M. Greenburg, biographe (non-autorisé) de Jay-Z
Interview

M. Greenburg, biographe (non-autorisé) de Jay-Z

Dans le livre Empire State Of Mind, le journaliste Zack O’Malley Greenburg décortique le business Jay-Z pour faire le portrait de Shawn Carter. Un récit passionnant et non-autorisé, qui décode le mythe autant qu’il le renforce. Entretien avec l’auteur.

et

Abcdr Du Son : quel a été le point de départ de ce livre ?

Zack O’Malley Greenburg : Le livre est vraiment né en 2007, quand j’ai fait la série des Hip-Hop Cash Kings pour le magazine Forbes. Ça a mis en avant mon travail sur le hip-hop, et des responsables des éditions Penguin sont tombés dessus. Grâce à ça, j’ai pu décrocher un contrat pour faire ce livre.

A : En tant que New-Yorkais, vous êtes un fan de Jay-Z à la base ?

Z : Oui, j’ai grandi avec pas mal de ses morceaux. C’était la bande originale de ma vie quand j’étais au lycée et à la fac. En fait, j’ai découvert une bonne partie de sa musique dans le sens inverse. Je l’ai découvert vers 1997/98, à l’époque où il avait un succès phénoménal avec « Hard Knock Life ». C’est seulement quelques années après que j’ai pu réaliser la grandeur de son premier album. Quand j’ai commencé à écouter Jay-Z, ce qui me frappait, c’est qu’il disait tout le temps qu’il était le meilleur, comme le font beaucoup de rappeurs. C’est en écoutant Reasonable Doubt que j’ai vraiment compris ce qu’il disait. [Rires]

A : Vous avez un morceau préféré ? 

Z : Pour moi, Reasonable Doubt est son meilleur album. The Blueprint vient juste après, avec le Black Album. Si je devais choisir un seul morceau… [il cherche] Je pense que « Can I Live » est un vrai classique qu’on n’évoque pas assez. J’aime particulièrement la façon dont les morceaux de Reasonable Doubt ont été repris dans l’album Unplugged. Sa collaboration avec The Roots est l’une des plus réussies de l’histoire du hip-hop.

A : Vous êtes journaliste pour le magazine Forbes. Vous avez pu suivre la réalisation de la couverture Jay-Z / Warren Buffett l’année dernière ?

Z : À cette époque, j’avais déjà essayé de l’interviewer et j’avais déjà essuyé un refus. Jay-Z ne voulait parler qu’avec Steve Forbes. C’était la condition.

A : Cette couverture était assez impressionnante. Selon vous, que dit-elle sur Jay-Z ? 

Z : Je pense qu’elle en dit beaucoup sur l’ambition de Jay-Z et le fait qu’il a réalisé à peu près tous les projets qu’il avait imaginé – et je pense qu’il en a encore quelques uns à accomplir. Le plus impressionnant, quand même, c’est le fait que Warren Buffett ait accepté de faire cette couverture. Ça en dit long sur le chemin parcouru par le hip-hop au fil des années. Warren Buffett n’est pas quelqu’un qui a besoin de publicité. Pour lui, se retrouver à la une de Forbes, c’est pas grand-chose. Mais s’il a accepté cette couv’ là, c’est qu’elle avait quelque chose d’excitant pour lui, et qu’il respecte vraiment Jay-Z. Peut-être même qu’il s’est dit qu’il pourrait apprendre quelque chose de Jay-Z, tout comme Jay-Z a quelque chose à apprendre de lui. Ce sont des grands esprits qui se sont rencontrés : Jay-Z, Warren Buffett et Steve Forbes. Trois personnes avec beaucoup de curiosité et un grand sens des affaires qui se retrouvent. C’était un grand moment pour le hip-hop, mais aussi pour le journalisme financier.

A : Qu’est-ce qui distingue Jay-Z des autres entrepreneurs du rap, comme Diddy et 50 Cent ?

Z : Le truc à part chez Jay-Z, tout d’abord, c’est la musique. Plus que n’importe qui dans l’histoire du hip-hop, il a eu cette capacité à faire pendant quinze ans une musique qui est toujours dans l’air du temps. Il a toujours su maintenir la passion de ses fans et en séduire de nouveaux. Cette capacité-là, c’est la rampe de lancement de toutes ses entreprises. Côté business, il est très astucieux, il a cette curiosité intellectuelle, il n’a pas peur de poser des questions, ni de demander des avis. C’est pour ça qu’on le voit se rapprocher de gens comme Warren Buffett ou Oprah Winfrey. Tout au long de sa carrière, Jay-Z a eu beaucoup de mentors différents, et il en a repoussé certains au fil des années. Forcément, quand tu arrives au point où ton mentor s’appelle Warren Buffett…

A : Vous n’avez pas réussi à interviewer Jay-Z pour ce livre. Du coup, l’une des principales citations que vous utilisez, ce sont les paroles de « December 4th ». En tant que journaliste, vous considérez ce morceau comme une source fiable ?

Z : Oui. Je pense que Jay-Z, contrairement à beaucoup d’artistes, est très crédible dans ses chansons. Il n’exagère jamais beaucoup. En faisant mes recherches pour le bouquin, je suis tombé sur des éléments d’information qui résonnaient avec les paroles des morceaux. J’écoutais un disque méconnu comme The Blueprint², j’entendais une rime, et c’était une référence directe à un contrat qu’il avait véritablement réalisé. Je pense que chez Jay-Z, c’est l’expérience qui parle. Bien sûr, n’importe quelle parole de morceau doit être vérifiée avant d’être considérée comme véridique – c’est ce que j’ai fait, et la vaste majorité de ce que j’ai trouvé était vrai.

A : Alors vous avez vraiment retrouvé le fameux sycomore en dessous duquel ses parents ont fait l’amour pour lui donner la vie ?

Z : [Rires] Ça, c’est une référence à un morceau de Biggie. Attends, que je me souvienne… C’est quel morceau déjà ? Il faudra que je retrouve ça. [NDLR : il s’agit d’une rime issue de « You’re Nobody (Til Somebody Kills You) » : « With my sycamore style, more sicker than yours »]

« John Meneilly est le gardien des clés. Il faut passer par lui pour arriver à Jay-Z.  »

A : Il y a un passage marrant à la fin du livre. Vous faites allusion à des rêves que vous avez faits, dans lesquels vous vous voyez discuter avec Jay-Z. Quelle est la question que vous lui poseriez s’il vous accordait finalement une interview ?

Z : [silence]  Le premier truc qui me vient à l’esprit, ce serait de lui demander pourquoi, justement, il n’a pas voulu que je l’interviewe pour ce livre. Mais je sais déjà la réponse. Alors je lui demanderais peut-être : parmi les choses que j’ai oublié de raconter dans le livre, laquelle aurait-il racontée s’il avait été à ma place ?

A : Jay-Z étant quelqu’un qui contrôle très bien son image et son rapport aux médias, vous croyez vraiment qu’une interview en bonne et due forme avec lui vous aurait aidé pour le livre ?

Z : La réponse courte est non. [Rires] J’ai bouffé les textes de ce mec pendant 15 ans, et je suis dans ce projet depuis cinq ans, donc je ne suis pas sûr de savoir ce qu’un déjeuner avec Jay-Z aurait apporté de plus au livre. Ceci dit, bien sûr que j’aimerais l’interviewer. Par l’observation, un bon reporter peut toujours retirer quelque chose, même dans les paroles non-dites. Le genre de choses qu’on ne peut pas trouver dans des citations de seconde main. Ça aurait été cool de l’avoir, mais je ne pense pas qu’il aurait révélé une chose que l’on ne sait pas déjà.

A : Et à part Jay-Z, quelle est la personne que vous aimeriez interviewer pour en savoir plus sur lui ?

Z : Beyoncé, mais je ne crois pas qu’elle voudra me dire quoi que ce soit, elle non plus. [Rires] Ils sont tous les deux très secrets par rapport à leur relation. En fait, les meilleurs moments du livre viennent de gens que je ne pensais même pas interviewer. Je ne savais pas qui ils étaient, et au final, ce sont eux qui m’ont rapporté des infos incroyables sur les affaires de Jay-Z.

A : Qui vous a fait la plus forte impression ?

Z : Fab 5 Freddy, un grand conteur et un pionnier du hip-hop. Je ne savais pas qu’il avait ce lien avec Jay-Z, et qu’ils avaient travaillé sur un documentaire autour du basket [NDLR : en 2003, quand Jay-Z a monté une équipe pour remporter le légendaire tournoi du Rucker Park à Harlem]. Je ne savais même pas qu’il y avait eu un film là-dessus, et que ce film n’était jamais sorti. Il y a aussi Branson B, une légende du hip-hop que je ne connaissais pas. Fab 5 Freddy m’a mis en contact avec lui et il s’est révélé être une source immense [NDLR : considéré comme l’œnologue du hip-hop, Branson B intervient dans le chapitre sur le champagne Ace Of Spade]. Quant à MC Serch, je ne savais pas qu’il avait fait cette tournée avec Big Daddy Kane et Jay-Z dans les années 80. Il a connu Jay-Z quand Jay-Z n’était qu’un ado qui rappait pour avoir de quoi manger et dormir, et qui demandait de l’argent à Big Daddy Kane pour aller s’acheter un burger au fast-food du coin. Depuis sa seconde vie, MC Serch est devenu une espèce de gourou des affaires à Detroit, et il est bien informé aussi sur un certain nombre de deals – notamment cette histoire de Jeep Jay-Z, qui est l’un des meilleurs chapitres du livre. C’est une information qui n’a été documentée par personne, et je suis tombé dessus par hasard.

A : C’est un chapitre passionnant. On se fait cette idée d’un Jay-Z surpuissant, et pourtant, aux yeux des dirigeants de Jeep, il n’est qu’un dealer infréquentable.

Z : C’est l’une des choses qui m’a surpris. Voilà ce type qui a arrêté le trafic il y a 15/20 ans. Mais quand j’en parlais autour de moi – souvent à des blancs plus âgés – on me disait des trucs du genre « Fais attention à toi hein ! » Les gens ne comprenaient pas le businessman qu’il est devenu. Il est tout à fait réglo aujourd’hui, mais il y a encore des gens qui s’agrippent à son passé. Ils sont de moins en moins nombreux, certes, mais ce sentiment est toujours là.

A : Vous avez essayé d’interroger Memphis Bleek ? C’est peut-être le seul type qui a résisté à tout dans l’entourage de Jay-Z. Il est toujours là, et il a dû voir un paquet de trucs…

Z : Le problème de Memphis Bleek, c’est qu’il ne dira jamais une chose que Jay-Z ne l’a pas autorisé à dire. On m’a vraiment empêché de parler à ses plus proches confidents.

A : Quand vous dites qu’on vous a bloqué, vous parlez de John Meneilly ?

Z : Oui, on peut le dire. [Rires] Il est le bras droit de Jay-Z. Dans les faits, c’est un manager, mais personne ne manage Jay-Z. [Rires] Il raconte que Jay-Z l’appelle son consigliere, comme dans une mafia. John Meneilly est le gardien des clés. Il faut passer par lui pour arriver à Jay-Z. Il s’occupe aussi de beaucoup de trucs côté business. Lui aussi est très malin. Son attitude, à juste titre, c’est de dire « On a construit une grande marque avec Jay-Z, alors si vous voulez faire des affaires avec nous, il va falloir nous impressionner, parce que tout le monde veut faire des affaires avec Jay-Z. Et si vous ne proposez pas un deal monstrueusement bons, ce n’est pas la peine, parce qu’on a déjà des deals monstrueusement bon à portée de main. »

A : Aujourd’hui, on a l’impression que chaque décision de Jay-Z est un coup d’échec, même quand il fait de la musique.

Z : Je ne crois pas qu’il sera un jour 100% business en permanence, même s’il y a une implication de sa musique dans ses affaires. Je crois qu’il a vraiment la passion de rapper. Et ça se voit : ces derniers temps, il est apparu sur plein de morceaux qui ne sont jamais sortis en CD. Il fait ça pour le fun. Je ne pense pas qu’il sortira à nouveau un album par an, comme il l’a fait pendant les premières années de sa carrière. Vraiment pas. C’est un rythme épuisant et ce n’est pas si profitable sur le plan financier. Mais il a une motivation artistique. Il adore ça. Il a aussi une motivation financière. Il sait que s’il ne sort pas d’album pendant quelques années, il perd en présence. Il se retrouverait hors du buzz, et ça pourrait nuire à son business. Regarde 50 Cent : ça fait longtemps qu’il n’a pas eu un gros succès, et le déclin dans ses revenus est bien visible.

A : Où voyez-vous Jay-Z dans 10/15 ans ?

Z : Il a toujours dit qu’il voulait fonder une famille. Je pense qu’à ce moment-là, il aura des enfants. Je ne le vois pas prendre sa retraite. Il va ralentir un peu, mais je ne pense pas qu’il soit le genre de mec capable de tout arrêter. Il a encore beaucoup d’affaires à réaliser. [NDLR : l’interview a été réalisée avant l’annonce de la maternité de Beyoncé]

A : Vous croyez en cette idée qu’il pourrait se lancer en politique ?

Z : Je pense que ce pays n’est pas encore prêt à accepter qu’un ancien dealer devienne un élu – en tout cas pas dans les hautes fonctions. Il faudrait bien encore dix autres années avant que ça devienne possible. Mais qui sait ? C’est pas le maire de Providence qui a été emprisonné pour une histoire de crack, avant d’être libéré puis réélu ? [Rires] Je ne suis pas sûr que Jay-Z puisse devenir Président, mais je préférerais voir Jay-Z au Sénat plutôt que la moitié des imbéciles qui sont entrain de détruire notre pays.

A : Qu’avez-vous pensé de Decoded, sa biographie « officielle » ?

Z : J’ai trouvé que c’était très bien écrit. Très bien présenté. J’ai pris du plaisir à le lire, mais je ne suis pas sûr que ça m’ait appris beaucoup de choses que je ne sache déjà. Et puis les analyses de texte étaient un peu simplistes. Bon, OK, je sais ce que veut dire le mot « gat » ! [Rires] Une partie du livre se résumait à la traduction de termes argotiques, et beaucoup de gens les connaissaient déjà. En tout cas, le concept est osé et imaginatif, et la réalisation impeccable.

A : Peut-être que Jay-Z a voulu cibler le public d’Oprah Winfrey avec ce livre…

Z : Sans doute [Rires]. C’est ce public-là qui achète des livres.

A : Il y a quelques semaines, un extrait de votre livre, qui évoquait les liens entre Jay-Z et le fabriquant de champagne Armand de Brignac, a été retiré du site d’information The Atlantic. Ça a crée une petite polémique . Quel aura été le fin mot de l’histoire ? Est-ce que Jay-Z a joué de ses pouvoirs Illuminati pour vous censurer ? 

Z : [Rires] Ça, c’est une question dont seuls Jay-Z et les responsables du site ont la réponse. Quand j’ai vu que l’article avait été supprimé, j’ai été surpris comme tout le monde. Je pense que c’est l’un des chapitres les plus solides du livre et que ça révèle quelque chose que Jay-Z ne voulait pas rendre public. Ça ne m’étonnerait pas que dans quelques mois, on voit Jay-Z et ses lieutenants admettre finalement leurs liens avec la marque Armand de Brignac.

A : Jay-Z a dit un jour dans un morceau « J’ai mis quelques carrières sur la touche. » Avez-vous ressenti cette espèce d’autorité silencieuse de Jay-Z sur les gens que vous avez interviewés ?

Z : Oui et non. Il y a beaucoup de gens qui m’ont parlé même s’ils n’avaient que des choses à perdre en me parlant. Ils l’ont fait malgré tout. Des gens comme ?uestLove, Fab 5 Freddy ou certains responsables de maisons de disques savaient que Jay-Z n’allaient pas arrêter de travailler avec eux sous prétexte que j’avais pu les interviewer. Jay-Z a davantage de contrôle sur son cercle le plus proche. Depuis la sortie du livre, j’ai interviewé des gens qui avaient refusé de me parler, comme Lyor Cohen et Russell Simmons. Et je les comprends : ce sont des amis de Jay-Z davantage que des relations. En tout cas, j’ai été globalement surpris par le nombre de personnes qui ont bien voulu me parler même s’ils n’avaient rien à y gagner.

A: Qu’avez-vous pensé de Watch The Throne ?

Z : J’ai bien aimé – c’est difficile de ne pas trouver de la qualité quand deux légendes se renvoient la balle sur tout un album. Je pense cependant que sa plus grande faiblesse est sans doute liée à sa plus grande force évoquée à l’instant : le disque est parfois un peu inégal. Il n’a pas la cohérence d’un Blueprint ou d’un My Beautiful Dark Twisted Fantasy. C’est plutôt une série d’idées sonores et textuelles intéressantes qui s’échappent pendant que Kanye West et Jay-Z se battent pour décider comment l’album doit sonner.

A : Quel est le moment qui résume le mieux Jay-Z, selon vous ?

Z : Je dirais la naissance de Rocawear. C’était la fin des années 90, Jay-Z avait dédicacé beaucoup des marques de vêtements dans ses morceaux, et grâce à lui la popularité de ces marques avait grimpé en flèche – c’était le cas de la marque Iceberg. Lui et Dame Dash sont donc allés voir les dirigeants d’Iceberg et leur on dit « Voilà, on vous fait une énorme pub, alors vous pouvez au moins nous sponsoriser ou nous accorder une participation dans la marque. » Les mecs d’Iceberg ont refusé. Jay-Z et Dash ont donc lancé Rocawear. Cette idée que Jay-Z puisse citer sa propre marque dans ses morceaux plutôt que la marque d’un autre, ça a vraiment posé les bases de beaucoup d’autres de ses projets. Ça lui a permis d’économiser des millions de dollars en publicité gratuite et de rendre tous ses business très rentables.

A : Vous pensez qu’il a lu votre livre ?

Z : Oui. Des gens lui en ont parlé. Ils m’ont rapporté qu’il leur avait dit que non, il ne l’avait pas lu, mais d’après eux, en réalité il l’aurait bien lu.

A : Vous n’attendez aucun retour de sa part ? 

Z : Non, ce n’est pas sa façon de faire. Il gère la publicité non-sollicitée à son sujet en l’ignorant simplement, car il sait le poids que représente sa propre voix. A partir du moment où il dit quelque chose sur mon livre…

A : Vous faites un best-seller.

Z : Voilà ! [Rires]

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