La Rumeur
Interview

La Rumeur

Un an après la sortie de leur premier album, La Rumeur est plus que jamais au centre de questionnements. Réédition, apparitions télévisées, procès à venir, rapports avec la presse : autant de points sur lesquels ils nous semblaient opportuns de s’arrêter, à l’occasion de leur concert à Bourgoin-Jallieu.

Abcdr : Pourquoi avoir accepté aujourd’hui une interview dans Radikal, alors que vous l’aviez refusée à la sortie de l’album ?

Ekoué : Premièrement, depuis qu’Olivier Cachin et Thomas Blondeau travaillent dans ce journal, ça s’est largement amélioré. C’est-à-dire qu’au niveau des interviews, il y a un certain parti pris. Ils prennent aussi certains risques, avec notamment des couvertures comme Gang Starr ou The Roots, qui sont des choix assez courageux, contrairement au choix de mettre des gros trusts français bombardés partout. Gang Starr, c’est pas le groupe le plus vendeur en France, mais qualitativement, c’est un groupe extrêmement Hip-Hop. On a des affinités artistiques et humaines avec Cachin et Blondeau, donc on a pris ce risque-là. Deuxièmement, je sais qu’ils ont aujourd’hui des petits ennuis par rapport à leur rubrique graff. On leur a complètement daigné le droit d’avoir une rubrique graff dans le magazine. On considère que ce n’est pas normal, quel que soit le support, parce que le graff, c’est avant tout les balbutiements de cette culture. Donc, ce n’est pas normal qu’on leur enlève ce droit-là.

A : Pourquoi avoir sélectionné les interviews que vous donniez, à la sortie de l’album ?

E : A l’époque, le rédacteur en chef de Radikal était un gros imposteur. Groove, c’est trop de la merde, il n’y a pas moyen de parler avec ces fils de putes. RER, je t’en parle même pas. Ce qu’il restait, c’était Real, parce que c’est un excellent journal. A notre sens, il est très proche, en terme de créativité, de ce que produit le vivier underground comme talent. Je trouve le contenu adulte et qui va dans le sens de mes convictions. Le reste…

A : Tu ne mentionnes pas Get Busy ?

E : Aujourd’hui, en terme de hip hop, Real est le journal le plus satisfaisant. Voilà, point.

A : Vous êtes invités à l’émission de Thierry Ardisson, Tout le monde en parle, qui doit être diffusée le 7 juin. Sachant que l’émission est montée, et non en direct, ne prenez-vous pas un risque de ne pas contrôler la diffusion de vos propos ?

E : Le Hip-Hop est basé sur une prise de risque. Aller à la télé, ce n’est pas ce qui nous enchante le plus, mais aujourd’hui, La Rumeur se trouve dans une situation délicate. On a tous les syndicats néo-fascistes de la police sur le cul. Sarkozy a écrit une lettre de sa main, expliquant qu’il comptait faire de cette affaire un exemple, parce qu’il considère qu’on est dans un État de droit, et qu’il est interdit de tenir certains propos. Donc, aller vers les média, c’est faire connaître l’injustice dont on est victime. Et c’est aussi une manière se protéger. Après, des émissions montées, tu n’as que ça. Aucune des émissions qu’on a faites n’était en direct : celle de Paul Amar, le JDM, le JBN, le Contre journal, celle de Guillaume Durand, le reportage de Philippe Roizès, etc… Si le type veut nous défoncer au montage, il peut le faire, il est chez lui ; on en est conscient. Maintenant, on va essayer d’arriver avec un contenu digne de notre démarche et de nos convictions, pour limiter la casse, voire faire une prestation tout à fait satisfaisante. C’est une émission qu’on prépare. Après, Tout le monde en parle, ça fait partie des rares émissions que je regarde. J’ai pu me retrouver face à des points tout à fait sérieux. Je pense à Thierry Meyssan, à celui qui a dénoncé la machination qu’il y a eu en Irak, à l’intervention d’une des dames d’Act Up, qui était venue clasher Ardisson en direct, même s’il l’a coupé au montage. Mais si Thierry Ardisson émet le souhait de nous recevoir, on espère que c’est pas pour nous niquer. Maintenant, on n’a confiance en rien, donc on attend de faire l’émission, et on verra.

A : Concernant les média, quelle est la limite à ne pas franchir ? Après Tout le monde en parle, vous seriez prêt à aller chez Ruquier, par exemple ?

E : Comme on le dit dans l’interview pour Radikal, on n’a pas la prétention de bouleverser l’establishment. On a réussi à faire parler de nous sans les média, et surtout sans la télé. Je ne mettrais pas sur le même plan l’émission d’Ardisson, où j’ai pu y voir des Thierry Meyssan ou des Jacques Vergès, et les conneries de Ruquier et consorts, ce n’est pas du même acabit. Si Ardisson nous offre l’opportunité d’alerter l’opinion publique de ce qui nous arrive, c’est évident qu’on va y aller. On ne l’a pas fait avant, parce qu’on ne s’en sentait pas capable. Avec le temps, on a mûri notre réflexion, on a fait des concerts devant 20.000 personnes. Je pense qu’on est plus à même d’affronter ce genre d’émission. Maintenant, on ne sait pas comment on va en ressortir. Par exemple, on doutait à l’idée de faire Le contre journal, parce qu’on place Karl Zéro et Thierry Ardissson sur le même plan. Hamé y est allé. De notre point de vue, on considère que sa prestation a été remarquable. Et remarquée. Si on a la possibilité de faire des interventions chirurgicales de cet acabit-là dans des émissions correctes, on ira. Aux heures de grandes écoutes, le paysage audiovisuel français est assez grave. Des émissions à caractère de débat sur le service public, à part celles de Fogiel et Ardisson, j’en connais pas. Il fallait choisir une des deux, on a choisi la seconde. On n’y voit aucune forme de compromission en soi. On considère que c’est de notre intérêt d’alerter l’opinion publique. Et ce n’est pas seule chose qu’on fera. On compte faire des concerts de soutien. On compte faire des conférences, activer les réseaux qu’on a en banlieue, pour se servir de ce problème-là pour parler des violences policières. Les problèmes avec les flics, ce n’est pas la première fois qu’on en a, mais c’est la première fois que ça va aussi loin. Et il faut savoir qu’on n’aurait jamais eu de plaintes des flics si Skyrock n’était pas venu déposer nos propos sur le bureau du procureur de la République. Quand on cogne sur Skyrock ou sur la police, c’est qu’on en est nous-mêmes les victimes. Les embrouilles avec les flics, je m’en passerais volontiers. Mais soit on décide de faire tête basse, de ramasser nos couilles et de dire : « Pardon, M. le ministre, on ne recommencera plus« , soit décide de leur rentrer dans le lard. Et là, le seul moyen, c’est d’alerter un minimum l’opinion publique. On est directement concerné : ce n’est pas que la maison de disques qui paiera l’amende. Les attaques sont nominatives : Hamé de La Rumeur, pour avoir écrit l’article, et le PDG d’EMI, pour l’avoir fait paraître. Les deux devront sortir de l’argent de leur poche. Cette affaire-là est sérieuse. Si certains voient une compromission dans le fait de vouloir la médiatiser, on n’est pas là pour leur faire changer d’avis. Mais aujourd’hui, on n’a pas le choix. On a envie de dire qu’il se passe des choses dans ce pays, parce que personne n’est foutu de le dire. Skyrock, on continuera de les insulter.

A : Au Contre journal, à propos du conflit irakien, Hamé présentait son point de vue, à savoir de soutenir le gouvernement de Saddam Hussein, d’une manière qui donnait l’impression de vouloir avant tout choquer les gens…

E : On a choqué Karl Zéro, ça ne veut pas dire qu’on a choqué les gens. Par rapport à ce conflit, les média aimeraient qu’on leur dise ce qu’ils veulent entendre : dénoncer la politique unilatérale des américains, et présenter Saddam Hussein comme un méchant qui traumatise son peuple. Donc, il faudrait tous être derrière l’étendard de Chirac, qui devient colombe de la paix et défenseur des droits de l’homme et de certaines valeurs universelles. Ce n’est pas un point de vue qu’on adopte. On considère que si Saddam Hussein était au pouvoir, c’était pour servir des intérêts, aussi bien français qu’américains. Donc, nous sortir que c’est un dictateur, c’est un argument un peu court, un peu trop facile. L’Irak, c’est un pays seul face à des pays armés jusqu’aux dents, qui sont venus lui spolier de son pétrole, dès l’instant où Saddam Hussein avait comme optique de nationaliser ces richesses. Qu’il ait perpétré des massacres, c’est une question que je suis obligé d’évacuer, dans la stricte période du conflit, parce qu’aujourd’hui, c’est lui et son peuple qui sont dans la position de victime, et pas l’inverse. En plus, j’aimerais qu’on me cite un chef d’État qui n’a pas de sang sur les mains. Saddam Hussein a peut-être commis des génocides, mais M. Chirac qui passe pour la colombe de la paix, ça ne nous fait pas oublier les chambres noires d’Omar Bongo, le génocide rwandais ou les rapports avec Eyadéma au Togo. Sachant que la France entretient des liens tout à fait cordiaux et étroits avec des dictateurs qu’elle a elle-même installés et nourris, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité. Donc, non, ce n’était pas par provocation. On soutient la résistance civile et la résistance militaire irakiennes dans ce conflit. Enfin, le conflit irakien existe depuis 1993. Et on n’a pas vu de mobilisations internationales pendant tout ce temps. Les américains ont voulu rafler le gâteau, d’autres puissances occidentales n’y ont pas trouvé leur intérêt, et la crise irakienne s’est révélée être un conflit entre impérialistes.

« Au-delà des circuits underground, La Rumeur est un groupe qui commence tout juste à éclore. »

Ekoué

A : Hamé a écrit un morceau à ce sujet, ‘A minuit l’égorgeur’. Pourquoi faire simplement un couplet acappela sur scène, alors que le morceau est prêt et que vous avez l’instru ?

E : Pour la simple raison que ce n’est pas un morceau adrénaline. ‘Premiers sur…’, c’en est un. Il est vieux de neuf mois ; on l’a fait en réaction à la plainte pour incitation au meurtre que Skyrock nous a collé au cul. Après, je considère qu »A minuit l’égorgeur’ est un texte qui a été écrit avec beaucoup de soin. Donc, pour ceux qui n’ont pas pu écouté ce morceau avant, on préfère faire le morceau acappela pour le mettre en avant. Une fois que le morceau sera sorti, c’est évident qu’on le jouera instru et paroles.

A : Ce morceau fait partie de ceux qui seront rajoutés lors de la réédition de L’ombre sur la mesure. Pourquoi ne pas sortir les quatre nouveaux titres sur un maxi à part ?

E : Les quatre nouveaux titres seront sur un maxi. On ne va pas se foutre de la gueule du monde. On ne vas pas refaire acheter l’album à ceux qui l’ont déjà, c’est complètement ridicule. Donc, on a prévu la sortie d’un maxi vinyl quatre titres pour ceux qui ont déjà l’album, et la réédition de l’album en rajoutant ces quatre titres, pour ceux qui le découvrent. Aujourd’hui, La Rumeur, c’est un groupe qui vend plus de 35.000 disques. On avait une mise en place de 18.000 au départ : on l’a explosée. Et ensuite, on en a pressé 5.000 par 5.000. Mais il s’est avéré que ce fonctionnement au compte-goutte pouvait être complètement préjudiciable, donc on a pris l’initiative de réinjecter 10.000 disques dans le mois, en y ajoutant les nouveaux morceaux.

A : Cette sortie des quatre morceaux sur vinyl a moins été mise en avant que l’annonce de la réédition, ce qui a provoqué pendant quelques temps un doute quant aux propos que vous aviez tenus par rapport à l’aspect mercantile des rééditions…

E : J’ai pas le souvenir d’avoir tenu ce genre de propos. Si ça a été le cas, c’était dans un contexte particulier. C’est évident qu’une réédition putassière où il s’agit de baiser le public, en occultant l’aspect vinyl, c’était hors de question. Après, la réédition sort le 10 juin, les gens verront bien qu’on sort aussi le vinyl. On ne va pas partir en croisade marketing pour annoncer qu’on sort les deux, ça coule de source. Avec le contexte catastrophique dans lequel se retrouve le rap, on aurait vendu 18.000 disques, ça aurait déjà été une bonne chose. Il s’avère qu’on a doublé ce chiffre. Donc on se doit de réinjecter des disques dans les bacs, pour un public qui ne nous connaît pas. Parce qu’au-delà des circuits underground, La Rumeur est un groupe qui commence tout juste à éclore. Imposer notre album et la sortie de ce vinyl dans une multinationale, c’est un défi qu’on s’est donné et qu’on a forgé dans l’underground.

A : Avez-vous rencontré des obstacles inattendus depuis que vous êtes signés en tant qu’artistes chez EMI ?

E : On est resté quatre ans en indépendant. On a vendu plus de 10.000 exemplaires de chaque volet, plus L’entre-volet. On a fait des scènes partout en France, parfois dans des conditions dérisoires. Donc, il n’était pas question de laisser cet héritage-là à la porte de la major. On avait suffisamment d’arrières pour affronter la réalité d’une multinationale. Quand l’album est arrivé, ils se le sont pris dans la gueule et l’ont considéré comme un ovni. Ils trouvaient les propos extrêmement violents par rapport à la France coloniale et à la police, et pensaient que c’était un album dangereux, qu’ils n’avaient pas l’habitude de travailler, parce que les produits qui sortent en major sont habituellement facilement empaquetable. On leur a dit que l’album sortait tel quel ou ne sortait pas. On a pris nos précautions, comme par exemple le bip sur ‘A 20.000 lieues de la mer’. Si le maire d’Élancourt nous tombait dessus, ça nous faisait beaucoup d’ennuis (surtout pour nos parents), donc, ça ne servait à rien de surenchérir. Après, pour des morceaux comme ‘Je connais tes cauchemars’, c’était quitte ou double. Soit ils nous tombent sur la gueule à la sortie de l’album, soit on s’en sort plutôt bien. Des obstacles, il y en a forcément. Ils auraient préféré avoir des mecs doux comme des agneaux, mais ils ont tout sauf ça. Ils ont des procès qui arrivent. Le groupe commence à prendre de la notoriété sur un registre qui n’est pas celui de la fête, la joie et la bonne humeur. Ils ont fait ce contrat juridique et tacite avec nous que c’est nous qui allons faire ce qu’on veut avec leur argent et non l’inverse.

A : Donc, pas de mauvaises surprises de votre côté ?

E : Non, on en a même eu des bonnes. La personne qui s’occupe de notre promo sait exactement travailler le groupe et dans quel circuit l’insérer. On est plutôt satisfait par rapport à ça.

A : Vous avez quelle position par rapport aux groupes indépendants qui se font aussi consensuels que les groupes signés en majors ?

E : Comme on a coutume de le dire, la première des indépendances, c’est de mener à bien ses projets et de défendre ses convictions. L’indépendance juridique, ça vient après. On était indépendant, peut-être par dépit, mais on l’assumait tout à fait car ça nous a permis de nous forger dans l’ombre. En essayant de tenir tes engagements lorsque tu passes de l’underground à une major, c’est là que tu vois si le groupe a une personnalité et de réelles valeurs indépendantes. Notre rapport au média, notre façon de travailler et notre rapport à la scène sont des démarches alternatives et indépendantes, de fait. Les indépendants qui veulent pleurnicher à la porte de Skyrock en demandant : « Passez-nous parce qu’on est indépendant« , on n’en a rien à branler. Il existe de vrais indépendants en France, mais pour certains, c’est un concept marketing.

A : Dans son morceau ‘J’t’emmerde’, MC Jean Gab’1 s’adresse à Sheryo en tenant des propos qui pourraient vous concerner : « Pour les pseudo-indépendants, signés en maison d’skeud, S.H.E.R.Y.O, rap d’immigré à bon dos, tu défies p’t’êt’ X-or, c’qui f’ra pas d’toi un cador, king de la récup’ et sans réput’, ta révolution c’est Virgin, le pognon ». Vous l’avez pris comme une critique ?

E : Il ne s’adresse pas à nous. Il a un différend avec Sheryo, ils le règleront comme des bonhommes. Sheryo n’est pour l’instant pas là pour en parler. Après, je crois que ce titre est assez anecdotique. Il faut savoir qu’aujourd’hui, Sheryo n’est plus chez Virgin, puisqu’il s’est fait lourder après l’affaire d’Akhenaton. Il est sans contrat parce qu’il voulait garder ses convictions debout. Et Sheryo n’a jamais eu la prétention de brandir l’étendard de rap de fils d’immigrés. Rap de fils d’immigrés, c’est un concept qui appartient aussi bien à Sheryo qu’à Casey, Less du Neuf ou La Rumeur. Gab’1, c’est quelqu’un que je connais, et je sais qu’on s’apprécie mutuellement. Je peux d’ores et déjà vous dire que son album est de haute tenue et qu’on l’apprécie. C’est très loin du morceau ‘J’t’emmerde’. Ce sont des textes intimistes, bien écrits, bien rappés, et en indépendant. Ce qui nous a réconcilié avec le personnage, c’est le contenu de son album ; le morceau ‘J’t’emmerde’, on n’en a rien à foutre.

A : Peux-tu nous dire plus sur la situation actuelle de Sheryo, à qui vous témoigniez votre soutien à la fin de l’interview de Radikal ?

E : Il est en prison depuis trois mois. Il sortira cet été. C’est pour ça qu’il fait peu parler de lui.

A : Il est en préparation de son album ?

E : Oui. Avant qu’il tombe, il avait déjà pas mal de textes d’écrits, enregistrés et mixés. Casey prépare également son maxi, et arrivera après avec Spécial Homicide.

A : Vous étiez avec Sheryo et Casey sur la BO de Samouraï, projet assez éloigné de votre ligne de conduite. Pourquoi y avoir participé ?

E : C’est un pote à moi, Karim Attia [co-producteur du label Desh Music] qui a monté cette BO. Il nous a proposé très simplement de poser un morceau dessus, et on l’a fait. La compilation, je l’ai pas écoutée, le film, je l’ai pas vu, et je m’en bats les couilles.

A : Vous semblez marcher surtout par amitié sur ce plan. C’était le cas pour la compil Time Bomb ?

E : Quand je suis sur le maxi de Sheryo ou l’album de Less du Neuf, oui, c’est parce que ce sont nos amis avant tout. On partage les mêmes affinités artistiques. Après, ça arrive qu’on le fasse parce que les gens veulent nous avoir. Mais c’est vrai qu’on marche beaucoup à l’affect, c’est important pour nous.

« Skyrock, c’est une radio politique qui marche avec le PS et SOS Racisme. On leur chie à la gueule. »

Ekoué

A : A l’occasion d’un concert contre la double peine, place de la République, à Paris, vous avez joué deux fois le morceau contre Skyrock. Est-ce qu’en faisant ça, vous ne détournez pas la cause que vous êtes venus défendre ?

E : Symboliquement, Skyrock n’était pas loin, vers la rue St-Denis. Donc, on espérait qu’il y ait des répercussions directes. Et on n’a pas détourné la cause. Skyrock, c’est une radio politique qui marche avec le PS et SOS Racisme. On leur chie à la gueule au même titre que n’importe quelle institution. Et il ne faut pas oublier que c’est Skyrock qui nous a amené le problème des flics, parce qu’ils marchent avec des syndicats de police, comme Alliance, qui nous ont déjà dans le collimateur. Donc, on ne les insultera jamais assez. S’il faut faire le morceau dix fois, on le fera dix fois. On n’a que ça pour les atteindre.

A : Sauf que les personnes qui étaient là avaient peut-être du mal à voir le rapport avec la double peine…

E : En tous cas, je peux te dire que les réactions étaient très bonnes. Quand tu as plusieurs milliers de personnes qui répètent : « Nous sommes les premiers sur le rap, fils de pute« , c’est que ça ne les a pas saoulé du tout. Après, c’est vrai que ça concernait la double peine, mais on fait notre show tel qu’on l’a fait ce soir. Ni plus ni moins. Ici, le morceau sur Skyrock, on l’a fait deux fois, ça ne nous a pas empêché de faire ‘Pas de justice pas de paix’, ‘Blessé dans mon ego’, ‘A 20.000 lieues de la mer’, ‘Je connais tes cauchemars’, ‘Les coulisses de l’angoisse’, ‘L’ombre sur la mesure’, etc. On joue notre répertoire normalement. On n’essaye pas de se conditionner sous prétexte que c’est un concert sur la double peine, on n’est pas des démagos. Et à ce concert, il y avait plus de gens qui ne nous connaissaient pas que de gens qui nous connaissaient.

A : Nicolas Sarkozy a parlé d’abolir la double peine. Comment vous placez-vous par rapport à ça ?

E : Il faut déjà attendre avant les : « Bravo, M. le ministre« . A ceux qui, comme Bertrand Tavernier, déroulent le tapis rouge à Sarkozy, je dirais que pour l’instant rien n’est fait. Et il y a des détails juridiques qui peuvent faire de ce truc une grosse carotte. C’est par exemple possible de supprimer les interdictions du territoire français tout en maintenant les arrêtés d’expulsion. Ce qui aboutirait à continuer les expulsions. Après, la majorité de l’UMP est contre ce projet de loi. Et que Sarkozy abolisse la double peine ou pas, c’est un mec foncièrement réactionnaire, qui communique bien. Alors, si pour lui la double peine, c’est une violation trop flagrante des valeurs démocratiques, c’est dire à quel point cette loi est une injustice criante. Il faut dans tous les cas abolir cette loi. Ce n’est pas possible d’expulser quelqu’un qui est né en France, sous prétexte qu’il n’a pas la nationalité française. Que ça vienne de la gauche ou de la droite, on s’en fout ; qu’on nous débarrasse de cette merde. Mais on est très sceptiques sur ce qui va arriver derrière.

A : « Y a des chaînes qui nous maintiennent en bas de l’échelle, et pour que ça change, faudra attendre que la banquise dégèle ? ». Cette phrase traduit un constat plutôt pessimiste, finalement…

Philippe : On n’est pas si pessimistes que ça, parce que déjà on fait de la musique. On sort des disques, on croit en ce qu’on fait, on rencontre tous les jours des gens qui nous confortent dans l’idée que ce qu’on fait est utile. Mais pessimistes au regard du climat actuel et de la politique répressive qu’on subit dans nos quartiers, oui, forcément.

E : On n’a pas la prétention de vouloir faire réfléchir en dansant. C’est soit l’un, soit l’autre. Je ne me sens pas artiste au point d’arriver à faire les deux. Peut-être que j’y arriverais plus tard, mais aujourd’hui, je ne m’en sens pas capable. Mais comme dit Philippe, la démarche qu’on a est nourrie par un certain espoir, quelque part. La joie, la bonne humeur, la gaieté, on les laisse à d’autres qui savent le faire très bien, et sûrement mieux que nous. Qu’on nous demande pas de faire comme tout le monde. On ne veut pas alterner les morceaux tristes et les morceaux gais. On souhaite faire des albums avec un ton qu’on établit du premier au dernier morceau. Là-dedans, ça peut être avec colère, avec dérision, avec de l’humour noir. On essaye juste d’être entiers ; que ça plaise ou pas, ce n’est pas de notre ressort.

P : On a un rapport avec la musique qui est de l’ordre de la souffrance. Peu importe le style de musique. Tant qu’il y a des sons et des mots posés sur des blessures, ça peut nous toucher. Forcément, aujourd’hui, on a envie de parler de ce qui nous fait gerber. Et je crois que c’est toujours comme ça qu’on abordera la musique.

E : Moi, c’est quand j’ai le cafard que j’aime écrire. Quand tout va bien, je consacre mon temps à ma famille. Mais quand ça va pas, quand j’apprends qu’untel est bé-tom, quand je me fais contrôler, quand je fais un bref panorama de mon environnement, là, j’ai envie d’écrire. La bonne humeur et le côté bon vivant, je le réserve aux gens qui me côtoient de manière assez familière. Akhenaton disait dans une interview : « Oui, mais le rap, c’est aussi la fête« . On l’empêche pas de faire la fête. Apparemment, il est très bon là-dedans, qu’il la fasse. Il s’avère que notre démarche commence à marcher, sur le terrain économique ou de la reconnaissance, parce qu’elle est sociale et entière. Laissez-nous faire ce qu’on a envie de faire. Et puis, il faut préciser qu’il n’y a pas un morceau d’IAM qui m’a fait danser ; ni quasiment aucun morceau de rap français. Maintenant, il y a des morceaux de rap français, au niveau des textes, qui me touchent. Profondément. Donc, ceux qui viennent nous reprocher notre vision, qu’ils fassent des morceaux faisant danser et réfléchir. En attendant, qu’ils ne nous fassent pas chier.

A : Comment réagiriez-vous si quelqu’un vous disait qu’il a aimé l’album uniquement pour l’aspect musical, notamment grâce aux instrus de Soul G et Kool M, sans s’être penché sur les textes ?

E : Très bien. Chacun interprète un album selon ses références. Le travail des DJ a été fait avec autant d’acharnement que les textes. A propos, c’est uniquement un travail de sample, rien n’est rejoué. On est des pilleurs, sans pitié. Quand j’ai fait un peu de tag, c’était uniquement par pur vandalisme. Donc, oui, piller, c’est un travail. De même que savoir les faire tourner avec une certaine originalité, avec un certain grain ou trouver la bonne caisse claire. Maintenant, trouver des mots qui collent aux ambiances, leur donner un caractère filmique, c’est un truc que j’adore faire. J’adore l’écriture. J’adore la langue française, je suis féru de cette langue. Pas des institutions, mais la langue, oui, car elle est riche. Alors, après, ceux qui viennent me parler de mon flow… Pour moi, un artiste qui a du flow, c’est un artiste qui est capable de faire écouter ses propos à un mec qui n’écoute pas de rap. Donc, si ton flow s’adresse simplement à ceux du milieu, c’est que t’as pas de flow. Et la plus grosse sanction, c’est sur scène. Parce que tu n’as pas de drop, tu ne peux pas recommencer.

A : Tu es le seul membre de La Rumeur à avoir fait évoluer ton flow depuis le premier volet. C’est lié à cette conception du flow ?

E : Je considère que mon flow d’aujourd’hui est plus travaillé. J’essaye de faire en sorte qu’il épouse les sons et les instruments et de le garder le plus proche possible de mon parlé usuel, tout en le rendant suffisamment dynamique pour qu’il ait de la patate sur scène. C’est ça mon style : un style qui n’a l’air de rien. Et j’entends la même définition du flow quand j’entends Hamé, Casey, Kimto ou Gab’1 rapper. T’as pas l’impression qu’ils sont entrain de te mentir. Ils rappent comme ils sont. Nous, notre gimmick, c’est de ne pas faire sentir tout le travail de rythmique et de technique. Ça doit couler de source. Quand on ne comprend pas ce qui est dit, ça ne m’intéresse pas. On a joué avec des groupes qui faisaient fuir la salle. Ça sert à rien de rapper pour toi et ton DJ qui est derrière. On a fait des concerts devant un public de reggae, la réaction était la même que ce soir : le feu du premier au dernier morceau. Pareil devant le public rock de Noir Désir. Notre concept est pensé pour pouvoir être présenté devant n’importe quel style de public.

A : Sur scène, Hamé, Philippe et toi êtes très présents, mais Mourad est assez effacé. Comment ça se fait ?

E : Mourad est moins présent sur l’album car c’est, avec Kool.M, le seul membre du groupe qui travaille à plein temps. On espère, avec le temps, pouvoir remédier à ce décalage pour que chacun puisse avoir le même temps de parole. Mais on ne veut pas non plus faire de la redondance. Je ne me sens pas capable d’écrire ‘365 cicatrices’, tout comme je ne vois pas Hamé écrire ‘Le dortoir des grands’ ou ‘Premiers sur…’ . Chacun amène sa pierre à l’édifice. Quand tu nous vois sur scène, tu sens une vraie complicité. Tu sens qu’on est là parce que ça nous fait plaisir, devant n’importe quel public, dans n’importe quelle condition.

Mourad : Ma participation est moins importante quantitativement, mais pas qualitativement. J’avais moi aussi envie de ramener des textes durs. Donc, je n’allais pas m’obliger à écrire vite des textes de merde et me ridiculiser par rapport aux autres membres du groupe. Et, en effet, je bosse à plein temps, j’ai ma petite vie de famille. Et, on a beau dire, le rap ne ramène pas d’argent, donc, il faut bien en ramener. Donc, j’essaye de lier les deux.

E : On commence tout juste aujourd’hui à vivre de notre musique. Mais ça reste simplement suffisant pour vivre normalement, pas plus. Aujourd’hui, on est le groupe de rap qui tourne le plus. Je voyais récemment dans un reportage sur Canal+ que c’était impossible pour un groupe de rap de tourner : c’est faux. On est toutes les semaines sur la route. Cette année, on a fait quarante dates. Après, on a nos vies à côté. Moi, je suis étudiant, Hamé aussi, Philippe, Mourad et les DJs travaillent. C’est aussi ça la réalité de La Rumeur.

M : Pour revenir à nos réalités économiques, certaines personnes disaient qu’on avait changé de côté de la barrière, en passant d’un label indépendant à une major. Mais ça n’a pas changé nos vies. Le combat est le même des deux côtés. Il est peut-être même plus difficile du côté de la major. Vouloir ramener un album dur, imposer nos choix, c’est un combat de tous les jours. Même si on est chez une major, on n’a pas palpé des tonnes d’argent. La seule chose qu’on a obtenue, c’est la possibilité de sortir un album avec la vision qu’on avait dès le départ.

E : L’album est plus dur que les volets. Des morceaux comme ‘Je connais tes cauchemars’, ‘Le prédateur isolé’ ou encore ‘On frappera…’, il n’y en avait pas dans les volets. La seule histoire qu’on avait eue, c’était sur un festival en Normandie, une embrouille avec des keufs suite au morceau ‘Pas de justice, pas de paix’. Les propos sont bien plus durs dans l’album…

A : Le volet d’Hamé l’était quand même aussi…

E : Oui, c’était un brûlot, il était violent. Mais l’album est d’autre calibre, et est plus exposé.

A : Tu disais être encore étudiant. Qu’avez-vous fait comme études et avec quelle optique ?

E : Si, en disant aux petits de mon quartier que je rappe et que je continue à m’instruire, je peux créer un déclic chez eux, c’est une bonne chose. Deuxièmement, on a l’opportunité de s’en sortir un petit peu avec la musique ; tant mieux si ça me laisse le temps de continuer à faire des études. Aujourd’hui, je fais une maîtrise de sciences politiques, et je rends mon mémoire sur la double peine en juin. Philippe a un BTS, Mourad un DEUG de sociologie et Hamé prépare un DEA de cinéma. On est conscient de l’importance du savoir et la reconnaissance sociale que peuvent apporter les diplômes. On ne les brandit pas comme MC Solaar, mais on a envie d’apprendre, de confronter nos points de vue de MCs à des institutions. Et je n’ai jamais été aussi bon à l’école que depuis que je me suis accompli dans le rap.

A : Donc, c’est dans un seul souci d’acquisition de savoir ou dans une perspective de réorientation future ?

E : On ne sait pas de quoi demain est fait. Ça reste une soupape de sécurité. J’encourage tous ceux qui font du rap, peu importe à quel niveau, à avoir quelque chose de contraignant à côté. Comme on dit, de la contrainte naît la création.

A : Une dernière question, qui fait souvent polémique dans le milieu rap : beaucoup de rappeurs prônent la tolérance et l’anti-racisme, tout en étant ouvertement homophobe. N’est-ce pas contradictoire ?

E : Il ne faut pas mettre sur le même plan l’homophobie et le racisme. Faut arrêter les conneries. Le racisme a fait beaucoup plus couler de sang que l’homophobie. Donc, il ne faut pas faire d’amalgame entre les minorités noires et les minorités homosexuelles. Après, la tolérance, elle a des limites aussi. J’ai reçu une éducation telle que l’homosexualité est un tabou et ne rentre pas forcément dans le cadre de mes valeurs. Chacun fait ce qu’il veut. Mais je ne pourrais pas te dire que je trouve ça extraordinaire. Je ne vais pas partir en croisade contre les homosexuels, j’en ai rien à foutre, ils font ce qu’ils veulent.

A : Un dernier mot ?

E : Merci de votre soutien. On en aura besoin ces jours prochains. Merci à ceux qui nous soutiennent. On fera en sorte de ne pas les décevoir.

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