Selera, rap sans conditions
Portrait

Selera, rap sans conditions

Omniprésent depuis cinq ans sur la scène trap réunionnaise, le rappeur Selera, originaire de Saint-Louis, se livre pour la première fois sur Crack Muzik, Vol.1, mixtape dans laquelle il interroge la complexité de son identité de créole blanc.

Photographies : SSMatt

Jusqu’ici, le rap de Selera allait de soi. Sur « 4.vingt.X », morceau de N’Dji, un artiste de Saint-Gilles, ville de la côte ouest de la Réunion, le rappeur proclamait au début de l’année 2022 : « Selera, classique comme du Rivotril en plaquettes, ou un kanyar dessous la gare qui te demande un appel. » Deux références à la vie de rue réunionnaise : la première à l’épidémie du médicament Rivotril, détourné à des fins psychotropes sur l’île dans les années 2000, la seconde au zonard (kanyar en créole) de la gare routière, qui souhaite voir d’un peu trop près le téléphone d’un passant. Un moyen pour lui de montrer qu’il reste ancré dans sa réalité tout en se proclamant incontournable sur la scène du rap réunionnais actuel. Ce qu’il est en un sens, puisqu’on aperçoit et entend ce jeune rappeur partout depuis quelques années à La Réunion, aussi bien dans les clips d’autres artistes de l’île comme Eskro ou sur les morceaux de ZL50, une autre figure locale. Pour comprendre l’engouement autour de ce nouveau talent de l’île, il faut regarder du côté d’une de ses spécificités : celle de jouer sur deux tableaux, en rappant dans un français que le créole finit toujours par rattraper, tout en s’appliquant à rimer sur plusieurs syllabes sur des type beats trap. Comme s’il s’agissait en permanence de faire la jonction entre deux univers.

Les hauts et les bas

Selera grandit à Gol-les-hauts, quartier de la ville de Saint-Louis, au sud-ouest de l’île, qui se situe « à la jonction » entre Les Makes (les hauts de Saint-Louis) et Roche-Maigre (un quartier dans les bas de Saint-Louis). La toponymie des villes de l’île de La Réunion, île montagneuse, se divise souvent en ces deux appellations (bas et hauts), faussement simplistes. Dans les hauts, colonisés historiquement par les esclaves fugitifs, se trouvent les quartiers les plus ruraux, encore majoritaires, et les nouveaux quartiers résidentiels,  réservés aux foyers modestes. Dans les bas, les centres où se trouvent les zones d’activité commerciale, les anciennes cases créoles réservées aux grandes familles, et les cités HLM. La division entre bas et haut ne recouvre donc pas exactement la division de la société entre classes populaires et classes supérieures. Mais Selera s’applique à « faire » la jonction, une expression qu’il utilise souvent. 

Il décrit le quartier de son enfance comme un coin paisible, où il reste des espaces agricoles et une ancienne usine de sucre désaffectée. Le quartier est situé sur l’emplacement d’anciennes exploitations sucrières, sur lesquelles se trouvaient aussi, vraisemblablement, des habitations d’esclaves. Le futur rappeur y grandit dans une famille de la classe moyenne, avec un pied entre deux mondes, « [à la] jonction entre les potos des familles qui avaient moins de moyens, et les potos des familles de la classe moyenne » explique-t-il. Pour lui, l’enfance et la première adolescence se passeront à « s’approprier autant les codes de gens de la classe moyenne que ceux de gens qui ont des contextes familiaux plus compliqués », selon ses mots, c’est-à-dire faire du skate avec les grands frères, et trafiquer des vélos pour faire des courses dehors avec les autres enfants de son âge.

À partir de quinze ans, le Saint Louisien commence à traîner dans les bas, ce qu’il décrit comme une sorte de passage obligé pour les têtes brûlées des hauts de cette ville. Il traîne en face d’un restaurant appelé (ironie du sort) « Les Bons Enfants », avec son meilleur ami malgache Youssef, récemment arrivé à La Réunion. De cette période passée dans la rue, Selera tire deux leçons de vie paradoxales. D’abord, qu’entre l’éducation reçue à la maison et les valeurs de la rue, il n’y a pas de contradiction : il les voit comme des valeurs de partage, de solidarité, de fierté. Ensuite, que ces valeurs sont des « valeurs créoles ». Être Réunionnais, c’est être un mec de cité : conclusion qui va à l’encontre de tout ce que vendent les agences de voyage.

« Quand tu es créole réunionnais, tu as déjà un mental de mec de tess.  »

Personnalité caméléon

Ces années passées dehors, ou dans une deuxième famille malgache, la famille Rakotonirina que lui présente son ami Youssef (« on appelait tous [la mère de la famille Rakotonirina] maman ») correspondent à une période où Saint-Louis, ville en déficit budgétaire, s’attire la réputation de ghetto réunionnais. On n’y croise pas de blancs, et comme dit Selera, avec une certaine verve, à Saint-Louis  « la gueule d’emploi de la rue, tu l’as pas quand t’es un babtou. » Lui sort des cases : il est blanc mais a appris un peu de malgache. Selera se fond donc dans cet environnement, mais il n’en est pas prisonnier. Le rappeur met ça sur le compte d’un cadre familial sain. Le fait de venir d’un « milieu où on a à la fois le choix et pas le choix «  c’est-à-dire un entre deux, entre les plus démunis qu’il voit dans la rue, et les fils de médecin qu’il côtoie dans les soirées à Saint-Gilles. La couleur de peau n’est pas tout le temps un atout, mais elle participe à cette personnalité caméléon.

Dans la généalogie de Selera, se trouvent le nom d’un propriétaire agricole de Saint-Paul, et celui d’un des esclaves qui vivaient sur la propriété. Il porte donc à la fois les séquelles de l’esclavage et le phénotype du colon. Plus généralement, le « ti blanc » à La Réunion était un colon sans terre, qui dans la société ségréguée de la colonie, vivait au contact des esclaves ou des Noirs libres. Cette configuration difficilement concevable en métropole fait naître aussi sa langue de rap : derrière la surface de la langue française ressurgit toujours le créole réunionnais, ou des idiomatismes qui rappellent le créole (« tourne dans la caisse en bandit » sur « SLES »,  « crame une clope en roi » sur « Intro »). Eskro, partenaire de rap de Selera, avait d’ailleurs forgé un néologisme : les « reblancs », à partir de « renois », qui désigne les zoréoles et les créoles blancs, ces identités mixtes sur une île qui vit encore les suites de la colonisation française.

Trap et « lettres de noblesse » : le rap d’un « esprit libre »

Cette identité double sert de fil conducteur à la mixtape Crack Muzik vol.1, un assemblage disparate qui trouve sa cohérence dans la personnalité du Réunionnais. Si le titre de sa mixtape fait un clin d’oeil à la trap, il est pourtant (un peu) trompeur. Lorsqu’il doit se rappeler de ses premières claques dans le rap français, Selera cite des artistes de la scène underground : Furax Barbarossa, Paco, Swift Guad. D’eux il a gardé un goût pour les thèmes sombres – à l’image de son premier blase Moroz. Identifié comme trappeur, le Saint Louisien cite pourtant le Niro de  « Viva Street » avant Kaaris dans ses influences. Parce que « Niro avait une plume qui faisait que je pouvais rapprocher les deux mondes, ce côté trap, rue virulent, violent, autant que ce côté plume, écriture, lettres de noblesse. » Et cette duplicité nomme avec plus d’exactitude ce que la mixtape offre à entendre.

Les deux premiers titres ( « Intro » et « Kiltir », parmi les plus réussis des morceaux traps du projet) peuvent s’écouter en miroir. Ces deux morceaux montrent en Saint-Louis une ville double. « Intro », c’est la ville du jour, des combines, des rackets, du  hood. À la fin du morceau, le rappeur ouvre son « troisième œil » : commence alors le morceau « Kiltir » (terme qui signifie culture en créole), et l’auditeur se voit plongé au cœur d’un rituel occulte – le kabar, c’est-à-dire la cérémonie malgache d’hommage aux morts. Signe sonore significatif, le morceau « Kiltir » débute avec un effet qui peut rappeler le kayamb, instrument du maloya, musique traditionnelle liée historiquement aux souffrances de l’esclavage. Entre ces deux morceaux, Selera a acquis son statut de medium, le rappeur peut à sa guise nous faire basculer d’un monde à l’autre, grâce à son écriture qui transcrit en termes trap les éléments de la tradition réunionnaise : « On enlève les TN, on marche sur la braise, on coupe un cabri si t’es fort. / Tu veux savoir quoi encore ? » . Tout le disque peut ainsi s’écouter comme une initiation où le rap de Selera se trouve associé à la transmission d’un savoir, ce qui le démarque de la trap métropolitaine.

Les jeux d’écho entre culture du colon et culture du colonisé sont donc fréquents : le troisième morceau  « Click » est un hommage au dancehall jamaïcain, là où « Kurt Cobain » renverrait plutôt à la culture grunge, culture plutôt connotée « blanche ». Plus discrètement, mais de façon plus puissante, le créole réunionnais affleure à même le français métropolitain : sur le pont de « Kiltir », l’artiste rappelle que « 97 DOM-TOM pou ou, parey nou lé français rienk sir lé papyé, kan nousa en France y pren anou pou zétrangé »Aussi bien du point de vue de la langue, que du point de vue des sonorités, la France métropolitaine n’est donc plus l’horizon : « Plus près de l’Afrique que près de la France » (« Kiltir »).

« 97 les DOM-TOM. Pour vous, on dirait qu’on est français uniquement sur les papiers. Une fois en France on nous prend pour des étrangers. »

Prendre une autre voie

Ces contradictions pourraient être insolubles. Mais il existe pourtant pour Selera une possibilité d’affranchissement, qui, à l’encontre de la voie choisie ordinairement dans la trap, est un affranchissement « conscient » et non matériel. Là où la trap ordinaire dit que seul l’argent libère, Selera propose une autre voie, moins attendue. Le morceau le plus marquant de la mixtape est ainsi un boom-bap classique, orchestré par JLN Prod, nommé « Conscience » et dans lequel le rappeur expose, en même temps qu’il les résout, les contradictions qui le constituent : 

« L’histoire de mon île elle est sombre et on en porte les séquelles / est-ce que tu sens la violence des coups de fouet qui transpercent ces textes ? / J’ai des ancêtres qui étaient esclaves, j’ai des ancêtres qui étaient colons / [silence] / je sais pas si tu captes comme c’est violent.  »

L’affranchissement se fait par l’écriture, de façon presque mystique : « J’écris ce texte dans le monde quantique, je sens mes atomes en fission » ou plus loin sur le même morceau : « »Je plonge dans l’invisible, j’élève mes vibrations. » L’auditeur comprend alors mieux la présence sur la pochette de deux références du développement personnel à l’occidentale : Le Pouvoir du moment présent d’Eckhart Tolle, et 0.001% de Marc Auburn. Deux livres qu’on pourrait qualifier de manuels de « développement personnel » mais que Selera utilise comme les signes d’une transformation intérieure, que seul le rap pouvait lui garantir, à condition de ne pas laisser l’écriture devenir une autre « prison dorée » (« L.24carats.a »).

Sur « Esprit Libre » (dont le titre peut rappeler celui d’ « Homme libre » de Salif, même si la référence n’est pas volontaire), le rappeur met en cause le logo Lacoste qui le définissait auparavant. Vu comme un totem sur le rap kabar du début, le crocodile n’est plus qu’un énième signe d’aliénation à la société de consommation. À propos de cette inversion, le rappeur explique qu’il cherchait à « s’affranchir le plus possible des codes du rap » qui font « [qu’on se croit] marginal en portant des TN et du Lacoste. » La marque portée aux nues par Ärsenik est donc congédiée : le trappeur qui se clamait « classique » révèle au terme de la mixtape une complexité touchante. Celle d’un rappeur qui préfère la quête de soi à la quête de l’argent, tout en continuant de remplir sa mission : être un trait d’union entre les « hauts » et les « bas » si caractéristiques de La Réunion. Dans sa musique mais aussi dans son quotidien.

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1 commentaire

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  • Tom Ippolito,

    Un des meilleurs articles sur le rap que j’ai lu ! Bravo 🎊