Chronique

Connaisseur Ticaso
Normal de l’Est

Joy Ride - 2021

C’est un pilier de la scène rap de Montréal, mais ses dernières apparitions remontent à plus de dix ans. Connaisseur Ticaso revient en patron avec Normal de l’Est, un album puissant de lucidité.

Deux voyelles et autant de consonnes, quatre lettres pour un acronyme source d’innombrables débats. Goat, pour the greatest of all time. On le cherche dans l’histoire d’un sport, dans celle d’un courant musical, on le cherche partout, et ça n’a aucun sens. Mais c’est divertissant, ça occupe et puis l’affaire se fait sérieuse à mesure que chacun défend son bout de gras. S’il arrive de trouver un nom pour faire consensus, il ne fait pas l’unanimité pour autant. Quand il s’agit du rap québécois, la donne est différente. Des interviews de rappeurs aux témoignages des auditeurs, de l’avis de l’industrie à celui de la rue, des commentaires YouTube aux analyses des observateurs assidus de la scène, un blase est associé aux quatre lettres G, O, A et T : Connaisseur Ticaso. Et deux de ces quatre lettres l’accompagnent partout, tout le temps, le G et le O. Mais dans l’ordre inverse. O puis G. OG. Plutôt trois fois qu’une d’ailleurs.

Les premières apparitions de Connaisseur Ticaso dans le game remontent au XXe siècle. “J’reviens du era du boom bap mais j’suis still relevant”, clame-t-il en ouverture de “Dos large”, un des extraits de son premier label-album Normal de l’Est. Produit par Joy Ride Records, ce disque paraît dans la nuit du 31 décembre 2020 au 01 janvier 2021 et constitue un événement majeur dans l’histoire du rap de Montréal. Le plus grand rappeur du secteur, légende vivante mais silencieuse depuis plus d’une décennie revient enfin, et avec une structure pour mettre en marché son rap de rue. C’est une chose qui avait bien failli arriver par le passé, autour de 2008, avant qu’une affaire criminelle ne rattrape le rappeur et mette un terme à ses ambitions. À partir de là, Connaisseur Ticaso n’a plus tellement d’attrait pour le rap. L’argent est ailleurs, et l’excitation n’est plus de la partie. Il ne rappe plus, et n’écoute pas particulièrement le son de l’époque, pas assez en phase avec ses goûts. Puis, dans la dernière partie de la décennie 2010, le succès d’une équipe sortie des rues de Buffalo remotive l’Original Chilleur. Si Griselda arrive à se faire une place dans l’industrie, il pourra bien y arriver avec un son authentique, un style propre et l’exigence d’un “OG qui a encore ses OG Concord.” Et c’est réel, la structure la plus en place du moment produit donc son album, des affiches promotionnelles traversent la ville sur les bus et le disque se pose en haut du classement des sorties québécoises. Sans suivre de tendance, sans mettre d’eau dans son vin, Ticaso vient s’asseoir à la place qui lui revient de droit.

Pour cela, il délivre un produit savamment élaboré. Sur quinze titres, il s’applique à retranscrire son parcours de vie et à parler aux jeunes du haut de sa quarantaine d’années. La précision immersive avec laquelle il raconte son histoire gagne en intérêt par le recul qu’il sait prendre pour la juger. Storyteller hors pair depuis toujours, le Connaisseur n’a rien perdu de sa superbe en la matière… “STL Vice” raconte mieux qu’un rapport circonstancié des fédéraux l’affaire d’une des plus grosses saisies de dope jamais effectuées par les autorités à l’aéroport Montréal-Trudeau. Le deuxième couplet de “Pour la vie” est la narration parfaite d’une histoire d’amour ratée. “Original Chilleur” sur un beat digne de Sugarhill Gang est une plongée dans la découverte du hip hop par son auteur… Il cite d’ailleurs explicitement ses références sur “Trauma” : Slick Rick, Big Daddy Kane, B.i.g, Mobb Deep, le Wu, Nas, Beanie Sigel, Rakim, Jay-Z…  Les inspirations d’un OG.

«  Tout est authentique dans la musique du Connaisseur, la fiction n’a pas sa place.  »

Cette position de narrateur expérimenté est la force la plus flagrante de Normal de l’Est, qui par cet aspect dépasse largement le mimétisme et la posture parfois reprochés à Westside Gunn, son crew et leurs enfants. Tout est authentique dans la musique du Connaisseur, où la fiction n’a pas sa place. Les histoires ne sont pas inspirées de faits réels, elles sont les faits réels. En 2003 déjà, il intitule sa mixtape Skillz et réalité, tandis qu’aux côtés de King il forme le groupe Blok B et envoie les mixtapes Bienvenue dans mon blok, sorties directement des rues de Saint Léonard et faites en premier lieu d’histoires de rues, crues. Sans forcer le trait, naturellement crédible, Connaisseur Ticaso drop quelques classic shit… “Sur le corner”, “Pôle position”, “Style de vie”, ou encore “Pour nous c’est normal”, un titre écrit quand il a “commencé à catcher que [son] mode de vie n’était pas normal.” Et c’est là que son rap prend un aspect supérieur, il est d’une lucidité froide. Raconter les bumrush et les histoires de dope, écrire sa légende, c’est une chose, mais si c’est fait pour la gloire, quel intérêt ? Il y a chez Ticaso une volonté de tirer des leçons de son parcours, et de transmettre par la musique certains conseils. Ce n’est pas bas du front, c’est la parole sage d’un OGfor real, que l’on écoute respectueusement. Un OG qui ajoute aux histoires des enseignements, ponctue ses couplets de morales. Le verbe est sentencieux.

Le rap amuse à nouveau Connaisseur Ticaso, mais il en fait une chose très sérieuse et ne relâche jamais la bride sur Normal de l’Est. Sur des productions boom bap concoctées en grande partie par Ruffsound, le rappeur montre une maîtrise hors norme de son art. Aucun des invités de l’album ne tient la dragée haute à son hôte, qui offre un nectar lyrical macéré pendant vingt ans. Le slang du 514 et du 450 (indicatifs téléphoniques locaux), l’alternance du français et de l’anglais, le sens de la formule de Ticaso, ajoutés à sa recherche d’excellence font des textes de cet album des démonstrations de technique et de sens. Sans course à la punchline, les lines cognent de toutes parts et l’élocution du rappeur danse sur des beats froids. “Still the goat, cold comment j’distille le flow, dope, comment j’aligne les mots, bro, sur l’AR-15, ya un scope. » Autre preuve du sérieux de Connaisseur Ticaso lorsqu’il s’agit de rap : son discours sur la musique. Bien trop ancré dans la réalité pour faire du rap sur le rap, il n’en reste pas moins un compétiteur qui juge sans aucune pitié une prétendue concurrence faite de rappeurs fruités plus proches de Drake que de Kool G Rap…

L’Original Chilleur demeure en prise avec une vie dont il cherche vraisemblablement à se détacher. Normal de l’Est dégage une confusion entre ce qui a été, ce qui est encore et ce qui sera… Les real facts qui s’y déclinent en couplets viennent du passé, le regard posé sur eux est celui d’un oldtimer qui se veut plus que jamais pertinent dans son époque. Il y a des points qu’il veut sans nul doute laisser derrière lui, mais la rue l’appelle encore, et c’est tout ce qui se joue au long de cet album. La rechute est interdite. Si tout se passe bien, ce retour au rap de Connaisseur Ticaso appellera une suite qui empêchera la rechute en question. Comme il l’avait pressenti, son style a pleinement sa place, et sa supériorité au micro ne manque pas d’interpeller le public montréalais. Celui-ci s’est avéré très réceptif, plus que ne l’attendait Ticaso lui-même, qui devrait par conséquent enfoncer le clou prochainement. Histoire de bien sceller le G, le O, le A et le T sur sa casquette de OG.

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