Les 25 ans de Entre deux mondes
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Les 25 ans de Entre deux mondes

Entre deux mondes, le premier album de Rocca, fête ses 25 ans. Retour en six morceaux sur une merveille du rap français.

Formation tentaculaire composée de La Squadra (Rocca et Daddy Lord C), du Coup d’État Phonique (Kohndo anciennement Doc Odnok, Egosyst, Raphaël et Lumumba) ainsi que des hommes de l’ombre Chimiste, Jelahee et JR Ewing, La Cliqua fait partie de ces collectifs qui déboulent sans crier gare au milieu des années 90. Alors que Solaar, IAM et NTM règnent sur l’hexagone elle s’apprête, avec la complicité de Time Bomb et du Beat de Boul, à redistribuer les cartes. Le premier EP du groupe, le bien nommé Conçu pour durer, va largement contribuer à cette nouvelle donne. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Les inspirations ne sont plus Public Enemy ou Big Daddy Kane mais plutôt le Wu-Tang et le Boot Camp Click. La technique prend le pas sur un contenu qui n’est plus thématisé mais qui revendique son appartenance à la rue, la raconte sous un angle quasi-documentaire. La texture sonore, poussiéreuse et crépitante, emprunte à Buckwild, Lord Finesse, Da Beatminerz. Le rap français est entré dans une nouvelle dimension.

En sept titres, Conçu pour durer déploie autant le talent d’un collectif que celui de ses individualités. Et même si Daddy Lord C a été le premier à dégainer un an plus tôt avec « Freaky Flow », c’est ici Rocca qui s’offre la part du lion. Magistral exercice de style, « Comme une sarbacane » est la carte de visite parfaite pour le rappeur colombien : flow élastique, métaphore filée de la rue décrite comme une jungle dense et impitoyable, argo espagnol et ambiance forêt tropicale sur un beat suffocant de Chimiste. À bien des égards, ce premier morceau solo de Rocca annonçait la couleur de son Entre deux mondes.

Tandis que Daddy Lord C débute une carrière de boxeur professionnel et que Egosyst quitte le groupe, La Cliqua est mise un temps entre parenthèses. Rocca profite alors du succès de « Comme une sarbacane » et de « Le hip-hop mon royaume », sorti sur la compilation d’Arsenal Records, Le Vrai hip-hop, pour se lancer en solo. Enregistré en moins d’un mois avec Lumumba, Gallegos (Jelahee) et Chimiste, Entre deux mondes, qui sort le 9 avril 1997, est un album réalisé dans l’urgence donc. Paradoxalement, il est aussi l’un des plus riches de son époque. Rocca, avec la naïveté de ses 21 ans mais une hauteur de vue certaine, y décline de nombreux thèmes, notamment celui foisonnant de la frontière, sujet central du disque : celle entre Paris et Bogota bien sûr, mais aussi celle entre la fiction et la réalité, entre l’authentique et le faussaire, entre le légal et l’illégal, entre l’être et le paraître.

Entre deux mondes peut aussi être considéré comme le premier (et le seul ?) véritable LP de La Cliqua. À l’exception d’Egosyst donc, tous les membres sont invités le temps d’un morceau (Kohndo sur « Mot pour mot », Daddy Lord Clark sur « En dehors des lois », Raphaël sur « Sous un grand ciel gris… ») et tous se retrouvent pour la suite du mythique « Rap Contact ». Quant à Chimiste, Gallagos et surtout Lumumba, ils signent une production luxuriante qui puise ses racines chez DJ Premier, Havoc et les producteurs du D.I.T.C. À la fois austère (« La bonne connexion », « Aux frontières du réel ») et diaphane (« Les jeunes de l’univers », « Artifices »), la partition musicale évoque tout autant le bitume mouillé et la grisaille du XVIIIe arrondissement de Paris que ses abords plus luxueux et son ouverture sur le monde. La couverture de l’album, où le visage de Rocca associé à un symbole précolombien observe en plongée une capitale française noyée dans l’obscurité, est l’illustration parfaite de ce clair-obscur musical, et de cet entre-deux qui régit le disque. Deux ans plus tard, La Cliqua sortira un album éponyme, amputée également de Kohndo qui ne se reconnait plus dans la direction prise par le groupe. Rugueux, âpre et agressif, La Cliqua sera un précipité de rap de rue, où toute l’énergie des trois rappeurs est employée à en louer l’authenticité pour mieux détruire les faussaires de l’asphalte. Ce chant du cygne estropié, pour jouissif et impressionnant qu’il soit, perd en amplitude ce qu’il gagne en force de frappe. À ce titre, Entre deux mondes demeure le projet le plus abouti, riche et représentatif de La Cliqua. Retour, en quelques morceaux choisis, sur l’une des plus belles architectures monumentales du rap français. -David²


« LA BONNE CONNEXION »

Grand thème de Entre deux mondes, la frontière est au centre de « La bonne connexion ». Placé en seconde position sur la tracklist, le morceau arrive juste après « Garçon », qui faisait le pont avec « Comme une sarbacane » en réutilisant la métaphore filée de la jungle pour évoquer les avenues parisiennes (« La rue n’est qu’un long fleuve parsemé d’hameçons / Où chaque courant te mène à changer de direction »). Mais alors que cette introduction racontait la rue sous l’angle de la fiction (« La vie est un vrai film d’action, garçon »), « La bonne connexion » va opérer une franche rupture.

Le premier couplet semble reproduire le modèle de « Garçon » : Rocca y raconte la vie fantasmée d’un gangster américain qui monte, façon Al Pacino dans Scarface. L’instru signé Lumumba est sobre, jazzy et atmosphérique, bardé d’effets sonores qui renforcent son aspect cinématographique. Puis au milieu du morceau, le bruit d’un téléviseur grésillant. Gallegos prend alors le relais pour un instrumental autrement plus dramatique, au tempo vif et aux cordes angoissantes mais sans bruitages cette fois. Des États-Unis fantasmés, Rocca nous ramène dans la réalité hexagonale. Une pâle copie (« Version française, une mauvaise graine fait du pèse, façon Scorsese ») où le gangster, bandit à la petite semaine sans honneur et pour qui seul compte les apparences, finira plaqué au sol et embarqué dans un cellulaire.

Inspiré des classiques « Speak Ya Clout » et « I’m the Man » de Gangstarr (comme tend à le confirmer le sample de « Gotta Get Over » qui ponctue la seconde moitié du titre) où Preemo changeait de beat en plein morceau, « La bonne connexion » est une éclatante définition de ce que signifie mettre la forme au service du fond. C’est le premier acte de démythification du cinéma américain par Rocca, annonçant un album au ras du bitume qui ressemble plus au L.627 de Tavernier qu’à L’Impasse De Palma. Aucun romantisme ici, mais une nette démarcation entre deux mondes, l’un fictif et l’autre – le sien – profondément tangible. Plus encore que le thème de la frontière, c’est celui de la réalité crue qu’il annonce, dans ce qui constitue la véritable introduction d’Entre deux mondes-David²

La chute

Rocca n’a pas été le premier membre de La Cliqua à remettre en question le glamour des films de gangsters hollywoodiens et la source de fantasmes qu’ils sont auprès des jeunes des ghettos français. En 1996, dans la compilation Le Vrai hip-hop, le Coup d’état phonique signait « Ascension », grand classique maudit du rap français qui fut retiré du disque pour cause de samples non déclarés. Sur un instrumental pesant – qui évoque facilement un engrenage infernal – signé Egosyst, Kohndo et lui-même s’échangent le micro, à vitesse grand V comme la montée et la chute de leur protagoniste. Le morceau peut être vu à la fois comme une diatribe à l’attention de la machine à rêve américaine, (« L’éducation d’un jeune de cité à travers la télévision / Avoir un monde à lui / Être le Scarface des années quatre-vingt-dix, fils / Le Tony Montana ») et un brusque rappel à la réalité (« Chaque jour » est plusieurs fois martelé comme pour rappeler le caractère fade et répétitif de l’activité de dealer). Soit un excellent prélude aux thèmes de prédilections qui traverseront, l’année suivante, Entre deux mondes.

Coup d’État Phonique - « Ascension »

« LES JEUNES DE L’UNIVERS »

« Les jeunes de l’univers » et les notes de piano parfaitement identifiables que Lumumba emprunte à Michel Berger (« Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux ») incarne une musique touchante, mais plus par sa naïveté qu’autre chose. C’est l’une des dernières pistes du disque à avoir été écrite et enregistrée, en réaction à des troubles familiaux que rencontre Rocca. Son petit frère Lorenzo est dans le viseur de la justice, or il s’en tient lui-même pour responsable (comme expliqué chez nos confrères de Get Busy) et se met en tête d’écrire une sorte de lettre à son frère. Pourtant, ce n’est pas un titre qui sonne profondément personnel, et pour cause, il se veut universel. Rocca l’organise selon un parallélisme entre le premier et le troisième couplet, s’ouvrant chacun par la formule « Depuis mon plus jeune âge, je rêve de… ». D’abord, il se lance aussi fort que possible dans les clichés matérialistes, partageant au monde son envie de le posséder, lui et ses richesses scintillantes. Les automobiles de luxe et les villas, l’avenue Foch, le cash, tout s’empile pour dépeindre le rêve d’un gosse du siècle libéral. À cela répond plus loin le couplet final, puisque le rappeur part avec la même ardeur vers ses rêves spirituels : disparition des frontières, fraternité, lumière des êtres… Rien de très original pour L’Original ! Effectivement, « Les jeunes de l’univers » est de ces morceaux qui ont peu de chance de diviser l’auditoire. Plein de bons sentiments, optimiste mais lucide, fédérateur mais libéral, tiers-mondiste mais occidental, le discours paraît calibré pour que tout le monde y trouve son compte, et en premier lieu la jeunesse. Elle est abandonnée ? Certes, mais elle peut se prendre en main, surtout que les siennes sont faites pour l’or. Il n’y a pas d’impasse : « je crois en toi, en moi, le futur est entre nos mains » ; « donne l’exemple, montre aussi que tu peux t’en sortir » ; « nous sommes la lumière du chemin où nous allons ». Rocca a alors visiblement beaucoup d’espoir. Vingt-cinq ans et une ou deux générations sacrifiées plus tard, l’écho de « Les jeunes de l’univers » ne résonne plus franchement aux oreilles d’un gosse du vingt et unième siècle néolibéral. C’est pourtant un essentiel d’Entre deux mondes, un single qui a fonctionné quelques temps et qui par ses qualités autant que par ses défauts, incarne merveilleusement un certain rap français. – B2

L’apocalypse

Quelques mois après « Les jeunes de l’univers » le morceau que posent Rocca et Daddy Lord C pour la mixtape Cut Killer Show semble balayer tous les espoirs et la confiance en l’avenir qui inondent les ondes hertzienne. Ce titre de La Squadra, qui servira aussi d’outro à l’album éponyme de La Cliqua en 1999, s’appelle « Un dernier jour sur terre » et ne sample plus la variété française de Michel Berger mais le thème de l’horrifique Candyman. Le pitch du morceau est simple : « Chronomètre actionné, processus enclenché, et si demain le monde entier explosait ? Un dernier jour sur Terre à passer, y’a quoi ? ». S’en suivent cinq minutes sans joie ni lumière, sans foi ni espoir, un cul de sac, celui dont Rocca appelait à sortir… Il n’y a plus d’avenue Foch en perspective, seulement les « cités qui surchauffent », les vautours, les charognes et les fauves. « Fils, démolis pour reconstruire ce que tu négligeais jadis » clamait le rappeur sur son premier solo. Désormais il n’y a plus rien à bâtir : « des tonnes de guns, d’armes, sexe, guerre et came » ; « corruption, mafia, politique, paranoïa, complots, assassinats, C.I.A » ; « la folie, la terreur » ; « on parle de carnage, de crimes gratuits, de génocide, de lynchage »… et ainsi de suite. Le refrain est lui-même sans équivoque, à quelques heures de l’explosion mondiale, Rocca est prêt pour le grand reset. La bienveillance un peu naïve d’antan laisse place à une impuissance partagée avec Daddy Lord C. S’y ajoute d’ailleurs un sentiment de responsabilité dans le chaos ambiant, qui pour le coup sonne comme un aveu d’échec. Son beau message universel le Chief Rocca l’a froissé, plié, déchiré, balancé au fond d’une poubelle, dans une ruelle noire d’un univers sale.

La Cliqua - « Un dernier jour sur Terre »

Crédit photo : Armen

« L’ORIGINAL »

Au début de « L’original », Rocca a un échange fictif avec un jeune journaliste. Le reporter souhaite recueillir son opinion sur la façon dont le rap français évolue. À une époque où un morceau sur deux cible les wack MCs qui complotent sans relâche du haut de leurs silhouettes floues, il n’est pas trop difficile d’imaginer l’avis de Rocca sur la question. Si la réponse ne fuse pas vraiment (« bah… mal« ), elle a néanmoins le mérite d’être claire et détaillée par la suite : les médias avides et corrompus, les rappeurs/comiques troupiers, les margoulins de maisons de disques… Le milieu est plus pollué que l’air de Bogotá. Loin de se contenter d’un constat implacable, Rocca s’aventure aussi sur le terrain des solutions. Et le remède à tous ces maux, c’est lui-même, messie au froc large et au crane rasé : « Rap flow, contact mic, je clame ma prophétie/1997 ans pile après Jésus Christ/J’interviens pour sauver le hip-hop/Façon Sam Beckett, Code Quantum/Je survole toutes les époques en slalom« . Rocca en fait des tonnes et repousse assez loin les limites de la fanfaronnade, même dans un exercice (l’egotrip) qui par nature ne s’encombre que peu de démonstrations d’humilité. Pourtant, ça passe plutôt bien et ça finit même par convaincre : parce qu’il y a cette verve puissante, qui culmine dans le second couplet, majoritairement débité en espagnol ; cette morgue sans pareil, marque de fabrique de La Cliqua, qui donnait dès 1994 à l’équipe de Daddy Lord C des allures de rouleau compresseur. Aussi, parce que les qualités de rappeur de Rocca lui permettent de soutenir ses rodomontades, là où un artiste moins talentueux aurait été taxé de vantardise crasse. Et enfin, parce que « L’original », c’est également une merveille d’instru usinée par Jelahee à partir d’un sample d’Ennio Morricone (le thème d’Il Grande Silenzio), qui plonge tout le morceau dans une atmosphère grandiose, où un texte introspectif sur la vacuité du quotidien aurait fait bien mauvais genre. Sur cette sixième piste d’Entre deux mondes, il s’agit donc de montrer les muscles et de se placer au-dessus de la mêlée. Voilà qui paraît cohérent : s’il était possible de sauver le rap français avec de la modestie et de la retenue, ça se saurait. – Kiko

Des damnés de la terre aux jeunes de la rue

Le refrain scratché de « L’original » reprend les paroles de Rocca lui-même, tirées de « Le hip-hop mon royaume », et de Biz Markie (« I’m the original » sur « We Write the Songs » de Marley Marl). Mais ce sont les mots de Raphaël, acolyte de Rocca au sein de La Cliqua, qui lui donne son cachet définitif. En 1996, Arsenal Records souhaite mettre en valeur ses plus jeunes pousses, Raphaël donc, mais aussi Loucha du groupe suisse Les Petits Boss. Le label initie un morceau, « Worldwide », où les deux collaborent avec Shyheim, adolescent prodige du rap new-yorkais et affilié au Wu-Tang Clan. De cette sorte d’All-star game U17 du rap émergera la phrase de Raphaël, « Le hip-hop pour tous les jeunes de la rue« , qui revient tel un slogan afin de clore le refrain de « L’original », comme pour synthétiser la vision de Rocca et édicter une règle à laquelle ne surtout pas déroger.

Raphaël & Loucha ft. Shyheim - « Worldwide »

« MOT POUR MOT » FT. KOHNDO

Il est souvent dit que les premiers albums de rappeurs sont leur meilleur. Contenant tout un pan de vie derrière eux, ils ont souvent l’avantage de la découverte et de la surprise pour les auditeurs que nous sommes. En 1997, Entre deux mondes de Rocca, âgé alors de 21 ans mais déjà avec un peu de bouteille derrière lui, vérifie ce constat (qui n’est absolument pas une vérité générale). Pour un premier disque en solo, c’est un coup de maître que réussit le jeune MC. Le titre souligne un cul entre deux chaises, un double héritage culturel que Rocca aborde avec audace et brio. Une manière de rapper modelée par la rencontre de la langue espagnole et du français mais aussi par sa voix rocailleuse accentuant le style new-yorkais rugueux de l’époque (après tout son surnom d’El Chief évoque directement le sobriquet de Raekwon). Rocca aligne les mots au kilomètre et construit une narration aussi dense qu’une jungle colombienne. En avançant dans l’album, les aspérités de sa voix et son argot au kilo, “façon Joe Pesci du culot”, deviennent une lame de fond dévastant tout sur son passage. Avec une bande sonore parfois digne d’un film noir, le pool de producteurs maison (Lumumba, Gallegos aka Jelahee et Chimiste) fournit une atmosphère entre le clair et l’obscur, énergique pour la partie rythmique, souvent sombre et triste concernant le choix des samples.

Dans cet ensemble exécuté de mains d’experts, mais somme toute assez classique lorsque l’on revient dessus un quart de siècle plus tard, la production de la septième piste « Mot pour mot » modernise un brin le tableau. Le beatmaker Noï va emmener Rocca et Kohndo sur une production originale et futuriste. Le gimmick sonore principal ressemble à un bruit de frisbee électrique que les deux MCs s’échangent avec véhémence. Une nappe sombre, une batterie sèche et un effet de cordes évoquant un tour de magie occulte (« Poupée, épingles et cierges, allume les sortilèges / Sacrilège, mais qu’ai-je fais pour qu’on m’assiège de pièges ? ») viennent compléter l’ambiance explosive du morceau. Le timbre de voix aiguë de Kohndo et le ton rauque de Rocca épousent les bpm rapides, plus qu’à l’accoutumée dans un morceau de rap de cette époque, avec quelques fulgurances techniques accrocheuses. Du premier couplet de Rocca entièrement construit d’assonances en « o » au changement de flow sur son deuxième couplet et son altercation finale en argot espagnol, « Mot pour mot » est un ego trip en bonne et due forme, avec une dose extrême de style et de panache. Une énergie débordante doublée d’une technique d’esthètes de la rime. Une leçon aux wacks MCs servie par une production hypnotique et avant-gardiste. Avec ce morceau survolté, Rocca montre aussi qu’il peut coupler un exercice classique dans le fond et une ouverture musicale, ici encore relativement dosée, dans la forme. – JuldelaVirgule

Version espagnole

À l’écoute des passages scratchés sur son album Tranches de vie, Souffrance rappelle l’impact de La Cliqua dans la scène en ébullition du rap français au milieu des années quatre-vingt-dix. L’album du dyonisien, invité par Rocca pour “Mash-Up” en ce début d’année, n’est pas une exception : si un recensement des scratchs de rap français devait voir le jour, le collectif parisien squatterait probablement les premières places. Le premier groupe de Rocca, et lui-même en tant que MC, est devenu classique, représentatif de la nouvelle école en 1995, cette même école devenue fatalement “ancienne” en 2022. Parallèlement à cet attachement au boom-bap des années 90, le franco-colombien ne reste pas pour autant figé dans sa façon de produire sa musique. « Old School/New School, là n’est pas la question » proclamait-il déjà sur « Le Hip-hop mon royaume » en 1996. Si Entre deux mondes possède cette empreinte musicale géo-centrée sur New-York, son deuxième album Elevacion, à l’image de sa pochette et de son titre espagnol, est plus musclé dans les rythmiques, plus majestueux. MC tout-terrain, il s’adapte aussi à des productions plus électroniques (« S.O.S ») tout en gardant une base boom-bap solide (« R.A.P. ») sur un album où les percussions deviennent plus importantes et où l’envie d’aller vers ses racines latino-américaines se fait de plus en plus présente. Avec « El Original », Rocca assume complètement ses origines colombiennes et s’offre un titre emblématique, pivot dans sa carrière puisque également rappé en langue espagnole dans une deuxième version.

En 2003, son troisième album Amour Suprême s’oriente vers un rap plus soul tout en allant chercher d’autres ambiances : la guitare rugissante couplée aux percussions tropicales de « Seven », la production arabisante de « Laisse couler » ou celle funk-synthétique de « Rap Control ». La suite, c’est un voyage sur le continent américain. À New-York d’abord où il fonde le groupe Tres Coronas avec lequel il sort deux mixtapes et trois albums entre 2001 et 2011. Une décennie où Rocca rappe en espagnol sur des productions entre deux mondes. Ceux du rap new-yorkais et des musiques latino-américaines. Des cumbias et de la salsa, pour ne citer qu’elles, mises en exergue sur le tube « Mi Tumbao (Remix) » en 2007. En 2009, il produit le morceau titre du film La vida loca (documentaire retraçant le quotidien du gang salvadorien Mara 18) et invite l’icône colombienne Yuri Buenaventura pour un morceau combinant leurs univers respectifs. Rocca remet le couvert en 2018, avec un transit à Bogota, pour le film colombien Somos Calentura et le morceau « Ganar y sumar » en featuring avec Junior Jein dans un genre nouveau : la salsa choke. En 2015, son cinquième album Bogota-Paris, sorti en version française et espagnole, navigue entre rythmes colombiens et rap mais se frotte également à la trap et au rock. Daddy Lord C, Lyricson, P.N.O. de Tres Coronas, Nelson Palacios (musicien cubain ayant travaillé avec Orishas), Alguacil (musicien et producteur colombien) ou Diana Pareira (chanteuse colombienne) sont autant d’invités qui témoignent encore de cet « entre deux mondes ». Entre rap et musique latine, entre classicisme et ouverture. Les pieds bien ancrés dans leur base, le visage orienté vers l’horizon, Rocca a fait de ce cul entre deux chaises une singularité évidente. Une arme de plus pour chauffer l’audimat, de Paris à Bogota en passant par New-York.

Tres Coronas ft. Michael Stuart - « Mi Tumbao »

« AUX FRONTIÈRES DU RÉEL »

À première vue, « Aux frontières du réel » brasse les mêmes thèmes que « La bonne connexion », allant jusqu’à user des mêmes tournures. Scorsese est remplacé par les frères Hugues (« Le genre Menace Société, version française »), la métaphore tropicale trouve une nouvelle itération (« Les rues sont des rapides, ses courants te mènent au vide »), et il s’agit toujours d’égratigner l’influence néfaste des écrans sur la jeunesse. La partition de Lumumba, à la fois percutante et enveloppante, évoque par ses sonorités le travail d’Havoc sur The Infamous. Elle sert idéalement le propos, entre la brutalité de la réalité et l’ivresse de la fiction. Mais à y regarder de plus près, il faut noter une différence de taille : le point de vue. Alors que « La bonne connexion » prenait la forme d’un double story-telling, « Aux frontières du réel » a celle d’un grand monologue à l’impératif.

« Contente-toi de ce que l’on ne t’a pas encore pris » ; « Éteins ta Sega, constate les dégâts » ; « Que doit penser ta mère de ton sale pipeau, chico ? ». Ce discours moralisateur, et parfaitement assumé comme tel (« La nuit, Rocca porte conseil ») aurait sans doute été un brin barbant sans deux choses essentielles : le talent du MC pour faire rebondir les mots indépendamment des structures grammaticales françaises, et sa capacité à attraper l’auditeur par le col pour le remettre sur le droit chemin. Il s’autoproclame ainsi décodeur télévisuel, journaliste de terrain, prophète du réel… Rocca en fait des tartines oui, mais avec un tel aplomb et une telle technicité (au hasard : « Différencie la T.V. d’ici de ce que tu vis / Dit sais-tu que les vrais bandits ne se voient pas dans les séries Z ») que le tout passe comme une lettre à la poste.

Reste que l’existence désabusée des jeunes des quartiers trouve ses racines au-delà des écrans, et Rocca le sait bien au fond (« J’allume la télévision : gun, sexe, drogue, violence / Le catalogue en vogue influence la jeunesse en manque d’un véritable dialogue« ). D’ailleurs, il n’a pas vraiment de cible précise, tirant à boulets rouges aussi bien sur Hollywood que sur les programmes télévisés, le journal de 20 heures ou les jeux vidéo. Pointer du doigt le flou entre le réel et le fictif, c’est davantage une catharsis qu’un véritable réquisitoire, comme une manière de remettre les choses en ordre – résumée dix ans plus tard par Jay-Z dans une formule imparable sur « Ignorant Shit » : « Scarface the movie did more than Scarface the rapper to me ». Autrement dit, la société et son hypocrisie sont la véritable cause du problème, ceux qui en témoignent n’en sont que la conséquence. C’est en écorchant au passage les wacks MCs, vus ici comme l’un des fruits avariés de la télévision (« Paris est plein de faux, wacks, mauvais garçons / Changeant de veste comme de nom, vivant leur propre film d’action »), que Rocca révèle une deuxième limite : celle du vrai et du faux. C’était déjà le sujet de « L’original » et de sa critique acerbe de l’industrie du rap. Ce sera celui, à plus grande échelle, de « Artifices » quelques pistes plus loin. Et c’est, au fond, celui de « Aux frontières du réel », point névralgique d’Entre deux mondes, situé idéalement au milieu du disque et qui centralise toutes les obsessions du rappeur colombien, grand authentique face aux éternels faussaires. -David²

La 25ème image

Paru sur le mythique album des Musiques inspirées du film La Haine, « La 25ème image » est un morceau fondateur sur le rapport de la jeunesse aux images. Il serait d’ailleurs intéressant d’interroger Rocca sur l’influence qu’il a pu avoir sur Entre deux mondes. À partir d’un sample hypnotisant du film d’animation Akira (dans lequel les limites entre le réel et le virtuel sont largement floutées), le groupe IAM épaulé de Nuttea déplore la violence des films hollywoodiens. Si Rocca visait large dans sa critique des écrans, Akhenaton et Shurik’n ciblent avec précision l’industrie du divertissement, sa représentation des minorités et la fascination qu’elle peut exercer sur les esprits jeunes, démunis et fragilisés. L’introduction vaut tous les discours : « Les enfants, les égarés sont comme des feuilles / Et l’écran leur offre l’encre de la violence […] L’image prend désormais le contrôle de la personnalité / La fiction devient réalité, et la réalité un cauchemar ». Comme un coda au « Burn, Hollywood burn ! » de Public Enemy, les phocéens critiquent avec véhémence la représentation des mecs de quartiers dans les films, toujours associées aux bandits et aux méchants. Un choix délibéré qui entraine les rouages d’un cercle vicieux, puisque la jeunesse qui s’y identifie devient à son tour mauvaise (« 24 images de scènes violentes, la 25ème sera réelle »). La démonstration, chez IAM comme chez Rocca, est certes bancale tant le sujet est glissant. Si la représentation dégradante des minorités est une réalité, il n’y a pas de violence dans l’art – ce que le cinéma est au même titre que le rap – sans violence dans la société. Et le détournement d’un film comme Scarface, qui ne véhicule jamais le message de fureur que la majorité des rappeurs lui prête, montre à quel point il est facile, volontairement ou non, d’interpréter maladroitement une œuvre. Après tout le rap – qui cite volontiers des films ultraviolents – sera lui aussi sera accusé d’encourager la violence et à raison s’en dédouanera. Reste que malgré ces failles dans leur discours, Rocca et IAM ont le mérite de recentrer le débat sur les premières victimes de cet état de fait, cette « jeunesse en manque d’un véritable dialogue ».

IAM ft. Nuttea - « La 25ème image »

« SOUS UN GRAND CIEL GRIS… » FT. RAPHAËL

« Sous un grand ciel gris… » est le point de rupture d’Entre deux mondes. Comme si tous les morceaux précédents menaient inexorablement à celui-ci, et comme si tous les suivants n’en étaient – malgré leurs qualités réelles – qu’une redite. Ça commence par une mélodie triste et pluvieuse, comme le rap français en a produit des dizaines. Mais elles n’étaient pas signées Lumumba, qui crée ici une atmosphère intense grâce à une partition à la fois angoissante (écouter les percussions qui montent en fin de mesure) et mélancolique. Un tapis rouge pour Raphaël, qui ouvre le bal en déroulant un plan séquence riche de détails sur la vie de quartier et sa monotonie crasse : « le biz tourne, les frères brassent l’argent, la même rengaine, la même dégaine des flics qui te foutent la haine ». Plus question de frontière ici (d’ailleurs « rien à mater à la télé »), c’est une plongée tête la première dans la réalité la plus morne, où les bouches de métro, les vendeurs de malbouffe et les bâtiments sombres sont autant de points de repère aux lascars qui déambulent sans but et sans horizon.

Un dialogue s’instaure ensuite entre Raphaël et Rocca lors d’un habile passage de micro, grande tradition chez La Cliqua (écouter « Ascension », ou « En dehors des lois » et « Là d’où l’on vient » avec Daddy Lord C pour s’en convaincre). Fidèle à ses principes, El Chief répond du tac-o-tac pour appeler à combattre l’apathie par le savoir, la réflexion et le travail. Un appel à briser le déterminisme social autant qu’à relativiser sa situation (« Ici c’est la merde, le ghetto… / Allez arrête gars, je reviens de Bogota / Paris ne peut pas être pire que ça »), qui paraitra sans doute naïf et qui peut être vu plus simplement comme, au choix, une touche d’espoir ou une volonté d’en finir avec le misérabilisme d’un certain rap français.

Mais « Sous un grand ciel gris… » va prendre une autre dimension après le refrain. À la manière d’Akhenaton dans « Demain c’est loin » ou de Lino dans « La Rue t’observe », Rocca exécute un deuxième couplet à rallonge, véritable morceau de bravoure qui tape loin et fort pour dresser le constat accablant d’une jeunesse enfermée dehors. Une entrée fracassante qui plante un décor d’outre-tombe (« La nuit tombe comme une fièvre épaisse / Les rues sont balayées d’un vent glacial qui blesse / Coupe comme une lame / Les mains des derniers jeunes qui squattent le macadam »), une écriture riche mais dépouillée qui garde l’essentiel (« Des mères qui pleurent, la haine qui coule des yeux / Des poings qui se ferment / Des familles en peine, des putains de juge / Des lourdes peines ») et une vélocité toujours à propos qui ne laisse pas le temps de respirer (« Plus les heures passent, plus les jours avancent en masse / On laisse que les problèmes s’entassent afin que l’étranger s’encrasse »). C’est du rap à l’état pur, de la rime par accumulation, où chaque phrase laisse tomber une chape de plomb un peu plus lourde que la précédente. C’est aussi Rocca qui avant de s’élever (« La Fama » viendra clore le disque trois pistes plus loin) déchire le ciel orangé des ghettos parisiens, comme pour laisser passer avec lui ceux qui ont encore assez de volonté pour s’en sortir. -David²

Ceux qui savent

Si Rocca et La Cliqua ont influencé tout un pan du rap français par leur technique et leur authenticité, Tandem est sûrement l’un des groupes qui s’en est le plus réclamé. Un goût prononcé pour les ambiances sombres et les pianos mélancoliques, pour les figures de style en tout genre, pour la narration visuelle, pour des schémas de rimes inédits dans des couplets épiques… La suite de leur carrière ne va peut-être pas dans ce sens mais sur leur premier EP, Ceux qui le savent m’écoutent sorti en 2001, la filiation est prégnante. Dans « Les maux » ou dans « Mémoires d’un jeune con », Macregor et Mac Tyer semblent écrire de manière quasi-automatique. Des couplets à rallonge, le refus systématique des structures classiques, une accumulation harassante de mots et de malheurs : ce serait presque du rap au kilomètre si la forme n’était pas aussi riche d’assonances et d’allitérations. Difficile alors de ne pas penser au Rocca en état de grâce de « Sous un grand ciel gris… ». Le morceau est d’ailleurs samplé à la fin de « Imagine » (aux côtés, entre autres, de « La rue t’observe » et de « Demain c’est loin » !), étourdissant solo de Mac Tyer où ce dernier encourage l’auditeur à visualiser les pires évènements possibles, à petite et à grande échelle.

Tandem - « Imagine »

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1 commentaire

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  • Ben,

    Quelle claque cet album. Un de ceux qui a le plus tourné chez moi.

    Y’a aussi de bons sons sur Elevacion. Graffiti et R.A.P. notamment que j’apprécie beaucoup.

    El que tanto esperoban El original