Dé Larchiviste, passion et transmission
Interview

Dé Larchiviste, passion et transmission

En passionné et fin connaisseur, Dé Larchiviste met en valeur avec son label Larchiviste Records l’histoire du rap francophone. Mais il entend aussi contribuer à son futur.

Merci à Pacoje pour le scan du fanzine Rapresent.

En 2016, Dé Larchiviste lance Larchiviste Records avec un objectif clair : sauver de l’oubli des œuvres de rap francophone enregistrées mais jamais sorties, ou alors de façon très confidentielle. Et en 2020, Dé réalise un grand coup avec la parution de Sortir du tunnel, compilation de 1994 à la teneur historique et au casting grandiose qui n’était jamais arrivée dans les bacs. Un exploit qui ne doit pas non plus faire perdre de vue les multiples casquettes que le Franco-Suisse peut revêtir : en plus d’être un chasseur de trésors enfouis, Dé Larchiviste est également ingénieur du son, conseiller artistique et organisateur de concert, entre autres.

Parcours

Je viens de La Chaux-de-Fonds, à huit kilomètres de la frontière entre la France et la Suisse. C’est une ville de 40 000 habitants, mais un peu isolée. Je n’ai pas habité là-bas toute ma vie, je viens de Clermont-Ferrand à la base. Je suis arrivé en Suisse à l’âge de huit ans, dans la première moitié des années quatre-vingt dix, pour être dans une sorte d’internat, mais dans une école publique. J’y suis resté jusqu’à l’âge de quinze ans, puis j’ai eu mon premier boulot, qui m’a permis d’avoir mon propre appartement. J’ai découvert le rap français un peu avant d’arriver en Suisse. La première cassette que j’ai eue, c’était une mixtape de DJ James, la numéro 2 je crois.

Dans l’internat où j’étais, le hip-hop était omniprésent. La personne dont je partageais la chambre avait un cousin qui habitait New York. Tous les mois on avait un colis avec toutes les nouveautés. J’avais une platine dans la chambre, on passait des nuits blanches à écouter du son au casque alors qu’on avait école le lendemain. On kiffait Gravediggaz, Pudgee Tha Phat Bastard… Plus tard, on a fait des fugues pour aller aux concerts, on se faisait punir quand on rentrait et on n’avait pas le droit de sortir pendant quelque temps. J’ai vraiment vécu le truc à fond. Il y avait un mouvement, dont l’épicentre se trouvait à la gare de La Chaux-de-Fonds. Ça a commencé par le break : on traînait et on dansait là-bas. Ensuite on s’est passionnés pour les mixtapes et de manière générale pour le côté un peu vandale du hip-hop : on a commencé le tag, les trains… On était une bande de gamins, on faisait quelques conneries, mais rien de trop grave. C’est ce qui se passe dans toutes les villes en réalité. Puis mon frère jumeau est décédé, à quinze ans. Ça nous a foutu à tous un immense coup. On s’est vraiment réfugiés dans le son, ça nous a permis d’éviter la délinquance.

 

« Petit à petit, j’ai trouvé ma place là où il y avait un manque : le mixage, le mastering. »

Ce qui m’a vite passionné, ce sont les machines. Depuis tout petit j’étais là-dedans. On ne captait pas Skyrock, mais j’avais trouvé une technique pour l’avoir, ainsi que toutes les ondes hertziennes, en bricolant avec un câble et une prise électrique. J’ai aussi été beatmaker pendant un temps, même si pas grand-chose n’est sorti ; c’était surtout pour le plaisir. Petit à petit, j’ai trouvé ma place là où il y avait un manque : le mixage, le mastering. Aujourd’hui, je suis presque l’ingénieur du son officiel du label belge Back 2 da Source. C’était un kif, c’est devenu un petit gagne-pain. Je ne vis pas de ça, je suis polisseur en horlogerie à la base. Fin septembre, la boîte dans laquelle j’étais a fermé. Ça m’a permis de me concentrer davantage sur le son.

Quand tu es adulte, tu réalises tes rêves de gosse. C’est ce que j’ai fait avec Sortir du tunnel. Quand j’avais treize ou quatorze ans, avec mon frère on est allés à Paris. On avait fraudé le train ; à l’époque il y avait une ligne Neuchâtel-Paris. On est allés à Ticaret, on a dépensé tout l’argent qu’on avait en mixtapes. J’estime que dans l’histoire du rap français, des gens comme Dan n’ont pas été assez gratifiés. Je le regarde encore comme quand j’avais quatorze ans. J’étais impressionné à l’époque qu’il ne nous prenne pas de haut. Il nous a encouragés à nous investir dans le hip-hop, à croire en nos projets. Il nous a arrangés, il nous a ramenés à la gare. C’était chaud, tu pouvais te faire dépouiller. Les gens ne s’en rendent pas forcément compte mais c’était violent le hip-hop. Les soirées dégénéraient souvent, si tu avais des embrouilles avec quelqu’un tu savais que tu risquais de le croiser, il n’y avait pas quarante-mille soirées. Surtout en Suisse, tout le monde bougeait aux mêmes endroits : Neuchâtel, Lausanne, Genève… Chez nous c’était la montagne, c’était perdu, il n’y avait pas grand-chose qui se passait. Donc obligé de bouger, c’était notre vie. Parfois c’était le jeudi, le vendredi, le samedi et concert le dimanche. C’étaient des tournées incroyables.

Les mots de Dan et ses encouragements me sont restés. À seize ans j’ai organisé mes premiers concerts, j’y ai mis mon propre argent. Je considérais que demander des subventions, c’était trop facile, ça ne mettait pas en danger et tu pouvais te permettre de ne pas faire les choses à fond. De ce fait plus de la moitié des concerts en Suisse sont bâclés. Avec ton propre argent, tu vas réfléchir avant de dépenser, tu vas établir une stratégie. Ce n’est pas facile comme mode opératoire d’autant qu’en plus d’être garant de la salle et des artistes je suis également au son.

Avec Larchiviste Records, j’ai fonctionné de la même façon. Au départ j’étais sur Soulseek, où j’ai fait connaissance avec des mecs qui partageaient mon amour du rap francophone et des disques un peu méconnus. Après, j’étais sur le forum The French Connection, qui est fréquenté par des connaisseurs dans le même registre. Puis j’ai créé ma chaîne YouTube, Lost Underground. C’était il y a six ans. J’y mets des morceaux que je trouve bons, bien sûr, mais surtout qui sont rares et difficiles à trouver ailleurs. Je me suis souvent fait bannir pour des histoires de droits, c’est relou alors que je ne cherche pas à monétiser et que c’est uniquement pour partager des trucs rares. Ça m’a amené à trouver des alternatives à YouTube. En tout cas, j’ai pu constater qu’il y avait un peu d’engouement par rapport à ma démarche : des gens étaient intéressés, il y avait pas mal de partages. J’étais déjà dans le milieu, j’avais déjà organisé des concerts. Du coup, créer un label était un peu une suite logique, ça s’est fait assez naturellement. Au départ, mon idée c’était vraiment de sortir des pièces rares, des disques jamais sortis ou alors sortis de manière confidentielle. Depuis, j’ai étendu aux groupes autour de moi et donc à des projets actuels : je côtoie plein de rappeurs, ç’aurait été con de ne pas les faire profiter de ce que j’ai pu mettre en place.

Ma première sortie en 2016, Mat Twice, j’en ai vendu cent [NDLR : Mat Twice est un groupe de Mulhouse, pour plus de précisions voir l’interview de DJ Scribe]. Ce n’est pas grand-chose mais ça indiquait qu’il y avait quand même un public. C’était un début, une première étape. J’avais essayé de démarcher plusieurs groupes mais je n’étais personne, ça ne marchait pas, on me répondait : « ça peut le faire, mais je n’ai pas envie que tu te casses la gueule avec mon projet ». Scribe est un passionné de vinyle comme moi. J’avais déjà entendu les démos de Mat Twice, j’avais kiffé ce délire revendicatif façon Public Enemy. On échangeait des disques lui et moi, on s’entendait bien. Un jour je me suis lancé : « je suis chaud pour sortir Mat Twice en vinyle ». Cette première sortie, c’était quelque chose de magique, un aboutissement. Et on s’est pris au jeu. Suite à ça, j’ai organisé le concert de 2 Bal 2 Neg’ pour la tournée des vingt ans de 3x fois plus efficace. J’ai réuni Mat Twice pour assurer la première partie. J’avais réussi en quelque sorte à faire qu’ils se parlent de nouveau, vingt ans après. C’était marrant de les revoir ensemble après tout ce temps. C’était une putain de soirée mémorable. On a fait sortir tous les anciens pour l’événement, tous les mecs qui avaient entre quinze et vingt ans à l’époque. C’était aussi l’occasion de fêter la première sortie de mon label.

De fil en aiguille, je suis entré en contact avec Krom alias Sentinelle Urbaine. Il a été membre fondateur de Soul Choc, d’Ex-Nihilo ainsi que d’Originales Grosses Crapules, collectif dont faisaient partie Les Spécialistes, entre autres. C’est également lui qui est en grande partie à l’origine de la compilation Bastion. Comme il avait des contacts en Île-de-France, il a donné de la visibilité aux groupes du disque. Il a aussi bossé avec Emmigrands, des mecs qui rappaient en anglais et en français et qui étaient proches de Napoleon da Legend. Il est de Vitry, mais il passait ses weekends du côté de Nantes et d’Angers. Il était ami avec DJ Doze, qui est de Paris mais qui à l’époque était joueur de foot professionnel à Laval. Donc il traînait dans ce coin-là, chaque semaine il ramenait du matos pour qu’ils puissent enregistrer et répéter. C’est la même génération que Dan, les cheveux gris du rap français. [Rires]. Je suis allé le voir une première fois pour faire connaissance, on a bien accroché. On a sorti la Démo Psychiatric Flow Tape de Soul Choc : tous les titres qu’il y a sur cette démo tu peux les retrouver sur une vidéo d’une première partie d’IAM à Angers en 1994, disponible sur YouTube. Plein de gens qui étaient là avaient été marqués par la prestation de Soul Choc. Des personnes m’ont contacté pour me dire « c’est les titres qu’on avait entendus ce jour-là mais qui n’étaient jamais sortis ! » Le groupe avait complètement changé de forme ensuite, avec notamment l’arrivée de Prince d’Arabee. Tu le vois d’ailleurs sur la vidéo du live, il est là comme guest, il est tout jeune.

Comme Soul Choc a plu à beaucoup de gens, on a donc enchaîné avec Chronophagie Phonck, la cassette d’Ex Nihilo, qui avait été sortie à l’époque mais de façon très confidentielle. Elle était très recherchée par les collectionneurs. On l’a sortie en vinyle, c’était leur but à l’époque mais ils n’avaient pas les moyens de le faire. Dans les deux cas, Krom a contacté ses vieux potes pour leur demander leur accord et ça s’est fait. C’étaient des groupes dont les membres étaient vraiment liés d’amitié, mais ça s’est cassé du jour au lendemain, souvent pour des histoires d’ego. Le plaisir de mon taf c’est ça aussi, renouer des amitiés brisées il y a vingt ans. Krom m’a vraiment permis de mieux faire connaître mon travail et j’ai également pu faire connaître quelques artistes suisses hors de nos frontières.

Sortir du tunnel

Je me souviens d’une émission où Jean-Pierre Seck interviewait Dan sur l’époque de Ticaret. Ils évoquaient notamment la compilation Sortir du tunnel. À l’époque, elle avait fait du bruit à Paris. Il y avait des copies de certains morceaux qui circulaient, apparemment des groupes se sont servis des enregistrements comme cartes de visite pour apparaître sur d’autres compilations. Un jour Krom m’envoie de vieux morceaux qu’il avait retrouvés sur une cassette et je me dis direct : « Putain, c’est la compil de Dan qui n’est jamais sortie ! » Krom m’explique que Dan et lui traînaient ensemble à l’époque et qu’un jour ils sont allés récupérer une cassette que Dan avait laissée chez Virgin. Avec Moda, ils devaient sortir une compilation chez eux. Le projet était tombé à l’eau, mais Moda saoulait Dan pour qu’il aille récupérer la copie qu’ils leur avaient donnée à écouter. Ils reviennent, ils mettent la cassette dans l’autoradio, ils discutent et Dan oublie la cassette dans le lecteur. En fait, c’était la seule copie complète qui existait de Sortir du Tunnel.

Quand Krom me fait tout écouter, je dis direct « il faut que ça sorte ça ! » Krom me dit qu’on n’arrivera jamais à la sortir, que ce n’était pas possible. Moi dans ma tête, je me dis : « on essaie déjà de convaincre Moda et Dan, puis on voit ». Ça devait faire vingt ans que Krom et Dan ne s’étaient pas parlé, il a réussi à le convaincre, puis Moda également. De fil en aiguille, tout se met en place. Après, vient le côté technique. C’était une vraie mission. D’abord, il fallait retravailler le truc pour pouvoir le faire écouter à Dan. La bande est vieille et légèrement fripée par endroit, sur le titre de La Longue Posse, il manque un petit bout du couplet de Moda. Ailleurs, elle s’est élargie, nous avons dû trafiquer un truc pour pouvoir la réécouter. Ensuite, on réextrait la bande avec le meilleur lecteur de cassette au monde, le Nakamichi 1000ZXL. Ça nous a permis d’avoir une bonne qualité. Il faut comparer avec ce qui avait été fait à l’époque dans le studio de Ticaret : si tu écoutes le maxi de Moda et Dan, Ça se passe comme ça, tu remarques que la qualité de la compilation est meilleure. Pourtant, c’est la même année, la même table de mix, le même gars derrière, Dan. On a remasterisé une première fois, pour pouvoir avoir une première écoute convenable. Vu l’ampleur du projet, j’ai sollicité tous les plus gros ingés son que je connaissais pour qu’ils m’aident à rendre la cassette écoutable. J’ai même dû payer pour des essais, mais rien n’était concluant. Je ne voulais pas que ça sonne 2020, je voulais le son de l’époque. Au final, c’est Krom et moi qui avons fait le boulot. J’ai envie d’insister là-dessus : ce serait injuste de prendre toutes les louanges, le rôle de Krom a été énorme. C’est quelqu’un qui a toujours œuvré dans l’ombre, qui est resté en retrait. Que ce soit avec Soul Choc, avec Ex Nihilo, etc…Il n’a pas eu le succès qu’il méritait, il reste quasi inconnu du public. Mais c’est une légende et les mecs du milieu savent qui il est.

« C’était une évidence qu’il fallait que Sortir du tunnel sorte, ça ne pouvait pas rester de côté.  »

Dans un fanzine, Rapresent, Dan parlait de cette compilation. Il y avait une image à côté, qui était le projet de cover. Dan nous a expliqué que les pochettes avant et arrière avaient été faites mais que tout était perdu. Je voulais demander à Mode 2 de faire la cover, mais je me suis dit que ça allait s’ébruiter et que du coup tout le monde allait savoir que le disque allait sortir. Notre but c’était de lâcher une bombe atomique par surprise, alors que personne ne s’y attendait. En discutant avec Pacoje Cassette nous avons fait appel à un autre graffeur, Persu OCT, qui a tout de suite été emballé par l’idée. Je lui ai dit ce dont je me souvenais de la pochette et il est parti de ça.

On devait sortir le disque avant le premier confinement [NDLR : en janvier 2020], ça a pris du retard. C’est compliqué, quand tu as un projet comme ça qui dort, que tu ne peux rien dire… D’ailleurs je l’ai vu quand j’ai annoncé la sortie, d’habitude j’ai une cinquantaine de personnes qui me suivent, là j’avais quatre-cent colis à gérer d’un seul coup ! Comme je suis à côté de la frontière et que la majorité de mon public est français, je traverse la frontière pour aller à La Poste et faire mes livraisons. J’y vais une fois à deux par semaines depuis cinq ans, mais je n’avais jamais eu autant de disques à envoyer. C’est cool, ça m’a permis d’attirer plus de lumière sur ce que je fais.

Je me souviens de cette émission où Dan disait « c’est mort ça ne sortira jamais, on n’a plus les bandes ». Je me disais « j’espère qu’on aura l’occasion d’écouter ça un jour ». Mais je n’imaginais pas que ce serait moi qui le sortirais. Dans l’émission, il parlait surtout du premier couplet de Booba, mais franchement tous les titres sont des boucheries. Le deal à l’époque c’était que tout le monde laisse ses droits, à condition que ça sorte rapidement. Le projet a été abandonné, puis tous les titres sont tombés dans l’oubli, à part quelques-uns que Dan a mis sur une mixtape. Mais la qualité était moyenne, c’était nettement moins propre que sur la version qu’il avait donnée à écouter à Virgin Selon eux justement, ce n’était pas assez travaillé. Effectivement, quand tu compares avec Musiques inspirées de La Haine, ce n’est pas le même niveau. Mais c’était fait à la maison par un mec qui ne connaissait pas grand-chose à la technique, qui n’était pas ingé son. Dan s’était débrouillé comme il pouvait et franchement le résultat est bon. Ils ont réussi à écrire l’histoire du rap en France malgré tout. Je voulais rendre hommage à Dan pour ça, en sortant le disque. C’était la première compilation de rap indépendant en France. Fabe venait juste de sortir son premier maxi, il représentait La Longue Posse avec Sléo, c’est le seul et unique titre où tu l’entends dire ça à ma connaissance.

La plupart des artistes présents sur la compilation Sortir du tunnel m’ont remercié. Des mecs comme Les Sages Po’, Inspector L, Le Chimiste… Pour l’histoire c’était trop beau. Il y avait une énergie incroyable dans cette cave. C’est ce que j’ai ressenti en écoutant pour la première fois la cassette. Tu vois le résultat : « Le Ghetto » de Different Teep & Ideal J, ils l’ont refait sur vinyle en 1995, mais le son n’a rien à voir, la basse est mal placée, il a moins de saveur que la version de la compilation. C’était une évidence qu’il fallait que ça sorte, ça ne pouvait pas rester de côté. Surtout que c’étaient les débuts pour beaucoup de ces artistes, ils n’étaient personne à cette époque, ça me fait plaisir d’avoir pu rendre tous ces titres disponibles. C’est une belle histoire qu’on raconte. Ma vision du hip-hop, c’est ce que tu entends dans Sortir du tunnel. Tu écoutes et tu comprends que ça vient du cœur, que les mecs ont tout donné parce que c’était une opportunité pour eux, qu’ils ne savaient pas s’ils auraient d’autres occasions de se faire entendre.

Projets

Aujourd’hui j’ai vraiment plein de projets, ça part dans tous les sens. Là, avec d’autres passionnés de vinyles, on a réussi à retrouver la qualité des plaques de l’époque. Tu prends une galette sortie à notre époque, même les miennes, et tu compares avec une autre de 1997 ou 1998, tu verras que le son était meilleur, plus dynamique. Ton mastering peut-être bon, ça manque quand même de punch. C’est une histoire de standards qui ont changé. Là, j’ai la possibilité de faire moi-même les lacqués et les DMM, d’améliorer la qualité du son. Un pressage correct, avec une bande qui va jusqu’à la fin. Vers le macaron, il y a la possibilité d’ajouter un son, tellement il y a de la place. J’ai réussi à fabriquer des plaques qui permettent de faire ça. Je vais me lancer dans la production de vinyles pour les indépendants. Beaucoup de gens sont sur le marché, mais on garantit la qualité, comme à l’époque. On est à l’aboutissement de cette aventure. On a commencé à démarcher, une maison de pressage est prête à travailler avec nous. Ça se met en place, c’est cool pour l’avenir des indépendants. Un pressage c’est cher, le but c’est de privilégier la qualité en restant sur des prix abordables. Dix balles par pièce à cinquante exemplaires, c’est honnête. Les labels avec qui je bosse sont intéressés, plus les copains, les copains des copains… L’objectif c’est aussi de sortir des packagings qui ne soient pas trop calibrés, de permettre au client de choisir ce qu’il veut. Je pense qu’on peut se démarquer par la qualité du produit. C’est ce qui fait que j’ai réussi à avoir des gens qui me suivent : j’ai toujours cherché à privilégier la qualité. Et sortir ses propres vinyles, de l’enregistrement jusqu’au produit final, c’est kiffant.

Côté musique, le plus dur pour moi c’est de convaincre les rappeurs français que ce qu’ils ont sorti était bien et qu’à leur échelle, ils ont marqué leur époque. Avec les Américains, c’est plus facile. Les Français, on dirait qu’ils ne sont pas sûrs de ce qu’ils font pour beaucoup. Quand tu leur parles de ce qu’ils ont sorti par le passé et que tu as kiffé, ils te prennent souvent pour un fou. Personnellement, j’aimerais bien qu’on vienne me voir en me disant : « j’ai fait ce disque il y a vingt-cinq ans, j’aimerais que tu le ressortes ». Malheureusement c’est souvent moi qui noue le contact puis fais les démarches pour sortir un projet. J’ai eu la possibilité de sortir des bons disques, mais qui à mon sens ne rendaient pas totalement hommage aux talents et aux parcours des artistes. Il y a deux-trois trucs que j’ai en tête également, genre le premier Hocus Pocus, mais les mecs font les morts. La démarche que j’ai avec les gens avec qui je bosse, c’est juste de se faire kiffer. S’il y a des prises de tête, on arrête. Là, il y a le projet de La Matière qui sort aujourd’hui même, on fait une émission spéciale sur Pacoje Radio tout à l’heure [NDLR : l’entretien s’est déroulé en partie le 20 novembre 2020]. Je l’ai entièrement mixé et masterisé. Ils font partie du collectif ADK Crew, des graffeurs vandales qui défonçaient des métros. Ils se sont mis au rap au début des années 2000, ils ont sorti quelques maxis vinyles. Je vais aussi ressortir une compilation qui date de la fin des années 1990. Je pense que beaucoup de provinciaux vont kiffer, il y a des gars qui ont marqué leur époque dessus. Ils avaient déposé cinquante CD à la FNAC, j’ai réussi à en récupérer un exemplaire et à les convaincre de ressortir ça. Je n’en dis pas plus pour l’instant.

ADK Crew - « ADK Crew » (2001)

Pour la collaboration de mes rêves, je te dis ce que j’ai dit à mes potes : franchement, si je fais un truc avec Mysa, je pourrai arrêter le rap tranquille. [Rires] Dans le dernier album de La Brèche, un groupe que je produis, on a repris son titre « Si ça sort dans 10 ans » pour lui rendre hommage. Il avait plus ou moins arrêté le rap… Mais quand tu as évolué dans ce milieu, tu as un besoin, tu vas t’arrêter une année ou deux pour te remettre en question, mais tu ne lâcheras jamais vraiment. Surtout lui, qui a une telle profondeur dans le discours et l’écriture. Là il a sorti un titre avec Demi Portion il y a quelques temps. Pour remonter encore plus loin dans le temps, je rêverais aussi de sortir un disque de la Fonky Family. Ils ont plein d’inédits. Mais il y a des questions de droits… Pareil pour La Cliqua, je crois qu’ils ne peuvent plus utiliser leur nom. Même si tu peux toujours trouver une entourloupe… Il y a ces histoires juridiques et le fait de réussir à convaincre les artistes. C’est fatigant et parfois ça me fait de la peine. Ce que tu as fait a marqué une génération, mais tu n’es pas convaincu par l’opportunité de ressortir tes vieux morceaux… Mais j’ai plein d’idées. Fabe par exemple, je sais qu’il a enregistré des tonnes de morceaux qui ne sont jamais sortis. Mais là c’est quasi impossible à faire, donc j’essaie de me rabattre sur des projets plus réalistes. Après Sortir du tunnel, très honnêtement ça va être difficile de viser plus haut.

J’ai aussi la possibilité de travailler avec Mysta.D, qui m’a été présenté par Krom. D.Abuz System, ça a marqué mon enfance. Mysta.D avait tellement d’avance dans les instrus à l’époque… Donc quand je le rencontre vingt ans après, je suis impressionné. Quand il te fait découvrir ses sons, qu’il te raconte ses anecdotes… Tu as connu cette époque-là, mais eux l’ont vraiment vécue, c’étaient les grands, c’étaient eux qui faisaient les choses. Aujourd’hui, je suis flatté quand Mysta.D suit ce que je fais et qu’il m’en dit du bien. Quand un mec comme ça me félicite, qu’est-ce que je pourrais vouloir de plus ? Même avec une interview de Cachin, je ne serais pas aussi satisfait… [Rires] Les mecs de la Scred qui soutiennent tout ce que je fais, c’est incroyable. C’est que du kif. Ma réussite c’est ça, être reconnu par mes pairs. Avoir l’attention des autres, ce n’est pas évident. Mais quand ils te l’accordent, il faut leur montrer que tu la mérites.

La Brèche - « 10 ans plus tard » (2020)

J’arrive à fédérer de plus en plus : la semaine passée, un mec de Genève actif depuis longtemps est venu chez moi pour discuter de projets communs. L’année dernière, Mig-l de Flip Prod de Spitch de 18Sang C sont venus me voir pour que je mixe leur album. Pour nous, 18Sang C c’était une référence. Ils arrivaient à faire parler d’eux, mais contrairement à Double Pact ou Sens Unik ils étaient indépendants. Le jour où je les ai vus toquer à ma porte, j’étais vraiment ému. Je bosse avec des mecs de Genève, de Lausanne, de Vevey, de Montreux… J’ai réussi à avoir un petit impact sur la culture hip-hop en Suisse, à créer des ponts entre certains groupes. À force d’organiser des concerts, de sortir des projets, j’ai réussi à créer un petit réseau, ça va plus vite maintenant. Au départ c’était compliqué, il fallait y croire et expliquer mon délire aux gens, les faire adhérer. Avoir un petit nom dans le milieu, ça facilite les choses, en Suisse en tout cas. Quand tu arrives à t’exporter, on te prend davantage au sérieux. Pour en avoir discuté avec des artistes parisiens, c’est un peu pareil là-bas : tu franchis un palier quand tu commences à faire des concerts en province, ou que tu as collaboré avec des artistes établis.

Aujourd’hui, ça progresse et on va bientôt voir les résultats. Ça me fait penser à cette époque où il y avait beaucoup d’engouement autour du rap belge. Le mouvement nous a donné des repères. Ça nous a permis de côtoyer des gens différents, mais avec un centre d’intérêt commun. Cette diversité, ça nous a enrichis. On avait treize ou quatorze ans, on traînait avec des gars plus âgés. C’étaient nos grands, ils nous surveillaient, ils nous empêchaient d’aller trop loin. J’ai essayé de transmettre ça et je suis content de voir que ça se perpétue. J’ai monté un studio à côté de chez moi, j’y suis de temps en temps mais ce sont surtout des mecs de ma ville qui le gèrent, ils s’occupent de petits jeunes. Aujourd’hui, je vois plein de gamins qui sont très motivés, des garçons comme des filles. Il faut leur donner des opportunités, même si dans le contexte actuel c’est compliqué de se créer un public. C’est ce qui me motive en premier lieu, que bosser avec moi constitue un petit tremplin. Ce que je dis aux jeunes c’est : « fais travailler ton âme, ça se ressentira dans ta musique ». C’est une passion, un état d’esprit. Il n’y a rien sans collaboration. C’est le partage avant tout. Les gens s’imaginent beaucoup de choses, mais les vraies valeurs sont humaines. L’argent, ça doit rester un moyen, pas une finalité. En Suisse, il n’y a pas trop d’argent dans le rap, les valeurs sont restées intactes. Double Pact, Sens Unik, ils ont percé parce qu’ils avaient des contacts. Mais sinon, il n’y a pas de budget pour le rap en Suisse. Tes projets, tu les finances toi-même, et chacun d’entre eux est une aventure humaine. Quand on écoutait du rap en étant adolescents, nos parents nous disaient « c’est un phénomène de mode, ça va durer deux ou trois ans ». Vingt-cinq ans après, le rap est toujours là et aujourd’hui ce sont même nos parents qui finissent par en écouter.

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1 commentaire

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  • jeanjean,

    bravo pour les sorties vinyl l’archiviste!