Chris Karjack, l’ambitieux
Interview

Chris Karjack, l’ambitieux

Foyer, usine, prison, et enfin, la musique. Chris Karjack sort sa première mixtape avec la résolution de quelqu’un prêt à traîner la vie par les cheveux pour qu’elle lui sourie enfin. Conversation.

Photographie : Abde et Christophe Sterenzy.

Il y a chez Chris un paradoxe : il est à la fois typique et atypique. Il ne ressemble à personne et à un peu tout le monde. Son « miroir est flouté » : où trouver une identité, quand on a grandi sans attache mais libre, libre mais sans attache ? Dans le rap, Chris ne semblait jusque-là n’avoir qu’« un pied dedans un pied dehors ». Après une performance remarquée dans Rentre dans le Cercle, la technicité, la spontanéité coup de poing des freestyles ne lui suffisent plus. Il sort alors sa première mixtape, produit du travail collectif d’un label marseillais d’abord connu pour ses vidéos, Red Out Black. Retour sur un itinéraire de création ancré dans un vécu singulier, entre discussions d’amoureux de rap et escapades philosophiques.

« Enfance sans toiture »

Abcdr du son : Tu as grandi en foyer c’est ça ?

Chris Karjack : Oui je suis un enfant de la DDASS, placé quelques mois après ma naissance. Mon père ne m’a pas reconnu, donc j’ai alterné entre foyer et familles d’accueil, jusqu’à ce que je sois en âge de voler de mes propres ailes. Je ne jette pas la pierre à l’État qui a pris en charge ma jeunesse, des gens ont eu des enfances pires que la mienne en restant dans leur famille. J’ai eu des problèmes d’enfant de la DDASS, eux des problèmes de famille.

A: Tu as l’impression que ça t’a apporté un regard différent sur la vie ?

C: Forcément. Sans trop d’amertume, parce que je suis en âge de comprendre. Aujourd’hui, je me sens presque béni dans mon malheur, la configuration est bonne, j’ai des gens qui m’entourent. J’ai eu une vie assez particulière mais ce n’est plus l’heure d’en pleurer !

A: C’est vrai qu’on peut se dire que tu n’as pas eu la vie la plus facile du monde et pourtant, c’est une sorte d’optimisme qui se dégage de ta musique. Dans « Triste décor », tu parles du « tableau qui ne sera pas assez grand » pour raconter ce que tu seras plus tard…

C: Optimiste je ne sais pas, parce que je suis très négatif parfois, mais ambitieux, oui. Quand tu as eu la vie que j’ai eue tu n’as pas eu le grand-frère, tu n’as pas eu toutes ces personnes qui peuvent t’enseigner ces choses : l’optimisme, par exemple. Si tu as l’habitude que tout soit chaotique, tu vas plus facilement broyer du noir ; s’il t’arrive plus de mauvaises que de bonnes choses, tu vas plus facilement être fataliste. Les lieux où j’ai été placé étaient certes des lieux d’éducation mais les gens étaient rémunérés pour faire ce travail. C’est très tard que j’ai rencontré des personnes qui ont mis le doigt sur mes défauts. J’ai été éduqué par des gens qui ne sortent pas du même ventre que celui dont je suis sorti. Entre autres, Abde [fondateur de Red Out Black, le label de Chris] qui a souvent pointé ma négativité, le fait d’être sûr d’avoir la bonne réponse, pas parce que j’ai un ego surdimensionné mais parce que je n’ai appris à faire les choses que tout seul. Des trucs fondamentaux de la vie, je ne les ai sus que très tard ; mais, cette vie m’a fait capter des choses que quelqu’un qui a vécu dans un cadre très sain ne saura jamais. Et c’est constitutif de l’ambition que j’ai. Les gens sont attachés à des choses : leurs parents, leur ville… On a tous ce collègue qui aurait pu devenir footballeur et dont les parents ont refusé qu’il se jette dans cette carrière, ou qui ont eux-mêmes choisi de rester près de leurs proches. Moi, j’ai eu la chance de n’avoir aucune attache – ça m’a coûté cher parfois. Mais je n’ai jamais hésité à me mettre dans telle galère, à changer de ville, à devenir rappeur. Si j’avais des comptes à rendre, peut-être que je n’aurais pas pris certains risques, qui aujourd’hui relèvent entre guillemets, du coup de génie. J’ai pu les prendre parce qu’il n’y avait personne pour me dire de ne pas le faire. Et ça, c’est un énorme bénéfice. Moins d’attaches, plus de liberté. Mais ça m’a coûté, terriblement.

A: Comment tu as découvert le rap et à quel moment tu as eu le déclic de te dire : je vais en faire ?

C: Je me suis mis assez tard au rap, à vingt-deux piges, de manière très artisanale : freestyles filmés à l’iPhone, une démarche autoproduite, qui apparaîtrait ridicule aujourd’hui. Par contre, l’écoute a commencé très tôt. Au foyer, des gens plus vieux que moi mettaient Skyrock. « Art de Rue », « Destinée », je les ai entendus quand ils sont sortis. À l’adolescence, j’ai parfois eu la chance d’être dans des familles d’accueil où il y avait le câble : je pouvais voir les clips cainris, à l’époque de Nelly tout ça, je pétais un plomb. J’étais bercé par le rêve américain. Ce qui m’a marqué dans le rap, ce sont les codes. C’est une ironie de fou que j’en fasse comme j’en fais aujourd’hui.

A: C’est une musique qui a une résonance particulière pour des personnes en période de construction, en quête de repères justement, des jeunes par exemple. On ne tombe jamais dans le rap pour rien. Tu penses que ça a joué dans le fait que tu accroches autant ?

C: Tu veux dire, est-ce que le rap est une musique d’oiseau blessé ? Je pense qu’effectivement on n’écoute jamais du rap pour rien, mais ce ne sont pas forcément ces codes d’écorché vif qui m’ont parlé quand j’étais enfant. Parce que je pense qu’écorché vif, tu le deviens adulte par rapport à ce que tu étais enfant, mais quand tu es petit, malgré telle ou telle difficulté tu restes un gosse ! Quand tu es à l’école, tu rigoles pareil que ton collègue qui rentre dans sa famille alors que toi tu rentres en foyer ou en famille d’accueil. Ce qui m’a plu dans le rap, c’est un gars comme 50 Cent par exemple. « In Da Club », à l’époque c’était impressionnant la manière dont il a changé les codes de l’entertainment – grâce à Dr. Dre et Eminem bien sûr. Ce gars qui arrive en s’étant pris neuf balles, encore debout, à qui tout sourit, qui représente un idéal masculin… Il a cassé des codes. Après peut-être que je peux me dire qu’il représentait un idéal de virilité pour moi qui n’ai pas eu de père ; mais ce sont surtout les codes, le flow qui m’ont parlé. L’énergie.

A: Après tu as eu un passage par l’usine, où tu as trouvé ton blaze, mais aussi peut-être tes petites phases sur le travail de merde comme dans « CDI », « Préavis » ?

C: J’ai abrégé ma carrière scolaire, j’ai eu un BEP électronique et à dix-huit ans je me suis cassé de la famille d’accueil, avec un sac à dos. J’étais dans le Vaucluse, dans une situation très précaire, j’ai fait quelques conneries mais qui ne rentraient pas assez d’argent. Un ami m’a dit d’arrêter d’être destructeur comme ça et d’aller travailler. Donc, pas de diplôme, l’usine. Ça m’a ramené un salaire, ça m’a permis de vivre un peu. Mais je suis quelqu’un d’extrêmement cérébral. En-dehors du fait de faire mes huit heures et prendre mon argent, j’étais très malheureux. Je regardais les gens, je voyais ce mec bientôt à la retraite, usé de ouf, certes il a une villa piscine – ça paraît logique vu tout le temps qu’il a taffé – mais non… Il me montre son nouvel iPhone comme si c’était son seul plaisir, c’est malheureux de ouf. Il vient à l’usine pour montrer cet iPhone et cet iPhone est la raison pour laquelle il est là, c’est une matrice… Je suis malheureux comme un chien dans ces endroits-là. Si je n’arrive pas à faire quelque chose de particulier dans ma vie et que je dois travailler, ça ne va pas le faire ! Je te le dis direct. J’ai travaillé ; et aujourd’hui on est en indé donc j’ai des financements mais aussi des responsabilités pour le reste. Je ne vais pas me financer avec de l’argent tiré des problèmes. Donc ça m’arrive encore de taffer, mais non, pas toute ma vie, jamais.

A: Dans « CDI », tu parles d’un autre travail « on taffe même les jours fériés (…) les petits font des billets sans CDI ». Quelle différence tu vois entre le taf à l’usine et le travail que tu décris-là ?

C: Oui, donc on parle de vente de drogue. J’aimerais revenir sur le fait que les gens appellent ça « argent facile », il n’y a pas plus faux que ce terme. Les gens qui l’utilisent ne savent pas de quoi ils parlent. Quand j’étais sur le terrain – ce n’est pas cinématographique, je t’en parle parce que ça a existé dans ma vie, pas pour faire le mec qui est passé par là – toutes mes prises de postes – je vais utiliser volontairement le jargon professionnel – en termes d’horaires consécutifs, je faisais cent cinquante pour cent de plus qu’à l’usine. Quatorze heures par jour, la boule au ventre, dans un hall qui pue la pisse, en sachant que tu vends le mal. Quand tu es dans ce mood-là, ta conscience est anesthésiée, et ce n’est pas plus mal, heureusement même. La vérité c’est que les clients sont malheureux en plus. Je suis quelqu’un d’assez avenant, donc je prenais le temps de discuter avec eux parfois. Une daronne a pleuré un jour. Une femme au bout du rouleau, quarante, quarante-cinq ans, qui venait chercher son pilon parce qu’elle n’avait que ça à la fin de sa journée de huit heures. Et elle fait partie de ces gens qui taffent pour mille deux, et qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Bref, le terrain c’est difficile. Et quand tu vois la prison que tu bouffes dans la bouche après, c’est encore pire. Mais, ironie, je n’ai jamais été autant respecté par mon employeur, tout travail confondu, que dans celui-là. J’étais mis en valeur par rapport à mes initiatives, ma régularité. Quand tu es sur terrain, tu n’es pas sous contrat donc parfois les petits font la grasse mat, ouvrent le terrain en retard, mais tu les reprends le lendemain parce qu’il n’y a personne d’autre alors que si tu fais ça au travail, tu arrives en retard trois fois tu n’y retournes plus. Mais dans toute ma période charbon j’avais la régularité d’un mec qui se lève pour l’usine.

A: Tout cela aboutit début 2016 à un passage par la prison des Baumettes. C’est en même temps que Soso Maness, qui est dans ton clip « Soldat », avec sa « guitare », c’est là que tu l’as rencontré ?

C: [Il sourit] Oui ! Avec sa guitare tel un Gipsy King ! Nos promenades n’avaient pas lieu en même temps, mais mon co-cellulaire parlait avec lui et il connaissait Red Out Black. Puis j’ai trouvé un taf grâce à mon BEP électronique : je réparais les télés des détenus, je demandais au gardien d’ouvrir une cellule en prétextant réparer une antenne etc. Et voilà comment je rejoignais Soso dans sa cellule, on passait des après-midis entières à discuter, à parler de musique, à apprendre à se connaître. Et franchement il m’a impressionné. Il véhicule dans son rap une image de « bête et méchant » alors qu’en réalité, il a une énorme culture et un savoir-vivre que très peu ont. En dehors de ce qu’il renvoie, le truc quartier tout ça, c’est quelqu’un qui pourrait être à l’aise et comprendre les codes de milieux sociaux beaucoup plus sélectifs. C’est quelqu’un d’intelligent, et qui a du cœur. Je l’avais encore au téléphone hier !

A: Qu’est-ce que ça a impliqué pour ta carrière ?

C: Déjà quand je me suis fait soulever, le seul truc positif que j’avais dans ma vie, c’était la musique. Je me suis habitué à perdre beaucoup de choses, mais la musique, il ne fallait pas me l’enlever. J’étais dans ma cellule de GAV, et le mec d’à côté me dit qu’à cause de la coke je peux prendre deux ans. À ce moment, là où d’autres se seraient dit « ma famille ne va pas me voir pendant tout ce temps », moi c’était, boum, coup de massue : pendant deux ans, aucun son ne va sortir. Le rap jeu peut m’oublier, vraiment, jusqu’à la dernière personne qui m’écoute. J’étais comme un dingue, à regarder les clips des gens, j’attendais, j’attendais… Je n’ai même pas écrit. Il y a la romance du « j’ai écrit mon meilleur album en prison », mais la musique ne se conçoit plus comme ça. C’est une collaboration, avec un beatmaker, un ingé son, des gens qui te conseillent. Si ton ingé son ne vient pas avec toi en cellule pour faire tes mises à plat, tu ne fais pas l’album de l’année juste en écrivant des rimes plates sur un instru, sans savoir comment l’auto-tune rend à tel endroit, etc. C’est que du pipeau je trouve, donc je n’ai carrément pas écrit. Après j’ai compris des choses en prison, la cruauté mais aussi des mecs malins tout keus qui arrivent à manipuler des masses. J’ai capté des codes là-bas. Qui m’ont changé pour dehors. Mais j’ai surtout perdu beaucoup de temps.

« Je suis plus à l’affût du prestige, de la reconnaissance, que de l’argent. »

« Un pied dedans un pied dehors »

A: En 2016 tu n’es pas sur la BO de Chouf qui regroupe beaucoup d’artistes marseillais, mais il y a un de tes clips, dans une laverie de la Timone, qui apparaît à l’écran à un moment. Tu n’étais pas au courant sur le coup ?

C: Non ! À ce moment j’étais au placard. C’est Abde qui m’a appelé pour me le dire ! Après des gens ont pu faire rentrer le DVD, mais je suis encore plus content d’être en insert dans le film que sur la BO. Je suis plus à l’affût du prestige – la reconnaissance – que de l’argent. Ma carrière je la vois comme un marathon, je bosse mais ne gratte pas des clopinettes. Dans le rap, j’ai un pied dedans un pied dehors, je voudrais y avoir enfin les deux pieds. Un featuring m’excite parce qu’il me rend officiel, pas pour l’argent des streams. C’est pour ça que je suis heureux de la position que j’ai aujourd’hui : je suis en train de devenir « officiel » mais en indé, avec mes armes. C’est comme un gars qui tape dans un ballon dans la favela et qui téma la Champion’s League. Je suis avec l’Abcdrduson !

A: Ce côté « un pied dedans un pied dehors », on le retrouve dans ton style vestimentaire « posé avec tes Vans et ton Trasher », des vêtements qu’on oppose un peu bêtement aux stéréotypes du rappeur de Marseille…

C: Là où j’ai de la chance d’avoir la vie que j’ai eue, c’est que quand tu te retrouves livré à toi-même, tu fréquentes les personnes de l’environnement du moment. Dans certaines familles d’accueil j’ai été élevé par des Blancs. Et j’ai fréquenté des milieux très différents, c’est une richesse de fou. J’avais vu sur les réseaux sociaux quelqu’un parler de la colonisation de la sape. Tu as cette meuf babtou hype qui va mettre une paire TN alors qu’à la base c’est crapuleux de ouf, et le petit des quartiers, qui en a marre d’être vu comme ça, va aller en ville avec une tenue de bobo hype. Je suis quelqu’un de très tolérant, très curieux, je suis un ami du monde vraiment. Mais si on me dit : « t’es un rebeu, tu rappes le quartier, tu dois porter du Philip Plein », c’est mort ! Soso Maness aussi il a cette culture-là. Il sait. Cet enfoiré tout le temps il me disait en prison « je t’ai soigné du cancer du swag » [Rires] parce qu’il est revenu avec une veste Fila à l’époque où personne n’en portait encore. Pendant ma peine j’étais tout le temps en Air Jordan. Soso m’a fait revenir aux chaussures plates. Il y a quelqu’un dans le game, de bon en plus, il m’a donné un conseil : « tu sais Chris… déjà t’es un rebeu, tu t’appelles Chris… Te voir en sac à dos dans un clip… » J’avais un sac à dos MCM, c’est très cainri. Mais vas-y, pff, garde-les tes conseils. Je peux très bien être rebeu, m’appeler Chris, être en sac à dos dans un clip et plaire à un rebeu, un renoi, un babtou. A$ap Rocky a porté du Trasher – bon maintenant c’est un peu mort. Mais il ne faut pas oublier : les gars comme lui ont fait les codes. C’est comme SCH aujourd’hui : tu as vu le flow qu’il a ? Il s’en fout. Il peut aller mettre un bandeau comme Clay dans Sons of Anarchy. C’est ça le rap : la liberté, le renouvellement permanent des codes. Je mets ma main à couper qu’il y a des gens dont les carrières ne vont pas durer parce qu’ils sont bloqués par ces cadres. C’est bien d’aller faire un clip avec deux cents personnes de ton quartier mais si dans ton processus de création, tu te dis « si je mets ce t-shirt, on va me tailler », c’est mort. Tu n’es pas authentique. French Montana dans « No Stylist », son message, c’était ça : les codes c’est nous, les grandes marques, Yves Saint-Laurent etc., c’est eux qui nous regardent, nous imitent. Donc si j’ai envie d’être en Vans et de mettre un pull de client, je mets un pull de client. À la fin de l’histoire, je rappe mieux que toi poto ! [Rires]

A: Pour passer à la série Chrisalyde en 2017, il y a un son sur lequel j’aimerais revenir, « Bissap », avec Skyzzy. Déjà, comment tu l’as rencontré ?

A: Au début de Red Out Black – qui n’était pas encore un label, ils ne faisaient que des vidéos – ils ont apporté quelque chose d’un peu nouveau à Marseille en collaborant avec Zbatata [groupe de Skyzzy, NDLR]. C’était l’époque où la trap venait d’exploser en France, avec Kaaris, Or Noir. Mais dans le sud : personne n’en faisait. C’était avant « La Belle vie » d’Alonzo. Zbatata sont arrivés avec de la trap noire, mais d’une autre mouvance, un peu comme si on comparait celle de New York à celle d’une autre ville cainri. Et c’est Red Out Black qui a donné une identité visuelle à la hauteur de ce son. L’alchimie parfaite. C’était l’époque en plus où Marseille rimait avec kalashs, et je me souviens de ces plans avec des mecs qui les tenaient face caméra… Je n’étais pas encore à Red Out Black à cette époque, mais je voyais ces images, j’avais les yeux ronds. Je venais sur les tournages, Abde avait déjà ce truc cainri de me placer dans les clips. Il me donnait du soutien avant la production. C’est là où j’ai rencontré Skyzzy, Rachton et Mazen. Donc déjà, il y a un respect mutuel entre Red Out Black et Skyzzy. Ensuite, je pense qu’on se ressemble lui et moi, on est un peu fait du même ADN : le côté performance, bagarre, s’élever au-dessus de la mêlée. Il est fait de ça.

A: Il y a une rime marrante dans ce morceau : « Mais Dieu est grand / Plus grand que Godzilla / Paraît que j’ai la côte / Vas-y mets-toi un god un doigt / Si t’aimes le swag mets-toi un god Fila ». Faire rimer Godzilla et god Fila, avec le jeu de mot Dieu / god, fallait le faire.

C: [Rires] Je ne sais pas comment je fais pour écrire des trucs comme ça. Concrètement, je prenais l’instru sur un téléphone, je trouvais la première rime, je remettais l’instru, je trouvais la deuxième et ainsi de suite. Ça force à l’écriture technique. C’est pourquoi je n’ai jamais écrit sur papier, encore aujourd’hui. Par contre, contrairement à cette phrase, entremêlée qu’elle en peut plus, pour le projet j’ai essayé de simplifier mon écriture pour la rendre plus percutante : souvent, le sens va tomber sur la fin de phrase, avec le même flow que celle d’avant, en utilisant des mots plus simples etc. C’est nécessaire pour faire un projet plus ouvert, pour axer sur le fond aussi. J’ai un peu lâché ce truc-là des rimes techniques, à la « Avis de Tempête » de Nekfeu – très riche textuellement, mais axé sur la technique. Parce qu’il s’agit plus de faire de la musique aujourd’hui. Ou d’être un mec comme Lacrim, qui a un tel cachet quand il te parle d’un truc, tu n’as pas besoin que ce soit technique pour te prendre ta gifle.

A: Dans ce morceau aussi, il y a une référence à Don Choa, auquel tu me fais penser parfois. Tu as aimé Vapeurs Toxiques ?

A: Vapeurs Toxiques ! 2002, j’ai douze ans, la fille de mon prof de maths, très jolie fille, me l’offre pour mon anniversaire. J’écoute, et je trouve ce qui me plaît dans le rap à ce moment. Don Choa ce n’est pas celui dont on parle le plus dans la FF, mais ce projet solo, je ne sais pas s’il y en a beaucoup dans le groupe qui en ont sorti des aussi solides. Il y a un côté décalé, second degré, à la Seth Gueko. « Ce n’est pas ma main qui fait sourire la Joconde », par exemple. C’est cet aspect qui m’a incité à travailler mes punchlines. Et Don Cho n’est pas un donneur de leçons. Ceux-là, Soso [Maness, NDLR] les appelle les CPE du rap. Ces sons qui sont en fait des guides pour savoir comment tu dois vivre ta vie, qui donnent l’impression de marcher sur tes plates-bandes. Les meilleurs rappeurs sont ceux qui arrivent à parler de choses extrêmement graves avec second degré, mais que ça soit glaçant. Du second degré glaçant.

« Les meilleurs rappeurs sont ceux qui arrivent à parler de choses extrêmement graves avec second degré »

Des freestyles au long format

A: Tu as été remarqué ailleurs qu’à Marseille avec ta performance dans « Rentre dans le Cercle », à laquelle succède ta série de freestyles « La Minute Chris ». Tu n’avais pas peur, en passant au long format, de perdre cette spontanéité qui faisait ta force ?

C: Non, parce qu’il y a tellement de choses à explorer ! Ça devenait nécessaire. Je suis dans un mood où déjà, si ce que je fais me plaît, c’est le plus important. Je suis convaincu qu’on ne fait pas de la bonne musique en suivant une fanbase. J’en ai marre de tabasser en multisyllabique. J’ai donné, j’ai fait mon service de ce côté-là. Aujourd’hui, parfois en simplifiant l’écriture, je veux me tourner davantage vers la musique. Si les reproches arrivent, je suis prêt, traite-moi de mainstream, commercial, je veux juste aimer ce que je fais. C’est quelque chose que je ne comprenais pas avant, j’étais grave un puriste. Mais en fait c’est kiffant de faire de la musique, juste. Si quelqu’un fait une bonne zumba, c’est une bonne zumba, et peut-être qu’il a kiffé le faire. Alonzo a donné dans le message à la jeunesse, et au bout d’un moment il s’est dit : showtime, place à l’entertainment ! Il a l’air tellement plus libéré dans ce qu’il fait maintenant. Le « fan » – je n’aime pas ce mot de toutes façons – qui ne comprend pas ça, ce n’est pas un bon supporter.

A: Ce qui change pas mal dans le passage à la mixtape, c’est le travail sur les refrains et les mélodies. Sur « Happy Day » par exemple, qui reprend les chœurs de gospel en plus mécanique…

C: C’est le travail, l’inspi de studio avec Nour. J’insiste, mais je n’aurais jamais pu faire ce projet seul. Je l’ai rencontré à la sortie d’une réunion professionnelle à Marseille. C’était une période où on était en recherche active de personnes avec qui travailler pour solidifier le label. Il se trouve que le gars est ingé son, a des beaux placements à son actif – Naps c’était même au-delà du placement, une vraie collaboration. Au bout de plusieurs séances de studio ensemble, il se passe un truc incroyable, pour moi qui suis un flemmard d’écriture. Avant je devais me forcer à écrire dans ma chambre et arriver au studio pour rentabiliser mon heure d’enregistrement à trente balles. Or, Nour me fait rentrer dans une méthode de travail où, quand je pars de chez moi pour aller au studio, je ne sais pas quelle est la prod sur laquelle je vais poser et pire, je ne sais pas quel est le texte que je vais poser. Ça me paraissait impossible, même si dans les interviews de cainris, tu entends Young Thug qui dit ça, mais c’est les cainris, ils sont trop loin ! Et ça t’arrive, parce que tu travailles avec quelqu’un qui parvient à sortir ça de toi. Les morceaux de la mixtape, aucun n’est écrit à la maison : c’est du drop, des boucles qu’il me remet. Je pense qu’on est tous dans un mood chez Red Out Black où on se demande comment l’autre fait pour faire aussi bien. Il a fait tout le projet, des instrus à l’enregistrement, au mixage et au mastering. Pour « Happy Day », qui n’est pas mon morceau préféré même si ce refrain est particulier c’est vrai, c’est Nour qui a souligné des aspects de moi que je ne soupçonnais même pas. Pareil, le choix d’avoir placé « Triste Décor » à la fin du projet, c’est une décision collective, pour lui donner une couleur d’outro.

A: Pour parler de ce morceau, c’est un thème qu’on retrouve déjà dans « Bang Bang » en 2015, « je vois le diable dans un triste décor », c’est quoi ce triste décor ?

C: C’est la mocheté de la vie, de manière générale. Même si on se fabrique un cocon de confort, que ce soit via des choses matérielles ou à travers l’amour d’un proche – le soir, Monsieur est content de retrouver Madame, la réalité c’est la laideur. La vie elle est moche de ouf. Et je sais que tu le sais, qu’on le sait tous. Si on ne se donne pas notre piment, le plat est fade. Le piment ça peut être ton repas de famille le dimanche, d’être fou amoureux, une passion, s’acheter un truc – des gens pensent améliorer leur vie avec des objets – mais la vérité, ça pue sa mère.

A: Ce que tu dis fait penser à la phrase d’ouverture du couplet de NOS dans « Jusqu’au dernier gramme » : « Igo la vie est moche donc on l’a maquillée avec des mensonges ».

C: C’est carrément ça. D’ailleurs PNL ce sont les premiers en France à avoir ramené le côté désabusé, notamment de la vie de rue. Il y a toujours des mouvances dans le rap, c’est une musique très évolutive, il y a eu un moment où on consommait davantage l’apologie, les gros loubards. Même au niveau des corps on le voit : ce passage de corps imposants à des corps plus « skinny » et musclés. Eux ont ramené tout ça : ce côté désabusé de la bicrave. Une autre réalité en fait. D’avoir fait ce qu’on a fait, c’est une fierté, parce que ça fait ce qu’on est. Mais eux sont blasés, on dirait que plus rien ne les anime et à côté de ça, ils arrivent à ramener un son qui respire la vie.

A: Sur la mixtape il y a un morceau marquant, « Jungle », où tu parles de ton géniteur : contrairement à d’autres, tu ne lui trouves aucune excuse.

C: Ce morceau est différent des autres c’est vrai. Pareil, Nour, alchimie en studio. Ça prouve que je peux écrire des choses plus profondes en gardant cette spontanéité et en n’écrivant pas des mois avant. Parce que non, je n’ai pas mis six mois à l’écrire. C’est une vraie partie de ma vie. L’absence d’un père non pas parce qu’il part travailler, mais parce qu’il t’a renié, que tu ne le connais pas. Le « visage flouté » dans le miroir, c’est ça : la schizophrénie que peut amener le fait de ne pas connaître son géniteur, ces traits inconnus sur ton visage. Et je ne lui trouve aucune excuse parce qu’il n’en a pas. La seule manière de se bâtir là-dedans, c’est de lâcher l’affaire : quand tu as vingt-huit ans et que tu ne connais pas ton père, la terre est vaste, tu n’as pas d’identité mais il faut te faire à l’idée que tu ne le trouveras pas, tu feras sans. Sans, en devenant peut-être père à ton tour, si ça fait partie de tes envies – moi ça l’est clairement. Et à ce moment, faudra être costaud : un enfant qui cherche encore son père ne peut pas être père. « Jungle » c’est l’idée de transmission, de passation de pouvoir, quand le Roi Lion meurt, le prince devient roi. C’est moi le prince, jusqu’à engrosser une lionne pour faire un autre prince [Rires]. Et si j’utilise un langage d’enfant c’est pour décrire une sorte de revanche adulte.

A: En plus il y a une référence à SCH « Papa m’a déjà renié je suis ni flic ni pédé, d’accord ? »

C: Grosse phrase hein ? J’étais scotché la première fois que je l’ai entendue sur A7. C’est très viril, une phrase d’homme poilu [Sourire]. Des gens peuvent s’offusquer, mais je pense que je vois ce qu’il veut dire, il a certainement grandi dans un environnement où les hommes doivent être comme ça. C’est de l’egotrip placé sur une autre personne, c’est bien vu. J’écoute énormément SCH et j’ai juste pris une phrase classique pour la mettre à ma sauce, comme tant d’autres avant. Parce que c’est une phase classique. Et puis c’est ma réalité, mon père m’a renié avant même de savoir ce que j’allais devenir.

A: Le sample de fin de ce morceau c’est un extrait du film Léon. C’est toi qui l’as choisi ? 

C: Oui ! J’ai choisi de le mettre à la fin de ce son parce qu’elle est plus que vraie cette phase-là. Il y a donc Nathalie Portman, très jeune et déjà excellente actrice, enfant, qui s’est faite violentée. Elle saigne du nez, Léon [Jean Reno, NDLR] charismatique de ouf, vient lui donner un mouchoir et elle pose cette fameuse question : « la vie c’est toujours comme ça ou seulement quand on est petit ? ». Et lui ne la console même pas : « c’est toujours comme ça ». Ça c’est glaçant. Et c’est une réalité, c’est toujours comme ça. On a tout compris enfant, on se défend juste mieux face à la vie une fois adulte.

A: L’univers enfantin on le retrouve dans la mixtape, entre Disney et La Fontaine avec des personnages dépeints en animaux. « Les singes descendent de l’arbre », qui sont ces singes ?

C: Tout le monde me pose cette question-là, je n’ai pas de réponse spécifique. Ça peut être tout et n’importe qui, comme les Schtroumpfs [Rires]. C’est un être malicieux, malin ça peut représenter les haters ou dans « Triste décor », j’en parle plutôt comme Kaaris dans « Zoo ». Après, je pense que les traits de caractère de l’homme en général sont comparables à des animaux. Le zoo c’est ça, dans tous les quartiers il y a des singes, des malins, des lions – et il n’y en n’a pas soixante au quartier des lions – les lionnes, ces femmes majestueuses sans laquelle un homme n’est rien. Elle l’aide à se dépasser, se transcender dans l’effort, la vision. Et le lion est l’épaule de repos de la lionne. Pour Disney, c’est ma génération aussi, j’aime bien. Quand je parle de Cendrillon dans « Plus de temps », c’était pour apporter un côté féérique, imagé, au son. Ce son je le vois comme un timelapse, comme une caméra qui filme un point fixe, le soleil se lève, se couche… c’est mon son préféré du projet. J’ai un ami, qui a purgé beaucoup de peine de prison, qui m’a dit pareil. C’est quelqu’un de très dur en musique, très exigeant, parce qu’il ne va pas supporter les artistes qui parlent de prison ou d’exploits dans la rue n’importe comment. Si je l’ai touché, ce n’est pas en vendant du crime, mais parce qu’il a perdu dix ans de sa vie. Une décennie. Lui et moi, on se sait quand on dit qu’on veut rentrer quarante-huit heures en vingt-quatre.

A: Ce titre est important parce qu’il incarne un peu le thème unificateur du projet, le titre c’est L’heure du Chris, le temps revient sur tous les morceaux…

C: Oui ! Sur la cover il y a une montre, le logo de « La Minute Chris » c’était un sablier… Je suis quand même assez âgé, même si neuf dans le rap. SCH disait je suis le « plus jeune des vétérans », je suis peut-être le plus vieux des rookies [Sourire]. Et quand t’es neuf mais âgé, tu focalises sur la perf. Fianso, dès que le succès lui a ouvert une brèche, regarde l’accomplissement effectué en très peu de temps ! C’est la course. Lui c’est le genre de mec qui doit rentrer quarante-huit en vingt-quatre heures. Mais du temps tu en perds sans arrêt : en prison, à l’accorder à des gens qui le méritent pas – et je me demande ce qui est le plus blessant des deux. On court, on court, ça fait froid dans le dos.

A: C’est un thème qui revient beaucoup en interview d’artistes de notre génération, SCH aussi parlait aussi de cette perte de temps, sur « A7 » il y avait déjà « Ils ont compris que la caille c’était rien sans le time ».

C: C’est ça la phrase la plus importante. Il y a une autre course que celle à l’argent, beaucoup plus importante. Quand je lisais ses interviews pour JVLIVS effectivement ça m’a fait bizarre parce que j’avais déjà fait ce son, « Plus de temps », et je me suis vraiment reconnu dans ce qu’il disait. Et tu sais quoi, le temps ne te met pas sa gifle que dans la course. Imagine les céréales que tu mangeais enfant ou ado, et que tu ne manges plus depuis longtemps. Si un jour tu les regoûtes, tu vas buguer. Un goût va te rappeler une époque et tout ce qu’il y avait à cette période.

A: C’est la madeleine de Proust [Sourire]

C: C’est là où tu réalises sa puissance. On est tous là à dire « le lycée c’était le feu ». Mais j’ai l’impression qu’on n’a pas notre place. Dans le présent, on guette le futur, ou on regrette le passé. Là maintenant, printemps 2019, on fait cette interview, et déjà tu es projetée dans tes objectifs des six prochains mois et moi dans les miens. Donc même ce moment-là, on ne le vit pas – si on ne se force pas un tant soit peu à le vivre. Et dans six mois, on va se souvenir des bons moments du printemps 2019, mais c’est mort ! C’est maintenant qu’il fallait en profiter. Donc le temps il t’achève à chaque seconde. Et à la fin tu meurs.

A: Je trouvais que tu avais une écriture par moment de moraliste du dix-septième siècle (pas au sens de « CPE du rap », au sens d’observateur de la société) et là ce dont tu parles, c’est la conception du temps chez Pascal : il pense que la condition humaine c’est de ne jamais pouvoir être heureux, à cause de ce rapport au temps.

C: Je pense que le bonheur on l’effleure, mais on ne le touche jamais. Des gens comme Steve Jobs par exemple, face à la mort, ils ont regretté leur vie, ont regretté de ne pas avoir su profiter du présent. Alors je ne vais pas te faire le discours bien kitsch du « le matériel c’est rien, profitons seulement des gens qu’on aime » parce que tu comprends aussi qu’il n’y a pas de time sans caille. J’ai une phase dans un freestyle où je reprends « Les anciens me disent fiston tant que t’as la santé tout va bien / Moi je dis nique la santé sans les billets ça sert à rien ». C’est à la fois vrai et faux. Sans les billets, on se fait chier comme des rats morts, alors pourquoi avoir la santé ? Toujours est-il que le temps présent, très peu parviennent à le capturer. Pareil pour les gens qu’on aime. Je regardais un documentaire sur Karl Lagarfeld, un homme qui s’est surtout concentré sur sa carrière, qui n’a pas voulu de vie de famille, où il disait que pour lui une relation, amicale ou amoureuse, n’est jamais intéressante sans une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Une relation, elle est précieuse parce qu’elle est exigeante et peut finir à n’importe quel moment. Vous guettez réciproquement les fautes de l’autre. Or souvent on a plus tendance à déballer le tapis rouge à des gens qu’on connaît à peine, et à négliger ceux qui sont là depuis toujours, que l’on pense « acquis ». En réalité, il faudrait leur déballer le tapis rouge tous les jours à ceux-là, la peur de perdre ton ami doit être constante. Déraciné, trimbalé d’une ville à l’autre, je n’étais pas comme ça, donc j’ai souvent été considéré égoïste. On parlait des objets qui n’ont plus de valeur une fois que tu les as, une relation ce n’est pas pareil. Tu dois taffer pour la garder, au quotidien. Mais c’est dur parce qu’on est pris dans le tourbillon. C’est plus facile d’appeler maman cinq minutes et de retourner conquérir le monde, avec une vision illimitée de la chose. Tu te vois, toi, dire c’est mort, je ne vais pas travailler, parce que ces huit heures, c’est huit heures que je pourrais passer avec ma daronne ? C’est mort. Mais on devrait !

Fermer les commentaires

1 commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*

  • ResQboi,

    Très bonne interview =)