Sidekicks

Kevin Gates serait-il le meilleur ami du confinement ? Son dernier clip pourrait presque le laisser penser, lui qui traine ses cordes vocales rompues à la drogue synthétique depuis une dizaine d’années. C’est d’ailleurs sur cette voix dissonante, sortie tout droit de l’étuve de la Louisiane, qu’il a bâti une partie de sa réputation, appuyée par un sens de la formule tourné vers la lubricité et les histoires de rue. Avec « Wetty », le rappeur de Bâton-Rouge délivre une série de conseils avisés qui permettra de s’accommoder au mieux de la situation actuelle, et de faire le deuil de son concert parisien récemment annulé. Entre exercices de musculation façon Schwarzenegger et pratiques sexuelles bien à lui, il semble avoir trouvé, en ces temps troubles, la formule qui lui convient. Une formule qu’il exerce pour l’occasion sur l’instrumental explosif d’AXL Beats, beatmaker londonien à l’origine d’une partie de l’intrusion des sonorités drill du côté de Brooklyn. Et pour cause, puisque Kevin Gates reprend ici le « Wetty » du New-Yorkais Fivio Foreign, l’un des acteurs les mieux identifiés d’un genre qui touche depuis peu la France par ricochet. Alors en attendant de le voir se produire en Europe dans des conditions favorables, pourquoi ne pas profiter d’un bout de confinement en compagnie de Kevin Gates, et de son irrévérence toujours plus affichée ?

« Je parlais tout à l’heure de respect de l’auditeur, ce que fait DJ Duke en est un super exemple. Tu as un bel objet, superbement illustré par Gumo, et une vraie démarche artistique avec. » Voilà ce que disait Nikkfurie à L’Abcdr il y a quelques mois. Il était le dernier en date à avoir collaboré à la superbe série de maxi deux titres du DJ d’Assassin. Pour lui succéder en ce début de printemps, ce n’est personne d’autre qu’Oxmo Puccino qui se présente. Si le premier titre de l’objet, « Papaëlla », est du Oxmo tout craché pour ses jeux de mots et sa façon de manier la réalité de l’absence, c’est la seconde piste du disque qui est une véritable claque. Avec ses samples de dialogues issus du film Fresh, déjà exploités par d’autres rappeurs français, « La Rue du crime » est du très grand Black Popeye. Sur une production magnifique au piano cristallin, Ox’ crée de véritables visions sur la fascination des auditeurs pour les conséquences du désœuvrement. « Notre malédiction est donc leur divertissement » dit-il dans ce décor narratif qui a pourtant de redoutables allures de non-fiction. Quant à Fresh, le film avait été nominé à la quinzaine des réalisateurs en 1994. Nul doute qu’en 2020, dans les bilans de rap français, Oxmo et Duke y auront aussi leur place.

Quand au début de l’année E.One sort son second album en solo, il y prend soin de se définir, lui et les endroits qu’il affectionne. Sorte de frère jumeau de son prédécesseur William Blake, Datura Statera aurait cependant grandi plus loin de la ville que son aîné. Les grands espaces et la soif de voyage ne sont plus seulement intérieurs. Il y a un élargissement des perspectives dans ce disque où le rappeur de Première Ligne manie avec brio un entrelacement de références et de périodes, comme si le voyage dans le temps et l’espace se vivaient tel un kaleïdoscope. Honoré par un tissu boom bap de haute facture, de magnifiques samples pitchés, Datura Statera a des allures de concoction soulfull qui favorisent la quête personnelle et la remise en cause. Il suffit d’écouter le magnifique et tantrique « Équilibre » pour s’en convaincre. Quelques titres font néanmoins figure d’exception dans cette tracklist aux interludes végétales et animistes. Parmi eux ? « Les pharaons. » Produit par Ossama, mettant en scène les nouvelles divinités de la mondialisation pendant que « Zeus et Issa sont nassés comme de vulgaires canassons », E.One y interroge l’ordre mondial. C’est fait sans théorie du complot, sans triangle. Juste une cinglante mise en musique de l’impunité dont certains s’auréolent. « Ils ont tué les dieux, ils ne leur servaient plus à rien » dit le rappeur blanc-menislois désormais installé en Bretagne. Les marchands du temple sont observés, les sarcophages sont prêts, et c’est mis en image par Slob.

Ce ne sera pas la première fois, mais l’Abcdr aime faire des déclarations d’amour à Evidence. Après l’excellent – et même vital – Weather or not sorti début 2018, l’ancien Dilated People remet le couvert. Ça dure moins de trois minutes, ça n’annonce aucun « projet », et c’est du Mr Slow Flow pur jus tant c’est un condensé de ce qu’Ev’ fait de mieux. 174 secondes durant, il laisse couler ses pensées sur un instru qui évoque un état de demi sommeil. À contre-jour, il y défend une philosophie de vie dans un mélange d’aisance et d’humilité rare. Dans une sorte de rêverie consciente, Michael Peretta écrit ses propres mantras, déconstruit et désapprend tout doucement les certitudes qui peuplent l’extérieur, en appelle aux Freestyle Fellowships, et laisse les mots fleurir en slow-motion. Ça s’appelle « Unlearning » et c’est un morceau refuge.

Parmi les petits moments de grâce de 2019 que l’Abcdr a passé sous silence, il y a Haunted Gardens, le dernier album de Sadistik. Le rappeur de Seattle y dévoilait un concentré de romantisme vénéneux, de rap vaporeux et scarifié. Un disque dans la lignée d’une discographie régulière depuis 2008, et notamment à la hauteur de l’EP Phantom Limbs, forcément excellent puisque produit par Kno. De cet univers cicatriciel, parfois mystique et souvent très bien rappé, Sadistik extrait un nouveau morceau, « The Plague. » S’il est inutile de commenter la résonance particulière de ce mot en cette période, « the plague » se traduisant littéralement par « la peste », il est nécessaire de s’attarder sur ces trois minutes trente de rap. Lugubre, gothique et presque gothamesque tant ses mises en scène n’auraient pas dépareillé dans la plus sinistre des adaptations des bas-fonds d’un Batman, « The Plague » incarne tous les mantras de Sadistik. L’univers cinématographique et horrifique, lui qui dit être passionné par les films de David Fincher, Dario Argento ou encore Gaspard Noé. Le besoin de secouer textuellement et visuellement les gens, contrebalançant méchanceté, doutes et rancœur par des versets oniriques . Et enfin, il y a cette versatilité musicale, entre les incantations murmurées, à la limite de la psalmodie, et les envolées trap nerveuses. Cette capacité à mélanger un tissu musical ouaté à des lignes dures et sans complaisance, c’est probablement la meilleure raison de reparcourir les jardins hantés de l’œuvre du torturé de Seattle, avant la sortie de son EP Delirium, dont les extraits continuent à tomber au moment où ces lignes sont écrites.

Resté dans les mémoires pour une patte inimitable, soyeuse, et foutrement boom-bap avec Triptik, Drixxxé a été discret ces dernières années. Bien sûr, il y a eu quelques traces laissées par le producteur, parfois essentielles, comme ce mix de 2014 dédié au rap français et désormais retiré des plateformes. Évidemment, il y a aussi eu des remixes, les mixtapes Drixxxé is not a DJ, quelques rares productions placées à droite ou à gauche, et même McLUVIN, un groupe fondé avec une vieille connaissance de route des auteurs de Microphonorama : Gystere de Frer200. Un essai orienté un peu plus pop, mais toujours avec une grande soif des sons chauds, des rythmes qui tapent fort et d’escapades vers d’autres genres musicaux. N’est-ce pas de toute façon l’acolyte de Dabaaz et Black’boul qui disait en 2003 dans son home-studio : « la meilleure façon faire des bons morceaux, c’est d’écouter des vieux disques » ? Une chose qu’il confirme en 2020, avec NSFW. Sur ce premier album véritablement en solo – quoi que, certains invités y tiennent une place majeure, notamment de Dorothée is The Rodeo, Drixxxé crée une véritable bande originale. D’une durée de 35 grosses minutes, elle condense les influences de Drixxxé, qui navigue entre touche moderne et clins d’œil à des oldies. Avec une intro et une outro composée façon Alain Goraguer – le souvenir des Sextapes ne sont pas loin, des envolées qui touchent aussi bien à de l’électro dancefloor et des inspirations planantes dignes des frères Godfrey, l’ancien beatmaker de Triptik met en musique le bruit du cœur. Celui qui navigue des soirées surpeuplées à la solitude de son propre appartement, des regards enflammés trouvés en club aux désillusions à regarder droit dans les yeux le matin dans le miroir. Une mélancolie tissée dans une soie musicale dont Drixxxé a le secret. Elle transporte aussi bien d’une pointe d’érotisme que les frissons des descentes en solitaire. Les nuits ne sont jamais trop longues, les albums de Drixxxé non plus.

Il a toujours un peu fait ce qu’il voulait. Que ce soit pour sortir un album de rupture amoureuse, réaliser une prod’ avec une sirène de flics en boucle (et quelle prod’) ou sortir un morceau avec Katerine et MC Circulaire en honneur du club vendéen des Herbiers, Myth Syzer fait partie de ces producteurs du paysage rap français qui ne cessent de tenter pour ne pas se répéter. Et si possible, innover : c’est sans doute cette volonté qui explique la naissance de Try To Live, premier label du producteur originaire de La Roche Sur Yon. Dédié à pousser des jeunes artistes et des producteurs en devenir comme Syzer l’expliquait récemment, Try To Live se veut un tremplin pour une scène à la fois expérimentale et accessible dans le rap français. C’est exactement la sensation que l’on a avec « Bulletproof », première sortie du label et nouveau morceau du rappeur Khali. Composé par le producteur M4tick (lui aussi membre du label) et Myth Syzer, « Bulletproof » entrecroise le flow nonchalant de Loveni et la voix pincée du jeune bordelais, sur une production doucement synthétique et aérienne. Précis dans son exécution et à la fois accessible, le morceau s’écarte du piège du générique à l’écoute de la voix bien à part et des flows singuliers de Khali tandis que Loveni continue d’être lui même dans sa musique : parfaitement cool et distingué. Try To Live vient de naitre, longue vie à eux.

« J’me rappelle j’avais rien, j’traînais tous les jours dans l’bât 7 » : cette phrase introductive du morceau « Train de vie » de Koba LaD, additionnée à sa voix et aux images du clip, a rendu célèbre un simple bâtiment de la ville d’Évry (91). À l’image de l’entrée 113 de la cité Camille Groult à Vitry-sur-Seine, le bâtiment 7 du Parc-aux-Lièvres a cette particularité d’avoir vu grandir des rappeurs qui lui rendent constamment hommage dans leurs lyrics. Cette tour de béton construite sur une dalle au milieu de ses semblables est le sujet du nouveau documentaire réalisé par le média Streetpress. Après les répressions étatiques subies par les gilets jaunes, les journalistes s’attaquent à un sujet plus social qu’il n’y paraît. Le bât 7 n’est pas simplement un lieu qui a vu exploser plusieurs rappeurs en peu de temps – ce qui est en soi inédit –, il est devenu un symbole par tout ce qu’il représente aux yeux de ses habitants. Espace de vie, de partage, de souvenirs, mais aussi expérience architecturale, sociale et politique. Le lien qui unit les artistes à leur bâtiment ne laisse personne indifférent car il rappelle à chacun un attachement local. La future destruction de la dalle du Parc-aux-Lièvres racontée par ses résidents nous éclaire sur l’influence qu’elle a pu avoir dans leurs vies. Shotas, Famas, Bolemvan ou encore Kodes, ils ont tous mis un peu du bât 7 dans leur musique, créant ainsi un rap particulier et propre à leur zone de béton gris : « J’suis toujours au même endroit, le bâtiment 7 c’est la base / On change pas un empire qui graille, c’est grâce à eux si j’ai du cash. » Bolemvn.

« Abracadabra, j’réapparais ». L’entrée en matière de DixXxon (anciennement Dixon, mais un jeune chanteur a fait une OPA sur le nom) sur « Abracadabra » n’est pas un effet de manche poussif pour commencer un egotrip. Son premier morceau depuis quatre ans sorti sans annonce grandiloquente, « Abracadabra » est en effet un retour inattendu du rappeur de Seine-Saint-Denis, qui avait totalement disparu, comme par enchantement – sauf sur Instagram, mais les stories de musculations et les memes marrants, ça compte pas. Revenons à l’essentiel : sur « Abracadabra », DixXon est toujours aussi narquois, irrévérencieux, puéril (« Mes couilles sont les seules conceptions du couple que je concède aux filles »), parfois absurde. Quitte à revenir en n’étant plus vraiment attendu, DixXxon a décidé d’être la version la plus lui-même possible, à l’image des derniers morceaux qu’il avait lancés avant de disparaître. L’ambiance légèrement insensée du morceau doit aussi beaucoup à la production désaccordée signée Hits Alive, toujours amateurs de basses poisseuses et de synthés semblant sortir d’un immonde navet d’épouvante vintage ; c’est généralement le signe d’une prod réussie chez eux. La description de la vidéo indique : « extrait du projet à venir Symptôme Volume 2 ». Grande illusion ou boniment ? DixXxon l’assure sur Twitter : « Jvais essayer de pas revenir dans 6 mois ». En magie comme en musique, tout repose sur la crédulité ou non du public.

Cela faisait quelques temps que Godfather Don ne s’était plus illustré dans le rap. Figure incontournable de l’underground new-yorkais dans les années 1990, le MC/producteur avait en effet retrouver son nom civil, Rodney Chapman, pour bifurquer du côté du free jazz et officier en tant que saxophoniste soprano dans le groupe The Open Mind. C’est donc avec une certaine joie que l’on a appris son retour au micro, d’autant que celui-ci se fait dans le cadre d’une sortie commune avec le beatmaker français Parental. Le Parisien, coutumier des collaborations transatlantiques, avait signé l’an dernier l’agréable Supa Vill’n avec un autre vétéran new-yorkais, Horror City. Godfather Don et lui partagent l’amour des ambiances à la fois jazzy et crépusculaire. Leur rencontre fait donc indubitablement sens, tout comme le titre de leur projet (Osmosis). Les neufs pistes du disque offrent ce qui pouvait être attendu d’un tel duo : des egotrips pleins de maîtrise sur des productions chaleureuses et plaisantes. Mais on appréciera également la volonté d’aller vers des zones moins confortables pour les protagonistes, comme sur « Watchin’ You », morceau au tempo enlevé et au refrain chantonné par GFD. Osmosis est disponible en écoute sur YouTube (voir ci-dessous) et sur différentes plateformes, mais aussi en vinyle chez HHV.