Chronique

Grip
Snubnose

Stray Society - 2019

Avec Snubnose, Grip relate une virée saisissante, âpre et sombre, dans un East Atlanta gangréné par la violence et les armes à feu.

En anglais « snubnose », littéralement « nez retroussé », désigne un revolver à canon court, plutôt connu pour sa maniabilité et sa discrétion que pour sa puissance de feu. Le deuxième album de Grip (de l’anglais « saisir », « empoigner ») n’en manque pourtant pas, de puissance de feu. Quelque part entre l’ampleur narrative d’un Kendrick Lamar et la verve abrasive d’un Vince Staples, Snubnose est le disque concept d’un conteur émérite, qui se plaît à manier les points de vue avec une virtuosité qui n’est pas sans rappeler celle de Nas sur « I Gave You Power ».

Tout commence avec « He is… I am » et le traumatisme d’un revolver innocemment trouvé sur la commode de son oncle. Il n’est pas facile de dégager un titre de cet ensemble soigneusement construit, mais incontestablement, cette introduction est un sacré morceau de rap. En totale contradiction avec ce que la violence de la pochette suppose, les premières mesures laissent entendre un chœur de gospel. Grip, presque à hauteur d’enfant, débute en racontant l’histoire de son revolver qu’il personnifie quasiment comme s’il s’agissait de son premier amour. Puis sans prévenir, le chaos s’installe : les chœurs s’éteignent, les sirènes hurlent, l’instrumental se fait asphyxiant, corrodant. Et le point de vue change. Avec une voix infernale et terrifiante, Grip se met dans le métal du revolver, hurle son pouvoir absolu et sa soif de sang.

« Me, myself, I go by Trey Eight, keep me on your waist you gonna stay straight, if you pull me out in a crowded place, I bet all the fuck niggas make way »

L’exercice, brillant, pourrait se suffire à lui-même mais Grip l’étend sur l’ensemble de l’album. Snubnose trace deux cercles qui se recoupent en un seul point névralgique. Le premier est intime : c’est celui d’un barillet qui tourne, activé par l’index qui vient se poser sur la gâchette dans un geste répété. Le second est vaste : c’est l’écho du flingue qu’on entend « de ghetto en ghetto », celui de la violence qui habite les rues d’Atlanta. Ainsi treize pistes durant, les points de vue et les échelles se multiplient et se répondent. Dans « Pressed », Grip compare les situations pesantes du quotidien au mécanisme d’une arme (« Gettin’ high to take me from the lows, at any time my pistol might blow / ‘cause pressure bursts pipes, I know »). Le feu reprend la parole le temps d’un « Snub Speaks » féroce et prémonitoire (« Been labeled dangerous, better tell kids don’t play with us »). Dans « Tek », il raconte comment une banale embrouille de boîte prend d’immenses proportions pour se terminer en fusillade sur un parking. Et pour boucler la boucle, la voix juvénile (interprétée par le neveu de Grip) entendue dans le premier morceau se répète dans « Open Arms », magnifique et morbide conclusion au trauma initial : un revolver innocemment trouvée sur une commode.

L’envergure de Snubnose et la gravité de son sujet sont telles qu’elles dépassent largement la géographie de la ville d’Atlanta et de l’État de Georgie. Et pourtant, son ascendance musicale ne laisse aucun doute : l’illustre Big Rube de la Dungeon Family débute « 226 » avec un interlude pénétrant, Goodie Mob est invoqué le temps d’une reprise du refrain de « Cell Therapy »… La violence que l’album exhume a bien l’odeur de la poudre humide du sud des États-Unis. Aussi dans « The Diary », Scarface, la légende de Houston Texas, a eu cette phrase mémorable : « You better get your shit right / I’m from the state where you rarely see a motherfucking fist fight / It’s all about the gun blast ». C’est comme si Grip vingt-cinq ans plus tard, à force de la vivre, l’avait disséquée, digérée et déployée. Pour en faire ce putain de disque.

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