Chronique

Ab-Soul
Do What Thou Wilt.

Top Dawg Entertainment - 2016

Toujours un peu tordu et torturé, Ab-Soul disserte sur Dieu et les femmes dans un nouvel album à la fois sombre et terriblement tortueux.

« What’s my name ? They call me Ab-Soul, the abstract asshole
I’m levitating, way too crazy, way to wavy for your sandcastle »

Herbert Anthony Stevens IV est-il destiné à rester dans l’ombre de ses comparses des Black Hippy ? Pas aussi ghetto qu’un Jay Rock, moins gangsta qu’un ScHoolboy Q, plus ésotérique que Kendrick, Ab-Soul a beau faire indiscutablement partie intégrante du groupe, il est un membre à part de l’équipée TDE. Celui qui a le verbe et l’esprit un peu trop tordus, un peu trop torturés pour viser le succès commercial de ses pairs. Le genre à sortir son album à la mi-décembre, lorsque tous les tops de fin d’année sont bouclés et que ses potes trustent déjà les premières places du podium.

Si Control System est un coup d’éclat et que These Days… est un coup dans l’eau (comme Ab-Soul lui-même s’est plu à le représenter dans le clip de « Vice City »), alors Do What Thou Wilt. doit être quelque part entre le coup de mou et le coup de folie. On savait la musique d’Ab-Soul particulièrement retorse, métaphorique, multi-référencée et complexe à appréhender, mais DWTW pousse cette complexité vers un degré autre. Le semi-échec de son album précédent, qui tentait une approche – souvent maladroite – vers le grand public, a sans doute fait comprendre au rappeur de TDE qu’il n’avait pas (encore ?) l’envergure suffisante pour cela. Résultat : son nouvel opus renoue avec l’ambiance sombre et mystique de Control System, tout en allant sensiblement plus (et parfois trop) loin dans l’expérimentation.

La production, laissée aux soins de plusieurs noms familiers plus ou moins proches du rappeur et de son label (Sounwave, Antydote, Willie B, Skhye Hutch…), s’avère être une grande réussite. Elle développe un son dense et atmosphérique (« Now You Know », « Womanogamy »), noir et opaque (« Portishead in the Morning/HER World », « Beat the Case »). Cette partition sied idéalement à l’univers d’Ab-Soul, fait de questionnements obscurs, de mysticisme et d’introspection fouillée. Par sa cohérence globale, elle laisse le rappeur faire étalage de son talent micro en main, entre prestations énervées (« RAW (Backwards) »), intimistes (« Lonely Soul ») ou chantées (« Wifey vs. WiFi/P.M.S. »). Ses variations de rythme lui permettent aussi d’essayer quelques approches différentes, comme dans un « Threatening Nature » aux limites du parlé, où l’instrumental oppressant voit Ab-Soul lentement divaguer au gré de ses pensées. Pensées qu’on devine sacrément affectées par la consommation longue durée de substances illicites et psychotropes. Et pour cette raison, la consistance de la production est d’autant plus essentielle : elle vient instaurer un équilibre entre le fond et la forme, sans quoi DWTW aurait vite fait de ressembler à une trop longue dissertation un peu éparse sur le sens de la vie, Dieu et les femmes, avec un gros joint de DMT en guise de stylo et une bible de poche pour antisèche.

C’est ainsi que le Ab-Soul sibyllin et mystérieux s’est transformé en une véritable énigme à inconnues multiples, dont il est permis de se demander si une quelconque réponse existe à son sujet. Fascinant, quelquefois magnétique même, il multiplie les phrases à la saleté clinquante et affichée, de la plus inepte (« With all disrespect I think the American flag was designed by fags ») à la plus confondante (« I’m finger fucking Mother Earth, put my thumb up in her butt, then roll like a was bowling »), sans toujours chercher à les lier les unes aux autres. Si des thèmes forts et récurrents s’en dégagent (la religion, la place de la femme dans la société), certaines métaphores semblent parfois aussi vaines que hors de propos. Lorsque Ab-Soul rappe « I’ve been miseducated, mislead, misinterpretated, misunterstood, mistaken, misjudged » pour montrer que les femmes sont toujours représentées négativement et ce de façon inversement proportionnelle à leur importance sur Terre (le préfixe négatif « mis- » étant associé au mot « miss », soit « mademoiselle »), on ne peut qu’applaudir des deux mains. Lorsqu’il chante son amour à l’entièreté de la gente féminine dans « Womanogamy » (encore un jeu de mots, cette fois entre « woman », « femme », et « monogamy », « monogame »), on est un peu plus circonspect, mais pourquoi pas. En revanche, lorsqu’il dit « You ain’t doing your job if you don’t say « oh my god »/Come have sex with Jesus » dans « God’s a Girl ? », on peut avoir beaucoup de mal à comprendre son propos. Et c’est ainsi qu’Ab-Soul souffle le chaud et le froid seize pistes durant, entre trouvailles géniales et métaphores poussives voire carrément absconses.

Le disque entier est à cette image : naviguant entre deux eaux, il hésite constamment entre la profession de foi et la confession païenne, mélangeant ad nauseam des références et des imageries de tous bords. Ab-Soul, lui, mène sa barque habilement, comme un génie autoproclamé entouré de sylphides, mais sûrement sans trop savoir où il a mis le cap. Toujours captivant, pas toujours pénétrable. Comme si le rappeur si intimiste mais si généreux de Control System était devenu trop conscient de lui-même, au point de se regarder faire une sorte de cabalistique musique dont lui seul posséderait la clé permettant de pleinement la comprendre. Dans « Threatening Nature », il dit : « This ain’t an album, this an algorithm » En l’état, Do What Thou Wilt. serait donc un album à moitié vide. Si tel est le cas, il ne tient qu’à celui qui l’écoute d’en récupérer les codes pour en comprendre l’algorithme, et ainsi en faire un album à moitié plein. Ce qui n’est pas rien quand son auteur s’appelle Ab-Soul.

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