Chronique

Earl Sweatshirt
SICK!

Tan Cressida - 2022

Dans son nouveau disque, Earl Sweatshirt joue de la plume jusqu’à entrevoir, enfin, une lueur d’espoir. Jusqu’à trouver, enfin, un semblant d’équilibre.

Earl Sweatshirt a l’air d’aller un peu mieux sur ce nouvel album. La naissance de son fils lui a offert un ancrage supplémentaire dans le réel là où il semblait auparavant errer à travers le monde avec à peine plus de substance qu’un fantôme de souffrance et de doute. Sa plume, toujours plus affûtée, lui sert à la fois de piton d’alpinisme auquel se raccrocher, comme un point stable duquel contempler le chaos qui règne autour de lui, et de scalpel pour ausculter les recoins sombres de son âme et tenter d’en raccommoder les meurtrissures.

Par opposition à ses précédents opus, où Earl surnageait dans un tortueux labyrinthe de motifs baignés de nuages électriques, SICK! est un disque dont le propos et la forme musicale, s’ils ne sont pas moins riches ou moins complexes que dans les précédents disques du rappeur, sont peut-être plus lisibles. Le mixage de l’album réalisé par Young Guru, ingénieur du son chevronné qui a notamment mixé dix des onze LP de Jay-Z, y est sans doute pour beaucoup. Le traitement des voix est sans fioritures, épuré à l’extrême, et ce travail sonore tout en simplicité maîtrisée vient souligner l’impression de clarté retrouvée qui se dégage du disque. Impression qui se retrouve dans les pistes instrumentales, construites autour de textures et de motifs organiques, comme les gouttes de pluie sur « Old Friend » ou la longue mélodie au piano interprétée par Ian Finkelstein qui vient clore l’album. Ce sont peut-être les deux collaborations avec un Alchemist décidément on fire ces temps-ci (« Old Friend »,  « Lye ») qui résument le mieux la formule adoptée sur SICK!. Les productions y font office de cadres richement ornés, qui complimentent à merveille les tableaux qu’Earl Sweatshirt et ses invités peignent de leurs plumes.

Ce qui est central, c’est donc surtout cette écriture sinueuse où de chaque chausse-trappes peut jaillir un démon grimaçant, un rayon de lumière qui perce à travers la brume ou un symbole en forme de hiéroglyphe à interpréter. Earl écrit moins qu’il ne tisse une toile en quatre dimensions, comme l’araignée Anansi des contes d’Afrique de l’Ouest : la syllepse de sens est une des figures les plus prégnantes dans son écriture, chaque image et chaque symbole peuvent être interprétés de multiples manières – à l’auditeur ou à l’auditrice d’y chercher l’interprétation qui résonnera le mieux.

Ce travail d’écriture est avant tout un travail de soin (« I have to write to find balance »). Celles et ceux qui ont souffert de maladie mentale le savent bien : nommer les maux, trouver le diagnostic, c’est déjà guérir un peu. C’est du moins le début du chemin. C’est sur ce sentier labyrinthique de la guérison que marche Earl au long des 24 minutes de SICK!. D’un pas qui parvient bizarrement à être à la fois traînant et assuré, le rappeur avance vers une vague lueur qui se laisse entrevoir à l’horizon quand on évite de trop la chercher.

« Il y a surtout l’écriture, ultime refuge quand tout le reste part a la dérive, seul moyen au fond d’entrevoir l’espoir, seule façon en fait de ranger son intérieur en désordre. »

Pourtant, SICK! est un disque baigné du contexte crépusculaire dans lequel il a été écrit. Presque dans chaque morceau, le spectre de la pandémie de coronavirus finit par apparaître, qu’il soit mentionné directement (“The cost of living high, don’t cross the picket line and get the virus”) ou qu’il y soit fait allusion au détour d’une image de masque, de seringue ou de maladie. Earl évite toutefois les facilités d’écriture dans lesquelles il serait tentant de tomber avec une telle thématique. Il s’en sert comme d’un point de départ parmi d’autres pour construire un réseau d’images et de métaphores autour du thème de la déréliction des corps et des esprits. Mais cette thématique est rejointe, comme en miroir, par celle de la guérison et de l’équilibre à retrouver – un motif nourri par quelques raisons d’espérer.

Il y a d’abord son enfant, né tout récemment, dont la présence est perceptible quand bien même Earl se garde de l’évoquer frontalement, par pudeur ou par souci de ne pas dévoiler des aspects de sa vie qui n’appartiennent qu’à lui. Le Coloring Book de Chance the Rapper, autre grand disque d’un jeune père, était baigné d’une lueur dorée digne d’un tableau de Botticelli. Par contraste, SICK! reste tout de même un album plus obscur que clair, écrit depuis d’éphémères refuges de lucidité arrachés de haute lutte à la tempête d’une époque où tout semble s’effriter comme une paire de pieds d’argile.

Il y a aussi le soin apporté à ses proches et à sa communauté, comme si en s’occupant des autres (« Make sure my mama do well / all of my b*tches do well, » rappe Zelooperz sur « Vision »), il trouvait aussi le salut pour lui-même. Prendre soin de soi-même, prendre soin des autres : autant de nécessité vitales qui sont plus difficilement accessibles quand on est un jeune homme noir dans l’Amérique post-Donald Trump (« It’s hell up in Harlem so meet me across 110th street, » rappe billy woods sur « Tabula Rasa »). La lutte pour préserver sa propre santé physique et mentale et la lutte pour se libérer de l’oppression deviennent donc les deux faces d’une même pièce.

Il y a surtout l’écriture, ultime refuge quand tout le reste part a la dérive, seul moyen au fond d’entrevoir l’espoir, seule façon en fait de ranger son intérieur en désordre (« The same dust can’t stay, I gotta clean or I can’t think »).

Earl Sweatshirt a l’air d’aller un peu mieux (« I find a middle and a bitter balance »), et pour qui l’a accompagné à travers la brume dissonante et déstructurée de Some Rap Songs, pour qui le connaît depuis l’époque de la chambre sombre et étouffante de I don’t like shit, I don’t go outside dont il émerge ici avec un semblant de sourire aux lèvres (« Walked outside, it was still gorgeous »), c’est déjà un formidable message d’espoir.

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