L’amour suprême, Sir
Interview

L’amour suprême, Sir

Avec son troisième album Chasing Summer, SiR ajoute une belle œuvre dans le catalogue déjà bien fourni du label phare de Los Angeles : Top Dawg Entertainment.

Photographie : Jessica Attia

La fin de l’été est toujours une phase de transition délicate. Les jours radieux s’envolent. Les manteaux de mi-saison fleurissent. Le quotidien revient, s’immisce, se généralise, et sur toutes les lèvres, le mot le plus rude des sociétés contemporaines : “la rentrée.” À Los Angeles, les choses sont différentes. Cette parenthèse douce et ensoleillée s’étire sur trois cent soixante-cinq jours. Le soleil est régulier. Les plages sont accueillantes. Et malgré cette nécessité de rejouer une saison régulière début septembre… Los Angeles reste Los Angeles. Natif du quartier d’Inglewood, SiR a tout remballé le 30 août dernier, date de la sortie de son troisième album Chasing Summer. Dans un disque une fois de plus traversé par son thème de prédilection, le sentiment amoureux, l’artiste de Los Santos a signé un guide à la fois de rupture, d’insensibilité, de prise de conscience pour en finir avec les errements amoureux. Rencontre avec le chanteur.


Abcdr du Son : Ton premier album Seven Sundays a été publié par Fresh Selects. Dans ce dernier, tu es accompagné de producteurs comme Iman Omari, Knxwledge, J.LBS, ou encore Tiffany Gouché, des individualités qui représentent bien la diversité musicale de Los Angeles.

SiR : [Il montre un grand enthousiasme] Tu viens de citer des personnes importantes ! Iman Omari est comme mon petit frère. Il y a aussi le compositeur Kiefer, un des talents les plus sous-estimés dans notre ville. [Kiefer a contribué aux morceaux “You Can’t Save Me” et “L.A.” de Chasing Summer, NDLR] Los Angeles a de multiples facettes, une scène musicale plurielle que tu ne peux pas simplement réduire à une esthétique gangsta rap. Je me bats depuis quinze années pour mettre cet aspect en avant et Iman Omari et moi-même avons bossé comme des acharnés pour obtenir le respect des autres. On ne voulait pas être des stars ni même devenir célèbres, on voulait juste la reconnaissance et surtout le respect. Et à Los Angeles en particulier, le respect est fondamental. L’estime des pairs, des fans, on s’est battus pour l’acquérir. Cette musique est aussi un témoignage pour être ancré à L.A., je les représente d’une certaine manière, des producteurs comme Mndsgn, Knxwledge… Même si je t’avoue, travailler avec Knxwledge peut être assez difficile par moments, j’ai un profond respect pour lui, il m’a aussi appris à ne jamais forcer les choses.

A : Qu’as-tu appris à cette période ?

S : Ne pas prendre les choses trop à cœur : “it’s a business.” Beaucoup de gens pensent parce que nous sommes amis, je suis dans l’obligation de rendre des services. Mais quand tu parles de tes projets musicaux, de tes œuvres intimes, de ta quête existentielle d’une certaine manière, si tu n’as pas encore atteint tes objectifs personnels, tu ne peux pas y intégrer n’importe qui. Par moments, on est trop impatients à vouloir aider les siens tout de suite ou, du moins, avoir le sentiment de se sentir utile pour les autres. On coupe court à nos propres volontés dans l’optique de créer autre chose pour une autre personne. De l’autre côté, j’ai aussi appris à prendre soin de moi-même. J’ai passé du temps à travailler comme ingénieur du son, être au diapason pour une autre personne, lui donner tout ce que j’ai appris en studio. En réalité, je suis devenu plus partisan de me focaliser sur moi en priorité et encore plus à Los Angeles. Ici, si tu n’arrives pas à débloquer des opportunités à partir de tes propres initiatives, tu n’y arriveras jamais, personne ne te fera de cadeau et je ne crois pas au fait d’être cajolé, surtout à L.A.

A : Dans Seven Sundays, ton morceau avec Anderson. Paak, “Liberation”, rappelle toute la musicalité de Shafiq Husayn. [Shafiq Husayn, Om’Mas Keith, Taz Arnold ont formé à Los Angeles le groupe The Sa-Ra Creative Partners, NDLR] Peux-tu dire quelques mots sur cet artiste et son influence musicale ?

S : Shafiq est un des musiciens, auteurs et compositeurs les plus prolifiques de notre époque. Le compositeur et batteur Chris Dave a produit le titre “Liberation”, il fait partie de mes pairs, un artiste fou, si tu as une conversation avec lui, en cinq secondes, il arrive à partir dans tous les sens et prendre dix directions différentes. Il est dingue mais c’est un génie. Anderson et moi avons grandi à Los Angeles, à une époque où toutes ces individualités extraordinaires étaient sous-évaluées, négligées. À notre petite échelle, on a essayé d’utiliser notre plateforme pour orienter les projecteurs sur ces musiciens qui à mon avis n’ont pas eu l’attention méritée. “Liberation” est un bel essai, une tentative de reconnecter à nos sources.

« Je ne crois pas au fait d’être cajolé, surtout à L.A. »

A : Comment es-tu arrivé sur le label de Top Dawg Entertainment ?

S : Grâce à la page SoundCloud de Fresh Selects. Kenny Fresh est à la tête du label et l’équipe de Top Dawg Entertainment lui a passé un coup de fil après être tombé sur mon projet. Par la suite, il m’a appelé et m’a dit “Tu sais où se trouve Santa Monica ?”, je lui ai dit “Mec, je vis à L.A., j’y suis en dix minutes là-bas” puis il a rétorqué “Tu vas devoir y aller, mais tout de suite, Dave Free te cherche” [Dave Free était le co-président du label TDE et le binôme créatif de Kendrick Lamar sous le nom des The Little Homies, NDLR] Je m’en souviens encore, une fois arrivé au lieu du rendez-vous, je me retrouve avec Dave, Kendrick, Jay Rock, tous bossaient autour du projet de Jay Rock. Et plus incroyable encore, le même jour où j’ai rencontré Kendrick, Jay Rock m’a confié être mon cousin.

A : Une transition parfaite pour parler de TDE et sa manière de traiter ses artistes, il y a une notion familiale forte pour tous les membres composant ce label.

S : Kendrick Lamar, Jay Rock, Ab-Soul, ScHoolboy Q, je les appelle les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Ils ont tout vécu ensemble. Ils ont grandi ensemble. Ils ont explosé ensemble. À l’origine, Kendrick était le hypeman de Jay Rock. ScHoolboy le hypeman de Kendrick. Les uns les autres, ces quatre gars se sont forcés à être les meilleurs et quand ils ont réussi, c’était juste incroyable. L’année 2011-2012 a été une étape charnière. Dans ce laps de temps, tu as eu le premier album de Kendrick Lamar en indépendant, Section.80 puis les deuxièmes albums de ScHoolboy Q et Ab-Soul, Habits & Contradictions et Control System. Ces trois projets sont sortis un à un… Et une nouvelle perspective s’est créée sur toute la côte Ouest. On pensait qu’on était morts et c’était encore pire que l’époque après The Chronic de Dr. Dre. Si tu prends du recul, la seule chose qu’on avait eu à se mettre sous la dent ces dernières années, et rétrospectivement, ce n’était pas si fou, c’était Blue Carpet Treatment de Snoop Dogg avant sa transformation en Snoop Lion. Il nous manquait quelque chose pour prendre part au débat… Et une fois que le succès a été au rendez-vous, Kendrick, ScHoolboy, Jay Rock et Ab-Soul étaient tellement prêts. Sincèrement, je n’avais jamais vu cela et dans la foulée, good kid, m.A.A.d city… Les jeux étaient faits.

A : Qu’as-tu appris en tant qu’artiste avec TDE ? C’est un label connu pour avoir une éthique de travail exigeante avec ses artistes.

S : J’avais déjà une éthique et une exigence élevées envers mon travail mais j’ai appris que la qualité doit toujours primer sur la quantité. Écrire un tas de morceaux ne suffit pas, au contraire, c’est l’attention précise que tu portes à chacun de tes mots qui symbolise cette éthique de travail. J’ai appris à mieux développer mes idées au sein de cette équipe. Ne pas m’arrêter en cours de chemin et toujours essayer d’étirer mes idées et les finaliser. Je m’efforce d’aller au bout de ma pensée, réussir à la mettre à plat, l’écrire sur un bout de papier ou la faire tenir sur trois minutes. J’ai aussi appris à lever le pied… Je suis un rat de studio et je peux m’éparpiller à faire plusieurs choses à la fois. Je prends le temps pour m’arrêter sur un détail si une chose me plaît, dans le cas contraire, je n’hésite pas à dire si je ne suis pas convaincu par une chose. Et dans la finalité, j’ai aussi compris la nécessité de lâcher prise, ne pas avoir la main sur tout et déléguer à des personnes sur lesquelles je peux compter. J’avais pris l’habitude de tout faire moi-même et maintenant je dois apprendre à faire confiance, laisser des personnes entrer dans mon cercle pour m’aider.

« Ces trois projets sont sortis un à un… Et une nouvelle perspective s’est créée sur toute la côte Ouest. »

A : J’aimerais parler des albums November et Chasing Summer. Ces deux projets traitent d’un de tes thèmes de prédilection : le sentiment amoureux. November donnait l’impression de déployer ta lutte intérieure avec l’amour. Au début, tu sembles négliger ce sentiment puis finis par l’accepter et l’apprécier à sa juste valeur. Dans Chasing Summer, le ton est plus froid et tu sembles le rejeter entièrement.

S : Ça reflète un moment de ma vie. Si tu regardes avec attention Chasing Summer ce n’est pas uniquement le rejet de l’amour c’est aussi sa recherche mais aux mauvais endroits… Là où il ne peut pas être : “wrong place at the wrong time.” C’est moi qui erre dans tous les mauvais coins à la recherche de la passion, une chose que je possède déjà et je commence à le réaliser de manière honnête seulement à la toute fin, dans le morceau “The Recipe”. Si tu prends le temps d’écouter Chasing Summer, “The Recipe” et “LA” sont les vraies histoires. Tout le reste n’est que égarement, moi perdu en route et qui finis par retourner à L.A. Los Angeles c’est chez moi, c’est là où j’ai besoin d’être.

A : Je trouve qu’un titre comme “You Can’t Save Me” met en valeur tes qualités d’auteur. Tu dis beaucoup en quelques mots.

S : [Il coupe court] En une phrase tu dois réussir à faire tenir une idée, c’est difficile mais tu dois t’y tenir. Dans un titre comme “You Can’t Save Me”, l’écriture est présentée sous cette forme. Mes décisions sont prises par ma personne, elles n’appartiennent qu’à moi. Autant que tu souhaites m’aider, tu n’y peux rien et ce n’est pas non plus à toi de me mettre dans le bon chemin. Ce sont mes décisions et je les prends même si je me plante. Une fois que j’ai pu mettre à plat cette pensée, le reste était facile… Les premières phrases du morceau veulent dire tellement de choses [“In another time, in another place, you would be mine. On a brighter day, under a different sky, maybe we’d fly”.] Je ne préfère pas aller dans les détails mais une personne sait particulièrement le sens de ces mots.

« “The Recipe” et “LA” sont les vraies histoires, tout le reste n’est que égarement. »

A : Ton album est aussi un travail collégial avec de nombreux musiciens crédités sur les morceaux. Est-ce difficile de travailler avec de multiples collaborateurs ?

S : Oui et sur ce point, tu dois apprendre à bien lire les personnes que tu as en face de toi. Pour ma part, chaque artiste avec qui je partage tous ces instants de création, avant de commencer à travailler sur un projet, je les scrute attentivement. Je leur serre la main tout en les regardant dans les yeux. Je jauge, prends du recul, écoute et observe attentivement. J’ai l’habitude de faire des sessions et de rencontrer pas mal de monde. Des fois, il arrive que rien ne se passe, je reste sur mon téléphone dans un coin du studio au fond de ma chaise. En revanche, si j’ouvre mon ordinateur et que j’ouvre Pro Tools… Je suis emballé. Collaborer avec d’autres musiciens demande une capacité à être sincère. Choisir ses mots pour donner une nouvelle direction musicale ou alors simplement dire “non” à partir de l’instant où les choses ne te plaisent pas. Je bosse avec certaines personnes depuis dix ans. Je valorise ces relations et j’essaie de les maintenir dans le temps. L’industrie musicale n’a pas d’état d’âme. Du jour au lendemain, j’ai vu des types changer complètement de personnalité. De mon côté, j’aspire à être ce même individu, cette même personne à chaque fois que tu me croises.

 

A : Un des collaborateurs avec qui tu brilles est le producteur Kal Banx…

S : “Let’s talk about him !” Kal Banx est incroyable. Il est talentueux, humble, bosse comme un fou et même si son nom est encore méconnu, dans un coin de sa tête, il s’est fixé des objectifs très élevés. Autre point, c’est un producteur fiable à qui tu peux faire confiance. Quand il dit quelque chose, il le fait. Puis ses choix de samples… Son oreille est prodigieuse. J’aime énormément les œuvres et les bandes originales de Tarantino et je trouve que “Mood” est le morceau idéal. Avant de me le présenter, il avait le sourire aux lèvres et m’a dit “J’ai un truc pour toi.” Il l’a joué avec la guitare… Et c’était plié. Dans un des fichiers de son disque dur, il avait le refrain chanté par Zacari : “and I ain’t in the mood, if I ain’t in my bag, I ain’t in the mood, if I ain’t in my bag, do anything for the cash, bills.” Je ne sais strictement pas ce qu’il avait derrière la tête au moment où il a enregistré ses mots, peut-être voulait-il simplement parler de thunes ou un truc du genre mais dès que je l’ai entendu, je l’ai orienté selon ma perspective, une vision totalement différente. Dans ce titre, je souhaitais dire le plus naturellement possible que je n’ai pas la tête à penser à faire l’amour. Ça peut paraître égoïste mais je voulais dépeindre cette sensation, cet instant où tu es chez toi, fatigué, tout juste rentré du boulot et donc à la recherche de tranquillité… Parce que tu as l’esprit ailleurs, encore dans le travail à cause de l’argent qui ne rentre pas assez vite… Et par moments, tu ne peux pas donner entière satisfaction à celle qui partage ta vie. Et avec Kal Banx, “Mood” était une opportunité parfaite pour décrire ce sentiment.


L’amour dans tous ses états : cinq titres à écouter de SiR

 

SiR – « The Recipe » (produit par D.K. The Punisher, Amaire Johnson, Kelvin Wooten & Kal Banx)

Pierre angulaire du dernier album, « The Recipe » est une prise de conscience tardive – mais sincèrement. L’instant précis où les errements du sentiment amoureux ne se confondent plus avec les désirs charnels. Dans cette histoire, après avoir batifolé à gauche à droite durant les douze premières pistes Chasing Summer, l’auteur doit faire face à la réalité : l’emballement de son amie plus si affinités. Dans cette euphorie montante, l’auteur est implacable : « None of this was ever meant to last ? When I’m in it, it’s that fire, but does it compare to Cali ? No. » Létal. À noter la délicatesse du saxophone de Felix Oquendo durant tout le morceau pour accompagner cette climatisation. Quelle ironie.

SiR – « The Perfect Remedy » (produit par SiR)

Le titre est trompeur. Le sentiment amoureux est une thématique traitée sous tous les angles, et cette fois-ci, le cœur brisé de son auteur est à la recherche d’une simple main pour résorber le vide suite au départ de sa bien-aimée. Produit par SiR, ce titre souligne aussi l’étendue des performances vocales possibles par le chanteur californien. À noter, la régularité de son auteur, qui, toujours d’une franchise à toute épreuve rétorque : « I’m in need of a different kind of drug / And you are, the perfect remedy / Something that’ll replace the hole in my heart / Make me complete. »

SiR – « War » (produit par Mndsgn)

Composé par Mndsgn, artiste bien connu dans la scène musicale de Los Angeles et représentatif de son éclectisme, « War » est une balade plus tendre. Dans un décor de soie, chaleureux, suspendu entre deux temps, l’auteur de November affiche un état d’esprit enhardi par le sentiment passionnel “So until I have your love, there’s no surrender, no retreat / I’m never givin’ up until I sweep you off your feet / I need your love.” Et sans effort, SiR récite une partition sans faute.

SiR – « I Know » (produit par Saxon)

Dans l’œuvre de Sir Darryl Farris – son vrai nom -, toutes les perspectives amoureuses sont étudiées. Dans “I Know”, c’est une stripteaseuse de vingt-neuf ans, envoûtante et reine de la profession : “Ya, papa knows she the champ, heavyweight from the waist below / Stripper club, she the star of the fuckin’ show.” Seul hic, même si tout le monde rêverait de partir à ses côtés, loin de la ville pour refaire sa vie, à sa charge, plusieurs enfants… Des dépenses financières que ses prétendants ne peuvent se permettre d’assumer : “She got bad-ass kids, them some bad-ass kids…”

SiR – « W$ Boi » (produit par Seige Monstracity)

“I’m a westside boy, I’m a westside boy…” Avec son refrain imparable, SiR rappelle que mêmes les amourettes à Los Angeles sont soumises aux divisions territoriales de Los Angeles. Dans cette histoire, deux personnages. Un garçon originaire du westside. Et sa dulcinée, domiciliée du eastside. Malgré l’appartenance des deux coins à des gangs rivaux, ces querelles éternelles ne réussissent pas à éteindre la flamme : “Real love is dangerous, but I never cared when it came to us.” À noter, “Sherane a.k.a Master Splinter’s Daughter” de Kendrick Lamar est la formule inversée. Des deux côtés, il y a des histoires à raconter.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*