Chronique

Jay-Z
4:44

Roc Nation - 2017

New York. East Harlem. 1990. Dans une nuit de mars, sous une bruine délicate, Philippe Bourgois est à deux doigts de réaliser son rêve. Depuis cinq ans, pour mener à bien son enquête sur la sociologie de la toxicomanie, il s’est entièrement intégré à la vie quotidienne du quartier “El Barrio”. Il a emménagé ; noué des liens avec son voisinage ; partagé des repas ; échangé des moments plus intimes. Et cette nuit, au coin de la 104ème rue et de la 4ème avenue, il fait la queue dans une file de junkies, bien rangés, dociles, patients comme à la caisse d’un supermarché, pour récupérer sa dose et par la suite entrer dans une “shoot gallery”, un refuge où les toxicomanes se retrouvent pour planer.

Ce soir, la galerie est située dans un immeuble abandonné. Exclusivement afro-américaine, à l’intérieur, les camés sont en piteux état. Veines obstruées. Seringues dans les orteils. Et sur les tables, des produits étiquetés de toutes marques. Rambo, Lambada, Energie Pure, un espèce de néolibéralisme sauvage, sans considération pour le consommateur. Une aubaine pour son enquête. L’envers du décor pour les hustlers. Pour Jaÿ-Z. Dans Marcy Projects, les gamins rêvent tous de conduire un jour sa Lexus. Les jantes chromées ont toujours un prix.

Le hustle, une sorte de débrouillardise des bas revenus, l’équivalent du “charbon” pour nous français, un instinct de survie poussé à son paroxysme, quitte à mettre sa conscience de côté, JAY-Z semble en ronger. Cette culpabilité est incarnée en cinq mots à la clôture de son dernier opus, Magna Carta Holy Grail. “Sometimes I feel survivor’s guilt”. Dans cette déclaration, toute l’ambiguïté de son instinct de survie est condensée, une sensation prolongée dans les phrases suivantes : “I gave some money to this guy, he got high as hell / Now I’m part of the problem far as I could tell / Did I do it for him or do it for myself ?” Pour un Shawn Carter, combien de corps morcelés dans une shoot gallery ? La sélection naturelle est impitoyable, dans “Nickels and Dimes”, la légende de Brooklyn semblait enfermée entre deux mondes. Celui de sa réussite éloquente. Et celui des autres. Ses autres. Sa communauté. Un espace béant, sans cesse élargi par la revalorisation de ses capitaux. Un entre-deux inconfortable, sous forme de purgatoire, qui prend racine dans une dose de crack.

« Le personnage de JAY-Z et son mythe se sont réduits, au profit d’un nouveau prisme, plus humain. »

Ces dernières années, JAY-Z s’est montré soucieux de ce qui resterait derrière lui, après son passage sur terre. Dans la plus grande discrétion, il a payé les cautions des militants du mouvement Black Lives Matter à Baltimore ; pris la parole face aux bavures policières (“spiritual”) ; collaboré avec le NYTimes pour illustrer l’inanité de la « War on Drugs” du gouvernement américain ; produit un documentaire sur le suicide de Kalief Browder, un jeune afro-américain injustement incarcéré à Rikers Island ; acquis les droits de deux livres consacrés à la mort controversée de Trayvon Martin, pour en réaliser une série et un film ; ou encore coproduit pour le compte de HBO, une mini-série en cours de réalisation, sur le lynchage d’Emmett Till. Après le lancement désastreux de Tidal, quelques mots très remontés de la part de sa femme, ses prises de parole ont été calculées. Le personnage de JAY-Z et son mythe se sont réduits, au profit d’un nouveau prisme, plus humain, une notoriété au service des siens, et par moments, une masse financière redirigée contre un système américain, vorace, habitué à engloutir les corps noirs.

Cette mue est symbolisée dans l’ensemble de ce nouveau disque, 4:44. Discours, production, mixage, promotion, pochette, chaque compartiment obéit à une direction artistique précise. “Kill Jay Z” défait une fable contée par son auteur depuis le début de sa carrière. “Caught Their Eyes” dénature un son opulent, souvent rattaché à une volonté de récupérer la dernière tendance. L’imperfection est clé. L’erreur enregistrée. Comme sur ce second couplet, avec un micro qui paraît changer et salir le son. “Family Feud” est déséquilibré. Les chœurs, ossature centrale du titre, sont placés au fond, derrière la voix de l’artiste. Si l’auditeur augmente le volume, la voix prévaut sur chaque élément. Le fond au-dessus de la forme. “Smile” est une lettre. Un voyage rare dans l’intimité des Carter. “The Story of O.J.” est une passerelle. Samplée, Nina Simone et sa voix reflètent la douleur d’une artiste, d’une communauté, dont les balades furent symboles des droits civiques. Narrateur, JAY-Z se forge en guide contemporain. Dépeint le chemin parcouru. Et surtout, induit la route à suivre (“Y’all out here still takin’ advances, huh ? / Me and my niggas takin’ real chances”), un trait d’union habile entre les générations. Droits civiques d’un côté. Black Lives Matter de l’autre. Une manière aussi de se réinsérer au discours des siens. De se détacher des ornements, des costumes taillés Tom Ford. Une réussite individuelle éclatante, couleur or, comme la pochette de Watch The Throne.

Chaque morceau est une histoire à part entière. Et la manière de l’exprimer à travers la voix, le ton, aussi. L’assurance a caractérisé la première carrière de JAY-Z (“And all you other cats throwin’ shots at Jigga / You only get half a bar – fuck y’all niggas!”), et seul “Bam” perpétue la tradition (“Sometimes you need your ego, gotta remind these fools”). Outre, sa voix résonne autrement. Désabusée (“The Story of O.J”). Écorchée (“Kill Jay Z). Fragile (“4:44”). La musique est prétexte.“4:44” se termine hors du rythme. JAY-Z parle, directement à sa compagne (“My heart breaks for the day I have to explain my mistakes”), un instant de vulnérabilité étonnant pour un personnage au sommet de la chaîne alimentaire. Garant de la composition, No I.D. chapeaute, découpe, réarrange les bandes sonores de la pellicule, à la manière d’un compositeur de film à l’écoute de son réalisateur, qui suggère, envoie des bribes, des bouts d’idées noter sur un papier. Les arrangements sont méticuleux. Chaque sample encense une histoire. “Love’s in Need of Love Today” de Stevie Wonder soutient une révélation rare de la mère de Shawn Carter sur “Smile”. “Someday We’ll All Be Free” de Donny Hathaway chante l’utopie d’une liberté pour toute une communauté. À l’image des poupées russes, chaque chapitre contient un autre chapitre insidieusement glissé. Force l’oreille à se pencher. Un album à écouter dans son casque plutôt que dans sa voiture. Et même si certains samples sont rejoués, étoffés, le son reste en arrière-plan, voilé. Voix et propos doivent surnager.

« Un instant de vulnérabilité étonnant pour un personnage au sommet de la chaîne alimentaire. »

Et bout à bout, chaque thème dessine un croquis des États-Unis rarement vu chez HOV. Un pays fragmenté, non par la classe sociale, prolétaire et bourgeois pour caricaturer, une vision très prégnante dans notre grille européenne, mais un pays scindé par la couleur de peau, des groupes, des communautés “culturellement homogènes”, non solubles, un critère au fondement de la construction de la société américaine. Peu importe l’évolution sur la scène sociale, les individus de chaque groupe sont des pions figés dans leurs mélanines. Dans “Story of O.J.”, impossible d’oublier sa peau hâlée (“Light nigga, dark nigga, faux nigga, real nigga / Rich nigga, poor nigga, house nigga, field nigga / Still nigga, still nigga”). Dans “Moonlight”, impossible de décrocher la lune (“We stuck in La La Land / Even when we win, we gon’ lose”). Les rêves sont fixés au sol. Gravité pour baromètre. Et précisément en ce point, 4:44 est une toile particulière dans sa discographie.

“Legacy” est un charte contre l’attraction terrestre. L’injonction de ne plus croire à l’intégration sociale (“We gon’ start a society within a society / That’s major, just like the Negro League”). L’injonction de développer ses propres canaux, ses propres structures économiques (“TIDAL, the champagne, D’USSÉ, I’d like to see / A nice peace-fund ideas from people who look like we”). L’injonction de faire couler ses dividendes dans chaque capillaire sanguin de sa lignée (“Take those moneys and spread ‘cross families”). L’injonction de créer un nouveau cercle vertueux, de génération en génération (“Generational wealth, that’s the key / My parents ain’t have shit, so that shift started with me”). L’injonction d’un regard critique sur soi, pour comprendre, entendre, la complexité d’une identité noire (“It takes my hurt and help me find more of myself”). Et au final, l’injonction d’aller plus loin, plus haut, vers un mythe rêvé (“Black excellence baby, you gon’ let ’em see”).

Dans la physique, ce phénomène est une notion clairement définie, la vitesse de libération, autrement dit, la vitesse nécessaire pour se mettre en orbite, et donc, échapper à l’attraction gravitationnelle. En ces termes, 4:44 est la fusée de Shawn Carter. Une fusée dans laquelle il embarque les siens, ses livres, de Marcus Garvey à Ta-Nehisi Coates, pour bâtir l’utopie d’une nation émancipée, économiquement affranchie, solidaire, et autonome (“Fuck rap, crack cocaine / Nah, we did that, Black-owned things”). À 47 ans, les portes du purgatoire semblent à présent s’ouvrir. La dernière pièce d’un puzzle pour se retirer l’âme en paix. “Bye Jay Z”.

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