SCPNCQ : une nouvelle donne pour la trap réunionnaise
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SCPNCQ : une nouvelle donne pour la trap réunionnaise

À Saint-Louis de la Réunion, une scène rap hardcore cherche son public. Son nom : Si C’est Pas Nous C’est Qui ?

Photographies : SSMatt

La scène a tout d’une matrice pour le rap réunionnais actuel. Un jour de juillet 2017, trois amis se retrouvent près d’une citerne d’eau, à l’écart de la ville. Autour du béton de l’installation, les champs de canne rappellent où on est. L’un des amis se met à en filmer un deuxième, qui freestyle. Le troisième, lui-même connu pour ses improvisations, se balance sur une chaise pliante, en s’appuyant parfois contre la porte ouverte d’une Peugeot noire. Les beats sont des beats trap, le rap est en créole. En rentrant chez lui, le filmeur poste la vidéo sur son compte Facebook, sans le dire à son ami rappeur. Deux semaines plus tard, c’est pourtant lui qui vient voir le filmeur : la vidéo a fait 800 vues.

Tout y est : d’abord l’émulation au sein d’un petit groupe, qui se retrouve dans un décor qui n’est pas celui, attendu, de la cité métropolitaine ; ensuite le savoir-faire « artisanal » (le freestyle, la vidéo sur téléphone) d’un rap hardcore, qui finalement rencontre, virtuellement, un public local prêt pour ce genre de musique, malgré le manque d’infrastructures qui auraient pu permettre que cette rencontre ait lieu en vrai.

Celui qui filme prend le nom de Zepek. Il devient le manager de son ami d’enfance, ZL50, qui freestyle dans la vidéo, sous l’œil enthousiaste de Selera, autre figure montante de la trap locale. La vidéo montre ainsi les débuts du label de débrouillards autonomes qui s’appelle aujourd’hui « SCPNCQ vision », pour « Si c’est pas nous c’est qui ? » – c’est-à-dire « personne ne le fera à ta place », slogan qui résume la mentalité de ces jeunes précurseurs, prêts à faire bouger le statu quo autour du rap à La Réunion.

Comment faire un disque ?

Après le freestyle à La Citerne, ZL50, sort une série de 5 freestyles, uniquement sur Facebook, afin de faire monter l’attente dans Saint-Louis, la ville où ils résident. Puis viennent les premiers clips, réalisés par un ami d’enfance. Le premier clip qu’il réalise, celui d’Évident est aujourd’hui introuvable sur Youtube, mais leur apporte déjà une petite notoriété.

Le manager Zepek, à ce moment de l’aventure, finance les sessions studios avec l’argent qu’il touche comme boursier pour ses études en BTS ATI (Assistance Technique d’Ingénieur). Or le prix de ces sessions, comme des clips, est cher. Il l’explique ainsi : à La Réunion, ceux qui se lancent doivent payer plein pot les studios ou les matériels de clip ; les artistes installés (de dancehall généralement) demandent, eux, à payer moins cher des studios et des clippeurs, avec lesquels ils ont l’habitude de travailler. Cette industrie ne laisse donc que peu de place aux nouveaux venus : les prix sont élevés pour ceux qui ont peu de moyens, tandis que les ristournes sont accordées à ceux qui pourraient payer plus. Une équipe se monte malgré tout autour de ZL50, qui tente d’être autonome : les morceaux sont enregistrés dans la chambre de ZL50, l’ingénieur du son est un ami, et le matériel vient de Furax, ancien rappeur du quartier du Gol à Saint-Louis.

Le changement a lieu après la performance de ZL50 au freestyle « Dofédanmic EP.02 », sorte de « Rentre dans le cercle » local. Zepek et ZL sont contactés par Clément Vienne (Clem’s) qui leur propose de clipper gratuitement un de leurs morceaux. Par la suite, ils enregistreront dans son studio pendant trois ans, jusqu’à son départ. Parallèlement, l’équipe lancera une marque de vêtements, SCPNCQ : un bon moyen de générer des revenus en plus pour le label,  en toute indépendance. À partir de mars 2021, leur musique rencontre un certain succès, et des connexions se créent avec d’autres rappeurs de la ville. La ville de Saint-Louis s’impose ainsi progressivement comme une référence dans le rap local : elle présente des rappeurs nombreux, prolifiques et soudés.

Une industrie “marron”, en marge du marché local.

En marge de l’industrie musicale officielle de La Réunion, garrottée par le dancehall, une industrie concurrente s’est ainsi mise en place. Dans ce système-là, construit en grande partie grâce à l’échange de bons procédés et à la reconnaissance des pairs, le capital symbolique lié au fait d’être un bon rappeur compte autant, voire plus, que la capacité financière immédiate.

C’est parce qu’il a vu un freestyle de ZL50 que Clément Vienne lui propose de devenir son clippeur et de lui prêter son studio. Un même objectif, en apparence, les réunit tous : « J’ai une vision, et ce qui compte pour moi c’est de lui donner vie. Une, dix, mille vues, c’est du bonus pour moi », résume Zepek. « Il y a plein de gens qui rappent pas pour la passion du rap » dit aussi Selera dans une vidéo de GabMorrisson, déplorant que le rap perde « ses lettres de noblesse » lorsque l’argent devient le seul objectif. 

« Difficile de ne pas voir dans ce qui se joue aujourd’hui à La Réunion les luttes qui ont animées le rap indépendant des dix dernières années en métropole »

Ce discours est sous-tendu par un autre, pragmatique : si la reconnaissance financière n’est pas l’objectif premier, c’est qu’il faut d’abord installer une scène réelle de rappeurs aguerris sur l’île. Les euros suivront. Et si le retour sur investissement ne se fait pas, les structures auront été mises en place pour les générations suivantes.

Difficile de ne pas voir dans ce qui se joue aujourd’hui à La Réunion le microcosme des luttes qui ont animées le rap indépendant des dix dernières années en métropole ou en Belgique. C’est devenu un poncif : Alpha Wann et L’Entourage, Freeze Corleone, Caballero et JeanJass, autant de « rappeurs qui rappent » se sont imposés en dehors des majors grâce à un noyau de fans bien réels, et parce qu’ils n’ont jamais dévié de leur ligne de départ. Zepek a la même politique. À cette différence près que les rappeurs réunionnais ne jouent pas totalement à armes égales avec leurs confrères métropolitains : l’accès au marché francophone leur est pour l’instant limité, en raison de l’éloignement géographique, que ne peut combler réellement Internet. Le 29 octobre 2021, leurs efforts débouchaient sur un premier disque sobrement intitulé Appel a moin ZL (appelle-moi ZL). Ce disque serait suivi le 1er juillet 2022 d’une compilation multi-artistes SCPNCQ vol. 1.

La « culture » : la place à prendre du rap réunionnais sur la scène française

À bien des égards, l’histoire de Zepek rappelle certaines épopées connues du rap français. Lui-même explique qu’il mène actuellement trois affaires : une marque de t-shirt (SCPNCQ) qui compte déjà trois collections, le management de ZL (dont les clips permettent la promotion des t-shirts), et la location de matériel audiovisuel, qu’il utilise parfois comme monnaie d’échange pour les séances studios. Ce modèle lui vient de Dawala, manager emblématique, et problématique, de la Sexion d’Assaut, qui prônait en matière de business un système « pyramidal » : les clips permettent de vendre des vêtements, qui permettent de financer l’achat de matériel, pour ensuite réaliser les clips.

Zepek évoque aussi les « connexions » que faisait Fianso en 2018, pour réunir tous les artistes du 93 sur 93 Empire, à propos de la compile SCPNCQ. Sur cette compile locale se trouvent des artistes de toute l’île : à la fois un rappeur en activité depuis 2012, Eskro, originaire de L’Étang-Salé, et repéré en 2013 sur « Une poignée de punchlines », et les sons d’artistes de la génération d’après – dont Nans, signé chez Traxx21, ou Nairod, originaire de La Possession. La compile offre enfin à des artistes saint-louisiens confirmés comme Remon Foxx leur premier morceau sur les plateformes. L’ambition du disque est claire : être une synthèse de la trap locale, ou en créole trap da kour, en référence aux arrières-cours des maisons, équivalent réunionnais des halls métropolitains.

Zepek a grandi dans un environnement religieux, duquel la musique était bannie. Lorsqu’il se retrouvait dans les festins créoles, il ne connaissait rien de la musique qui passait, alors même que c’était sa culture. Le rap français lui a alors servi d’exutoire et d’identité. Et c’est grâce à ce genre musical, qu’il a découvert la richesse et les spécificités du rap de sa ville, plus bouillonnant qu’on pourrait le croire.

Il raconte ainsi un autre épisode. Un jour, lui et ZL croisent deux rappeurs dans un studio. Au bout d’un moment, les deux rappeurs commencent à freestyler. À ce moment là, ZL n’a pas écrit depuis un bout de temps, et Zepek le sait. La suite est prévisible : il avoue en riant qu’ils ont eu un peu honte ce soir-là, de ne pas avoir été à la hauteur des deux freestyleurs. Puis, redevenant sérieux, il cite ZL : « Les meilleurs rappeurs de Saint-Louis sont dans le bloc, avec une JBL. » En un sens, les rappeurs de Saint-Louis n’ont pas le luxe d’oublier ce qu’est le rap : une oralité qu’aucun article, qu’aucun enregistrement, qu’aucun commentaire ne peut restituer. Et qu’ils n’ont pas besoin d’appeler culture pour qu’elle soit la leur.

POUR ALLER PLUS LOIN

Cet article n’aurait pas pu être écrit sans les deux vidéos de GabMorrisson sur Saint-Louis, Les quartiers de Saint Louis à la Réunion  et Au quartier à La Réunion avec Selera.

La compilation SCPNCQ est disponible sur toutes les plateformes et est une bonne présentation du rap réunionnais (de Saint-Louis et d’ailleurs). 

Récemment, le premier projet de l’artiste saint-louisien Selera est sorti : Crack Music Vol.1. Ce projet retrace avec justesse la vie d’un créole blanc d’aujourd’hui dans la ville du sud-ouest réunionnais, plongeant dans les racines occultes et magiques de sa kiltir .

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