Chronique

Miles Davis & Easy Mo Bee
Doo-Bop

Warner Bros. Records - 1992

Que se passe-t-il lorsque l’un des trompettistes les plus connus au monde et l’un des producteurs (et à l’occasion rappeur) Hip-Hop des plus talentueux de sa génération se réunissent en studio ? Il se produit un son inédit, une sensation nouvelle que les initiateurs du projet, à savoir Miles Davis et Easy Mo Bee, ont appelé le doo-bop. C’est aussi le nom que les deux musiciens ont donné à l’album de leur étonnante rencontre. Pourquoi ce nom ? Le rappeur J.R. invité sur ‘The Doo-Bop Song’ nous l’explique dans ce morceau : « A little taste of the be-bop sound with the backdrop of doo-wop and this is why we call it doo-bop. » Une fusion des vocables désignant deux genres musicaux qui traduit fort justement la nature du contenu de l’album.

Doo-Bop est une expérience musicale duale : un projet périlleux entre deux générations (Miles Davis a alors 65 ans et une œuvre gigantesque derrière lui, Easy Mo Bee est jeune et débutant) et deux styles, « simple » étape aux intentions évolutives aussi bien pour l’art que pour les mentalités de l’époque. En raison de son statut expérimental pour le moins encombrant, « Doo-Bop » pouvait difficilement ressembler à autre chose que ce à quoi il s’apparente, ce qu’un peintre assimilerait à une esquisse. Il faut bien sûr préciser que cet album est le dernier enregistré en studio par Miles Davis qui s’en est allé rejoindre au ciel un hypothétique paisible monde fait d’éternelles nuits (on rend l’hommage que l’on peut !) avant la fin de sa réalisation. Ce triste événement n’a fait qu’amplifier la confusion au projet. En effet il en résulte pour Doo Bop deux faits de toute première importance : deux morceaux sur les neuf (‘High Speed Chase’ et ‘Fantasy’) sont posthumes et surtout, à l’avenir, les éventuels rebondissements de cette fameuse étape musicale que constitue Doo-Bop devront se faire sans le génie qui les a initiés.

Un constat avant de s’attaquer à l’album en question : pratiquement dans le même temps (fin 90 ou début 91) le groupe Digital Underground sort « This Is An EP Release » dans lequel figure un morceau (‘Nuttin’ Nis Funky’) au « featuring Miles Davis » quelque peu trompeur (source K7). Il s’agit du simple recours à un sample du trompettiste comme d’ailleurs le pseudo-featuring de Jimmy Hendrix sur ‘The Way We Swing’. Un emprunt qui peut venir confirmer la forte attirance des producteurs rap de cette période pour la légende encore vivante du jazz qu’était Miles Davis. Attirance bien réciproque comme en atteste le petit texte explicatif du projet « Doo-Wop » dans la jaquette de celui-ci : « Il [Miles Davis] a cherché d’autres musiciens qui ressentaient le son de la rue comme lui. Début 91, il a appelé son ami Russell Simmons qui dirigeait Def Jam Records, et a demandé à Russell de lui trouver de jeunes producteurs qui pourraient l’aider à créer le genre de musique que Miles ressentait – le Hip Hop. »

Mais revenons à Doo-Bop, album à humeurs variables sans beaucoup d’homogénéité qui oblige à se pencher sur chacun des morceaux et les possibilités que ceux-ci peuvent suggérer. Les notes de la trompette de Miles Davis semblent zigzaguer dans ce patchwork musical comme en une incessante recherche d’harmonie avec les productions distillées par Easy Mo Bee. Miles laisse glisser ses doigts sur les pistons de son instrument, faisant s’échapper du pavillon cuivré de sa trompette de petites compositions improvisées, hachurées, parfois empreintes d’une profonde mélancolie, parfois au contraire très gaies et enjouées, parfois pressées, parfois étirées…

Le premier titre est un instrumental nommé ‘Mystery’. La sensation qu’il procure le rend tout à fait incontournable. Il s’insinue dans la tête en empruntant un trajet chaotique et binaire pareil à la trajectoire lumineuse des feux d’une voiture s’enfonçant dans la nuit noire. Même si la production d’Easy Mo Bee est très rythmée, dynamique, parcourue de pics et de creux, elle parvient également à maintenir tout le long du voyage une langueur qui effleure l’oreille. Miles Davis s’applique à y apposer une de ses compositions minimales, fraîche et éthérée qui nous transporte dans un quasi état d’apesanteur sur un périphérique imaginaire. Nous voilà donc filant follement avec eux le long de cette route musicale ne menant autre part qu’au plus profond de la nuit : des mystères. Quelle distance ont-ils derrière eux ? Combien ces deux-là ont encore à parcourir ? Impossible de répondre à l’écoute de ‘Mystery’, car ce titre réussit à abolir toute distance en projetant ce couple symbiotique de musiciens dans un nouvel espace totalement vierge de repères.

Les rappeurs aux flows de velours J.R., A. B. Money ainsi que Easy Mo Bee lui-même prennent le micro sur ‘The Doo Bop Song’. Il se pourrait bien que l’apparition des voix des rappeurs (la voix de la rue !) venus vanter les talents du trompettiste se fasse l’écho d’une sortie du périphérique qui ceinture la ville pour pénétrer au petit matin au sein même de celle-ci à peine éveillée. Le choix des samples (‘Summer Madness’ des Kool & The Gang, ‘La-Di-Da-Di’ de Slick Rick, …) emboîtés de façon magistrale par Easy Mo Bee ainsi que l’extrême délicatesse de la prestation de Miles Davis proposent un tout nouveau visage à l’album. Telle une journée d’été qui s’annonce aux parcimonieux rayons de soleil qui viennent se lover sur la peau encore endormie, ‘The Doo Bop Song’ rend immédiatement d’humeur joviale. La bonne humeur et le phrasé délicieux des MC’s (lors de son couplet Easy Mo Bee se prend même à siffloter) sont très communicatifs. Mais surtout ce morceau qui réunit rappeurs, trompettiste et producteur ne donne jamais l’impression d’une quelconque surcharge ou d’une main mise de l’un ou l’autre sur le titre. Équilibre parfait, intelligence rare. Cela ne sera hélas pas toujours le cas par la suite.

La balade musicale en ville continue, ‘Bumpin’ On Young Street’ nous précise le titre d’un des samples utilisé par Easy dans sa composition de ‘Chocolate Chip’. L’éclat de chocolat du titre pourrait se révéler être une métaphore des jaillissants samples de musique noire d’Easy Mo Bee et des notes éclatantes de Miles Davis taillées avec force par un beat extrêmement lourd. Afin de suivre ce beat massif qui frappe dès les premières mesures du titre, Miles Davis se voit obligé de livrer une mélodie très rythmée, forcément hachée. Toutefois il arrive que les trajectoires des différents copeaux voletants divergent grandement, chacun s’isolant très loin, trop loin, du morceau. C’est dans ces moments-là que certaines limites dans le travail des deux hommes peuvent se faire jour. On sent parfois Miles Davis pris de court pour venir harmonieusement épouser avec son instrument certaines variations pour le moins incongrues dans la production d’Easy Mo Bee. Cette impression éphémère d’égarement est d’autant plus flagrante que la complicité des deux hommes est le plus souvent totale ! Ma préférence va résolument à un titre comme ‘The Doo Bop Song’, plus chocolat fondu.

‘High Speed Chase’ est le premier des deux morceaux posthume de l’album, avec ‘Fantasy’. Les prestations du trompettiste sont tirées d’un travail antérieur à l’enregistrement de l’album, la RubberBand Session datant de la fin des années 80 que Miles avait paraît-il l’intention de retravailler pour Doo Bop. On constate donc après la mort de Miles Davis un renversement imprévu, un retournement des rôles puisqu’on voit à cette funeste occasion Easy Mo Bee devoir créer autour de thèmes de Miles Davis et non l’inverse comme c’était le cas pour les titres précédents. Les deux morceaux n’ont pas grand chose à voir. Tandis que sur ‘High Speed Chase’ la trompette est omniprésente, sur ‘Fantasy’ elle se fait beaucoup plus discrète remplacée notamment par un rap ego trip d’Easy Mo Bee. La parcimonie de l’instrument n’enlève évidemment rien à la qualité du morceau, les nombreux samples aujourd’hui pour la plupart bien usés enrobent joliment le matériau récupéré de Miles Davis. ‘High Speed Chase’ ou « poursuite à grande vitesse » est un instrumental mené tambour battant. Miles et Easy appuient sur le champignon. Vrais bruits de klaxon, de sirènes de police et samples d’instruments qui en donnent l’illusion, on baigne dans la pleine effervescence de la ville. Miles Davis qui voulait enregistrer un disque de musiques « capturant les bruits de la ville, les sons de la rue » aurait à n’en pas douter vu d’un très bon œil cet emploi malin du sample-bruitage. Ces samples-bruitages auxquels Easy Mo Bee ne manque pas de faire appel afin de renforcer l’ambiance de la composition ne sont pas sans rappeler pareille astuce pratiquée dans le cinéma. Ainsi que le constate Michel Chion dans son livre Un Art Sonore, Le Cinéma : Histoire, Esthétique, Poétique, « depuis que le cinéma est sonore, un seul type de bruit suffit à lui seul, dans les films du monde entier, à signifier et résumer la ville : c’est le son d’avertisseur, qui peut aller de la trompe d’auto au klaxon électrique, sans oublier les sirènes d’ambulances ou de voitures de police. » On peut noter enfin sur ce morceau la présence anecdotique d’un autre trompettiste be-bop de renom : Donald Byrd qui n’a, à ma connaissance, jamais enregistré en studio avec Miles Davis. C’est via un sample de ‘Street Lady’ qu’a lieu cette improbable rencontre, une autre des possibilité qu’offre le Hip-Hop à cette expérience et dont ne se prive pas Easy Mo Bee.

Le dernier titre contenant un rap d’Easy Mo Bee est ‘Blow’. Il débute par l’écoute d’un message sur répondeur téléphonique signalant peut-être un retour au bercail provisoire pour nos deux musiciens. Les paroles d’Easy, proches de l’esprit des photos de jaquette de l’album, sont joyeusement explicites « Easy Mo Bee and Miles Davis gets busy with the sound of his horn on the set so relax and let go » et sa production pourvue d’un sacré swing ! Ou la trompette de Miles vue comme la clef du ciel, et ici du septième s’il vous plaît ! Easy s’amuse par ailleurs à brouiller au maximum les cartes des genres et sous-genres : « You’ll be sure to hear Miles do the whoopity shoo-bop just as sure as A.B. created the doo-hop, not doo-wop but be-bop mixed with hip-hop, don’t be confused as your mind goes flip flop so relax with the trumpet« , noyant avec le plus grand bonheur l’auditeur qui, finalement, n’attendait finalement que ça. Qu’on lui dise de ne pas essayer de chercher quelle étiquette coller à cette nouvelle musique mais simplement de la ressentir en l’écoutant ! ‘Chocolate Chip’, ‘Blow’ et toujours cet esprit d’explosion, d’éclatement dans les noms des titres mais aussi dans la musique, Miles semblant encore s’écarter, à plusieurs reprises dangereusement, en « autiste », de la prod’ d’Easy.

Comme souvent dans les albums de Miles Davis on trouve un titre portant un prénom féminin. Sur Doo-Bop c’est ‘Sonya’ qui est immortalisée. Contenant plusieurs moments silencieux derrière le beat, plus claire et discrète que sur le titre cité précédemment, la production laisse beaucoup plus libre cours aux improvisations de Miles Davis et celui-ci en profite. Non pas que Miles ne pouvait s’exprimer sur un morceau comme ‘Blow’ mais certaines de ses interventions ne peuvent sincèrement rivaliser avec le rouleau compresseur un peu étouffant imposé par Easy Mo Bee. Voici peut-être ce que celui qu’on aime à décrire comme le génie de la « note-fantôme« , la note non jouée, a vraiment à perdre dans un projet comme celui-ci. Revenons à ‘Sonya’ qui, pour le coup, est une autre des réussites totale du disque. On sent le trompettiste aussi à l’aise et mis en valeur que s’il jouait avec l’un de ses fameux « bands » de musiciens. La trompette se délie, entrant en communication avec la production de façon tout à fait jubilatoire : bribes de paroles, intonations changeantes, moments tus. Cinq petites minutes très séduisantes. Et si l’Amour n’était pas seulement affaire de regard mais aussi de musicalité ? Ask Sonya !

La trompette de Miles Davis ainsi que les sons produits par son partenaire laissent courir tout au long de l’avant dernier titre (‘Duke Booty’) une lame de fond tristounette qui nous ramène progressivement dans une ambiance proche de ‘Mystery’, le titre de départ. D’ailleurs comme pour boucler la boucle, refermer la parenthèse, l’album se clôturera sur une courte « reprise » live de ‘Mystery’. Une piste qui paraît inutile si l’on excepte le fait qu’elle permet à l’auditeur hagard de S’ÉCHAPPER de ce que représente le contenu du disque en le renvoyant à ses interrogations initiales, l’aiguillant à nouveau vers la part des mystères.

Alors Doo-Bop ou l’ultime bras d’honneur du décidément incorrigible Miles Davis à son auditoire le plus conservateur ? Doo-Bop ou la fierté du jeune Easy Mo Bee à réunir sa musique faite d’emprunts à celle d’un musicien de génie ? En tout les cas vous l’aurez compris un album qui questionne la musique, ses possibilités, ses limites et qui semble à chaque instant vouloir nous faire part d’une chose : sur certains disques, une piste peut en cacher d’autres.

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1 commentaire

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  • Talva,

    Excellent commentaire…Selon vous quels sont les artistes de jazz qui ont poursuivi avec exigence cette voie du doo-bop ?