, je vais en faire don à une librairie. Mon fils, qui fait du rap, voudrait que je lui donne mais je ne sais pas. S’il me montre qu’il peut les archiver et en prendre soin, je lui en laisserai peut-être un peu, mais je crois que je vais tout donner.

A : Vous avez pu sauver quelques objets ?

C : Les gens ont été généreux : grâce aux dons d’artistes, de maisons de disques et de journalistes, j’ai pu récupérer des choses ici et là, mais rien en comparaison avec ce que j’avais. De temps en temps, encore aujourd’hui, je repense à un disque, comme l’album des Renegades, un groupe de Jackson qui n’avait plus qu’une seule copie de son album. John Bigelow, l’un des membres fondateurs, m’avait dit « Je sais que je vais perdre ce disque, avec toi je suis sûr que ça n’arrivera jamais car tu en prendras soin. » Et ce disque a brûlé, comme tout le reste. Je suis heureux d’avoir sauvé l’essentiel, à savoir ma famille. Je me rappelle m’être assis dans le jardin de mes voisins. Alors que je regardais ma maison en flammes, je me suis dit « OK, j’ai des disques d’or et des livres signés là-dedans, je ne le récupérerais jamais, mais j’ai ma famille avec moi. » Ça m’a appris une leçon : ne plus donner autant d’importance aux choses matérielles comme je le faisais alors.

« La beauté du hip-hop sudiste, c’est qu’au départ il n’y avait pas de séparation entre les artistes et le public. Ils s’habillaient pareil que toi, ils vivaient la même vie que toi, dans les mêmes quartiers. »

A : Revenons en arrière. Dans les années 80, comment vous informiez-vous sur le rap en vivant dans le Mississippi ?

C : Essentiellement par des connaissances et des magazines. Je vivais à Hattiesburg à l’époque et dans ce coin-là, il n’y avait pas de rap à la radio. La seule station qui jouait du rap se trouvait à Jackson. Il y avait une émission sur WMPR qui s’appelait « Too Black, Too Strong ». Jackson se trouvant à 135 kilomètres, on ne pouvait pas la capter. Les jeunes gens ne connaissaient pas les sons du moment. Je dirigeais un journal local, The Informer, et j’ai décidé d’y créer une rubrique appelée « Youth in Effect ». On y chroniquait des disques, on interviewait des rappeurs pour que les gens soient au courant des nouveautés. C’est vraiment là que j’ai commencé à en apprendre plus sur le rap. Le Sud commençait alors à émerger. J’avais une position privilégiée pour l’observer car j’étais sur place.

A : Vous étiez en contact régulier avec des artistes ?

C : J’en connaissais certains personnellement, et j’en ai vu d’autres grandir. La plupart de ces artistes étaient indépendants à leurs débuts, donc ils étaient obligés d’aller dans des petites villes comme Jackson. Jackson est ainsi l’une des premières villes à avoir accueilli UGK et le label Rap-A-Lot. On ne se contentait pas d’acheter les albums des Geto Boys, on achetait aussi ceux des 5th Ward Boyz, Too Much Trouble, Choice, Blac Monks… Ces mecs sont venus avec nous, ils ont marché avec nous parce qu’ils étaient nous. La beauté du hip-hop sudiste, c’est qu’au départ il n’y avait pas de séparation entre les artistes et le public. Ils s’habillaient pareil que toi, ils vivaient la même vie que toi, dans les mêmes quartiers. Tu pouvais te reconnaître en eux. Quand j’écoutais Eric B & Rakim, je pouvais apprécier la qualité de la musique et les paroles, mais beaucoup de gens de mon quartier ne pouvaient pas saisir les nuances. On n’était pas à fond dans la culture des Five Percenters. Pour comprendre Rakim, il fallait comprendre cette doctrine et l’argot new-yorkais. Quand Rakim a dit « My mic is a third rail », je n’ai pas compris. Il a fallu que je vois Wild Style pour capter : au moment où Fab Five Freddy parle aux journalistes, il leur dit « Faites gaffes au Rail n°3, il est électrifié. » Quand j’ai vu ça, j’étais choqué !

A : Quelles étaient les différences fondamentales entre la culture sudiste et la culture du nord-est ?

C : En tant que Sudiste, je dirais que notre structure familiale est un peu plus intacte. Dans le Sud, la famille est une notion centrale. Ce n’est pas juste ton père, ta mère, tes frères et sœurs. C’est aussi tes cousins, tes voisins… On appelle le Sud la « Bible Belt » car les valeurs judéo-chrétiennes y sont prépondérantes. Même dans le morceau de gangsta rap le plus hardcore, il y aura un sentiment de remord car les rappeurs ont été éduqués avec ces valeurs-là. On retrouve beaucoup ces valeurs d’humanisme dans le hip-hop sudiste des débuts. Malheureusement, désormais, dans l’époque « trap » du hip-hop, il y a moins en moins de remords et une complaisance accrue pour la culture de la drogue. Quand tu écoutais Scarface, il t’avertissait presque de ne pas prendre ce chemin-là. « I seen a man die « , c’est du blues ! C’est un morceau cathartique et plein de remords. Tu n’entends plus ça dans le rap institutionnalisé qui sort aujourd’hui. Je suis heureux de voir le Sud s’élever mais ça m’attriste de voir l’exploitation commerciale qui en est fait. Au niveau supérieur de décisions dans les maisons de disque, personne ne vit dans le ghetto. Personne ne comprend la douleur, la colère et le désespoir des gens qui y vivent. A West Jackson, il n’y a pas de boulot et le racisme est encore un problème. Si tu dis à des gosses de ces quartiers « Hé, regarde-moi, je vends de la drogue et je suis plein aux as », tu ne fais qu’encourager les gamins à plonger eux aussi.

A : A quel moment le rap a changé, de votre point de vue ?

C : Ça a été un long processus, mais je l’ai vraiment remarqué quand on m’a remis une copie de Trap Or Die, la première mixtape de Young Jeezy. Je m’en souviens très bien car c’est un collègue journaliste, Carlton Wade, qui me l’avait offert. Il était à fond. Mon ami m’a demandé « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? Il est super fort non ? » Je lui ai répondu « La musique est bonne, mais je dois dire que le contenu des textes me fait un peu peur. Grosso modo, ce mec est la mascotte des bas-fonds du capitalisme ! » Voilà quelqu’un qui fait du trafic de drogue le truc cool du moment. Il y a un seul morceau de Trap Or Die que j’ai vraiment aimé, c’est « Gangsta », où il cite un titre des Geto Boys sur l’album Resurrection : « Real gangstas go the polls. » C’est le seul moment où Jeezy a mis un peu de commentaire social dans sa musique. Il raconte alors que dans les prisons, on donne des numéros de joueurs de football aux jeunes Noirs. Et c’est tout ! Après ça, je n’ai plus entendu de morceaux de cet acabit avant l’album The Recession. Jeezy a voulu mettre fin à tout ça, je lui accorde, mais le problème c’est qu’il a établi un précédent. Je n’arrête pas de dire aux gens que les premières critiques autour du gangsta rap n’avaient rien à voir avec la violence et le sexe. C’est le message politique distillé par des groupes comme les Geto Boys qui inquiétait la classe dominante.

A : On peut dire que d’autres régions ont connu ça : l’Ouest avec The Chronic, ou plus tard New York avec quelqu’un comme 50 Cent…

C : La différence entre 50 Cent et NWA, c’est que NWA avait « Fuck the Police ». C’était une déclaration puissante. Ice-T avait « Cop Killer ». Ces morceaux parlaient de l’hypocrisie d’un système qui te dit « Tu es libre de tes paroles, mais si tu dis quelque chose qui nous offense, alors tu seras puni. » Les Geto Boys avaient des morceaux comme « Do it like a G.O. », « Fuck a war »… C’est une tradition de la musique noire : identifier les maux de la société tout en célébrant la vie, la sexualité… Le commentaire social a toujours été présent. Toujours. L’Amérique corporate, c’est la classe dominante. Ils ne vont pas te laisser les critiquer longtemps si beaucoup de monde commence à t’écouter. Tu m’as demandé s’il y avait eu un tournant dans l’histoire. Ça a commencé à changer peu de temps après les émeutes de Los Angeles. D’ailleurs la rébellion a en réalité pris place dans tout le pays. Il y a eu une émeute à Atlanta que les gens ignorent. La seule preuve de son existence, c’est le morceau « Live at the o.m.n.i. » de Goodie Mob. Dans le morceau, Khujo raconte qu’il a été emprisonné pendant ces émeutes. Tellement de gens s’étaient fait arrêter qu’il n’y avait plus de place dans les prisons locales, alors les prisonniers ont été amenés à l’Omni-Theatre. C’est ça qui m’a fait aimer le rap : ça donnait une parole à ceux qui n’en avait pas en temps normal. Grâce au rap, j’ai pu écouter le groupe EnTeeEm – c’est old school, tu te souviens d’eux ?

« C’est une tradition de la musique noire : identifier les maux de la société tout en célébrant la vie, la sexualité… Le commentaire social a toujours été présent. Toujours. »

A : Comment vous dites ?

C : EnTeeEm, je crois que c’était un diminutif de « Motherfucker ».

A : Ha, NTM ! Oui, bien sûr, c’est un groupe emblématique en France.

C : Et ils avaient un morceau sur la Police. Ils ont été arrêtés à l’époque, non ? Et bien tu vois, me voilà, un Américain qui a entendu ce morceau qui parlait de la condition des minorités en France. Ice-T l’a dit mieux que personne : le rap est une conversation. Une conversation entre moi et mes potes que le monde entier peut entendre.

A : Vous avez déjà pu débattre de tout ça avec Young Jeezy ?

C : Je n’ai jamais eu l’opportunité de lui parler. J’ai parlé à des gens qui le connaissent. L’un des artistes signés sur son label s’appelle Boo Rossini. Je le connais très bien. Il faisait partie d’un groupe appelé The Concentration Camp. Boo est l’un de mes rappeurs préférés dans le Mississippi, c’est un peu notre Jay-Z : un pur lyriciste mais aussi un rappeur gangsta. Il y avait un vrai commentaire social dans sa musique, mais ce que j’ai entendu de lui récemment ne m’a pas beaucoup plu. L’un des artistes qui maintient cette tradition et que j’aime beaucoup, c’est Plies. « 100 Years » est l’un de mes morceaux préférés. Ça évoque le complexe carcéro-industriel et l’injustice des lois concernant la drogue. Si tu te fais arrêter en possession de crack, tu risques une peine de prison allant de 20 ans à perpétuité. En revanche, si on t’arrête avec de la cocaïne, tu seras condamné à moins de 7 ans. La plupart des consommateurs de cocaïne sont blancs et de classe moyenne. Ceux qui prennent du crack sont noirs ou hispaniques. Tous ces condamnés remplissaient les prisons de manière disproportionnée, c’est une véritable autoroute vers la prison pour les jeunes afro-américains.

A : Les artistes sont peut-être pragmatiques. NTM, par exemple, on les a pris pour des révolutionnaires, alors qu’ils voulaient simplement faire carrière…

C : Beaucoup de ces gamins viennent des quartiers. Ils n’ont rien, et soudain arrive tout cet argent – enfin, ce n’est pas du vrai argent, car à la fin, c’est sûr, tous ces artistes se feront littéralement violer. Dans cette industrie, il y a toujours un prix à payer. Ils vont aimer ton énergie, ils vont aimer ceci, cela, mais au bout d’un moment, ils vont te dire « Écoute, il faut que tu dises ceci à la place de ça, parce que c’est plus vendeur. » Les mots seront peut-être différents, mais on te le fera comprendre d’une manière ou d’une autre. Sans ça, tu vas te retrouver sans hit. Et sans hit, tu vas te retrouver sans contrat. Ces gamins ne sont pas assez solides pour ça. Ils sont devenus habitués à l’apparat de la vie de star, mais les maisons de disque ne leur donnent jamais assez d’argent pour garantir leur autonomie. C’est une vraie relation de proxénète à prostituée. Tu te rappelles des Ying Yang Twins ? Dans le dernier album qu’ils ont enregistré pour une major, ils avaient essayé d’évoquer les problèmes de la rue.  Ils étaient passés de « Get Crunk ! » à ces sujets-là…

A : Et on n’en a plus jamais entendu parler…

C : Pas sur une major en tout cas. Tu crois que c’est une coïncidence ? Tous les artistes qui sont suffisamment forts pour résister finissent par dire « OK, je me barre » et ils deviennent indépendants. Dead Prez en est l’exemple parfait. L’une des choses qui a rendu le Sud aussi puissant, c’est que la plupart des artistes étaient d’abord des indépendants. Aucun patron ne leur imposait ce qu’ils devaient dire.

A : On dirait que la victoire du Dirty South est amère pour vous.

C : Je suis fier de voir les TI, les Jeezy et les Rick Ross accomplir des choses aussi phénoménales. Ce sont des choses que des groupes comme A Damn Shame ou Wildlife Society n’ont pas pu accomplir. Je suis heureux que Pimp C, Paix à son âme, ait pu connaître avant sa mort le degré de succès et de respect qu’il méritait vraiment au sein d’UGK. Mais je suis d’accord avec lui : il manque aux jeunes artistes d’aujourd’hui un regard social. C’est pourtant ce qui rend notre musique passionnante aux yeux du monde : notre voyage, notre lutte en tant que Noirs du Sud a changé l’idéal démocratique aux États-Unis. C’est un message puissant que l’on doit encore colporter. Si tu retires ce message de la musique, ça devient du chewing gum : ça a bon goût, peut-être, mais ça ne nourrit pas.

A : Quels sont les artistes qui vous ont le plus impressionné quand vous les avez rencontrés ?

C : Les Geto Boys m’ont énormément impressionné car ils avaient tout compris au fonctionnement politique de l’industrie du rap. Ils comprenaient aussi pourquoi ils étaient attaqués. Lil J de Rap-A-Lot m’a impressionné également. Master P aussi. Au premier abord, je ne voyais pas ce type comme quelqu’un de très intelligent, avec ses dents en or et son accent. Mais en lui parlant, j’ai réalisé qu’il était un génie ! Rassembler un collectif comme No Limit, avoir cette capacité à s’auto-marketter… Voilà un type qui a eu la volonté de sortir des Calliope Projects, et il l’a fait ! C’est fascinant. D’autres m’ont impressionné : Mia X, Fiend, Killer Mike ou Wildlife Society, l’un de mes groupes préférés. J’ai écrit sur eux à l’époque où ils étaient chez TVT Records. C’était le premier groupe de Jackson à signer en major. Ils mêlaient le commentaire social et le gangsta rap d’une manière incroyable. Ils parlaient le langage des gamins des gangs, mais ils parlaient aussi du racisme, de la lutte des classes, du mouvement pour les droits civiques, tout en restant gangsta. Pour moi, c’est ça, la puissance.

A : C’était difficile d’imposer des artistes du Sud dans les médias à l’époque ?

C : Au début, oui. Personne ne voulait en entendre parler. Il faut bien comprendre une chose : la plupart des gens qui dirigeaient les magazines étaient new-yorkais. Et le hip-hop new-yorkais des années 90 était très centré sur lui-même. En d’autres termes, si tu ne venais pas de New York ou des trois États alentours, on ne t’accordait pas le respect que tu mérites. C’est triste que UGK n’ait commencé à bénéficier d’une vraie couverture médiatique qu’après que Jay-Z les ait invités sur « Big Pimpin' ». Du jour au lendemain, tout le monde les a aimés. Rien que pour avoir fait ça, Jay-Z a mon respect, mais pourquoi il a fallu que ça se passe ainsi ?

« A mes yeux, le hip-hop sudiste est l’équivalent moderne du blues. Ça se sent, ça s’entend. Ce sont les petits enfants de Muddy Waters qui te parlent aujourd’hui. »

A : La plupart du public français a aussi été éduqué par New York. Et même aujourd’hui, il y a encore un fossé entre New York et le Sud…

C : Permets-moi de dire la chose suivante aux fans français : si vous voulez respecter le hip-hop, vous devez respecter le Sud. La raison pour laquelle je dis ça est claire : la musique que le hip-hop utilise – c’est-à-dire les breakbeats – elle vient d’artistes comme qui ? Comme James Brown. Elle vient de genres musicaux qui puisent leurs racines où ? Dans le Sud. Donc ne me dites pas que vous aimez le rap mais que vous n’arrivez pas à comprendre la musique du Sud. James Brown vient de Géorgie, et c’est le parrain de la soul !

A : C’est ça le truc avec le rap : quand tu as une vue d’ensemble, tout est cohérent. Mais si on ne t’a raconté qu’une seule partie de l’Histoire, tu crois détenir une vérité qui n’en est pas une…

C : Exactement. C’est comme le purisme dans le jazz. J’ai travaillé dans une radio universitaire qui passait du jazz. Je jouais beaucoup de jazz-fusion à l’antenne, des artistes comme Ronnie Law, et tous les anciens me disaient « Mmmmmh, c’est pas du jazz, ça. » Mon argument, c’est que la nature du jazz, de la musique noire, de la musique, la nature même de l’humanité est d’évoluer. Le hip-hop évolue. Le hip-hop sudiste fait partie de cette évolution. Aujourd’hui, on critique beaucoup la snap music de Soulja Boy, mais la danse a toujours fait partie du hip-hop. Ce n’est pas parce que ce n’est pas ta tasse de thé que tu dois être condescendant. Le hip-hop est une musique multidimensionnelle. Le problème, c’est que le public n’est exposé qu’à une partie de notre production. Ce qui m’a fasciné avec Jean-Pierre, c’est sa sincérité et la profondeur de sa connaissance. Et je suis fasciné par votre site ! Vous faites une chose très importante car comme l’a dit Andre 3000 : « le Sud a quelque chose à dire. » A mes yeux, le hip-hop sudiste est l’équivalent moderne du blues. Ça se sent, ça s’entend. Ce sont les petits enfants de Muddy Waters qui te parlent aujourd’hui.

A : Vous avez des enfants ?

C : Oui, j’en ai cinq : mon aîné est un rappeur, il se fait appeler Big Spook. Il fait ses classes dans la communauté hip-hop de Jackson. J’ai des jumeaux, Nzinga et Kamau, une belle-fille appelée Hope et Nile, qui a 13 ans.

A : Quelle relation avez-vous avec eux en matière de rap ?

C : Ils m’aident à rester à la page. Il y a tellement de musique, c’est impossible de suivre. La première fois que j’ai entendu Soulja Boy, c’était quand ma fille écoutait son morceau sur YouTube, avant qu’il explose. Sans elle, Soulja Boy serait passé complètement sous mon radar avant d’avoir touché le grand public. Mon fils Kamau m’a apporté récemment le disque d’un rappeur local, Lil Yoshi. Il se débrouille pas mal ! Il y a des jours où je grimace un peu quand je vois ce qu’ils écoutent, mais le point positif c’est que je peux leur dire : « Tu sais à quoi ça ressemble, ce truc ? Ça ressemble à ça. Tu aimes Young Jeezy ? Alors tu devrais vraiment te pencher sur Scarface et Trick Daddy. »

A : Quelles comparaisons faites-vous entre votre enfance dans le Mississippi à celle de vos enfants ?

C : Je pense qu’ils vivent dans une société meilleure .Mon plus jeune fils a 13 ans. Quand j’avais son âge, si tu m’avais dit qu’on verrait un jour un président noir, je t’aurais dit « Je sais pas ce que tu fumes, mais faut vraiment que t’arrêtes. » C’était inconcevable pour moi à l’époque tant le futur paraissait sombre en terme de relations Noirs/Blancs. Aujourd’hui, non seulement mes enfants peuvent le concevoir, mais ils le voient de leurs propres yeux ! Ils peuvent même se dire qu’ils aimeraient devenir Président des Etats-Unis. Cette possibilité existe pour eux. Je ne dis pas que tout va bien dans le meilleur des mondes, ce n’est pas le cas. Mais la situation est cent fois meilleure aujourd’hui en termes de relations raciales. J’enseigne désormais à mes enfants de faire en sorte que le monde de leurs enfants soit cent fois meilleur, lui aussi.

A : Quel regard portez-vous sur la Présidence d’Obama ?

C : Je suis partagé. Je suis heureux qu’il soit là, mais j’aimerais juste qu’il ait une approche plus progressiste. La réforme de la couverture santé est une grande chose, mais en même temps, je voudrais qu’il soit plus agressif avec les Républicains, car ils essaient d’abroger tout ce qu’il accomplit. Mais ce n’est juste pas son style, à Obama. C’est un mec sympa, seulement on ne peut pas être sympa avec les Républicains. Ils sont un peu comme Le Pen.

A : Vous le connaissez aussi ?

C : Oh oui, je me tiens au courant ! Jean-Pierre me donne des nouvelles de ce qui se passe en France.

A : Désormais on a la fille de Le Pen, Marine. J’ai bien peur qu’elle frappe fort aux prochaines élections…

C : Wow. Ici, une personne qui pourrait être lié au Tea Party a placé une bombe sur le trajet d’une parade en l’honneur de Martin Luther King. C’est arrivé à Spokane, Washington. Dieu merci, les autorités l’ont trouvé avant qu’elle explose et le circuit a été dévié. Les choses s’améliorent mais il y a toujours des gens qui veulent nous renvoyer dans les années 50. Nous devons faire notre possible pour élever le niveau de conscience chez les gens pour qu’ils n’acceptent pas de retourner en arrière.

A : David Banner vient d’être intronisé au Mississippi Music Hall of Fame. C’est assez symbolique. Qu’en avez-vous pensé ? 

C : C’est difficile pour moi de répondre à cette question car j’ai joué un rôle important dans sa carrière. Je connaissais très bien son groupe Crooked Lettaz. Je connais Banner depuis longtemps, mais ça fait des années qu’on ne s’est pas parlé. J’espère qu’il usera de son influence pour aider d’autres artistes du Mississippi à percer. Mais ce qui me déçoit plus que tout, c’est qu’il est probablement le rappeur le moins talentueux du Mississippi. Je le dis en toute sincérité, j’adore ce mec mais c’est l’un de nos moins bons rappeurs.

A : Quelle est votre histoire avec lui ?

C : J’ai été son mentor. Je l’ai rencontré à l’époque de Crooked Lettaz. Ils étaient coincés dans un très mauvais contrat. Donnie Cross, un artiste dont je suis aujourd’hui manager, faisait lui partie d’un autre groupe, Us From Dirt. Ils étaient sur l’album de Crooked Lettaz et ils dépendaient du même management. Donnie avait senti qu’un truc clochait, alors il m’a appelé pour que je relise leur contrat. Il en a apporté trois : un contrat de management, un contrat d’édition et un contrat de production. Ces trois contrats étaient la propriété des mêmes individus. Je lui ai dit « Sans même lire ces contrats, je peux te dire qu’il y a un problème. Le boulot de ton manager, c’est de te trouver le meilleur deal possible avec un éditeur ou un producteur. Mais s’il est à la fois ton producteur, ton éditeur et ton manager, il a un conflit d’intérêt : ce n’est pas pour toi qu’il va signer le meilleur deal, mais pour lui ! » J’ai demandé à Donnie si Crooked Lettaz avaient signés les mêmes contrats, il m’a dit oui. Ils étaient mal barrés, et ça expliquait probablement pourquoi leur album tardait à sortir. Le lendemain, David Banner, Kamikaze et Fingerprint sont venus chez moi. Ils ont apporté leur contrat, je leur ai tout expliqué puis je les ai mis en relation avec Wendy Day qui les ai aidé à rompre ce contrat [NDLR : à la fin des années 90, la fan de hip-hop Wendy Day s’est fixée pour mission d’aider bénévolement les rappeurs à éviter les pièges de l’industrie du disque. C’est notamment elle qui a conseillé No Limit et Cash Money Records lors des signatures de leurs contrats révolutionnaires avec des majors]. Malheureusement, Us From Dirt n’a pas pu sortir de son contrat. Ils ont du attendre huit ans, c’est pour ça qu’on entend parler de Donnie seulement aujourd’hui.

A : Huit ans, à l’échelle du rap, c’est long…

C : Ça peut être une carrière entière ! Comme j’ai dit, je suis content pour David Banner mais je veux voir émerger d’autres artistes du Mississippi. Je suis content pour Big K.R.I.T. qui a pu enfin signer chez Def Jam. Il va apporter de bonnes choses. On entendra peut-être aussi parler de Boo chez CTE, Donnie Cross ou Needle in a Haystack – l’un des membres du groupe est mort mais ils m’avaient vraiment impressionné. Il y a beaucoup de talents ici qui méritent d’être exposés, en rap comme en R&B. J’espère que ça se produira.

A : Cette interview touche à sa fin, il y a quelque chose que vous souhaiteriez ajouter ?

C : Je veux dire aux Français : guettez la sortie du livre Gangsta Gumbo, écrit par moi-même et John, Jean… Est-ce que je prononce bien ?

A : Jean-Pierre Labarthe. Le « H » ne se prononce pas.

C : J’avais pris des cours de français à la fac. J’ai eu un B, mais je ne suis pas très bon. C’est l’un des plus grands regrets de ma vie.

A : Jean-Pierre Labarthe m’a confié que vous aviez failli venir vivre en France…

C : J’ai appris le français car l’un de mes auteurs favoris est James Baldwin. J’ai eu la chance de le rencontrer deux fois et passer un peu de temps avec lui. Il était venu vivre en France et je voulais faire comme lui. Et puis ma grand-mère est créole, elle vient de Louisiane. Je voulais être capable de communiquer avec elle mais je n’y arrive pas. Je peux dire des choses basiques comme « Comment ça va ? » [en français dans le texte] mais si tu te mettais à parler en français, je ne pourrais pas suivre.

A : Vous n’êtes jamais venu en France ?

C : Jamais. J’ai une histoire à ce sujet : il y a six ans, il devait y avoir une conférence en France pour les 30 ans du hip-hop. Ma femme et moi devions participer à un panel mais l’événement a été annulé. Je crevais d’impatience à l’idée de venir. Je voulais écouter du hip-hop de chez vous, et je rêvais de rencontrer NTM. Mais vraiment. Crois-le ou pas, mais ces frangins, c’était mes héros. Quiconque a les couilles de dire ce qu’ils ont dit, sachant qu’ils iraient en taule, et le dire quand même, c’est puissant. Peu de gens peuvent le faire. Comme Martin Luther King quand il a marché sur le Edmond Pettus Bridge. Pour se lever et dire ce qui doit être dit, surtout quand c’est impopulaire, il faut du courage. Beaucoup de courage.

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