Chronique

Hugo
Tant qu’on est là

Chambre Froide - 2017

Avec la participation indirecte de B2 et Nemo, à travers ces échanges.

Septembre 2017, Hugo sort son quatrième album solo, Tant qu’on est là. Cinq mots qui s’annoncent comme une promesse de gêneurs, d’empêcheurs de tourner en rond, mais au milieu desquels trône pourtant un pronom personnel indéfini. Car « On » et ses deux lettres définissent tantôt nébuleusement « les gens », tantôt assènent une vérité floue mais à valeur d’absolue. En somme, ils sont une manière propre à la langue française de noyer le poisson, de dire tout et n’importe quoi, puisque ce « on » est finalement n’importe qui. Ou presque, tant Hugo fait figure d’exception dans le rap hexagonal. Et s’il se dit généralement que « On est un con », on (comprenez « personne ») ne dit pourtant jamais de mal du rap du MC du TSR Crew. Au contraire, il fascine. Paradoxe pour des mesures au classicisme indéniable qui ont pris le parti de ne jamais se réinventer, même si les années passant, leur perfectionnement est de mise.

Synonymes de ce classicisme chez Hugo ? Une rigueur et une intransigeance. Elles sont floquées d’une indépendance proche de l’autarcie et ce sont elles qui fédèrent un peu plus à chaque album, pour ne pas dire à chaque titre. Au point que d’une poignée de milliers d’auditeurs lors de ses deux premiers efforts solos il y a treize et dix ans (La Bombe H puis Flaque de samples), ceux qui marchent derrière les rimes estampillées Chambre Froide ressemblent désormais à une armée. Cette armée, c’est une partie de ce « on », lui qui pourrait paraître uniforme. Certains font du mot « puristes » l’étiquette idéale pour qualifier chacun de ses soldats. Cela serait pourtant une lecture un peu trop simpliste : nombre d’auditeurs d’Hugo n’écoutent pas beaucoup d’autres groupes de rap. L’auteur de Tant qu’on est là les contente. Ils sont dans une relation quasi exclusive avec le MC. Alors d’autres préféreraient probablement y voir un bataillon à l’ancrage local : celui des ombres nocturnes de Paris Nord. Le dix-huitième régiment en somme. Ce serait encore une fois trop facile, réducteur même, tant Hugo est écouté à la fois sous les arrêts de bus de campagne que le long de la rue Pajol. C’est un fait : à chacun de ses albums, pourtant largement espacés dans le temps, Hugo voit un nombre d’auditeurs de plus en plus faramineux brandir sa musique. Mais surtout, la notion de collectif est ici bien plus vaste que le laisserait croire un rayon d’un kilomètre dont l’épicentre serait soit le macaron d’un vinyle d’instrumental violon-piano remasterisé en 2018, soit la Porte de La Chapelle ou la butte du Sacré Cœur. La butte, celle sur laquelle Hugo prend de la hauteur dans « Là-haut ». Mais aussi celle de ce monument qui a  a balafré le souvenir de La Commune de Paris.

« La commune du dix-huitième »

Des communards du vingt-et-unième siècle, voilà d’ailleurs la lecture romantique qui pourrait être faite du « On » du rap d’Hugo, tant durant un peu plus de trente-cinq minutes, l’album reprend des codes de l’autonomie à travers une existence individuelle à la solitude parfois forcenée. Il y a aussi dans Tant qu’on est là une sorte de lutte des classes qui prône la réappropriation comme droit d’exister (« Marre de toucher avec les yeux, on veut r’garder avec nos mains »). Il y a la trace constante de vécus, décrits par des images fortes construites à partir de détails et situations glanés sur les trottoirs, les stations de métro, les bancs publics ou devant les devantures. En un mot : la rue. Cela sans parler de cette dose de désinvolture (« Les Vieux de mon âge »), d’espièglerie limite sale gosse qui ne veut pas grandir. Mais il y a surtout un axe, sous-jacent à tout l’album : la détermination. L’introduction du disque et la piste qui la suit, « Exercice », changent tellement soudainement la démarche de celui ou celle qui l’écoute que l’aspect « motivational music » version capuche baissée ne peut être balayé. Et c’est peut-être pour cela que la musique et les lignes d’Hugo rencontrent un écho de plus en plus fort dans les milieux alternatifs, militants et revendicatifs : elle est rigoureuse et indépendante, mais elle est aussi déter’. Un public de plus, mais un MC qui reste toujours le même.

Évidemment, musicalement, le tout est porté par toutes les recettes jusqu’au-boutistes qu’Hugo a fait siennes depuis une quinzaine d’années. Tant qu’on est là met encore en avant un sens de la métaphore et de la comparaison (avec de nouveau un travail notable pour réduire l’usage de la conjonction « comme »), un recours intégral au sampling si ce n’est l’aide de son bassiste attitré Matthieu Seignez et de Loko au mixage (toujours admirable) et des rimes faites pour jouer tantôt à cache-cache, tantôt au punching ball avec des caisses claires âpres et des kicks à la basse sourde. Tout juste des samples de guitare sèche aèrent ce rap dense et bitumeux. Dans la façon de décrire et narrer rien de neuf non plus. D’un côté il y a le « je » et les pronoms possessifs à la première personne, ceux d’un rappeur à la fois solitaire et observateur au point qu’il oscille entre drone et shinobi, particulièrement sarcastique quand il s’agit d’évoquer son propre cadre de vie. De l’autre, il y a la récolte de ces observations, c’est-à-dire la description, souvent à partir de petits détails fulgurants, d’un environnement local et parfois d’un contexte global, avec des idées politiques sous-jacentes. Seuls la personnalisation de sa cage d’escalier (« La Cage ») et l’excellent « Pauvre roi » et son scénario ponctué de maillons à en faire pâlir un scénariste de Netflix, divergent légèrement de ce procédé. Tout en ayant toujours recours à cette faculté de rassembler des détails et scènes, à la façon dont des indices se collectent et forment un portrait. Ni coupable ni victimisation, mais une espèce de Faites entrer l’accusé constant, avec des logiques de vie, aussi bien systémiques que psychologiques, dans le box des prévenus.

« Tags, katas et parole rare »

Mais que personne ne s’y trompe, Tant qu’on est là a plus des allures de proclamation que de réquisitoire, en opposition à un album tel qu’Accusé de réflexion par exemple. Avec ses cordes vocales pleines de tension, parfois presque criardes, ses assonances ponctuées de jeux de mots terre à terre, ses placements percussifs, le ton et le flow sont énergiques. Un sentiment d’urgence en ressort. Il est paradoxal pour un rappeur qui cultive la discrétion, qui croit en la force de la parole rare au point qu’il laisse systématiquement plusieurs années avant de sortir un disque. Hugo connaît l’attente tout comme il ne peut nier que ses mots sont attendus. Soutenu par des rythmiques binaires et sèches, cette vélocité contraste avec un art du sampling la plupart du temps mélancolique. En bref, tout cela, c’est exactement ce que reflétait déjà Flaque de samples. C’était également déjà ce qu’il y avait à entendre à travers l’entrebâillement de Fenêtre sur rue. « Je me répète comme un tagueur » annonce d’ailleurs très vite le MC sur Tant qu’on est là. Il conçoit le rap comme un exercice, une discipline. En ressort cet aspect martial, cette référence au Forest Whitaker de Ghost Dog, à l’isolement et au travail que porte l’idée de répétition, comme sont répétés des gestes de combat. Le rap comme une série de katas : des mouvements à refaire, encore et encore pour atteindre un mélange de fulgurance et de furtivité. Le clip de « Là-haut » et son incarnation façon parkour en est l’une des expressions. Il y a dix ans, les mots de Mourad de la Scred Connexion étaient repris ici pour décrire chaque titre d’Hugo : « j’arrive à fond comme une baffe dans ta gueule ». En 2018, il sera question d’évoquer cet exercice que les tagueurs appellent une punition : tapisser un mur, ou plus généralement un wagon de métro, de son blaze. Là encore, il s’agit de l’art de la répétition.

Ce vécu de tagueur, il fait partie de l’ADN d’Hugo. Jusque dans sa culture vandale, il est revendiqué depuis ses premiers morceaux et c’est peut-être lui qui éclaire le mieux son rap : pendant que le nom du tagueur est partout, lui est nulle part. Il ne fait que passer. La présence sans l’interaction directe avec ses contemporains. Monde parallèle en somme, qui décalque son existence sur tout ce qui est urbain, même paumé en pleine campagne. Ici, ce sera jusque dans les enceintes ou le casque de l’auditeur. « Ils veulent faire de nous des chiffres, alors j’ai décidé de me transformer en lettres » disait ici-même Le C.Sen, confrère d’Hugo aussi bien micro que bombe de 400ml en main. « Rester dans l’ombre c’est mon fardeau », c’est là l’univers du rappeur du dix-huitième arrondissement : laisser son empreinte partout sans être vu tout en défiant la logique numéraire du monde. « On » ne se compte pas. C’est un pronom qui n’est jamais vraiment chiffrable. Mais il prétend toujours à cette idée de masse, de groupe. À la fois insaisissable et omniprésent, il est ici cette addition de moments de rue qui aboutissent à une présence, qui elle-même devient une aura. Cet aura, c’est une façon d’habiter l’espace, de l’occuper même, et n’est-ce pas aussi cela la musique : remplir des lieux et des moments par une présence ? En cela, à la manière du graffiti, le rap d’Hugo retourne la notion d’anonymat et d’abandon. Pas de faciès à ériger, pas de réussite à valoriser. Juste exister à travers une trace sur les murs, dans les enceintes ou en vandalisant ce qui doit l’être pour prouver qu’on peut se faire une place autre que celle que la société attend en chaque lieu. Et si pour une personnalité publique l’anonymat est un luxe, pour beaucoup de gens il est un synonyme de déni d’existence. « Après cet album, t’es mon petit, je te prends la fièvre en touchant le front » dit le rappeur sans visage en introduction d’un disque dont le titre sonne comme un manifeste. Ce qu’il dit ? Que tant qu’il sera là, Hugo ne laissera pas la résignation de l’invisibilité, sociale autant que politique, s’inscrire sur les traits de ceux qui se rassemblent derrière sa musique. « On » porte désormais un nom : celui de ceux qui sont là, peu importe qu’ils n’aient pas été invités au banquet ou s’en soient faits vider. Et quitte à démentir la piste au titre éponyme à l’album, ils ont décidé d’être conçus pour durer.

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