Classique

Ice Cube
The Predator

Priority Records - 1992

La « plus grande opération de rétablissement de l’ordre public coordonnée de l’histoire« . C’est ainsi que Mike Davis (Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l’imagination du désastre) qualifie la riposte officielle aux émeutes qui ont éclaté à Los Angeles, au printemps 1992. L’ancien ouvrier devenu sociologue indique : « Le soulèvement de 1992 fut bien plus complexe que les émeutes de Watts en 1965, bien que certains problèmes, les violences policières en particulier, soient restés les mêmes. Alors que la plupart des médias d’information ne sont pas sortis de l’image en noir et blanc du monde de 1965, les secondes émeutes de Los Angeles ont explosé avec grand fracas en technicolor. »

Avec sa sobre et ténébreuse pochette (sorte d’antithèse à celle du récent The Beauty and the Beat de Edan), The Predator sort en décembre 1992, soit à peine plus d’un an après Death Certificate, et quelques mois seulement après les « événements », comme on dit poliment. Le troisième album de O’Shea Jackson est tout entier imbibé par ce contexte. La plupart des morceaux, mais aussi les interludes, font directement référence aux soulèvements et à leur étincelle : l’acquittement, par un jury uniquement composé de blancs, des flics après le tabassage filmé de Rodney King. Circulez, y a rien à voir. Le malheureux aura glissé… Le terrible ‘We Had To Tear This Motherfucker Up’ (« Make it rough« , martèle Cube) est dédié aux quatre veinards. Si le LAPD n’a pas dérogé à une solide réputation, celle d’être la police la plus raciste et la plus corrompue du monde, elle a au moins la chance d’avoir d’excellents chroniqueurs, aussi différents que Mike Davis, James Ellroy, ou Ice Cube. (Pas sûr que ces trois là seraient ravis de cohabiter). Dans l’un des interludes, Ice Cube explique devant une journaliste qu’il n’y a pas lieu de s’étonner devant les émeutes : écouter ses albums précédents permettait de deviner ce qui allait se produire…

Outre la brutalité policière, Cube « remercie » dans la pochette l’Amérique raciste et répressive, qui maintient les grandes voix de la cause noire dans le silence, et le système scolaire qui participe de cette négation. Pas encore mort, ce vieux filou d’Oncle Sam reste une inépuisable source d’inspiration. Au passage, le rappeur règle aussi ses comptes personnels, tout spécialement avec le directeur du LAPD Darryl Gates, mais aussi avec le rédacteur en chef du Billboard magazine (évidemment nommé Thimothy White…), qui avait déclaré Cube persona non grata après Death Certificate. Ceux qui l’accusent d’antisémitisme et de sexisme ? « ‘Fuck ‘em’ ». Si Ice Cube a toujours les bitches en ligne de mire, pour ce qui est du sexisme, le « nigga ya love to hate » a une carte en or et il s’en sert : son manager est une femme. « The Predator », en tout cas, fait tout de suite un carton, en particulier le single ‘Check Yo Self’ dynamisé par Das EFX.

Pour se faire une idée du contenu, le mieux est de lire l’hilarant résumé d’un site familialiste. Du côté des bons points, le contenu social : Ice Cube se félicite notamment d’un jour sans meurtre. Du côté des très mauvais points : tout le reste, à commencer par les menaces ad hominem. Est fortement condamnée l’approbation du pillage, de l’enlèvement de prostituées, et la description crue et imagée de ces activités sexuelles dont il faut rougir. Un disque obscène, on vous dit. Verdict : à mettre au placard définitivement. Il faut dire que Cube y va sans détour, et fait ce qu’il faut pour alimenter la controverse. Et joue plus l’attaque que la défense, en en rajoutant une bonne couche (« To us Uncle Sam is Hitler without an oven / Burnin our black skin / Buy my neighborhood, then push the crack in« ). Derrière l’outrance calculée, le rappeur sait placer quelques piques judicieuses (« Riots ain’t nothin but dodge for the system”). Les commentaires des interludes qui commentent le printemps 1992 sont eux-mêmes beaucoup moins unilatéraux qu’ils n’en ont l’air.

Musicalement, le LP est une totale réussite. Peut-être pas tout à fait au niveau de la tornade sonore des deux premiers, mais la barre reste placée très haut. Si l’album sonne indéniablement californien, piochant largement chez Parliament et Funkadelic, on n’est encore très loin du basculement G-funk. On sent bien plus la marque de Muggs, qui signe trois productions à mi-chemin entre les deux premiers Cypress Hill, à l’image de ‘Now I Gotta Wet’cha’. De plus, l’influence du Bomb Squad est encore nettement perceptible, si on en juge par la densité du son, la présence de scratchs furieux (la voix de Flavor Flav en cut sur ‘Don’t trust ’em’), l’injection d’extraits de films et de voix trafiquées (le début du très réussi ‘Who Got The Camera’, produit par Sir Jinx). Le titre du LP vient d’ailleurs d’un morceau du film Predator 2, placé à la fin du morceau du même nom. Côté samples, on retrouve aussi bien du Sly Stone que du … Queen : ‘We Will Rock You’ étant utilisé sur l’exceptionnel ‘When Will I Shoot ?’. The Predator ? Beaucoup de synthé, beaucoup de cuivres (‘Don’t Trust’em’). Et un tempo moyen des morceaux à l’image de la qualité de l’album : élevé.

Comme souvent chez lui, le glaçon nage entre plusieurs eaux. Il alterne rythmes lents et brutaux, tons rugueux et funky, discours musclé et plages de repos en forme de narrations laid-back. Après ‘Better of Dead’ et ‘The Funeral’ sur les albums précédents, on retrouve une intro grinçante (il y est cette fois question d’une entrée en taule), puis ‘When Will I Shoot ?’ éclate comme un coup de tonnerre. Un son énorme, qui n’est pas sans rappeler le ‘Brothers gonna work it out’ de P.E. Cube s’y met en scène comme une cible à venir, après Kennedy et Malcolm X ; au passage, il s’amuse, casant une dédicace céréalière à Michael Jordan. ‘Wicked’ prend le relais avec une virulence apocalyptique, martyrisant le sample des Ohio Players. Plus loin, DJ Pooh réussit l’enchaînement parfait avec un morceau-titre d’un nonchalance imparable, suivi d’un ‘It Was A Good Day’ souvent considéré comme le meilleur morceau du rappeur. Sa diction claire collant parfaitement à une boucle imparable des Isley Brothers (‘Footsteps in the Dark’), Ice Cube s’impose comme un roi du storytelling. Il rappe terriblement bien : il a la voix, la hargne et la nonchalance.

‘Say Hi To The Bad Guy’ illustre cette double facette. Comme le disque en général, il fait penser au Do the Right Thing de Spike Lee, qui commence par une émission de radio pépère et finit en émeute, à la fin d’une journée dont l’achèvement était à la fois prévisible et inattendu. Sur ce dernier morceau, la vigueur des couplets succède aux accalmies des refrains. Et la violence finit par l’emporter sur la distraction : on s’amuse, on s’amuse… et le flic qui en veut aux beignets du rappeur finit les pieds devant.

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