Chronique

Micranots
The Emperor and the Assassin

Rhymesayers - 2004

Auteur d’un premier album Return of the Travellahs sorti en 1996 et quasiment introuvable dans nos contrées jusqu’à sa récente réédition, puis quatre ans plus tard d’un second opus particulièrement imagé et traumatisant Obelisk movements, I Self Devine et Kool Akiem sortent aujourd’hui leur troisième album. Désormais sur le label Rhymesayers (récent dépositaire de Shadows of the sun signé Brother Ali et Seven’s travels de Atmosphere), le duo d’Atlanta ressort de l’ombre avec un nouveau long format intitulé The emperor and the assassin.

Fidèle à l’esprit créatif initié au cœur de Obelisk Movements, où l’égyptologie et l’obélisque servaient de cadre historique et métaphorique pour clamer (notamment) les incohérences du système social Américain, Kool Akiem et I Self Devine puisent leur inspiration dans l’histoire. L’empire de Chine sert ainsi de référence à une fresque bigarrée mêlant réalité pesante et traditions obscures et passées. Tout l’intérêt de cet album tient dans ces contradictions, passé et présent, violence étouffante et calme apaisant, amour et haine. Ces dilemmes sont inspirés du monument cinématographique The emperor and the assassin de Chen Kaige déjà co-auteur (avec Mike Leigh) de Adieu ma concubine (1993) et Secrets et mensonges (1996). Cette oeuvre romanesque et épique nous replonge dans l’histoire de la Chine, en l’an 227 avant Jésus Christ. Ying Zheng, roi de la province de Qin aspire alors à réunir sous une même domination les sept royaumes de Chine pour en devenir le premier empereur. Il promet à Dame Zhao, son amour d’enfance, qu’il accomplira cette destinée sans violence ni tuerie. Guidé par une ambition sans limites, il ordonne une interminable série de massacres pour atteindre le titre tant désiré. Horrifiée face à ce bain de sang, Dame Zhao décide d’engager Jing Ke, un ancien mercenaire vivant dans la mendicité, pour assassiner son amour, le roi sanguinaire de Qin. Une étrange relation s’établit entre ces trois personnages majeurs, à la rencontre des sentiments, entre haine, amour et respect. A l’âpreté des combats succède la légèreté des discussions amoureuses, le sérieux côtoie l’incongru, l’attendu rencontre l’imprévisible. Le sabre tournoie au sein d’une œuvre cohérente et bouleversante.

Si bouleversante que I Self Devine et Kool Akiem, respectivement MC et DJ/Producteur, ont emprunté l’imagerie et l’atmosphère de cette épopée pour élaborer l’architecture sonore de leur nouvel album. Responsable du design de la pochette et de son livret, Kool Akiem se joue des étiquettes et carcans musicaux pour livrer un ensemble homogène et cohérent suivant une progression continue. Il conçoit une véritable bande originale de film où l’atmosphère évolue au rythme des différents épisodes (morceaux) tous étroitement liés. A la fois minimaliste et complexe, il joue régulièrement des distorsions, basses atmosphériques, breaks de batteries sourds (comme sur l’excellent ‘Violence’) et autres avalanches de scratches (‘One eye titled’) pour construire cet édifice sonore, cette fresque grandiloquente. La justesse de ses productions tient dans l’harmonie qu’elles peuvent entretenir avec les différents thèmes développés par I Self Devine, à l’image du brillant ‘Steel Toe vs. The Rookie’, mise en scène de la confrontation entre une jeune recrue et ses supérieurs, dont l’autorité s’avère aussi impitoyable que bien établie. Un récit qui ne va pas sans rappeler le statut de Jing Ken, assassin marginal d’une société l’ayant mis à l’écart. Les différents dialogues de film, disséminés tout au long de l’album, servent de transition (‘Eight days’, ‘Amerikalogy’, ‘Neutralize’) et entretiennent le parallèle avec l’œuvre de Chen Kaige. Déstructurées et désorganisées au premier abord, ces compositions sonores sont en réalité compactes, révélant progressivement leurs richesses pour mettre en valeur le phrasé tortueux mais imparable de I Self Divine.

Dans la lignée de Obelisk Movements, I Self Devine impose d’entrée sa voix lourde, débordante d’énergie. Son phrasé délié, parfaitement maîtrisé, résonne sur les compositions de son comparse pour incruster ses paroles dans le crâne de ses auditeurs. En apparence composé de plusieurs récits distincts, The emperor and the assassin est construit autour de plusieurs thèmes majeurs qui entremêlés peuvent être reliés pour former une seule et même chronique. La critique sociale acerbe et véhémente des incohérences américaines (‘Amerikalogy’, ‘One eye titled’, le très personnel ‘Eight days’) rejoint ainsi ces visions apocalyptiques (‘Our universe’ et sa description des quartiers abandonnés (sur)vivant entre violence, drogue et souffrance) et paradis (‘Ms Gemini’ véritable ode à l’amour) et un art maîtrisé pour une certaine imagerie. Cette imagerie transparaît sur ‘Neutralize’ où I Self Devine emprunte la métaphore du soldat canalisant son énergie dans la musique pour s’évader psychologiquement du chaos l’entourant. On ne peut s’empêcher de dresser un parallèle avec Jing Ken le paria. De la même façon, le récit de I Self Devine sur ‘Ms Gemini’ rappelle l’amour de l’assassin pour sa dulcinée, nouveau rapprochement entre Jing Ke et Dame Zhao. Au-delà de ces parallèles troublants, les textes de I Self Devine, l’assassin lyrique, sont construits autour d’un lourd vécu exposé tout au long de cet opus. Il revient ainsi sur son adolescence, errance entre tentation et violence (le brûlant ‘Heat’ sorti préalablement en 12″), sa découverte de la religion, du Hip-Hop et de l’amour. Empreinte d’allégories, son écriture semble parfois sinueuse et complexe, elle est aussi judicieusement mêlée à un égotrip assez dévastateur. La multiplication des écoutes permet de lever progressivement le voile sur ces zones d’ombres, révélant toute la grandeur de cette œuvre.

A l’image de la grande œuvre de Chen Kaige, The emperor and the assassin s’avère indéniablement riche, dense et hautement imagé. Si dense que plusieurs écoutes sont nécessaires avant de pénétrer pleinement dans l’univers à la fois réaliste et fantastique dépeint par Kool Akiem et I Self Devine. Et si cet opus comporte assurément différents niveaux de compréhension, il est servi par de bonnes productions et un emceeing maîtrisé permettant d’être aussi apprécié comme un bon album de rap. Tout simplement. A écouter, méditer et apprécier.

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