Loko, petites mixtapes entre amis
Interview

Loko, petites mixtapes entre amis

À 16 ans, Loko intègre ATK et commence à enregistrer des rappeurs français dans la chambre de son père. Nous sommes en 1995 et il ne se doute pas que trois ans plus tard, avec son ami Yonea, il donnera naissance à l’une des mixtapes références du rap français : Néochrome.

Photos : Photoctet

Abcdr du Son : Ton père est musicien professionnel. Quels ont été tes premiers contacts, non pas avec la musique du coup, mais avec le rap ?

Loko : Mon père aimait particulièrement les nouvelles tendances afro-américaines. Un jour, il est revenu à la maison avec un vinyle de Run DMC. Il l’a posé sur la platine et il a trouvé ça mortel. Moi j’étais enfant, j’aimais bien tout ce qu’aimait mon père, mais là, j’ai encore plus accroché que d’habitude. Peu de temps après, en 1990 ou 1991, mes parents me ramènent la cassette du Monde de demain de NTM, des poscas et de grandes feuilles A2, en me disant : « tu fais ça à la maison, et si tu fais ça dehors, ne te fais pas serrer. » Cool ! [sourire]

Comme j’ai retourné la cassette de NTM, ils m’ont ramené d’autres trucs de rap français, même si le choix à l’époque n’était pas énorme. Au fur et à mesure, il y a eu Assassin, le Minister Ämer, les classiques de l’époque, les seuls qui tenaient le marché même. Mes parents voyaient que je tombais complètement dedans. Au point qu’un jour ils m’ont demandé : « mais si tu aimes autant ça, pourquoi tu n’en fais pas ? » Je n’ai pas su répondre tout de suite. Mon père, musicien, a un jour débarqué avec des instrus qu’il avait faites. C’est là que j’ai commencé à faire du rap.

A : Tout ça se passe chez toi, en famille. Es-tu isolé dans cette passion du rap, ou fais-tu rapidement des rencontres ?

L : Je suis complètement isolé, au point que je convertissais mes potes, c’est à dire que je les forçais à rapper. Une de mes fréquentations quotidiennes de l’époque était Yonea [avec qui Loko a plus tard réalisé les mixtapes Néochrome et fondé la structure du même nom, NDLR]. C’était un pote de galère comme pas deux, c’est à dire qu’on se voyait pour ne rien faire et plus on faisait rien, plus on était contents. Un jour est arrivé cette passion, et j’ai voulu le convertir coûte que coûte. Je me souviens que ça a été à coup de cassettes en boucle. Quand tu kiffes ça, tu adores écouter certains morceaux en boucle, mais tu en veux aussi toujours plus ! Alors j’enregistrais des trucs à la radio, je me souviens entre autres du freestyle de La Cliqua sur FPP.  Je faisais écouter du rap à tous mes potes en essayant d’expliquer pourquoi tel passage était trop fort à mon sens. J’étais très influencé par le milieu familial. Voir ton père faire des gammes toute la journée, qui est en apprentissage musical constant et qui le prône, ça te donne aussi d’autres grilles de lecture. En plus il se tenait à la page, il y a eu très tôt des machines et des ordinateurs à la maison. J’ai eu la chance de me familiariser très vite avec la musique – ils m’ont poussé à faire quelques années de piano à l’âge où tu préfères jouer au ballon – mais aussi avec énormément d’outils. J’ai pu vivre concrètement l’arrivée des machines et de la technologie dans la musique.

A : À cette époque, tu habites Porte de la Chapelle, puis tu rejoins le quartier de Porte Dorée, où s’est fondé ATK. Quand et comment es-tu parti du nord de Paris ?

L : On part alors que j’ai quinze ou seize ans. Moi je regrette beaucoup de quitter La Chapelle. Plus tard, en voyant la plupart de mes potes, pour ne pas dire presque tous, mal tourner, j’ai compris pourquoi mes parents avaient décidé que l’on déménage. Mais sur le coup, j’étais furieux. C’était un mauvais environnement La Chapelle. Tu étais prisonnier de l’arrondissement, rien que scolairement parlant. Dans chaque classe, tu avais quelques relous, mais ça suffisait pour plomber tout le monde, que ce soit en cours ou à la récréation. On devenait tous des délinquants. Moi-même j’ai eu une époque délinquance foireuse. Mes parents ont détecté ça et décidé de partir.

A : Tu arrives à Porte Dorée, dans l’établissement scolaire où se formera ATK, avec son fameux terrain de basket. Si mes informations sont bonnes c’est Test que tu rencontres en premier.

L : Oui, Test puis Antilop SA. Axis était aussi dans le coin, mais plus discret. Je me butais au basket à l’époque, avec comme objectif de dunker, au point de marcher avec des poids sur les chevilles. Sur le terrain de basket, dunker ou contrer un dunk, c’était le Graal. Le terrain de Paul Valery était cool pour ça, car les paniers étaient un peu plus bas que la hauteur réglementaire [rires]. C’est là que j’ai rencontré Test, d’abord en tant que rival, avant de décider de jouer ensemble au bout de quelques matchs.

A : C’est autour de ce terrain de basket que se formera ATK ?

L : Oui et non. Tu sais la formation d’ATK est quelque chose de tellement nébuleux que personne n’a tout à fait la même histoire à raconter. On est beaucoup à s’être rencontrés sur ce terrain de basket, c’est vrai. Mais pour moi c’est plus qu’on est si peu à savoir qui rappe et comment, que les trucs se faisaient un peu au hasard. Moi par exemple, on m’a repéré parce que j’avais tagué sur mes pompes de basket mon blaze de rappeur, qui était déjà Loko. « Tiens, c’est quoi ce tag sur tes pompes. » « Bah je rappe. » « Ah ouais ? Moi aussi ! Fais un freestyle ! » C’est à un moment où on est beaucoup à se lancer, tout en n’étant pas encore de très bons rappeurs. Mais déjà, le fait de tomber sur d’autres rappeurs, ça suffit à créer des affinités, une émulation. Je pense qu’ATK naît d’une somme d’événements comme ceux dont je te parle. Moi je n’étais pas fédérateur dans le sens que je ne construisais pas le collectif. Par contre, je l’étais par ma capacité à avoir du matos pour faire des instrus et savoir m’en servir, le sampleur de mon père particulièrement. Je me suis très vite retrouvé à faire des instrus pour tout le monde à Paul Valéry. Trente personnes, peut-être parfois jusqu’à quarante.

Le Dispositif & Yonea - « Du haut du 97»

A : ATK était un collectif divisé en sous-groupe à l’époque, toi tu étais dans Le Dispositif.

L : Ça s’est fait par affinité, et pour le coup, pas mal en fonction de ceux avec qui j’avais joué au basket. On était aussi tellement nombreux qu’on ne se connaissait pas vraiment tous. On a donc fait des sous-groupes, de façon très naturelle. Tu sais il y a des gens qui faisaient partie d’ATK et que je n’ai vraiment rencontrés qu’après être parti d’ATK, des mecs comme Emotion Lafolie, Boramy ou Matt Houston. Pourtant on y était au même moment ! Je crois que la seule fois où on a été tous ensemble, c’est au concert d’Ourcq pour la fête de la musique. Sur le freestyle « Avoues tu kiffes » aussi je pense.

A : Tu rappes mais tu fais aussi des instrus. Tu es quasiment l’un des seuls à en faire pour le groupe.

L : Dans mon souvenir, il n’y a que Axis et moi qui en faisions, avec à peu près les mêmes moyens. D’autres en faisaient peut-être, mais moi, je n’avais connaissance que d’Axis qui en faisait en plus des miennes. Il y avait des ramifications qui nous échappaient à ce moment-là.

Freko - « 8.6 à gogo »

A : ATK est un possee qui devient un groupe. « De vingt-et-un on passe à sept » disent-ils dans « Heptagone ». Est-ce que c’est la production d’instru qui t’a accaparée et qui a fait que tu n’as pas suivi ?

L : A l’époque, le beatmaking n’était pas une chose qu’on voulait faire en tant que telle. Ce qui comptait, c’était rapper ou être DJ. Faire des instrus, tu n’en récoltais aucune gratitude, alors que paradoxalement, on était très peu à en faire puisqu’il fallait avoir un sampleur. Faire des instrus pour soi-même, quand on était rappeur ou DJ, c’était un plaisir, une vraie corde de plus à ton arc. Mais faire des instrus pour quelqu’un d’autre… On faisait appel à toi par dépit en fait, dans le sens où ce qui comptait, c’était d’avoir une prod’ originale pour ne pas poser sur une face B. Avoir une instru à soi, c’était se démarquer, même si la production était rincée. Quand il y avait une production originale, c’était tellement la folie que tout le monde trouvait le morceau cool. C’était déjà gagné pour le rappeur, qu’il soit bon ou pas, il devenait unique. Voilà ce qui a fini par instaurer les beatmakers. Et il a fallu du temps, mais à un moment, les beatmakers ont commencé à prendre les choses en main, faire leurs propres projets, revendiquer la paternité de leurs instrus, leur style, qu’une production se vendait, qu’elle devait être créditée, déclarée à la SACEM. Ça a été un peu combat aussi ça, un peu comme revendiquer le droit de vote [sourire].

A : Qui venait te voir à l’époque d’ATK et du Dispositif pour que tu fasses des instrus ?

L : Tous ! Pas parce que j’étais un beatmaker de talent mais parce que j’étais quasi tout seul à le faire. Les gens qui revenaient de chez Loko avec une prod’ originale donnaient aux autres envie de venir faire une prod’ chez Loko.

A : Comment gérais-tu ? Tu choisissais tes rappeurs ?

L : Je ne gérais pas. À l’époque, je pense que j’étais dans les plus jeunes, ou en tous cas, j’avais l’air plus jeune. J’étais plus introverti aussi, j’avais eu mes codes un peu chamboulés par mon transfert de Porte de la Chapelle à Porte Dorée. J’avais un peu de mal à m’affirmer, et du coup quand on me demandait une production, j’avais un peu tendance à la faire. Je me revois en train de faire des sons en me disant que j’aimerais faire autre chose. Ça je l’ai compris plus tard. Sur le moment, tu as juste un sentiment bizarre. Je peux dire que j’ai fait des sons à contrecœur. Je les faisais avec le matos de mon père. Il y avait toujours une pièce dédiée à ça à la maison, qui servait de studio, même si parfois, faute de moyens, ça voulait dire diviser le salon en deux ou que mes parents ou moi sacrifient leur chambre. À Porte Dorée, tout le monde est passé dans la chambre de mon père qui était un petit studio d’enregistrement.

A : As-tu vu des productions t’échapper ?

L : Non. Tout se faisait chez moi ou chez Axis. On était là lors des enregistrements. Ce n’était pas comme aujourd’hui où ta production sort sur une clef USB et se balade dans la nature. Rien ne nous échappait. C’était différent, vraiment, à cause de la technique, mais aussi parce que ça ne fonctionnait pas pareil, même légalement. Par exemple, avec Les Refrés, on avait fait une prod avec un sample de Massive Attack quasi tel quel. C’était un viol total. On ne se privait pas de prendre des boucles. Et quand tu devais sortir des productions, comme le graveur de CD était encore un truc inconnu, ça sortait sur DAT. Quand on allait chez FPP, on ramenait des sons sur DAT. Et là, c’est comme ce que je te disais tout à l’heure sur les sampleurs : rares étaient ceux à avoir le matos pour copier et lire du DAT. Donc rien ne nous échappait non. C’était familial, une cassette DAT avec des productions, on devait être trois à l’avoir.

A : On a souvent entendu qu’ATK était « passé de vingt-et-un à sept » suite au départ de certains chez Time Bomb. Toi tu ne pars pas chez Time bomb, tu ne restes pas au sein d’ATK non plus, même si tu apparais en featuring, sur le maxi d’Heptagone notamment. Quel est ton regard sur ce qui se passe au sein du collectif à ce moment-là ?

L : Je ne le vois pas comme une scission. Meka, avec qui on composait le Barillet, avait intégré ATK sur la fin. Il était en classe avec Cassidy, au moment où les premiers trucs des X-Men ont commencé à émerger. On était obligé de reconnaître qu’une école super technique était en train de naître et j’étais fan de ça. Ils faisaient mieux que moi des choses que j’essayais de faire depuis longtemps. J’ai rencontré Cassidy à ce moment-là, et les X-Men commençaient à tourner. La première fois que je l’ai vu, j’ai été trop relou avec lui, je voulais tout savoir : les concerts, vous faites comment ? Les radios, c’est quand ? Et lui me disait : « j’aimais beaucoup le rap, mais là ça commence à être relou parce qu’on me demande d’en faire. Avant on faisait ça quand on voulait, là il faut être à tel endroit tel jour, répéter à tel endroit, etc. » Pour moi, rien que l’idée d’avoir un rendez-vous pour répéter ou d’être envoyé à tel endroit pour rapper était incroyable. Je ne réalisais pas qu’il y avait déjà des producteurs ou des managers qui guidaient les artistes. En fait, au lieu de voir une scission, j’y ai vu une façon d’avoir des informations auprès de gens plus structurés. Je cherchais toujours à en savoir plus.

« La formation d’ATK est quelque chose de tellement nébuleux que personne n’a tout à fait la même histoire à raconter.  »

A : À ce moment-là, tu es avec Le Barillet. Vous ne sortez jamais d’album. Pourquoi ?

L : À l’époque d’ATK, on avait en exemple La Cliqua. En tant que possee c’était notre modèle de réussite. On aimait bien cet aspect nébuleuse et on aimait bien l’idée de pouvoir faire des combinaisons, de faire des sous-groupes. On était super déterminés. On faisait tout à la main, avec nos plans, les compétences de chacun. Moi je voulais tout faire : produire, taguer, rapper, scratcher, danser. J’étais hyper dispersé. De son côté, Meka est une personne super entière. Il a un an de plus que moi. Il était plus sage. Il voyait que je me dispersais. J’avais Le Barillet d’un côté, Néochrome de l’autre. Néochrome, c’était un projet d’envergure, et au fur et à mesure, en ramant pour le mener à bien, j’ai un peu oublié Le Barillet. Pour Meka, c’était pas cool.

Quand il a vu l’écho de Néochrome 1, il a compris que j’étais en train de fédérer, que ça avait un impact. On a donc réussi à continuer Le Barillet. Mais quand est arrivé Néochrome 2, on n’a pas réussi à conserver le groupe. C’est un peu un gâchis de ma part. Meka faisait des bonnes instrus, on était complémentaires musicalement et on s’appréciait. Mais nous n’avons pas réussi à faire perdurer le groupe. TTC avec qui je m’entendais bien nous avait même proposé d’intégrer leur projet L’Armée des 12. Meka n’était pas convaincu, et moi j’ai toujours été rattrapé par Néochrome qui prenait systématiquement le dessus. J’étais aussi à Générations en même temps, qui était un peu la plaque tournante pour organiser la compil’. Le Barillet et Meka ont subi tout ça. À force de vouloir tout faire, j’ai planté certaines choses. Ça m’a pris du temps de comprendre qu’on ne peut pas tout faire.

ATK & Le Barillet - « Né au chrome »

A : Avant de parler de Néochrome, comment es-tu arrivé à l’antenne de Générations ?

L : Quand j’ai rencontré Mark [Mark Bombattak, impliqué dans Générations au milieu/fin des années 90, NDLR]  pour la première fois, c’était en venant avec Le Dispositif sur Générations. J’avais tellement tout prévu pour cette émission qu’il a apprécié le côté prévoyant, entrepreneur. Quand il a décidé de s’en aller, il a voulu former quelqu’un avant de partir. Quelqu’un en qui il avait confiance, dont il cautionnait les goûts musicaux et la façon de parler à l’antenne. Ça a été moi.  Il m’a donné  deux trois bases pour la radio et deux trois ficelles du business. Il m’a ensuite laissé tirer mes conclusions et faire ce que je voulais. J’ai d’abord eu des petits rôles, puis quand il est parti, j’ai eu le lundi soir, le jeudi soir et le samedi matin. Il n’y avait même pas de nom ou de concept d’émission, c’était simplement les rendez-vous de Loko.

Quand Mark décide de mettre quelqu’un en avant, il ne faisait pas les choses à moitié. Il avait travaillé sur l’album de Mafia Trece, qui est l’un des rares disques à faire disque d’or à l’époque.  Il voulait ensuite faire un nouveau Mafia Trece, avec moi, Antilop SA et un autre rappeur qu’il avait pris sous son aile : Buzz Eastwood. Marc nous a reçu tour à tour en nous faisant écouter des disques de rap américain et en nous disant « écoute tel rappeur américain, écoute telle phase. » Info ou intox, il m’a confié qu’il faisait pareil avec Ill. Mark essayait vraiment de faire des rappeurs français imbibés de rappeurs cainris. Moi, il voulait que je rappe comme Ma$e. C’était une démarche complètement étrangère pour nous. Avec Antilop et Buzz Eastwood, on a essayé le temps d’une soirée et on a bien vu que ça ne nous convenait pas. Et à cette époque, on est jeunes et ambitieux. Donc pour nous, c’est une opportunité comme une autre. On n’a pas conscience que parfois le train ne passe qu’une fois. On a laissé tomber.

A : L’émission de Mark a eu une période où elle était incontournable. Lui-même l’était-il ?

L : Rappelle-toi du freestyle qui rassemblait Time Bomb et la FF. Des trucs comme ça, on rentrait chez soi en courant pour les enregistrer. Mark invitait les gens qu’il fallait, il savait ce qu’il faisait. Que Time Bomb et la Fonky Family se retrouvent dans la même émission le même soir, c’était tout sauf fortuit. Il choisissait qui il mettait en avant. Il était beaucoup dans le conseil. Il pistait les talents, les points forts, et faisait ce qu’aucun manager ne savait faire, c’est à dire guider un rappeur vers ses qualités, dont parfois lui-même n’a pas conscience. C’était un marionnettiste dans tous les sens du terme. Il structurait les choses et savait amener les gens vers quelque chose. Parfois ça pouvait braquer les rappeurs, qui avaient l’impression de se faire téléguider. Mais Mark n’avait aucune gêne à te dire clairement ce qu’il pensait, vers où tu devais aller. C’est quelqu’un qui t’injectait un venin, mais un venin qui était loin de ne contenir que de mauvaises choses. À la fois, il cannibalisait un peu les rappeurs, de l’autre, il les faisait capitaliser. Quitte à parfois fabriquer des groupes. Pour moi, Mafia Trece, c’était justement un casting. J’ai vu tout ça. Mark, officieusement, c’était le boss de Générations. Ce n’était pas qu’un animateur. C’était un directeur des programmes. Voir tout ça, ça m’a donné vachement d’expérience.

Time Bomb, IAM et Fonky Family - « Freestyle Générations »

A : Être à Générations t’a aussi aidé dans le développement de Néochrome ?

L : Mark m’a encouragé dans Néochrome. Il n’a pas fait partie de ceux qui gardaient leur pré carré, qui estimaient être un intermédiaire indispensable, qui verrouillaient les choses. Il m’a au contraire présenté tout le rap français. Je ne sais pas s’il l’a fait par défaut ou avec une idée derrière la tête, mais il m’a aidé. On était au contact des directeurs artistiques, des labels, des artistes, des médias. J’avais  mes entrées partout, c’était comme si j’avais une carte de presse. Du coup, avant même d’être une vitrine pour Néochrome, Générations a été un moyen de connaître les gens, le canal qui permettait de les avoir sur la compilation. Jamais le projet n’aurait ressemblé à ça ni aurait eu un tel écho sans Générations. Et encore, je trouve que je ne l’ai pas assez diffusé à l’antenne. Cut Killer ou Poska n’hésitaient pas à faire ça. Moi j’étais réticent à le faire. J’aurais dû le faire plus. Limite je m’excusais d’envoyer à l’antenne un petit extrait d’un truc que j’avais fait. Pourtant, je venais de diffuser tout le rap français ! Ça m’a desservi un peu de ne pas avoir tapé plus fort avec mes propres projets, j’aurais dû être un peu plus arrogant. À la place, j’étais animateur, producteur, rappeur et beatmaker. Et quelque part, je me cantonnais un peu à cette autosuffisance. Au point que quand BMG est venu vers moi pour savoir ce que je voulais faire de Néochrome et du Barillet, j’ai refusé. Je voulais rester indépendant, c’était mon intégrité. C’est sûrement l’un des tournants de ma carrière. Peut-être qu’on aurait pu faire un album du Barillet comme les X ont pu faire le leur par exemple… Avec le recul… Je suis content de ne pas avoir transformé le fait de rapper en métier.

A : Tu es resté combien de temps chez Générations ?

L : 9 ans, par intermittence.

A: Sans aucun regret ?

L : Au bout de deux ans, des choses ont changé et on a commencé à devoir recevoir des groupes ou à diffuser des sons parce qu’ils avaient des pages de pub à l’antenne par exemple. Mais non, je ne regrette pas.

A : Depuis tout à l’heure, on parle de cette époque ou Générations et Néochrome s’entrecroisent. Mais tu ne me parles pas de Yonea. Quel est votre parcours commun ? Comment participe-t-il à l’élaboration de la première cassette Néochrome ?

L : A l’époque, Yonea est mon meilleur ami. Il s’intéresse à ma passion, s’est même essayé au rap avec moi à l’époque du Dispositif. Le rap, Yonea l’a d’abord vécu à travers moi. C’est seulement après qu’on a commencé à le faire ensemble. Celui qui a eu l’idée des cassettes Néochrome, c’est moi. Mais Yonea s’intéressait à tout ça, m’accompagnait. Je devais aller à la radio ? Bien sûr qu’il venait avec moi, c’était mon pote ! Au fur et à mesure, on s’est mis à faire les choses ensemble. Au final, on a monté le projet à deux. Pour avoir les MCs, on appelait depuis une cabine téléphonique à Porte Dorée. C’était à l’ancienne, avec des cartes téléphoniques. On a cotisé ensemble pour les acheter [sourire]. C’était beaucoup d’attente aussi. Mais avoir l’accord des MCs, ça par contre c’était plus facile. J’étais à Générations, du coup pour les gens j’étais bien identifié, et je représentais également un espace de diffusion. On ne te dit pas trop non du coup. On a enregistré chez moi, dans la chambre de mes parents. Le mixage, c’était moi, parce que j’avais les compétences et aussi l’envie. C’est tout ça qui a fait Néochrome, et avant tout mon amitié avec Yonea, qui a été un ami valeureux. [songeur] Oui, on peut dire que c’est de cette amitié qu’est né Néochrome. Ce n’est que plus tard qu’il y a eu une mésentente, quand on a réalisé qu’on ne faisait plus ça pour les mêmes raisons. Yonea s’est mis dans la peau d’un producteur quand j’étais dans celle d’un passionné. Il y a vu un taf. Il ne rappait pas, il ne faisait pas d’artistique. Il voulait développer des gens. Moi je continuais à faire ça pour faire du rap, pour vivre le rap. La radio, l’enregistrement, faire des prods, c’était un moyen de faire du rap.

A : Quand arrive cette prise de conscience ?

L : Dès Néochrome 2, on le sent. J’ai des soucis. Il y a des mecs avec qui on s’entend bien mais dont je ne trouve pas le rap très bon. L’inverse également. Je ne sais plus très bien si on invite le mec seulement parce qu’on l’aime bien ? Ou seulement parce qu’il est bon ? J’étais vraiment dans l’optique du passionné en fait : tu rappes bien, on s’entend bien, et en plus on a bien rigolé après la séance ? Mortel ! C’est tout ce que je demande, encore aujourd’hui. Yonea était je pense dans quelque chose de plus construit. Si le mec rappe bien, il rappe bien. Point.
Il faut aussi bien se rappeler que ça se passait chez moi, chez mes parents. Tu n’as pas envie de ramener chez tes parents quelqu’un qui se comporte mal ou avec qui tu n’as pas d’affinités, pas de confiance. Pas mal de morceaux de Néochrome 2 ont finalement été enregistrés chez Adès. Adès est quelqu’un qui a vachement compté à cette époque, big-up à lui.

A : Tu as expliqué à nos confrères du site Le Bon Son que Néochrome est le premier projet autoproduit distribué en FNAC. Quand tu racontes ça, une phrase m’a marqué : « je pense que le vendeur a apprécié avoir affaire à des gens bien éduqués et polis. »

L : Ce n’est même pas « je pense que », c’est « je sais que. » C’est ce vendeur qui a amené ce projet à sa direction, et il m’a certifié que c’était la première fois que la FNAC faisait ça. C’est de là qu’est née l’autodistribution qui n’existait pas avant. J’avais comme d’habitude la dalle de tout faire et je me disais : mais pourquoi on ne serait pas à la FNAC ? J’ai été à la FNAC du Boulevard des Italiens [désormais fermée, NDLR] : bonjour, j’ai sorti un projet qui s’appelle Néochrome. Est-ce qu’on peut être là ? Le mec avait entendu parler du projet. Il est super surpris, ne sait pas trop s’il peut dire oui tout en ne disant pas non. Au final, il me demande de repasser le lendemain, le temps qu’il en parle à sa hiérarchie. Avec Yonea, on est repassé le lendemain en amenant plusieurs cassettes. Le gars avait demandé à son patron, qui lui-même avait dit ne pas trop savoir, mais que ça devait être possible. Ils étaient eux-mêmes face à l’inconnu en fait. Yonea lui a laissé deux/trois cassettes, a super bien géré le côté commercial. Finalement, ils nous ont mis en rayon.

A: Vous en placez beaucoup ?

L : Honnêtement, on est venu naïvement pour placer nos cassettes, mais on n’avait pas du tout réalisé ce qui allait nous tomber dessus. J’avais un peu parlé du projet à l’antenne de Générations, passé quelques titres, notamment Nisay, La Brigade, Le Barillet et ATK. J’avais fait une pré-promo finalement, en annonçant à l’antenne le projet. Sans m’en rendre compte, j’ai mis des précommandes dans l’esprit des auditeurs. J’ai su par le vendeur dont je te parlais que des clients de la FNAC venaient demander Néochrome alors que ce n’était pas encore sorti. Ils entendaient parler de ça depuis trois ou quatre mois. À Urban Music, ça a été encore pire. J’étais venu avec un carton de dix cassettes. Le mec nous a accueillis pareil : « Néochrome c’est vous ? Vous avez combien d’exemplaires ? » On en avait fait « que » deux cents, et avec celles déjà vendues, il devait nous en rester un chiffre complètement bâtard, genre cent cinquante-deux cassettes. Avec Yonea, on dit ça au gars d’Urban Music avec nos dix cassettes sous le bras, celles qu’on a emmenées pour l’occasion. Là le mec nous dit qu’il prend huit cents exemplaires, cash. On s’est retrouvé comme des cons [sourire].  Mes parents avaient aidé en avançant la tune pour les deux cent premiers exemplaires, Yonea et moi avions cramé tout notre budget en cartes téléphoniques et en burgers pour les rappeurs. [sourire] Je suis rentré chez mes parents, j’ai dû leur demander à nouveau une avance pour presser mille exemplaires. Ce n’était pas évident, surtout qu’on n’était pas une famille bourrée de tunes non plus. Mes parents ont accepté, encore une fois ils m’ont soutenu. Le temps de faire presser les mille cassettes, puis on est revenu chez Urban, et en un coup, on avait multiplié par quatre ou cinq notre investissement. Ça a été le premier choc. Gagner de l’argent avec la musique ? Truc de ouf. Au total, dans le réseau FNAC, on a dû en placer six ou sept mille.

A : Tu sais combien coûte une cassette Néochrome 1 sur le marché de l’occasion aujourd’hui ?

L : Non et je ne veux pas le savoir. Je suis contre ça. J’ai gardé dix ou quinze exemplaires de chacun des projets que j’ai faits. Je n’ai pas envie de sacraliser un truc simple et normal. Celui qui veut acheter un truc huit euros aujourd’hui et le revendre cinquante euros dans dix ans, il le fait s’il veut, mais moi ce n’est pas ma démarche. Je n’aime pas trop ponctionner en faisant appel à l’affect des gens ou à la nostalgie. Si encore la cassette valait cent mille euros, je me poserai la question ! Mais là je ne comprends pas très bien. Aujourd’hui, sous une autre forme, je vis de la musique. Je ne vois pas pourquoi j’irai spolier un fan qui se méprend. Moi je n’ai pas envie qu’un fan de Néochrome ait besoin de claquer cinquante euros pour écouter la cassette en version originale. Après, il y a le côté collectionneur, mais ça, ça ne m’intéresse pas.

A : Mais le prix sur le marché de l’occasion, ça révèle peut-être aussi l’impact du projet ?

L : Oui, ça témoigne d’un impact. Mais encore une fois c’est quelque chose qui me dépasse. Je ghostwrite, et le dernier couplet que j’ai écrit pour un album autre que le mien a dépassé le million d’exemplaires vendus. Et là on vient de m’apprendre que je vais gagner de l’argent grâce à ce couplet. Peut-être plus d’argent que tous mes propres couplets réunis. Je suis un peu mal à l’aise avec ça aussi. Pourquoi celui-ci est récompensé et pas les autres ?

« Avec Yonea, on est arrivé chez Urban Music avec dix exemplaires de Néochrome 1 sous le bras en espérant les placer chez eux. Ils nous ont répondu qu’ils en voulaient huit cent ! »

A : Quand Néochrome, faiseur de mixtapes, est-il devenu un label ?

L : Nous ne sommes pas devenus un label. Nous avons fait beaucoup de taf en nous prétendant label, mais sans structure. Le plan de la FNAC boulevard des Italiens a pris, il s’est répandu sur d’autres FNAC. Au final, on était comme dans un vide juridique. La FNAC distribuait les projets de gars qui n’avaient aucun statut légal. Moi c’était en mon nom propre. Je faisais des factures à la main. Rien n’interdisait ça, rien ne l’autorisait non plus. On sortait des trucs à grande échelle puisqu’on dépassait facilement la barre des dix mille exemplaires, mais c’était sans avoir de société ni d’association. Au fur et à mesure, on nous a conseillé de monter une structure. Au bout d’un moment, j’ai commencé à flipper. Tu te poses des questions sur les impôts, tu récupères le chiffre d’affaires de tes ventes sans avoir de compte où le mettre. Mon père voyait arriver à la maison des machines qui valaient pas mal d’argent. Au bout d’un moment, je suis devenu frileux. Yonea était mon partenaire mais tout se passait chez moi et à mon nom. J’ai un peu tiré la sonnette d’alarme. Yonea a eu l’initiative de dire : « on se structure. » Une association est née.

A : Mais artistiquement, vous étiez un label, vous développiez des artistes. Adès ou plus tard Seth Gueko par exemple.

L : Oui, dans ce sens-là c’est sûr. Mais juridiquement et structurellement, il n’y avait rien de ce qui constitue un label, c’est à dire de la trésorerie, des plans prévisionnels, du bon sens, des budgets. On ne savait rien de ce qu’on faisait. On se disait : on a rentré tant d’argent, on en ressort autant pour faire ça, point. On chapeautait des artistes, oui, mais ça ce n’est pas nouveau. Moi je ne me sentais pas label.

Adès & Seth Gueko - « La mélodie du ghetto »

A : Néochrome est pourtant devenu un label.

L : Oui, mais ça a été dit avant que ça en soit un. On était juste des jeunes avec des moyens pour enregistrer et diffuser, et qui ont eu des sous grâce à un projet qui a malencontreusement marché. [sourire] On ne prévoyait pas les choses, on n’anticipait pas.

A : Nous avions interviewé Sadik Asken en 2011. Nous avions discuté avec lui de Néochrome, qui a rapidement mis en avant des artistes avec une identité très marquée. Il suffit de voir les personnages que se sont construits Seth Gueko et Alkpote.

L : Les artistes ont souvent un personnage qui sommeille en eux. Tu sais, bien souvent, l’artiste l’ignore et fait des choix instinctifs. C’est souvent au staff qui l’entoure de déceler les forces du MC et de décupler ses qualités. Le studio, c’est un peu la salle du temps dans Dragon Ball Z : tu es censé en ressortir plus fort ! En studio, seuls ceux qui se congratulent en permanence stagnent. Seth et Alk’ avaient ces personnages en eux. Le label s’est chargé de révéler les personnages qui dormaient en eux et de leur donner les moyens de les mettre en valeur.

A : Comment se « détecte » un Seth Gueko ou un Alkpote ?

L : Pour ma part je n’ai jamais pensé en termes de « détection d’artistes à signer pour faire du business. » J’aimais le rap, en faisais, et adorais me mesurer à d’autres MCs de qualité, ainsi que partager mes trouvailles avec les auditeurs de mes emissions radio. Seth faisait partie d’un groupe du 95 et m’avait envoyé une cassette démo à Generations. On s’est rencontrés et on a partagé musicalement et humainement. Alkpote est arrivé plus tard, le label était plus structuré et les intentions plus marquées, j’ai de suite aimé la personne. On s’est rencontrés sur une émission radio et il m’a dit : « ah c’est toi le fameux Loko, laisse moi te faire la bise ! » [rires] L’artiste était à la hauteur du perso et ça a vite fonctionné, le mix de l’album Haine, Misère et Crasse reste un super souvenir !

A : Pourquoi quittes-tu Néochrome ?

L : Mon départ s’est fait insidieusement, dans le temps. Je continuais à participer parce que j’étais le studio le plus compétent, je connaissais des gens, mais j’y allais à reculons. On était des potes, mais à un moment, tout le monde s’est mis à penser stratégie. Il fallait inviter un tel ou un tel, peu importe comment on s’entendait avec. Moi ça ne me plaisait pas de fonctionner comme ça.  Je crois qu’on s’est professionnalisés dans le sens où on est devenus plus calculateurs, plus stratégiques dans nos choix. Mais paradoxalement, le fonctionnement interne a commencé à devenir vraiment flou. Quand il s’agissait de récupérer l’argent qu’on avait gagné, on ne savait même plus très bien qui était producteur, qui était initiateur du projet, ce genre de choses. Celui qui était le plus en position d’être rétribué, c’était celui qui réclamait le plus sa part au final. Je ne sais même pas si j’ai été payé pour tout ce que j’ai enregistré. Ne pas être rémunéré pour enregistrer un rappeur que j’adore, ça ne me dérange pas que ça arrive. Mais quand ça commence à être pour des gens que je n’aime pas trop musicalement ou personnellement, c’est plus gênant. Déjà que c’est relou de faire un truc que tu n’aimes pas, alors si en plus tu n’as rien au bout…  C’est la perte de l’innocence qui m’a fait quitter Néochrome. J’attendais autre chose de cette aventure, de cette association, peut-être aussi de cette amitié.

A : Comment les MCs de Néochrome réagissent-ils à ton départ ? Restes-tu en contact avec eux ?

L : Beaucoup des MCs de Néochrome n’ont pas compris sur le moment. Moi je n’ai pas voulu fédérer quelque chose autour de mon départ. Quand quelque chose ne va pas, tu as deux solutions : soit faire une coalition pour partir en bloc en détruisant tout, soit te dire que c’est toi qui est dans quelque chose de différent. J’ai choisi d’être discret, de partir sans faire de bruit. Au fur et à mesure, j’ai été moins disponible pour les rappeurs, jusqu’à ne plus l’être du tout. Je pense qu’ils ont regretté mon départ, parce qu’on se comprenait. Et je pense que beaucoup estimaient mon parcours, comment j’étais arrivé là. Et je suis aussi un MC ! Ils savaient à qui ils avaient affaire et que je taffais leurs albums comme si c’était les miens. J’ai entendu des albums après mon départ qui étaient mal mixés et mal réalisés.

A : Question un peu faussement naïve : est-ce que vous pensez que c’est toi et Yonea qui ont inventé le street CD pour le rap français ?

L : Je pense que c’est Yonea qui l’a inventé, oui. Enfin, pas inventé, mais qui l’a institutionnalisé. Moi je n’ai jamais trop aimé ce format, parce que pour moi, Street CD c’est une manière jolie de dire album au rabais. Le point de départ du Street CD, c’était de profiter de l’engouement autour d’un artiste. C’est intéressant. Le problème, c’est que souvent, c’est fait dans l’urgence, avec un contexte contraint. Tu récupères des instrus en un bloc ou avec des pistes mal séparées. Tu as des chutes de studio qui viennent de partout. Tu n’as pas vraiment de structure derrière pour appuyer le truc. Moi j’étais dans la démarche opposée : focalisé sur l’idée de bien faire, quitte à zapper des trucs géniaux car on a pas toutes les billes pour les finaliser correctement. Avec le recul, j’avais tort. Ça a été le cas sur le premier opus de Sinik ou d’autres trucs à la même époque. Je n’assumais pas de ne pas avoir les billes pour pousser mon boulot d’ingé-son à son paroxysme. On m’avait filé des pistes mal séparées, des a cappellas pourris et il fallait que je fasse des miracles. Quand j’écoutais, je trouvais que ça saturait, que ce n’était pas propre. Je disais : on ne le sort pas, on fait un nouveau morceau dans le même esprit à la place. Et en face, on me regardait et on me disait : « écoute-moi bien, l’auditeur, il s’en bat les couilles de comment c’est fait ! On le sort tel quel. » J’avais tort à ce moment-là.

Sinik - « À deux pas du périph' »

A : Force est de constater que oui, ne serait-ce que pour l’exemple de Sinik que tu viens de citer…

L : Bien sûr. Et quelque part, même aujourd’hui j’ai encore tort. L’histoire me donne globalement tort, sauf sur un point : par rapport à ma profession. En faisant attention à ça, j’ai aujourd’hui un CV d’ingé-son sérieux, une démarche qui me rend légitime, un parcours pas trop entâché de conneries du genre Street CD mixé n’importe comment. Quand on vient me voir, on sait que je vais prendre soin du truc. C’est le bon côté. Le mauvais côté, c’est qu’à ne pas vouloir sortir des trucs car c’est un peu trop crade d’un point de vue ingénieur du son, j’aurais pu passer à côté de sacrées perles. Même en réenregistrant le morceau, tu perds la première intention, la gouache qu’il y avait au départ. Avec le recul, j’ai appris que le génie d’un artiste n’attendait pas forcément le bon technicien pour exister. C’est quelque chose que je ne captais pas à l’époque. C’est aussi une des grosses différences entre Yonea et moi. Lui est un vrai détecteur de talent et un producteur. Moi je suis un kiffeur de son et un technicien.

A : Comment es-tu passé de la chambre de ton père à un vrai studio, comme celui où nous sommes ? [l’entretien se déroule dans le propre studio de Loko, NDLR]

L : Trop de monde chez mes parents. Est aussi arrivée l’époque où ça devenait indécent de vivre encore chez eux. J’avais vingt-cinq ans, j’avais fait un studio chez eux, je gagnais ma vie en enregistrant des gens chez eux. À l’époque, quand tu faisais du bon taf dans le rap, tu avais une déferlante de gens qui venait si tu avais les moyens d’enregistrer. J’en ai été au point où j’ai pu choisir les gens que j’enregistrais. J’avais ma clientèle attitrée, qui respectait le lieu. De vingt à vingt-cinq ans, j’ai bossé avec mon propre matos dans la pièce qu’avait montée mon père pour lui, chez nous. Je bossais sept sur sept, ne sortais jamais, ne dépensais rien puisque j’étais chez mes parents. Ça a duré cinq ans.

Un jour, j’ai ouvert la boite de disquettes Amiga où je rangeais l’argent que je gagnais en faisant des enregistrements. Je n’avais pas vraiment idée du montant qu’il y avait dedans. Quand j’ai compté, je me suis dit : « ah ouais, quand même ! » J’avais assez pour lancer ma propre aventure. Je me suis associé avec Granit, qui longtemps après est aussi devenu un associé de Néochrome. On a lancé notre studio en ayant les yeux un peu plus gros que le ventre. On avait un studio en sous-sol pour le son et un autre au rez de chaussée. On avait décidé de monter en plus un plateau pour faire du graphisme, de la photo, de la vidéo. On voulait faire tout ce qui était possible pour un MC : enregistrement, album, clip, pochette. Mais on n’était pas prêts pour ça. On n’était pas entourés de gens assez compétents. On n’avait pas assez de moyens pour avoir des employés. Donc c’était au bon vouloir des gens qui avaient assez de temps et de passion pour nous aider et attendre que ça marche. On a toujours été opérationnel sur le son, mais le reste, c’était difficile.

A : Où était-ce ?

L : À Bastille, rue du Faubourg Saint Antoine, dans une grande impasse fleurie. C’était un endroit plutôt sympa mais on faisait un petit peu tâche dans le décor. J’essayais de me faire le plus discret possible, mais avec tous les gens qui passaient, c’était impossible. Il y a eu des plaintes, le syndic n’était pas content, le gardien gueulait, parfois des gars pissaient ou gerbaient dans la cour. C’était pas génial. J’ai mis quatre ou cinq ans à sentir que c’était le moment de dégager. On avait abandonné le studio du dessus parce qu’on n’arrivait pas à gérer correctement une autre activité que la musique. Puis avec la pression du voisinage, du syndic, et une envie d’un peu plus de confort puisque ça tournait tout de même bien, on a fini par partir.

A : Ce n’était pas un studio Néochrome.

L : Non, je m’étais un peu émancipé. Je bossais moins au pôle production de Néochrome. J’étais encore le studio attitré et j’avais encore beaucoup d’influence sur l’artistique : prod’, cadrage des projets, de la direction artistique en gros. On a fait Haine, Misère et Crasse là-bas par exemple. On se partageait les journées avec Asken qui était l’autre ingé son. On faisait une sorte de trois huit à deux, moi plutôt le jour, lui plutôt la nuit.

Unité 2 Feu - « Légitime défonce »

A : Ce n’était que du rap ?

L : Oui. J’ai eu une ou deux opportunités, mais je n’ai pas transformé l’essai parce que ce n’était finalement pas compatible. J’entends par là qu’après une séance de pera bien corsée, sans avoir le temps de nettoyer… C’était bizarre de recevoir un artiste de chanson française après une équipe de quinze mecs qui avaient tout salopé, moi y compris. Le mec arrive et tombe sur un vomi dans la cage d’escalier ? Non, ça ne peut pas fonctionner.

A : Mais en fait, à chaque fois c’est intenable ? On dirait des soirées de gamin de douze ans qui se tapent leur première foncedé.

L : [sourire] C’est le cas si l’ingé a aussi l’esprit d’un gamin de douze ans, ce qui était mon cas. Question rigolade, ce n’était pas trop compliqué de m’engrainer. La copropriété, je m’en inquiétais le lendemain quand il s’agissait de faire des excuses, jamais sur le moment où il aurait fallu contenir les débordements.

A: Tu t’es fait des frayeurs ?

L : Oui, plusieurs fois j’ai cru que j’allais perdre mon studio. Notamment une fois…  Là je ne dirais pas de noms, mais il y avait des rappeurs – pas des mecs de Paris ni connus – qui avaient booké une séance. Les mecs voulaient faire un freestyle qui réunissait tous les gens du moment du pera parisien. Le genre de trucs où des mecs qui ont fait de la thune à leur manière se paient un kif. Ils avaient contacté plein de rappeurs parisiens en leur disant « est-ce que pour telle somme tu veux faire un couplet » ? Les gens avaient dit oui. Le point de ralliement c’était dans mon studio. J’avais prévenu le groupe, en leur disant que j’avais des problèmes de voisinage et donc qu’il faudrait se tenir à un truc assez strict, que je ne pourrais pas assumer une séance avec vingt-cinq rappeurs, qui en plus ne viennent jamais seuls. Le contrat c’était de respecter ça : pas plus de cinq personnes à la fois au studio.

Évidemment, ça ne s’est pas passé comme prévu : je me suis retrouvé avec une équation complètement ingérable dans un studio plus petit que cette pièce [d’une quinzaine de m², NDLR] sans toilettes et avec un escalier qui donne directement sur la cour de l’immeuble. On devait être presque quarante entre le studio et la cour. J’explique au principal mec du groupe que ça commence à être problématique et qu’il n’a pas tenu ses engagements, donc que je suis obligé d’arrêter la séance et de la reporter à plus tard. Le mec l’a mal pris au point de me menacer. J’ai paniqué, surtout pour les machines.  Mais j’avais complètement oublié que j’étais chez moi avec des gens que je connaissais pour la plupart depuis sept ou huit ans. L’un d’entre eux a entendu les menaces. « Quoi, tu veux niquer la mère à qui ? » Et le pauvre mec et son groupe se sont faits péter la gueule, se sont faits dépouiller et sont repartis en me laissant plus de tunes que prévu pour la séance, et sans morceau enregistré. Quelque part, je pense que quand tu es droit avec les gens, ton intégrité te protège, tu n’as pas trop à avoir peur.

« Quand Néochrome s’est professionnalisé, ça a été un paradoxe : vu de l’extérieur, on a été plus stratégiques et carrés. Mais le fonctionnement interne est lui devenu complètement flou. »

A : Aujourd’hui on est dans ton studio. Que se passe t’il entre 2006 et ici ?

L : De mon point de vue, des situations intolérables entre associés et entre potes. On en vient à se refuser des choses salement, ou à l’inverse s’en imposer. On s’est séparés en mauvais termes, et là je ne pense pas trop à Yonea, plutôt aux autres protagonistes qui n’étaient pas ceux d’origine et avec qui je n’avais pas assez de vécu commun pour passer l’éponge. Un beau jour, ce n’était plus possible pour moi. Je me sentais obligé de faire les choses soit en prenant sur moi, soit de craquer et dire va te faire enculer à quelqu’un que j’ai estimé, tout ça pour me faire respecter. Des rapports de force pour des trucs qui ne le méritaient pas se sont crées. Pour le studio Bastille, j’ai racheté les parts de mon associé pour que ce soit clair et que l’un ne s’en aille pas avec les parts de l’autre. Et je me suis installé ici, avec beaucoup de difficultés. C’était tout vide, vraiment une cave [le studio est situé dans les sous-sols d’un immeuble d’habitation, NDLR]. Il m’a fallu du temps pour faire les travaux. J’avais peur de perdre ma clientèle. La situation était délicate. J’ai attendu d’avoir le bail de celui-ci pour quitter le studio à Bastille. Mais j’ai quand même mis sept mois à le faire. J’ai mis tout ce que j’avais dedans, mes économies, j’ai emprunté à mes parents, j’ai bossé comme un dingue, perdu 10 kilos, j’étais quasi en dépression. Franchement, ça a vraiment été une épreuve.

A : Tu parles d’épreuve et de dépression. Quel est ton état d’esprit quand tu arrives ici ?

L : L’espoir, l’envie de continuer avec certaines personnes de l’époque Néochrome et d’en bannir d’autres. L’impossibilité de le faire en fin de compte, car dans cette équipe, quand tu en as un, l’autre est là aussi. Voir aussi que les personnes sur qui je pensais pouvoir compter dans la construction de ce studio n’étaient pas là, et qu’à l’inverse, d’autres que je ne m’attendais pas à voir au tournant m’ont soutenu et prêté main forte. Des potes qui n’ont rien à voir avec le rap, des copines qui ont porté des parpaings, mes parents qui n’ont plus trente ans et qui m’ont aidé à monter des dalles de faux plafond. J’ai pu voir un peu sur qui je pouvais compter. J’ai complètement dépassé les budgets et les plannings que je m’étais fixés pour faire les travaux et monter ce studio. Je n’avais aucune certitude que mes clients me suivraient. En gros, je quitte un label en me disant que j’aurais aimé continuer avec certaines personnes mais que ça ne sera plus possible.

A : Avec qui aurais-tu aimé continuer ?

L : Dans ceux avec qui je bossais régulièrement, Alkpote. Zekwé qui était super cool, ponctuel, sympa. Seth Gueko qui est un mec que j’ai connu à de nombreuses étapes de sa carrière et qui est super intéressant et très sympa. Brasco j’aurai aimé continuer mais il a quitté prématurément Néochrome. Salif, Sinik bien sûr, mais eux n’étaient déjà plus en développement chez Néochrome. Les autres, dire que je ne voulais pas bosser avec eux, ce serait faire une généralité. Certains je ne les cite pas justement parce qu’ils n’étaient plus chez Néochrome, d’autres parce qu’on avait moins d’affinités, et il y en a aussi que je ne cite pas parce qu’ils m’ont vraiment cassé les couilles en séance.

Salif - « Black skin »

A : Tout à l’heure, tu as dit que tu écrivais pour d’autres artistes. Tu ghostwrites beaucoup ?

L : Environ cinquante couplets par an, dont dix ou quinze sortent vraiment. Et ça ne fait pas très longtemps que je fais ça.

A : Comment arrive la demande, la mise en relation ? Elle vient de la production ou des artistes ?

L : Plus souvent la production. Parfois des artistes. Il y a même des rappeurs que j’ai rencontrés en dehors du rap. Par exemple, j’avais écrit pour une chanteuse et rappeuse, qui a signé en maison de disques. Je faisais ses séances d’enregistrements en tant qu’ingé son. Ce jour-là, des rappeurs étaient dans le studio. L’un d’eux a écouté des sons dont le titre que j’avais écrit et il était vraiment emballé. Après cette rencontre, il a contacté la maison de disques en demandant d’être mis en relation avec moi. C’est quand on s’est revus qu’il a percuté que j’étais Loko, de Néochrome. Il m’a commandé deux titres. Je ne veux pas donner son nom sans son accord, même si je sais qu’au fond, ce rappeur n’a aucun soucis avec ça tant que c’est bien fait. Après, je fais beaucoup plus de trucs en dehors du rap.

A : Tu peux citer des noms en dehors du rap ?

L : Le dernier en date c’est Kendji Girac. C’est particulier. La chanteuse dont je te parlais a le même producteur que Zaz, qui est également le producteur de Kendji Girac. C’était il y a un an et demi. En maisons de disques, ça fait longtemps que je travaille en tant qu’ingénieur du son. Par contre, dans la partie artistique, ça a commencé à ce moment-là.

A : Tu as travaillé sur le disque de Zaz. Des drums sur « On ira » notamment.

L : [surpris] Tu es bien renseigné ! [l’information est disponible sur Discogs, dont la page a été encore plus complétée depuis, NDLR] Avec Kerredine [Soltani, le producteur de Zaz et Kendji Girac, NDLR], on a eu plusieurs succès communs et une confiance s’est installée. On travaille vraiment ensemble : il produit, j’enregistre et je mixe. Avec lui, j’ai une force de proposition que j’applique aussi au rap : si ça tourne en boucle, je vais proposer un break, un filtre, ou autre chose. Ce producteur me laisse cette latitude, et des artistes avec lesquels je travaille aussi.

A : Comment as-tu rencontré Kerredine Soltani ?

L : Je bossais sur l’album de Diomay & Granit pour IV My People. Beaucoup de choses se passaient au studio Sunset à Puteaux. À cette époque, devant ce studio, j’ai croisé Tryss. Il venait verser des pistes séparées d’un morceau avec Toy. On a commencé à discuter et on est devenus potes. Entre temps, il fait Diam’s, le morceau « Laisse-moi kiffer la vibe ». Malgré quelques soucis de clearing, ça lui a mis le pied dans les maisons de disques et ça l’a rendu déterminé à accéder à des trucs où on peut être draconien, c’est à dire faire des trucs bien rémunérés, avec des contrats, à viser le hit. En attendant, ça lui a permis d’obtenir une petite signature en édition, et avec ça, il a pu monter un petit studio chez lui. Je l’ai aidé à mettre tout ça en place et on est devenus vraiment inséparables. Il avait aussi une formation musicale, de guitariste. Durant cette période, ma formule du moment c’était : je ne crois en rien d’autre que le bif immédiat. Je refusais tous les plans où on me disait : « enregistre moi mon album et si ça marche je te donnerai 10%. » Non, bif immediat ! Je dis à Tryss de faire pareil : continue à être intransigeant. Tu as des prods, vend-les, ne les laisse pas tourner. Il ne savait pas trop comment les placer, alors il me les a confiées. C’est un très bon beatmaker, qui a du nez. Je lui ai placé plein plein de productions. Lui n’en démordait pas, il voulait faire son hit, ne se contentait pas de placer des prods pour cent balles. Il était encore chez ses parents, trente ans, RSA, ne lâchait rien. Et un jour, il place une production pour Zaz [le morceau Je Veux, NDLR]. Pendant les enregistrements, il m’invite à le rejoindre en studio. L’ingé son présent est rincé, je me permets de le conseiller. Le mec a deux de tension. Mon pote Tryss dit à Kerredine Soltani, le producteur de Zaz que je n’avais encore jamais rencontré : « franchement, ton ingé son il est un peu rincé, essaie avec Loko. » Et voilà, c’est parti de là.  Je ne sais même pas de combien d’albums on parle pour Zaz, surtout que ce titre, c’est le morceau single de l’album.  Et avec Kerredine Soltani et Tryss, on est désormais un triumvirat, on ne se quitte plus.  Je suis avec Kerredine et Tryss l’après-midi 5 jours par semaine au studio, et le soir je fais du pera. J’ai compris qu’en dehors du rap il y avait un monde avec moins de « t’inquiètes » et plus de « sûr ».

A : Tu ne travailles qu’avec tes machines, ou aussi ailleurs, dans d’autres studios ?

L : C’est très rare que ce soit ailleurs, pour la simple et bonne raison que ce n’est qu’avec mes repères que je suis vraiment compétent. Ici, je connais mes machines, je n’en ai pas cinquante. Tu sais, il y a des gros studios avec des palanquées de machines, mais c’est comme une garde-robe : tu peux avoir cinq mille vêtements, tu n’en mettras qu’un à la fois. Quand tu dois traiter un signal, tu mets deux ou trois machines maximum. Le truc, c’est de connaître le matos, et de choisir la bonne machine. Ici, je connais les machines, je sais leur faire faire ce dont j’ai besoin et je sais ce qu’elles vont donner. Ça me permet de figurer sur des beaux albums. On m’a d’ailleurs dit récemment que j’étais con de ne pas commander mes disques de platine.

A : Hormis Kendji Girac, il y a qui d’autres ?

L : Il y a Zaz. Elisa Tovati aussi. Caroline Costa, Lââm, Sofia Essaïdi… Selon les cas, je suis intervenu en ingé-son, d’autres fois en arrangement ou en interprète, comme ça a été le cas avec Zaz. Honnêtement, il y a des choses, je ne sais même pas si elles sont finalement sorties. Il y a même des gens que j’ai reçus ici, j’ai pris conscience qu’ils étaient connus en les entendant sur le jeu Sing Star auquel jouaient les petits frères et soeurs de mon ex de l’époque.

« En dehors du rap, il y a un autre monde. Un monde avec moins de « t’inquiètes » et plus de « sûr » »

A : Ici tu reçois aussi pas mal de rappeurs. Pour parler d’un projet récent, tu as notamment mixé Appelle-moi MC 2.

L : Aujourd’hui, j’ai assez de clientèle pour refuser quelqu’un avec qui ça ne passe pas humainement ou dont la musique me casse les oreilles. Ça peut sembler prétentieux, mais c’est comme un rappeur qui évite un featuring foireux, même s’il est bien payé. Le rap c’est ma passion. Alors quelque part, je privilégie les coups rentables en maison de disques pour pouvoir travailler parfois un peu au rabais financièrement dans le rap, mais sur des projets que j’apprécie.

Ça prend tout son sens, parce qu’on peut échanger, aussi bien sur des discussions qui touchent à tout que sur des choix artistiques. Je découvre aussi des gens nouveaux à travers des featurings ramenés par des gens que j’aime. C’est une chaîne infinie. Hugo par exemple, qui m’a été ramené par Provok, un gars avec qui je bossais. Chris Taylor m’a amené Hepto [Cromicid, NDLR] qui lui-même m’a amené Joe Lucazz par exemple. Quand tu fais du bon taf pour quelqu’un avec qui tu t’entends, et que ce quelqu’un te ramène du coup des gens avec qui il s’entend, ça se transforme en un vivier inépuisable de talents et de rencontres. C’est comme ça que je suis amené à bosser avec beaucoup de gens. Hugo, Jarod, Vald, d’une façon ou d’une autre, c’est toujours un peu comme ça que je les ai rencontrés. Je ne regarde même pas ça du côté producteur. Je ne mets pas de billes dans les projets, même si parfois on en parle. Je vois naître des talents par contre, leurs maladresses, leurs façons de les corriger, ce qu’ils m’apportent aussi. Ils me permettent de découvrir et apprécier d’autres choses, être au courant des tendances. Ne serait-ce qu’en termes de prod’ ! C’est aussi comme ça que je prépare un projet avec Mani Deïz, où je rappe et lui produit.

Loko - « Le Gouffre présente marche arrière »

A : Aux confrères du Rap en France tu avais dit t’astreindre à te tenir à la page et que tu appréciais de recevoir des rappeurs en développement.

L : Oui parce que j’apprécie apporter de l’expérience de studio. De carrière aussi. Si je fais la moyenne de ce que j’ai vécu et de tout ce que j’ai pu voir et des conseils que j’ai pu donner… J’ai un point de vue beaucoup moins arrêté qu’avant. Les jeunes que j’entends ici au studio, ils parlent tous de monter un label et de tout niquer. J’ai toujours entendu ça. Mais quand j’aime bien les gens, je leur dis juste avec le côté le plus humble possible : vous emballez pas, y a déjà un artiste en cabine, on parlera de tout ça plus tard. « On veut monter une société ». Non ! Faites du black, et quand ce ne sera plus possible, fondez une asso. Et quand l’asso ne suffira plus, là fondez une société. A l’inverse, des fois, je deviens fou quand ils sortent des sons que je considère encore au stade de maquette. Mais au final, je vois qu’ils ont raison, car ils n’attendent pas pour faire du buzz, et ça marche ! Ils ont à apprendre de moi autant que j’ai à apprendre d’eux. Dans mon parcours j’ai vu des carrières éphémères. Beaucoup. Des artistes qui restent en place toute leur vie, c’est rare, et je pense que ça l’est encore plus aujourd’hui. Réfléchissons en termes de chiffres : rares sont ceux qui font dix mille exemplaires aujourd’hui. En indé, tu gagnes quatre euros et quelques hors taxes sur un CD vendu en FNAC. En licence tu vas gagner environ deux euros, et signé en artiste, tu vas gagner moins d’un euro. Donc le meilleur des cas, on va dire que c’est l’indé qui vend dix mille exemplaires. Ça fait combien ? Un peu plus de quarante mille euros de revenu. Le projet t’as mis un an à le faire. Il t’a coûté entre cinq mille et dix mille euros en pressage, studio et en clip selon comment t’as géré. T’as en plus sûrement investi avec un ou deux potes. Tu divises ce qu’il reste par deux ou trois, ça fait dix à quinze mille euros chacun. Pour un an de projet ? C’est même pas un SMIC légèrement amélioré. On peut parler de carrière comme ça ? D’un parcours musical et artistique, oui, complètement. Mais de carrière ? Je ne pense pas, et je sais de quoi je parle, vu que je rappe en indé, que je sors des disques en indé, et que je suis très loin de faire dix mille exemplaires.

A : Dans un de tes morceaux, tu dis « je cours partout, rappeur et ingé-son, l’un me donne un salaire indécent, l’autre me coûte des sous ».

L : [Sourire] C’est ça. Ce n’est pas indécent dans le sens où je ne gagne pas trente mille euros par mois. Mais ça l’est quand je vois certains de mes potes qui galèrent pour toucher un salaire alors que moi, je fais ce que j’aime, et assez pour que je puisse payer les loyers, acheter une machine pour le studio quand il y en a besoin, et partir en vacances une ou deux fois par an. C’est pas fou, mais c’est un luxe comparé à beaucoup, et qui en plus me permet de prendre le rap comme un loisir. Si je veux faire un clip ou presser un disque de mes morceaux, je peux désormais le faire sans avoir à attendre que cet argent me revienne dans les poches.

A : C’est pour ça que tu as mis autant de temps à sortir des albums en ton nom ?

L : Oui, je pense. Déjà j’étais occupé par mes activités d’ingé son, par Néochrome aussi. Mais je pense aussi que ça m’a fait peur de voir autant de gens y croire fort et se casser la gueule derrière. Depuis que j’ai un studio, j’ai conscience des charges de vie. J’aime beaucoup l’innocence du gars encore chez ses parents et qui rappe. J’ai pas mal de clients comme ça au studio. Ça leur donne une énergie dingue parce qu’au final, il n’y a rien d’autre qui compte. Ce n’est pas : « ce mois-ci, je ne fais pas de morceau et je ne rappe pas parce qu’il faut que je change les couches de mon fils. » Le mec vient de chez papa-maman, et son argent de poche, ce qu’il a gagné en dealant ou en intérim, il vient le dépenser ici avec une bête d’énergie. Et souvent ça tourne ! Je respecte la démarche, et je kiffe les séances avec ces gens là qui viennent tout arracher sans trop d’enjeu.

A : Quelles étaient tes attentes lorsque tu sors enfin ton propre album, Vis ma vie.

L : Ça s’est fait sans que j’en sois à l’initiative. J’en profite pour remercier Asco et Neyg. C’est eux qui m’ont dit  » putain, t’as jamais rien fait en tant que rappeur ». Je leur explique que j’ai quelques sons dans l’ordi, mais bon, que ça me saoule de les sortir tout seul. Encore une fois, on en revient au fait que faire tout seul me saoule. Eux me répondent que je dois sortir ces sons, qu’ils me fileront un coup de main s’il faut. Je leur dis que ça va être un coup de main pas rentable, ils me disent qu’ils n’en ont rien à foutre. Je leur dis aussi que ça va pas être gratuit non plus, car je peux pas financer le disque tout seul à ce moment-là. Ils me disent encore une fois qu’il n’en ont rien à foutre. « Il faut qu’il y ait un album Loko un jour ou l’autre ! » Je les ai pris au mot, je leur ai passé les morceaux et je leur ai dit : « écoutez les, et si vraiment vous pensez que je vaux le coup on en rediscute. » Ils sont revenus tout enjoués, en ayant sélectionné des morceaux. Je ne m’y attendais pas, je n’avais même pas calculé de budget, rien. On a fait un devis ensemble pour sortir l’album correctement, graphiste, clip, pressage, etc. Et ils m’ont suivi. À perte !

A : Tu es en train de m’expliquer que ce sont des rappeurs, fans de toi, qui ont cofinancé ton disque solo ?

L : Oui, exactement. Ils l’ont porté pour moi. Je n’ai fait que créer les morceaux et leur faire confiance. L’album ne serait jamais sorti sans eux et ça je leur dois. Ils m’ont aussi donné confiance en moi en tant que rappeur. J’ai essuyé une sale période avec Yonea où il estimait que le futur c’était le rap caillera et me poussait à être plus caillera dans le mien. Moi je ne comprenais pas ce qu’il me demandait, donc j’ai continué à faire des morceaux pas cailleras. Mais quand ton ami d’enfance se met à moins croire en toi parce que tu ne fais pas le son du moment, tu finis par douter de toi-même. Est-ce que je suis has-been, pas légitime ? J’ai continué à faire des titres pour le plaisir, mais mon seul public de l’époque, c’était les gens qui venaient au studio Néochrome. « Petites crasses entre amis », j’ai insisté pour qu’il soit sur le CD Néochrome. Personne n’y croyait, et finalement quand tu vois de quand ça date, ça ne se faisait pas tant que ça ce genre de son à l’époque.

Loko & Brasco - « Petites crasses entre amis »

A : Tu regrettes de ne pas avoir plus revendiqué ton côté MC ?

L : Non, c’est comme pour L’armée des 12 ou même Section Est, dont je garde un super souvenir mais où tous mes couplets ont été retirés suite à une embrouille entre Lynx et Rost. En tant que MC, j’ai vécu ce que je voulais vivre, c’est à dire kiffer le rap et me retrouver dans des ambiances mortelles en ayant des soirées mortelles entre rappeurs qui s’estiment. C’est une bonne chose de ne pas avoir eu un succès en tant que MC, parce que finalement, je suis quelqu’un de tellement entier que quand j’entame quelque chose, je suis à fond et j’oublie tout le reste. C’est Néochrome que j’ai fait à fond. Si j’avais fait rappeur à fond, je n’aurais sûrement pas ce métier aujourd’hui. J’aurais été un rappeur parmi d’autres pendant cinq ou six ans à coup d’un cachet concert par ci ou par là et j’aurais été en chien. Je préfère le prendre dans l’autre sens. Aujourd’hui, je peux me permettre de faire un concert en étant juste défrayé. C’est un week-end entre potes, on rappe, on rencontre des gens, et je kiffe à 200% car je n’en ai pas besoin pour vivre.

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  • dib,

    l’homme de l’ombre, loko, le magicien