Armand Hammer
Mercy
Second album du duo Armand Hammer à être produit par The Alchemist, Mercy fait le sombre constat d’un monde en décrépitude, mais en dévoile aussi la beauté cachée.
Déjà auteur d’un album qui aura à n’en pas douté sa place dans les tops de fin d’année, le marécageux et horrifique Golliwog, billy woods revient accompagné de E L U C I D, avec qui il forme le duo Armand Hammer, et du producteur The Alchemist. Après Haram en 2021, Mercy est le deuxième disque de Armand Hammer entièrement produit par ALC, qui poursuit donc tranquillement l’exceptionnel run d’albums réalisés par ses soins, entamé en 2020 avec Conway, Boldy James et Freddie Gibbs.
Il y avait, dans Haram, une certaine lourdeur éthérée dont ALC a le secret : des beats touffus, épais mais parfois contrebalancés avec une certaine légèreté par les guitares électriques enlevées de « Roaches Don’t Fly », les vents aigus de « Indian Summer » ou les voix envoûtantes de « Falling Out the Sky ». Des boucles souvent brèves, atmosphériques, taillées au scalpel : Alan Daniel Maman était en terrain conquis. Pour sa deuxième collaboration avec le duo new-yorkais, il sort davantage de sa zone de confort, noircit le trait et surtout embrasse pleinement le ton désespéré de ses hôtes.
Mercy ne laisse pas souvent filtrer la lumière. Les guitares de « Laraaji » sont sauvages ; les voix féminines de « Moonbow » tiennent de la complainte ; « Nil by Mouth » semble plongé dans un brouillard à la Silent Hill ; « Scandinavia », avec son piano solennel et lancinant, ses voix lugubres et ses bruits non identifiés, tient quasiment du film d’horreur. Auteur d’un travail d’orfèvre, Alchemist livre une partition minimaliste mais jamais simple, sombre et opaque, psychédélique par moment (« Crisis Phone », « California Games »), qui navigue quelque part entre le son hypnotique de Bo Jackson et ce qu’il a pu faire plus récemment pour Roc Marciano sur le dépouillé The Skeleton Key.
« Ou se cache la miséricorde promise ? […] Elle n’est plus à quémander, il faut la faire soi-même. »
Que les bourgeois planquent leur CB, que les maisons de disque remballent leurs chéquiers : Mercy, ou la miséricorde donc, sera sans concession ou ne sera pas. Le titre, dans un monde en décrépitude avancée, est simple mais lourd de sens. Le duo rappe, en premier lieu, avec une certaine urgence, comme s’il s’agissait d’une nécessité. Sur « Laraaji » qui ouvre l’album, les guitares hurlent sans sommation, E L U C I D débarque aussitôt arborant un flow aigre et belliqueux pour rappeler qui est qui (« 3D-printing guns in gentrified public schools, this is Bucktown »). Plus loin billy woods, qui contraste avec une placitude presque inquiétante, persiste et signe (« Should’ve killed me when you had the chance / Now it’s out your hands / I don’t need an advance, I don’t dance »). Dans un second temps sont esquissées toutes les plaies béantes du monde contemporain, qui suintent des billets verts, la paranoïa, des armes à feu et la technologie moderne. Les dérives de l’intelligence artificielle dans « Peshawar », comparée au HAL de 2001 L’Odyssée de l’espace, qui endort et asservit plus qu’elle ne sert (« Back of the napkin math, looking fucking stupid / « Alas, » all I said when I seen how they plan to use it / Thou shall not make a machine in the likeness of a human / Mind, that’s the rubric »). Le génocide perpétré à Gaza ou la guerre civile soudanaise qui, sans être cités de manière frontale, viennent évidemment à l’esprit à l’écoute de « u know my body » et de sa description cruelle, quasi-surréaliste, de charniers sans fond (« Bottomless pits for bodies to get dropped off in like Caspian Forest / A bitter harvest, a dollhouse of horrors »). Le capitalisme globalisé qui, associé à la montée du fascisme, force à une lutte de tous bords, de tous les instants et qui semble perdue d’avance (« Don’t lose yourself out here, it’s finders keepers / Crocodiles weeping while they eat your salty tears, all the sweeter » dans « Nil by Mouth »). Bardés d’images violentes, lardés de visions de fin du monde, les textes d’Armand Hammer étreignent la désolation de leur époque avec une force peu commune. L’affliction est telle qu’à plusieurs reprises, billy woods rappe comme coincé dans une boucle sans fin, désespéré d’observer encore et encore les mêmes infamies, ici dans « Glue Traps » (« Every story tell a story that’s already been told / Everything’s dead and gone, we only had the name of the road »), là dans « Peshawar » (« Gleefully watching the system crash/ No matter, though, they easily reboot it »).
Une fois le constat, amer, passé, où se cache la miséricorde promise ? Engloutie par des ombres gigantesques, elle n’est plus à quémander, il faut la faire soi-même. Alors elle surgit, larvée, dans les minuscules détails du quotidien. Dans « Dogeared », centre névralgique du disque, une amie de billy woods lui demande « What’s the role of a poet in times like this ? » ? Bien incapable de le dire, il élabore la description hachée et désordonnée de ses journées tandis qu’il cherche une réponse à cette question qui le hante : prendre le bus, préparer des pommes rissolées, fumer dans la rue la nuit, coucher les enfants, monter le chauffage à cause des fenêtres mal isolées, le voisin du dessous qui signale une fuite, discuter d’une prochaine tournée, rêver de bateaux prêts à prendre le large… Dans ce magnifique couplet, auquel feront écho plus loin « California Games » et « Super Nintendo » (« With sour malice, my daughter’s power ballads ring ‘cross barren fields »), il y a des souvenirs et des vies à chérir, de la douceur et de l’amertume. Des instantanés précieux dans leur banalité, comme dans Paterson ou Perfect Days, où ce n’est pas tant la réalité qui importe que le prisme par laquelle on choisit de la regarder. « Tu as une réponse pour moi ? » lui demande-t-elle à la fin du morceau. « Je continue de lutter ».
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