Chronique

Griselda
WWCD

Shady Records - 2019

« Hall N Nash and Benny like James Worthy, Kareem and Magic » lâche Conway à la fin de son couplet sur « Dr. Bird’s » , premier extrait et premier morceau clippé de WWCD. Voilà une comparaison forte intéressante qui offre certaines clés de lecture de l’album ainsi que de la dynamique de Griselda. James Worthy, Kareem Abdul Jabbar et Earvin « Magic » Johnson étaient les visages principaux des Los Angeles Lakers dans les années 1980, époque à laquelle ils dominaient la NBA en compagnie de leurs meilleurs ennemis, les Celtics de Boston. Comme eux, Westside Gunn (Hall), Conway (Nash) et Benny the Butcher forment un trio parfaitement complémentaire, dont chaque membre tire les autres vers le haut. À la morgue criarde de Westside Gunn répond la froideur implacable de Conway, qui s’accorde parfaitement avec le flegme assuré de Benny. Et chacun excelle dans son registre : pas de maillon faible dans cette team, pas de temps mort sur son premier disque – hormis un couplet d’Eminem qui arrive comme un cheveu sur la soupe et, heureusement, sur un morceau bonus. S’il n’y a pas à proprement parler de moment paroxystique sur WWCD, la qualité est élevée et constante comme rarement sur un disque de rap. Tout n’apparaissait pourtant pas joué d’avance : Westside Gunn et son frangin Conway semblaient tourner en rond sur leurs récents projets, comme prisonniers d’une formule de plus en plus prévisible. Même la grande forme de Benny n’avait pas suffi à mettre les doutes de côté. Mais tout le monde s’est remis en ordre de bataille pour WWCD, étape cruciale en vue de la suite des opérations, qui allait déterminer si le collectif continuerait son ascension ou si Griselda ne resterait « que » cette marque unanimement respectée dans le monde du rap.

« Hall N Nash and Benny like James Worthy, Kareem and Magic » , ce qui doit faire de Daringer l’équivalent – la gomina en moins – de Pat Riley, coach des Lakers de cette grande époque. Celui qui met en place le cadre permettant à l’immense talent des players de s’exprimer le plus pleinement possible. Le beatmaker maison assure l’ensemble de la production de l’album, assisté par l’Anglais Beat Butcha. Voilà qui donne quelques indications sur l’atmosphère du disque : si Daringer s’est vu confier les clés des machines, ce n’est bien évidemment pas pour servir une ribambelle de party anthems. Loin s’en faut : la palette va du gris anthracite au noir charbon et chaque piste donne l’impression de s’enfoncer un peu plus profondément dans la crasse. Pour bien que WWCD se différencie des multiples mixtapes l’ayant précédé, un soin particulier a été apporté à la cohérence de l’identité sonore. Il n’y a pas d’instrumental sans batteries, pas de respiration soulful. Les ambiances poisseuses se succèdent, nées de breakbeats lents, de claviers et de guitares menaçants. Deux exceptions à la formule, tout de même : « Chef Dreds » , qui n’aurait pas dépareillé sur un album du Wu de la grande époque et la variation pour le couplet de Novel (« The Old Groove »), comme une micro éclaircie au milieu d’un automne sans fin.

« La palette va du gris anthracite au noir charbon et chaque piste donne l’impression de s’enfoncer un peu plus profondément dans la crasse. »

« Hall N Nash and Benny like James Worthy, Kareem and Magic » , donc. Là où le bât blesse dans cette comparaison, c’est qu’elle se fait avec les trois principaux artisans des Lakers époque showtime. Une période pleine de strass et de paillettes, symbolisée par Magic, son sourire enjôleur et son jeu d’une élégance folle. Quitte à rester dans la Cité des anges, dans les années 1980 et dans le sport collectif, Griselda se rapprocherait plus des Los Angeles Raiders, équipe rugueuse d’underdogs remarquablement racontée par Ice Cube dans le documentaire Straight Outta L.A. Des mecs qui n’avaient ni les moyens ni l’envie de vendre du rêve, mais se battaient sans relâche pour arriver à leurs fins, quitte à employer quelques moyens détournés. Finalement, les textes de Griselda ne parlent que de ça : de ceux qu’on a tenus à l’écart de la table mais qui sont bien décidés à récupérer quelques miettes du rêve américain, peu importe la manière. Ce sont des histoires de flingues, de drogue et d’argent que servent le trio et ses quelques invités (50 Cent, Keisha Plum et Novel entre autres), agrémentées parfois de références à la mode ou à l’art contemporain pour faire bonne mesure. Ambiancée par les ritournelles macabres de Daringer, la visite des rues d’East Buffalo est tumultueuse. Les échanges de tirs rythment les couplets et si généralement les trois rappeurs finissent par zigouiller tout le monde, le visage de Conway raconte une autre histoire, tout comme le titre de l’album : What Would Chinegun Do ? est en effet un hommage à Machine Gun Black, demi-frère de Benny assassiné il y a quelques années.

« Hall N Nash and Benny like James Worthy, Kareem and Magic » , une dernière fois. Grand spectacle et Los Angeles obligent, il y a souvent du beau monde au Staples Center, la salle des Lakers. Jack Nicholson, Ice Cube, Denzel Washington… Les célébrités affluent pour supporter les purple and gold et/ou se montrer. La montée en puissance de Griselda depuis 2012 a également attiré des regards bien connus. Début 2017, Eminem avait signé l’équipe sur son label Shady Records, dans ce qui ressemblait surtout à l’époque à un coup de pouce à de valeureux charbonneurs. A l’été 2019, c’est Jay-Z qui offrait un deal de management à Conway, Westside Gunn et Benny. Puis l’effet boule de neige, notamment suite à la réussite de WWCD : Drake, LeBron James, Jimmy Fallon…. Les Buffalo Kids sont adoubés de toute part. Il est de bon ton de parler d’eux, même si l’on a pris le train alors qu’il était déjà bien en marche. Les affirmations lapidaires et hasardeuses pleuvent, évoquant le retour du son de la Côte est, la renaissance du boom bap, la relève du rap new-yorkais. Des sentences certes inoffensives mais qui font perdre de vue ce qui est réellement réjouissant dans le parcours de Griselda : cette capacité à toucher un public chaque jour plus large avec une proposition artistique forte, fièrement assumée depuis 2012 quitte à flirter parfois avec la caricature. Mais aussi le parti-pris de faire les choses bien et dans l’ordre : depuis près de dix ans maintenant, Griselda se développe patiemment, gagnant du terrain à chaque sortie et à chaque featuring. WWCD est le symbole de cette minutie : en dehors du couplet du patron précédemment évoqué et d’adlibs parfois trop envahissants, tout est judicieusement pensé. En résultent une cohérence et une homogénéité rares. Ce qui fait de l’album à la fois une merveilleuse carte de visite pour voir plus haut, mais également le meilleur projet de la discographie pourtant déjà très fournie de Griselda.

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1 commentaire

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  • Ifalas,

    Beaucoup aimé l’idée d’automne sans fin. L’album est une réussite justement parce qu’ils ont su garder une ligne directrice. Tenter de sonner comme des mecs d’Atlanta équivaudrait à se tirer une balle dans le pied, autant sonner New-York cradingue jusqu’au bout. C’est du son de crapules qui savent esthétiser leur quotidien