Chronique

Joe Lucazz
No Name 2.0

Neochrome - 2018

La monnaie en main et les pochons en poche, Joe Lucazz poursuit ses errances dans Paris nocturne, et un peu au-delà.

« T’as raison Luch, il est fou ce monde, j’en deviens Joe Lucrazy »

« Monsieur Lucazzi » est une étrange introduction pour un album affublé d’un 2.0 synonyme de « suite », ou en tout cas de continuité. A base de jeux de mots sur son pseudonyme, Aladji alias Luca Brasi s’y dévoile presque comme si son disque précédent n’existait pas. Comme si ce premier jet en solo, au succès d’estime conséquent, n’avait pas suffit à cerner – c’est sans doute vrai – la complexité du personnage. En fait, « Monsieur Lucazzi » aurait pu ou dû ouvrir le No Name premier du nom et faire office de carte de visite pour l’artiste. Oui mais voilà, derrière son aspect bêtement linéaire, l’œuvre de Joe Lucazz ressemble finalement plus à une immense autobiographie dont les pièces se suivent et se raccrochent les unes aux autres, comme une rame de métro qui fait ses aller-retour au dépôt. Peu importe le wagon dans lequel on monte en sa compagnie, on y sera embarqué de la même façon et vers les deux mêmes destinations : la rue et son au-delà.

Il est amusant de repérer les éléments qui se répondent et se renvoient la balle entre cet opus et le précédent, voire des sorties plus éloignées encore. Qu’il s’agisse du refrain d’Express Bavon (encore irréprochable), de l’ombre omniprésente du Rat Luciano, de Flynt (cité dans « Désolé m’man » sur No Name, invité sur « On l’a fait » dans ce 2.0), de Cross sur « Marche avec nous 2 » (treize ans après l’original) ou encore du morceau final « 3.0 », l’album est comme un portrait de Joe en mosaïque, où l’on retrouverait dans chaque fragment de pierre une image de lui, de ses proches, de ses références ou de ses travaux antérieurs. Plus simplement, il vient confirmer que Joe est un auteur au sens cinématographique du terme : un artiste, avec une patte reconnaissable, avec ses thèmes récurrents et ses obsessions. Ce n’est pas sans raison qu’il cite volontiers des séries au long-cours comme The Wire ou Breaking Bad. Au-delà du rapport évident à la dope qui occupe une bonne partie de ses textes, on retrouve dans son écriture le même sens visuel, et dans sa façon de raconter le même soin, presque maniaque, apporté aux détails, à esquisser des personnages, des images ou des situations. Ses morceaux sont autant d’épisodes de trois minutes, qui se suffisent parfois à eux-mêmes mais ne prennent toute leur ampleur qu’une fois additionnés les uns avec les autres.

« Mes récits de Paris la nuit sont juste extraordinaires »

Loin d’empiler les références par simple bon goût donc, Joe Lucazz s’en sert avant tout dans l’optique d’orner sa définition du réel. Un réel qui trouve ses racines dans le Paris nocturne, celui qui « nourrit » et qui « affame », celui des clubs et des tripots, des bistrots glauques et des larges artères. Dans son absence de linéarité, 2.0 n’est pas l’album de la suite, mais celui de la dualité. Ainsi derrière chaque éloge de la ville lumière (« Paris », « Humeur parisienne », « Knight Rider ») se cache à la fois la description d’un mode de vie véritable et du fantasme qui l’accompagne. Lorsque l’authenticité et la vision se télescopent, la frontière se floute et le rappeur devient une sorte de ponte surréaliste (« J’suis plus angoissé que le boss du New Jersey frère »), régnant sur Paris d’une main de feu et d’acier. Lorsque le vrai reprend ses droits il s’avère que Joe, gangster de son état, tient finalement plus d’Henri Grouès que de Frank Lucazz, et est capable d’élans d’humanité à peine concevables dans le monde violent et retors qui est le sien (« Pourquoi sortir le machin ? Tend la main, je tends la mienne, enchanté frangin, mimile ou my man ? Te connaître un vrai honneur »). Cet équilibre forcément fragile entre l’imaginaire et le concret explique peut-être le fait que l’homme, sur ce 2.0, n’est jamais aussi bon que lorsqu’il rappe seul. Invités capables et plus qu’honorables, Flynt, Alpha Wann et Cross sont ancrés dans la rue quand leur hôte lui semble la survoler, voir au-dessus des murs. Et c’est dans ses échappées en solitaire qu’il lui arrive de toucher la grâce du bout des ongles, le temps d’un exercice d’autocritique particulièrement rude (« Méchanceté gratuite ») ou d’une déambulation dans les profondeurs touchantes de sa propre sincérité (« Origines »).

Comme les meilleurs Melville, No Name premier du nom imposait sa french touch, son ambiance titi parisien sur un carcan et un savoir-faire à l’américaine. Sur 2.0, Paname s’impose un peu plus et les compositions, toujours d’une richesse et d’une finesse remarquables, se montrent moins lourdes, plus éthérées. Assurées en majeure partie par Pandemik Muzik, elles laissent la part belle aux mêmes atmosphères grises et urbaines, mais sans la pesanteur presque étouffante d’un « Drogue et crime » ou d’un « Double Whopper ». Un édifice un tantinet moins austère, mais toujours du sur-mesure pour Joe qui peut se balader sans fard ni thèmes au milieu des accords de guitare et des notes de piano pour balancer sa bile et ses pochons à la gueule des badauds. Sans chercher à révolutionner la formule de son aîné, No Name 2.0 se présente donc comme un nouveau concentré de poudre blanche et de billets violets, dans un écrin tout en nuances de gris et de vrai. Retenons deux choses pour finir. Un : que c’est une aubaine que d’être le contemporain d’une plume aussi sincère que la sienne. Deux : que Joe ne sera sans doute jamais mieux défini que par Lucazzi, quand bien même il voudrait nous faire croire que tous les mots ne viennent pas de lui. « D’après la critique,  je suis un savant mélange d’indiscipline et de rigueur, un killer dans ma discipline ».

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