Chronique

Earl Sweatshirt
I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside

Columbia Records - 2015

En ce début d’année 2015, un nouveau et grand film de Michael Mann est sorti sur les écrans : Blackhat (renommé Hacker par nos contrées). Actionner haletant et visuellement sublime comme son auteur les réalise si bien, il est le reflet d’une époque faite de réseaux, de spectres, et d’insaisissable, avec ses personnages fantomatiques, effacés, qui ne laissent de traces de leur passage que des 0 et des 1. Boudé tant par le public que par la critique, Blackhat et son budget de 72 millions de dollars ont fait un four monumental. Pendant ce temps-là Earl Sweatshirt, toujours ombre de lui-même dans ses morceaux les plus sombres (voir le clip de « Grief » et sa caméra thermique en noir et blanc), se préparait en secret à sortir de nulle part son deuxième album. Un disque musicalement austère au possible, avec une pochette aux allures d’écran de PC hacké et un titre qui fleure les paquets de Xanax vides sur la table de chevet. Un objet mal identifié qui pourrait tout aussi bien venir du fin fond du deep web, mais qui se place troisième au top iTunes derrière Kendrick Lamar et Action Bronson. Peut-être que Blackhat aurait gagné à faire de son marketing du no marketing.

Faussement annoncé quelques semaines plus tôt par le morceau « Quest/Power », I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside est, après If You’re Reading This It’s Too Late et To Pimp a Butterfly, l’autre grande sortie surprise de ce début d’année. Surprise aussi pour Earl, coiffé au poteau par Columbia qui foire en beauté le lancement de l’album et qui se fera copieusement insulter – menacer même – par l’artiste sur Twitter. Initialement, Earl Sweatshirt devait en effet sortir le clip de « Grief » sur son propre site le 16 mars, et n’annoncer rien d’autre que le titre de l’album. La toile et son label en ont décidé autrement, en balançant tout à la fois la cover, la tracklist, les invités et une date, le 23 mars 2015. Autrement dit tout sauf le clip, qui ne sera disponible que le lendemain matin. Résultat : les réseaux sociaux s’affolent, mais ne parlent ni du morceau, ni de la vidéo, ni de l’album. Juste de la hype insaisissable, délébile, inconsistante. D’un Earl effondré et belliqueux.

Face getting gray from the ash but I’m laughing, that’s the trace in me nigga, fuck out my face while I’m thinking

À l’écoute de I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside, on se dit en fait que toute cette histoire importe peu. Parce qu’il y a quelque chose de profondément nihiliste dans cette nouvelle livraison du sale gosse d’Odd Future. Plus encore que Doris, I Don’t Like Shit… est noir et cafardeux. Et surtout, il est du seul fait de Earl, qui œuvre ici en solitaire et se retrouve derrière 90% de la production (seul « Off top » est produit par Left Brain). Si bien que le projet, dans lequel le rappeur n’hésite pas à se livrer pleinement, prend une tournure très cathartique. La perte de sa grand-mère, les affres de la célébrité et sa rupture compliquée avec son amie Mallory Llewellyn, notamment, hantent le disque. Le couplet qu’il dédie à cette dernière dans le martial « Mantra » est à ce titre remarquable d’ambiguïtés (quand il dit « You used to say you like violins », on croirait entendre le mot « violence ») et d’amertume. Une colère qu’il redirige, en grande partie, contre lui-même.

« Il y a quelque chose de profondément nihiliste dans cette nouvelle livraison du sale gosse d’Odd Future. »

Paradoxalement, Earl a acquis suffisamment de confiance en lui pour dévoiler ses fragilités jusqu’aux plus sensibles, et ne se lasse pas d’adapter brillamment son interprétation aux différents états par lesquels il passe. Dans le frénétique « DNA » avec Nakel Smith, il débite son texte comme s’il était sous MDMA. Dans le dernier couplet de « Grief », on a l’impression qu’il est en pleine descente, comme sur le point de s’écrouler. Le cerveau cramé mais les neurones bien en place, Earl raconte ses démons intérieurs et sa volonté – mise à mal par toutes sortes de substances illicites – de les chasser à coups de pied au cul. Dans la forme, cet état de fait se traduit par une série d’oppositions. Des instrumentaux cotonneux et atmosphériques, mais aussi arides et martelant ; un flow fluide et/ou véloce, à peine porté par une voix de zombie fatigué d’errer. Le point d’orgue de ces contrastes entrelacés étant sans doute le lancinant « Faucet », mince filet d’eau croupie d’où s’écoulent des images pour le moins cryptiques (« Chasing these rabbits, whole face in a faucet ») sur une partition à la fois fiévreuse et cahotée.

De ces composantes, il ressort que la musique d’Earl semble coller de plus en plus à ce qu’il est réellement. Même s’il ne manque pas de rappeler dans une passionnante interview accordée à NPR Music : « I’m not (…) like, the anguish or the pain that I put forward foremost in my music. Cause I’m not like, a super dark dude all day. You know what I mean ? » (« Je ne suis pas l’angoisse ou la douleur que je mets le plus en avant dans ma musique. Parce que je ne suis pas un mec super sombre toute la journée. Tu vois ce que je veux dire ? »). Mais dans ce deuxième album où l’étroitesse du format n’a d’égale que la largeur du fond, où il faut un titre de trois lignes pour résumer un dix pistes lapidaire d’une demi-heure, Earl est perdu dans la fumée de son crâne et mène sa barque comme un jeune Charon sur les eaux noires du Styx. Multipliant les allers-retours – avec ses démons et nous à bord – entre la raison et toutes les bonnes raisons de l’abandonner. Aujourd’hui âgé de 21 ans, il est à un tel niveau de réflexion sur lui-même qu’on a hâte de voir comment il va s’épanouir – ou s’enfermer davantage – dans ses futurs projets. Si tant est qu’on arrive, déjà, à se sortir la tête de celui-là.

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1 commentaire

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  • Guzgui,

    Il y a une nouvelle vague de rappers, qui ne parlent pas de hoes de gun, de trap, de lean ou de weed. Ils nous parlent de leurs états d’âme. On dirait ils sont tous dépressifs. Earl, Gambino, Wale est passé par la et même au dernières nouvelles K Dot à passé par la dépression. Earl à l’une des meilleures plume du rap, mais j’ai du mal. Malgré de phases de batard, son flow est super ennuyant. Qu’est ce qu’il peut raconter de plus le Earl? A part ses textes de ouf quelle est sa valeur ajouté?