Chronique

OutKast
Speakerboxxx / The love below

Arista - 2003

Even the sun goes down, heroes eventually die

Horoscopes often lie and sometimes « y »

Nothin’ is for sure, nothin’ is for certain, nothin’ lasts forever

But until they close the curtain it’s him and I : Aquemini.

Aquemini, le treizième signe : la fusion du Verseau (Aquarius) et du Gémeau (Gemini), du « player » et du poète, Antwan Patton et Andre Benjamin. OutKast repose depuis dix ans sur cette relation siamoise et fertile, mais aujourd’hui, Big Boi et Andre 3000 seraient à l’aube d’une hypothétique séparation. Un véritable crève-cœur au regard de leur parcours discographique exceptionnellement exempt de toute erreur, en perpétuelle évolution, clé de voûte d’un rap diablement efficace métamorphosé par une inventivité et une audace extraordinaires. Spéculation journalistique ? « Beef » fantasmé par le microcosme hip hop ? Mise en scène fantaisiste ? L’avenir nous le dira. Les deux MC’s, trois ans après le phénoménal succès de « Stankonia » (4 millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis), ont pris une décision à la fois sage et folle : travailler séparément à leur album solo, mais sous la bannière OutKast. Deux disques, un pour Big Boi, « Speakerboxxx », et un pour Dre, « The Love Below ». Dans un entretien à MTV, Dre a ainsi mis un terme aux rumeurs : « We did something kind of separated to show you the separate visions. It’s still the group. The unity is still here. This is just one project, one album. We thought it’d be a great idea ». L’idée est séduisante, en effet, car elle donne l’occasion de reconsidérer la carrière du duo en observant l’une après l’autre les personnalités du binôme le plus célèbre d’Atlanta. Leur ambivalence éclate ainsi au grand jour, et on découvre que les originaires d’East Point auraient pu échanger leur nom avec un autre duo géorgien : les Ying Yang Twins.

Dès les premiers soubresauts de caisse claire au début de « Speakerboxxx », on comprend que la lampe qui renfermait le génie d’OutKast depuis trois ans vient d’être dépoussiérée. Alors que l’effet hypnotique des « Speakerboxxx ! » scratchés dans l’introduction de Cut Master Swift ne s’est pas encore tout à fait dissipé, le bruit et la fureur envahissent les enceintes : ‘Ghetto Musick’ propulse dans un maelström électro-funk des synthétiseurs agités, des chœurs sautillants et la douce voix de Patti Labelle, entraînée malgré elle dans cet hymne palpitant, sans doute le fruit d’une union cachée entre ‘B.O.B’. avec ‘Rosa Parks’. On reste estomaqué devant tant de provocation débordante, car cette musique là refuse de se ghettoïser, et se joue joyeusement des barrières que le rap s’est imposé au fil des années.

Produit par Andre 3000, déjà au centre de toutes les attentions, cette puissante ouverture ne représente que partiellement le reste de la face A. Big Boi, vindicatif, malin et appliqué, a veillé à afficher au mieux ses racines hip hop, en utilisant par exemple un beat de TR-808 dans son premier single, ‘The way you move’. Pour la peine, il s’est entouré de plusieurs têtes d’affiches du calibre de Ludacris, Jazze Pha et Jay-Z, ainsi que les habituels proches de la Dungeon Family. Le très sous-estimé Killer Mike, notamment,  fait preuve d’une impressionante virulence dans ‘Bust’ et ‘Flip Flop Rock’. Réputé pour être la face pragmatique du duo, Big Boi s’emploie à jongler entre le plus flamboyant des braggadoccio (‘Bowtie’), les mésaventures du quotidien (‘The rooster’) et les préoccupations collectives (‘Unhappy’, ‘War’) sur ses propres productions (sept au total), régulièrement gonflées aux cuivres de Hornz Unlimited. Concis et équilibré, le disque jouit d’une fluidité certaine, grâce à des titres dépassant rarement les 4 minutes, en dépit de quelques moments volontairement rugueux, comme le long égotrip ‘Tomb of the Boom’, avec Konkrete et Ludacris, ou d’autres passages frisant l’auto-parodie (‘Church’ et ‘The rooster’, cousin de ‘Ms Jackson’).

Porté par une ambiance « crunk » qui s’inscrit dans la lignée des sons dancefloor rentre-dedans du sud des États-Unis, « Speakerboxxx » ne faillit cependant pas à la tradition du duo, capable de passer de l’énergie la plus vrombissante à l’émotion la plus touchante : après ‘Crumblin Erb’ dans « Southernplayalisticadillacmusik », ‘Babylon’ dans « ATLiens », ‘Da Art of Storytellin’ dans « Aquemini », ou ‘Toilet Tisha’ dans « Stankonia », on retrouve encore et toujours ces perles typiques d’OutKast, douces et légères, graves et mélodieuses. La basse planante, les chœurs désabusés et les instrumentations imperceptibles de ‘Unhappy’ viennent directement s’ajouter à la longue liste évoquée plus haut, tandis que la fin de l’album est un véritable florilège d’émotions, grâce à l’appui du tiers de l’entité Earthtone 3, Mr DJ. « Speakerboxxx » atteint ainsi sa vitesse de croisière à partir de ‘Knowing’, inquiétant et torturé, suivie de l’étrange tristesse up-tempo de l’excellent ‘Flip Flop Rock’, et le refrain à la fois mélancolique et freestyle de S. Carter. Enfin, la spiritualité tamisée de ‘Reset’ marque le sublime point de non-retour de l’album grâce au murmure sensuel d’un refrain abyssal et la présence toujours appréciable des ex-Goodie Mob Khujo et Cee-Lo. Chair de poule assurée, et mission accomplie pour Big Boi, qui peut se permettre une dernière bravade à la sauce down south, ‘Last call’, sur lequel Lil’ Jon et ses Eastside Boys viennent éclaircir leurs cordes vocales, histoire de faire frémir encore une fois les speakers.

Exit Big Boi. Enter André 3000. Changement de décor. En retournant le splendide livret, l’imagerie change. Les poses de B-Boy, l’attirail de maquereau, les bijoux lumineux et les hauts-parleurs disparaissent. Place à un décor bucolique, printanier. Dans un paysage champêtre, une famille élégante et souriante pique-nique. Plus loin, Dre apparaît, mi-homme, mi-cheval, entouré d’une constellation de beautés dénudées. Le décalage est évident. Pour paraphraser une phrase argotique intraduisible : Dre’s on some other shit. Un changement de route entamé à l’époque d' »Aquemini », en 1998, où il avertissait déjà, comme pour mieux nous préparer au choc : « Return of the gangsta thanks ta’ them niggas that get the wrong impression of expression / Then the question is ‘Big Boi what’s up with Andre ? Is he in a cult ? Is he on drugs ? Is he gay ? When y’all gon’ break up ? When y’all gon’ wake up ?’ Nigga I’m feelin’ better than ever what’s wrong with you, you get down ! ».

Musique ! On s’attendait forcément à un peu d’excentricité de la part de Dre, qui cultive un look que l’on qualifiera de « différent », mais là, c’est une véritable lame de fond sonore qui déferle : Dre ne franchit pas la limite, il l’efface. Avec une grâce et une aura époustouflante, il donne l’impression de s’élever doucement au-dessus du sol dans un étrange aéronef, avec un large sourire et une petite larme au coin de l’œil, regardant s’estomper à l’horizon trois lettres qui marquaient son point d’envol : R, A, P.

Véritable comédie musicale bâtie autour de plusieurs saynètes croustillantes (la conversation avec Dieu, et le réveil après la première nuit d’amour, notamment), « The Love Below » place la Femme au centre de l’univers d’Andre, comme en témoignent les invitées conviées à la table de Mister « Cupid Valentino » : Kelis, Norah Jones, la sublime Rosario Dawson, et même, le temps d’un scratch posthume, Aaliyah. En roue libre, Dre se risque à toutes les expérimentations avec sa voix, posée et sensuelle (‘Happy Valentine’s day’), froide et métallique (‘Behold a lady’), haut perchée (‘She’s alive’, ‘Take off your cool)’, féminine et éraillée (‘She lives in my lap’). Prenant à revers la misogynie présumée des rappeurs (« I know she thinks I just think she’s some kinda hoe, I don’ t give a shit about giving it up on the first night, she knows what she wants outta life ! »), l’ancien compagnon d’Erykah Badu évoque toutes les étapes de l’Amour, de la séduction à la passion, de la tendresse à la séparation et colorie sa carte du Tendre d’ambiances et d’influences superbement bigarrées : jazz léger, soul, blues, rock langoureux ou débridé, pop accoustique, funk électrique… Insaisissable, Dre produit la totalité de son album, mais le terme « production » serait presque trop restrictif pour définir la teneur de son travail, tant l’éventail et la finesse des compositions vole à des années lumière de l’instru lambda. Alors oui, « The Love Below » n’est pas un album de rap. Et alors ? Assez paradoxalement, Andre ne pouvait pas faire meilleur cadeau à sa musique que de la déshabiller intégralement de ses conventions et ses codes, pour mieux lui rendre justice. Le rap est mort ? Vive le rap !

Subjugués, on suit Andre 3000 comme le lapin blanc au pays des merveilles, d’un concert de jazz léger et souriant dans ‘Love hater’ à un bal de Cendrillon funky (‘Happy Valentine’s day’), avant une nuit d’amour bondissante (‘Spread’, explosif) suivie de la béatitude amoureuse des petits matins qui chantent (‘Prototype’)… Expérience charnelle et profondément déroutante, « The Love Below » recèle d’idées brillantes, des kits de batterie inversés de ‘Vibrate’ aux percussions caverneuses de ‘Pink and Blue’, l’un des passages les plus intrigants et aboutis du disque. Chaque titre, chaque minute, chaque seconde apporte son lot de surprises et de frissons. Difficile d’y déceler un sommet particulier, tant l’ensemble du disque culmine à des hauteurs himalayennes. On peut bien sûr mentionner la force électrisante de ‘Behold a lady’ et ‘She’s alive’, déchirante comptine de qui vient nous tordre le plexus de tristesse, ou encore l’improbable délire instrumental caché du tracklisting et la communion universelle et feutrée de ‘Vibrate’. Passionnant de bout en bout, propulsé par des rythmiques musclée et des refrains contagieux (‘Roses’, ‘Behold a lady’), la fuite en solo de Dre est une immense réussite, mais ses histoires d’amour, elles, finissent mal, en général. C’est en effet sur une note particulièrement sombre que se conclue « The Love Below » : dans l’ultime titre, ‘A life in a day of Andre Benjamin (incomplete)’, André 3000 redevient Mr Benjamin, retrouve ses réflexes de MC, et rappe pendant plus de 4 minutes non-stop, évoquant d’une voix monocorde sa montée des marches de la gloire, sa rencontre avec Erykah Badu, leur divorce, et l’éloignement de son fils. On regrettera d’ailleurs que les paroles de ce morceau soit absentes du livret. Leur lecture aurait sans doute permis un décryptage plus profond de ce final distant et dépouillé qui tranche nettement avec l’énergie carnavalesque du reste de l’album, et donne à méditer sur l’histoire d’Amour dont nous avons été témoin, ni tout à fait réelle, ni tout à fait imaginaire.

Enivré par ses fameux excès de confiance, Jay-Z laissa échapper cette phrase au détour du « Blueprint » premier du nom : « If I ain’t better that BIG, I’m the closest one ». Aujourd’hui, alors que leur cinquième album hors-norme vient de s’écouler à 510 000 exemplaires en première semaine aux États-Unis, cette tirade peut être prêtée à OutKast : on n’oserait leur donner le statut de meilleur duo/groupe de l’Histoire pour ne pas froisser d’autres légendes, mais franchement, ils n’en ont jamais été aussi prêts. Celà dit, vu leur bouillonnement créatif, ils n’ont pas besoin d’un tel sobriquet, car ils ne tiendraient pas en place dans le confort immobile d’un trône. En s’opposant volontairement, Big Boi et Dre viennent de présenter parfaitement la thèse et l’antithèse de leur musique, l’équilibre absolu entre une culture rap longuement mûrie et une imagination défiant l’académisme et la gravité. Certes, la balance penche légèrement en direction d’André 3000, qui vole la vedette au B-Boy Big Boi avec un album funambulesque et jouissif. Mais « Speakerboxxx » et « The Love Below » entretiennent ensemble une gémellité en clair-obscur qui les rend indissociables et organiquement liés. « A great idea », comme disait Dre. Une grande idée, et, une fois de plus, un grand album.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*