Après 2001, le son Aftermath
Rétrospective

Après 2001, le son Aftermath

Il a défini par trois fois le son du rap. A l’ombre des palmiers et des longues avenues ensoleillées de Compton, son deuxième album 2001 a été le tour de clé qui a fait démarrer la machine Aftermath. De Compton, en passant par Detroit et New York, révélant Eminem, 50 Cent et The Game, Dr. Dre allait encore une fois redistribuer les cartes d’un jeu dont il est devenu un des maîtres à jouer.

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Trois révolutions sonores. C’est le nombre de tours de magie effectués par Dr. Dre entre 1988 et 1999. La première avec N.W.A et son Straight Outta Compton au son agressif, similaire à celle du Bomb Squad de l’autre côté des USA, où les samples sont empilés comme des pancakes au petit-déjeuner et où les États-Unis assistent stupéfaits à la naissance du gangsta rap.

Deuxième tour de magie en 1992. Andre Young aère sa musique sur des échantillons retravaillés de P-Funk, mouvement funk de Georges Clinton et de ses satellites Parliament et Funkadelic. The Chronic est l’acte, sinon de naissance, de popularisation du G-Funk. Signé alors sur Death Row, Dr. Dre inonde les ondes d’un son chaud, gardant l’agressivité tendue des quartiers de Compton mais atténuée cette fois-ci par des mélodies douces et des lignes de basses rutilantes. Si le son du premier album solo du Docteur est beaucoup imité, il reste surtout sur les rives du Pacifique à l’ombre des palmiers et d’un mercure affichant souvent la trentaine de degrés celsius, chauffant le cuir et le chrome des Impala 64.

Le 2 novembre 1999 déferlent les prémices de son troisième tour, cette fois-ci sur son propre label Aftermath. Au détour d’une suspension hydraulique, Dr. Dre donne à Scott Storch, ou l’inverse, un « Still D.R.E. » qui va lui permettre alors de rouler des kilomètres sur le même plein d’essence.

Deux semaines plus tard, l’onde de choc de son deuxième album solo 2001 se fait ressentir sur la planète entière, poussant les frontières de la Californie encore plus loin.
Plus mécanique, moins moelleux et moins rond que la vague précédente, la production de Dre s’étoffe de parements plus clinquants, fait presque disparaître le sample en s’orientant vers des compositions originales et des mélodies imparables. Le son 3.0 du producteur originaire de Compton perdure dans le temps et modifie encore une fois la façon de produire la musique rap dans le monde entier.

Retour sur une boucle de six ans avec ce focus de quatorze productions qui ont marqué leur temps. Toutes usinées avec la science et le perfectionnisme jusqu’au-boutiste de Dr. Dre et son équipe. Après 2001.

Ice Cube – « Hello » feat. Dr Dre, MC Ren  War & Peace vol 2 (2000)

En reprenant le refrain de “The Watcher” de son deuxième album, Dre enfonçait une fois de plus le clou. Cette fois-ci avec un retour symbolique, celui d’un N.W.A réuni en compagnie d’Ice Cube et MC Ren sur une production menaçante à souhait où flotte le fantôme de Eazy-E. Un funk gras et lourd, oppressant, paraissant surgir d’un vaisseau fantôme, celui de 1988 quand le groupe sulfureux de Compton était encore au complet. Ice Cube retrouve la flamme d’alors, MC Ren exécute un couplet coupe-gorge et Dre remet encore les points sur les i :

« We came a long way from not givin a fuck
Sellin tapes out of a trunk to movin this far up
Now we got the whole world starstruck
Made a million plus and still don’t give a motherfuck »

Co-produit par Mel-Man et avec la présence de Mike Elizondo à la basse, Dre enterre la brouille de 1990 à l’origine du split de N.W.A. Cinq ans après la mort d’Eazy-E, « Hello » marque un retour au funk agressif qu’affectionnait tant Eric Wright. Sans ambiguïté et toujours avec un paquet d’attitude.

Xzibit – « X » feat. Dr. Dre & Snoop Dogg Restless (2000)

L’équipe est au complet sur ce banger XXL. La production est partagée entre Mel-Man, Scott Storch et Dr. Dre. Mike Elizondo est à la basse, Scott Storch aux claviers. Dr. Dre et Richard Huredia s’occupent du mix. Le mastering est à la charge de Brian Gardner. Une dream team qui va se charger de donner à Xzibit son plus gros hit. Tout est clair, limpide, espacé. Un tube taillé pour la scène et une tournée légendaire. Le Up in Smoke Tour accompagnant les trois derniers albums Aftermath (2001, Restless et Marshall Mathers LP), ainsi que Tha Last Meal et War & Peace vol. 2, sera la tournée la plus médiatisée de la musique rap. Quarante-quatre concerts à travers les États-Unis et le Canada, une affiche ornée d’une feuille de chanvre impliquant un fort taux de THC, mais aussi des moyens conséquents pour assurer un show à l’américaine. Pour en revenir au morceau “X”, le clavier de Scott Storch, introduit par l’effet THX symbolique du début de 2001, martèle l’espace vide comme un série de frappes aériennes, légèrement doublée de la basse d’Elizondo. Une petite sirène flottante sur des effets sonores extra-terrestres vient accompagner cet accord martial. Une deuxième mélodie venant se caler sur la première finit le travail et fait de cet anthem une signature parfaite du son ample et mécanique de l’époque. Une outro parlée de Snoop comme sur “Still D.R.E.” clôture avec panache et tradition un des morceaux les plus marquants de l’équipe Aftermath.

Eminem – « I’m Back » The Marshall Mathers LP (2000)

Les premières notes du clavier de Tommy Coster Jr., enfouies derrière le bruit assourdissant qui s’échappe de la production signée Dr. Dre et Mel-Man, sont celles d’une mélodie funeste, annonçant l’arrivée d’un Slim Shady prêt à imprimer l’Amérique de ses pulsions meurtrières. Sombre, crasseuse et horrifique, la musique de Dre devient ici la bande-son d’une odeur cadavérique, qui tapisse l’ambiance du troisième album studio d’Eminem, le second sous la direction partielle du producteur californien. Sur “I’m Back”, quintessence de la grossièreté sans limites de la tête blonde, la basse de Mike Elizondo est pachydermique. La guitare jouée en boucle par John Bigham confirme elle que le soleil de Compton n’a pas ses droits sur les ruelles dépravées de Detroit. Le son ample et fouillé que le Docteur avait l’habitude de proposer s’est affranchi de ses parures scintillantes. Dans ce marasme sonore gras et angoissant, Eminem rappe au kilomètre et arrive peut-être, grâce aux images purulentes qu’il balance à la chaîne, au sommet de son art. Dr. Dre et l’équipe d’Aftermath tiennent-là leur nouvelle poule aux œufs d’or, un monstre cartoonesque assemblé à force de sueur et d’échecs de vie qui seront retranscrits machinalement tout au long de la carrière de Marshall Mathers. “I’m Back” n’est donc pas tant l’histoire d’un retour que l’achèvement de tout ce qu’Eminem avait construit auparavant. Plus besoin d’annoncer son nom, comme il l’avait fait avec “My Name Is” quelques mois plus tôt, sur un échantillon de « I Got the.. » de Labi Siffre. Plus besoin de sample non plus : le travail d’orfèvre de Dre, entouré de musiciens experts, fournit à présent un son sur-mesure aux descriptions cauchemardesques de Slim Shady. La consécration critique et commerciale en guise d’accomplissement, Dre venait d’enfanter, comme il l’avait fait pour Snoop une décennie plus tôt, une nouvelle star planétaire.

Snoop Dogg – « Lay Low » feat. Nate Dogg, Master P, Butch Cassidy, The Eastsidaz The Last Meal (2000)

“Lay Low” aurait pu se retrouver sur 2001 et cela n’aurait choqué personne. Le son y est identique, et Dr. Dre introduit le morceau sur le répondeur de Snoop, encore revanchard des haters lui prédisant une fin artistique après les semi-échecs post Death Row (la compilation Aftermath et l’album de The Firm). La suite pourrait être le next episode au “The Next Episode”, une réunion de OGs autour d’une introduction laid-back et d’un refrain signé d’un professionnel en la matière : Nate Dogg. Mike Elizondo et Dr. Dre s’unissent pour la production, ce dernier veille au mix et Brian “Big Bass” Gardner est au mastering. Un autre nom important du son 2001, un ingénieur vétéran ayant commencé son parcours professionnel à la fin des années soixante. Un nom qui traverse les époques et les styles musicaux, crédité notamment sur les disques de Creedence Clearwater Revival, de nombreux albums de jazz mais aussi chez Kiss, Donna Summer, Michael Jackson, The Gap Band, The Isley Brothers, Zapp et …Parliament/Funkadelic. Big Bass s’attaque au rap dès le début des années quatre-vingt-dix sur le Amerikkka’s most wanted de Cube et Livin’ Like Hustlers d’Above The Law. En somme, l’ADN musical d’Andre Young et Calvin Broadus. Sa présence montre encore que Dr. Dre sait très bien s’entourer pour obtenir le meilleur son possible.

« Comme il l’avait fait pour Snoop une décennie plus tôt, Dre venait d’enfanter une nouvelle star planétaire »

Eve – « Let me Blow ya Mind » Scorpion (2001)

Avec déjà un pied à Detroit par le biais d’Eminem, Dr. Dre s’apprête à viser plus large. Beaucoup plus large que la West Coast et son G-funk cantonné aux avenues de Los Angeles dans les années quatre-vingt-dix. Les présences de Lord Finesse et de Mary J Blige en conclusion de 2001 sur « The Message » laissaient déjà un indice. En 1997, Dre s’était pourtant déjà frotté à La Grosse Pomme avec The Firm mais The Album ne sera pas le succès escompté. Quatre années plus tard, Andre Young est moins ambitieux au niveau du format mais avec quelques balles de luxe, il va peu à peu s’immiscer sur les terres new-yorkaises. La première balle d’un barillet bien garni est ce délicieux « Let me blow ya mind » avec la cracheuse de feu des Ruff Ryders. Eve est alors la seule femme au milieu des chiens fous de l’équipe de DMX, The LOX et du producteur Swizz Beatz. Accompagnée par l’icône pop Gwen Stefani, c’est elle qui va mettre l’écurie au double R encore plus en avant. La rappeuse originaire de Philadelphie délivre un flow qui coule suavement sur la sucrerie usinée par le trio infernal : Dre à la production avec Storch, ce même Storch aux claviers et Elizondo à la guitare. Et toujours Brian “Big Bass” pour terminer le mastering. Avec cet instrumental, les trois lascars ramènent tout simplement la Californie à New York. La mélodie est séductrice et reluisante, les arrangements sont du niveau de 2001 et même quelques effets spéciaux de « Big Ego’s » sont recyclés de la plus belle manière. Le mix de Dre est un modèle du genre, le génie de Compton arrive à rendre le morceau très dépouillé, comblant les espaces savamment et équilibrant les différentes pistes comme un chef trois étoiles dose ses ingrédients pour obtenir la recette parfaite. « Let me blow ya mind » est encore aujourd’hui un délicieux morceau. Eve l’avait bien compris en réitérant pratiquement la même formule un an plus tard sur « Satisfaction », où la basse de Mike Elizondo se suffit presque à elle-même. Du minimalisme en apparence mais d’une richesse incroyable.

D12 – « Fight Music » Devils Night (2001)

En 2001, le crew du Dirty Dozen compte bien profiter de l’aspiration créée par l’équipe Aftermath pour prendre sa part du gâteau. Devils Night, leur premier album, réunit les habitués : Dre, Mike Elizondo et même Scott Storch sont crédités à des productions oscillant entre un funk déraillant, adapté aux élucubrations de Bizarre, Eminem ou Kuniva, et des résidus de gangsta rap mis au parfum de l’atmosphère de Detroit et du Michigan nécrosé. Et malgré l’affirmation du son d’Eminem derrière les machines, difficile de trouver une ligne directrice à cet effort collectif qui veut peut-être trop en faire. Toutefois, D12 exploite une brèche dans laquelle son leader s’était engouffré sur The Marshall Mathers LP : ni « black music », ni « white music », mais bel et bien « Fight Music ». Encore une fois, le son laid back de la Californie n’a pas droit de regard. Le morceau est un hymne à la révolte, une plongée cinématographique dans un monde qui s’effondre sous les coups d’une jeunesse qui en a trop vu (« If I could capture the rage of today’s youth and bottle it / Crush the glass with my bare hands and swallow it »). Dre, accompagné de Mike Elizondo à la guitare et à la basse, et de Scott Storch au clavier, orne sa production d’une rythmique martiale, de nappes synthétiques criantes et de bruits de sirènes beuglards qui reproduisent le sentiment d’urgence émanant des entrailles d’une ville en feu. La dépravation est totale, les valeurs morales jetées à la gueule d’auditeurs forcés d’entendre ce qu’ils auraient préféré qu’on taise. Derrière ce déferlement se dessine alors en filigrane un discours politique réel bien que mythifié, laissant déjà entrevoir les directions d’un Eminem qui prend de plus en plus le chemin du combat contre ceux d’en haut. D12 peine alors à établir une direction propre, émancipée de celle de son meneur. Réduire des rappeurs comme le regretté Proof au rang de faire-valoir serait certes malhonnête, mais force est de constater que le rôle de bras droit leur colle encore aux tripes. Et l’équipe d’Andre Young, en poussant le curseur de l’outrance, et malgré de franches réussites comme ce “Fight Music”, s’y perd sans doute avec.

Mary J Blige – « Family Affair » No More Drama (2001)

En 2002, le duo français Ärsenik sort Quelque chose a survécu, son deuxième album. Le disque surprend par ses productions “à l’américaine”. « Rue de la Haine » ou « Paradis assassiné » ont par exemple des airs très soulful à la Blueprint de Jay-Z. Pour « On a plus de trop de temps », solo de Calbo, les radars de Sulee B Wax sont indéniablement tournés vers « Family Affair » de Mary J Blige et le son 2001 de Dr Dre. Le tube de la chanteuse new-yorkaise avait atterri un an plus tôt dans les charts. Il était resté au sommet du billboard pendant six semaines, détrônant « Fallin » d’Alicia Keys et « I’m Real (Remix) » de Ja Rule et J-Lo. Dr. Dre avait redoré avec un cross-over parfait rap/R’n’B le blason de Mary J Blige en lui donnant un nouveau souffle. Le groove de « Family Affair » tient sur une mélodie enregistrée lors d’une jam session entre Dre, Mel-Man, Mike Elizondo, Scott Storch et Camara Kambon (claviériste, producteur, songwriter aux côtés de Dre depuis la compilation Aftermath). La ligne de basse discrète de Elizondo lie parfaitement la partie rythmique (les percussions) et la mélodie triomphante, enjolivée de brefs mais subtils accords de violons, d’Andre Young. La voix et l’interprétation de Mary J ajoutent une puissance Soul à un hymne calibré pour la radio et les clubs. À une époque où les productions basées sur le sample s’effacent peu à peu au profit de compositions originales, Dr. Dre affronte sans sourciller, avec une touche bien à lui et une équipe rapprochée de choc, les « nouveaux » producteurs-stars émergeants tels que The Neptunes, Timbaland, Swizz Beatz ou The Soulquarians.

DJ Quik – « Put it on Me » feat. Dr Dre & Mimi Training Day OST & Under Tha Influence (2001/2002)

Dr. Dre et DJ Quik. Le simple énoncé de ces deux noms au line-up de « Put it on me » suffit pour mettre l’eau à la bouche de tout amateur de son West Coast. Le son Aftermath est alors en plein essor, DJ Quik quant à lui est dans une période un peu plus difficile.

« Y’all ready to get dirty?
Do y’all really wanna get X-rated? »

Dre annonce la couleur d’entrée avant que la chanteuse Mimi ne susurre un refrain irrésistible. La production est suave et sexy, en phase avec l’univers grivois de David Blake qui se promène comme un dandy en peignoir sur une composition douce et roucoulante. Une mélodie parfaitement mise à l’image dans le film Training Day lors de l’apparition toute en douceur et légèreté d’Eva Mendes. « Put it on me » peut sonner de premier abord comme du DJ Quik, il est en fait dans la lignée de ce que propose Andre Young depuis plusieurs mois : cet accord de piano martelé et très espacé fait toute la différence, à l’instar de « X » ou de « Family Affair ». Le mix des différentes pistes est parfaitement maîtrisé. Les sirènes, les effets sonores métalliques ou spatiaux, la mélodie principale, la basse, la rythmique très basique (un kick, une snare) se lient dans une homogénéité sans accroche et un ensemble cristallin. Sans trop charger la production, en laissant respirer les éléments entre eux, Dr. Dre et DJ Quik (aidés de Mike Elizondo selon Discogs ou de Scott Storch selon Genius) composent un groove délicieux, sensuel et salace ayant sa place parmi les meilleurs tubes des deux artistes.

« Sans sourciller, Dre affronte les nouveaux producteurs-stars émergeants tels que The Neptunes, Timbaland ou Swizz Beatz. »

Busta Rhymes – « Holla » Genesis & The Wash OST (2001)

Avec le film The Wash, Dre et Snoop surfent sur la vague du succès de leurs albums respectifs et de la tournée « Up in Smoke Tour ». Ils se font plaisir en jouant dans cette comédie légère de DJ Pooh (co-scénariste avec Ice Cube du plus réussi Friday), dont le principal attrait est d’assurer un fan service. Avec la bande originale, Aftermath et Dre se contentent également de faire fonctionner une formule qui marche. Le disque aux airs de compilation compte quelques pépites comme « Bad Intentions » à la flûte charmeuse ou « The Wash », final où l’on retrouve Snoop et Dre en roue libre sur un sample déjà bien connu de Leon Haywood. Tenant plus d’un film d’épouvante que d’une comédie, « Holla » sort définitivement du lot. La mélodie est envoûtante et frôle l’ensorcellement. Busta Rhymes plante le décor en introduction :

“This shit sounds like… One, two o’clock in the mornin’ with the full moon out
Niggas in they trucks, creepin’
With a fresh box of ecstasy pills for these bitches.”

Composée de claviers angoissants, la production, très épurée, fait songer à l’hypnose de son « Gimme Some More » de 1998. Dre, Elizondo et Camara Kambon jouent essentiellement sur la basse et les claviers dans un style beaucoup plus laidback et smooth que le « Murder Ink » présent sur 2001 qui suggérait déjà l’horreur, cette fois cachée derrière un sample de John Carpenter. Truth Hurts y ajoute un chant murmuré à l’oreille renforçant l’impression diabolique du morceau qui s’immisce insidieusement dans le crâne de l’auditeur. « Holla », s’il n’est pas dans les morceaux les plus clinquants de Dr. Dre, est une composition minimaliste originale hantée par son talent.

Busta Rhymes – « Break Ya Neck » Genesis (2001)

Pas forcément la plus intuitive des alliances sur le papier, la connexion entre Busta Rhymes et le bon docteur a pourtant fait des étincelles. “Break Ya Neck” est l’un des moments de folie les plus brillants du catalogue de Busta, ce qui n’est pas peu dire. Le titre annonce l’ambition du morceau d’entrée de jeu : faire bouger les têtes jusqu’à se briser la nuque. Comme souvent, Dr. Dre est épaulé par Scott Storch et Mike Elizondo pour concocter cette production où la mélodie pousse au sprint. Busta relève le défi et se lance dans un exercice virtuose où il ne se contente pas de rapper vite mais distille les interjections et les changements d’intonation pour ne jamais laisser l’énergie retomber. Storch écrase frénétiquement son clavier et Dre dompte l’hystérie ambiante en apportant sa touche lourde et polie à l’ensemble. “Break Ya Neck” est un véritable OVNI qui ne cesse de prendre à contre-pied, comme avec cet éclair de génie que sont les deux coupures brutales en plein couplet, guettées par tous les danseurs hip-hop du monde pour mieux s’arrêter net dans leur élan et repartir. Suspendre le temps fait toujours plus d’effet après un mouvement effréné. Le clip, quant à lui, est à la hauteur de l’excentricité de Busta, entre tenues flamboyantes, fisheye, explosions de couleurs et duel contre un bélier. Toutefois, s’il y a bien une image qui capture l’essence de ce morceau, c’est celle de Dre et Busta déboulant à bord d’un rouleau compresseur. Ils ont offert avec “Break Ya Neck” l’un des tubes les plus uniques et imparables des années 2000.

50 Cent – « In Da Club » Get rich or Die Tryin’ (2003)

L’arrivée de 50 Cent dans le rap a été un raz-de-marée difficile de se figurer aujourd’hui. En 2003, il est devenu dans l’imaginaire collectif l’incarnation même du rappeur : l’insolence et le charisme, les muscles, le durag, la légende des neuf balles. Pour réussir à marquer au fer rouge l’esprit du grand public, 50 avait pour lui une arme fatale : “In Da Club”. L’intro du clip visait juste : Eminem et Dre en blouse blanche derrière une vitre de laboratoire avaient réuni les conditions parfaites et libéré une machine à conquérir les charts. Histoire d’en rajouter une couche et de s’incruster dans toutes les soirées pour des années, ce tube se double même d’une chanson d’anniversaire avec cet entêtant « go shawty, it’s your birthday ». 50 est à l’aise comme jamais et délivre sans efforts l’un des refrains les plus mémorables de la décennie. L’instrumental n’est pourtant pas facile à aborder. Elle illustre à merveille le son à la fois minimaliste et puissant des productions de Dr. Dre de cette époque. D’une efficacité immédiate, le beat très aéré possède une force orchestrale condensée en quelques notes de synthé. Dre et Mike Elizondo ont accouché d’un chef-d’œuvre, avec l’aide de DJ Quik (longtemps non crédité) qui a fourni la grosse caisse et surtout ces fameux claps qui donnent tout son groove au morceau. Martelé jusqu’à plus soif en radio, “In Da Club” est l’exemple du son ciselé – jusqu’à ce que rien ne dépasse – que Dre a imposé au monde. En 2020, les clubs n’existent plus, mais ce titre résonne toujours.

« 2001 n’était pas le point culminant de sa carrière, juste une étoile dans la constellation »

50 Cent – « If I Can’t » Get Rich or Die Tryin’ (2003)

Il s’en est fallu de peu pour que « If I Can’t » soit le premier single de Get Rich Or Die Tryin’. Un tirage au sort à pile ou face (s’agissait-il d’une pièce de 50 cents ?) en décida autrement en donnant à « In Da Club » la faveur de déclencher les hostilités pour 50. Les deux morceaux partagent le même line-up légendaire : Dr. Dre est à la production avec Mike Elizondo, instrumentiste de luxe, présent à la basse, à la guitare et aux claviers. Dre s’occupe également du mix et Brian Gardner est au mastering. DJ Quik est parfois ajouté comme producteur mais n’apparaît pas dans les crédits officiels de l’album, comme sur « In Da Club ». Finalement, « If I Can’t », egotrip clinquant soigné comme un tube, ne sera que le cinquième single du blockbuster de Curtis Jackson. Le morceau se suffit à lui-même et brille de mille feux au milieu d’un tracklisting déjà étincelant. Dès les premières secondes, les accords de piano doublés de percussions sèches viennent briser directement la nuque de l’auditeur. Impossible de retenir un hochement de tête déjà frénétique, et cela avant même que les précieux accords de guitares de Mike Elizondo, ramenant à la Californie, n’apparaissent subtilement. Des cymbales et des cuivres aux airs d’orchestres néo-orléanais saupoudrent le refrain et ajoutent la touche finale d’un morceau déjà bien pimpant. Le flow percutant et aéré, à la limite entre le chant et le rap, de 50 Cent, marque les derniers points de ce morceau effaçant toute distance entre la côte est et la côte ouest. Son refrain résonne encore dix-sept ans plus tard, repris par Pop Smoke sur son album posthume. Avec Get Rich Or Die Tryin’, Dre étend son empire jusqu’à New York et devient ainsi le premier acteur du mouvement rap à s’octroyer le privilège de régner sur les deux côtes, s’attribuant au passage le credo du refrain : « If I can’t do it, homie, it can’t be done ».

G-Unit – « Poppin’ Them Thangs » Beg For Mercy (2003)

L’auditeur de rap a tendance à dire facilement d’un son qu’il est « lourd ». S’il y a bien un morceau qui n’a pas volé cette appellation, c’est “Poppin Them Thangs”. Emmené par un 50 Cent en plein état de grâce, le G-Unit avait besoin d’un hymne guerrier pour porter l’album qui joue à fond la carte de la rue. L’instrumental, construit autour d’un piano signé Scott Storch (pour ne pas changer), n’est même plus dans le registre de la menace, c’est une attaque frontale. Appuyée par quelques notes de guitare et des nappes lugubres, elle plante le décor pour une série B violente. Les deux notes sentencieuses qui concluent la mélodie résonnent comme un coup de tonnerre. Aucune trace de finesse, le second single de Beg for Mercy est le terrain de jeu parfait pour 50 Cent, Lloyd Banks et Young Buck, qui n’hésitent pas à forcer le trait et à pousser la posture de gangster jusqu’à la caricature. En bon général, 50 ouvre la voie avec un couplet hargneux et un refrain mi-chanté mi-rappé dont il a été l’un des pionniers, et ses deux acolytes n’ont plus qu’à dérouler derrière. Ce genre de titres hostiles et conquérants, d’une raideur militaire, va essaimer au début des années 2000, et le modèle musical fourni par Dr. Dre et son équipe n’y est pas pour rien.

The Game – « West Side Story » The Documentary (2005)

Compton-Detroit-New York-Compton : en 2005, Andre revient boucler la boucle, six ans après avoir entamé son tour des États-Unis, ou plutôt son tour de force, ses intrusions ahurissantes dans un jeu dont il vient une fois de plus de redéfinir une partie de la bande-son. À l’époque, on dit la West Coast essoufflée, souffrant de la comparaison avec, entre autres, le G-Unit, nouvel étendard de la domination esthétique new-yorkaise. C’est pourtant bien eux, et particulièrement 50 Cent qui vont impulser ce renouveau qui n’en est pas vraiment un. Mais comme il fallait bien réaffirmer une fois pour toutes la suprématie Aftermath, Dre et ses équipes se chargent, sur The Documentary, d’envoyer l’ultime bastos. Imparable, l’album de The Game est un déferlement. Annoncé dès les premières paroles de “Westside Story”, Compton n’était pas mort : « The streets been watching ». Les crédits de production pourraient se dérouler sur l’entièreté d’un bras, impliquant tout à la fois les Scott Storch, Mike Elizondo et Andre Young « maison », mais aussi les Kanye West, Havoc, Timbaland, Hi-Tek, Just Blaze ou Cool & Dre. Tout a été dit sur ce disque dont la condensation de talents aux machines éclipserait presque les quelques errances de celui au micro. Derrière la vitre de la cabine d’enregistrement, le jeune rappeur de Compton voit ses idoles se succéder sous ses yeux, son rêve se réaliser en direct, propulsé dans la cour des grands en quelques coups de table de mixage qui l’intronisent tout en haut du rap West Coast. Dans cet engrenage huilé façon horlogerie suisse, “Westside Story” tient une place toute particulière, se chargeant d’annoncer un brasier qui ne cessera d’irradier l’assistance pendant plus d’une heure. Le sample échantillonné au millimètre du groupe de Brooklyn Whodini, le clavier dépouillé dont on reconnaît l’artisan dès la première note – Scott Storch, évidemment -, les drums ténébreuses, l’invocation en un souffle de toutes les entités composites de la gang culture angeline… Tout dans ce morceau pue Compton jusqu’au bout des jantes chromées. Entre chaque couplet tonitruant, tous teintés des habituelles tendances au name dropping abusif de The Game, 50 vient assurer la décompression, calquant sa science du refrain sur la production charpentée du chef de meute d’Aftermath. Dre, après avoir pris le luxe d’imposer tour à tour ses jeunes bœufs en tête de file, revient aux fondamentaux, pour replacer un peu plus Compton sur la carte. The Game n’est pas un pion, loin de là, mais le producteur prouve une fois de plus qu’il est un maître à jouer incomparable. 2001 n’était pas le point culminant de sa carrière, juste une étoile dans la constellation. Son son n’était pas seulement G-funk ou gangsta, il était le son de Dre, mélodieux ou coupe-gorge, scintillant ou sévère, reproduisant le faste des Impala 64, ou une fois la vitrine brisée, l’urgence des boulevards laissés pour compte de Detroit, New York, et avant tout Compton. The Documentary est quelque part le point final de cette Westside Story dont Dre est le personnage principal. Et derrière lui, c’est tout le monde du rap qui fut témoin, durant près de six ans, de son knowledge incomparable.

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