La Canaille, rappeur populaire
Interview

La Canaille, rappeur populaire

La Nausée, le dernier album de La Canaille, est une mosaïque de portraits. Alors à l’heure de retrouver son auteur, Marc Nammour, on en a détaché cinq. Cinq portraits pour en tirer un.

Avec la participation de Lucie. Photos : Chroniques Automatiques

La Canaille et l’Abcdr c’est une histoire qui dure. Depuis cinq ans, on suit de près l’équipée de Montreuil. Une équipée qui a bien évolué. Marc Nammour, voix unique de La Canaille, fait désormais route seul. Sans rancœur, ni ressentiment apparent pour ceux qui ont fait le groupe et contribué aux deux premiers essais transformés : Une goutte de miel dans un litre de plomb et Par temps de rage.

Suite accouchée dans la douleur, La Nausée n’est pas un album facile. S’il s’inscrit aussi dans le ton de l’époque, il tourne le dos aux tendances musicales et à l’autocélébration de masse. À trente-six ans et pour ce troisième long format, Marc avoue « avoir envie de me renouveler et de construire des ponts entre les univers musicaux. » La présence de DJ Pone, Serge Teyssot-Gay, DJ Fab et Sir Jean s’inscrit dans cet éclectisme revendiqué. Et quand on évoque l’accueil de l’album, il rappelle les moments déjà passés sur scène en rappelant que « c’est là que l’album prend toute sa force. Tous les gens qui ont vu La Canaille peuvent te dire que ça prend une autre dimension, parce que je suis avec des zicos, parce qu’on se prend la tête, parce qu’on propose autre chose. Le public reconnait les titres, mais on propose une autre énergie. C’est une autre écoute. »

L’écoute prolongée de La Nausée ne laisse aucune place au doute : La Canaille est en résistance. En résistance contre l’industrie du disque, contre les formats et les institutions. Une position qui le rapproche, à des degrés différents, de plusieurs têtes brûlées de la tête hexagonale. Notamment Vîrus, Rocé et Billie Brelok, trois personnalités qui devraient apparaître dans la réédition à venir de La Nausée. Trois invités qui en disent également long sur les choix de Marc Nammour. En attendant la réédition et toute révolution, on reprend une bière sur le zinc de notre petit troquet de quartier.


« Rédéfinition »

Abcdr Du Son : Le morceau « Redéfinition » est une forme d’autoportrait. C’est La Canaille que tu décris avec les mots suivants : « c’est une bouteille, du tissu et de l’alcool, c’est un chant qui porte la résistance en lui, c’est un combat, un constat, une réflexion ».

Marc Nammour : Tu parles d’autoportrait, mais ça va plus loin que ça. Ce n’est pas juste moi ou le projet artistique dans lequel je suis, mais ce qu’il y a derrière La Canaille. La Canaille, à la base, c’est une insulte pour dénigrer les quartiers populaires. J’ai appelé ce morceau « Redéfinition » parce que c’est important de tout mettre à plat régulièrement et de se demander qui on est vraiment, où on en est. Ça permet de reposer les bases et ça permet d’avancer. J’ai fait ce morceau comme si c’était l’hymne des quartiers populaires, en essayant de fédérer toute cette masse laborieuse autour de valeurs. La Canaille ce n’est pas juste moi, mais c’est large. C’est hyper vaste…

A : Il y a aussi beaucoup de références à des figures contestataires et sociales.

M: Le sens d’une redéfinition, c’est que tu ne peux pas te décontextualiser en gros de ce qui s’est fait auparavant. C’est en fouillant le passé que tu vas te définir et poser les bases de ce que tu seras demain. Et moi cette filiation-là, je la revendique. Il y a des références à des luttes passées, à la condition des noirs en Amérique, à des combats qui ont été menés en France. C’est important pour moi de m’inscrire dans cette histoire des luttes.

« Monsieur Madame »

A : Autre personnage : M. Roland « Bolide Allemand ». Tu le décris en disant : « c’est l’arrogance des nouveaux riches, mais dans son nouveau milieu ça passe bien, ça passe pour de l’ambition ». Quelle a été l’inspiration de ce personnage ?

M : J’ai connu Monsieur et Madame. J’ai été dans une soirée avec ceux que je décris. C’était l’after de l’after de l’after, chez le pote d’un pote d’un pote. La phrase qui finit le morceau, quand il dit : « tu vois, je te l’avais dit, les éthiopiennes, c’est efficace, ça n’a l’air de rien comme ça, mais c’est efficace. » Cette phrase-là, je l’ai entendue. Il l’a dit à quelqu’un juste en face de moi. J’ai été soufflé par la violence de ses mots. Parler de quelqu’un en « ça » ou « c’est. » Ça m’a choqué de ouf.

Bref, j’étais à cette soirée, j’ai fait tomber par terre un bol de cacahuètes, je commence à me baisser pour le ramasser, réflexe… [il claque dans les mains en imitant Monsieur] la meuf elle sort de la cuisine, ni vue ni connue, elle nettoie ça en deux secondes et elle repart. Wouah ! [il marque un silence]. La meuf était habillée en soubrette, une soubrette rose… Je me suis dit : « mais qu’est-ce que tu branles ici ? » J’entends cette horreur et là j’avais deux options. Soit je lui mettais mon verre à la gueule, soit je me cassais. Parce que ce genre de mecs, qui a la cinquantaine, pédant et prétentieux, tu ne peux pas les changer. Ça ne sert à rien de discuter. Je me suis barré. Et ça m’a tellement choqué que je me suis dit : « il faut que j’en fasse quelque chose. » Cette petite histoire en dit long sur le monde dans lequel on vit. Finalement, à partir du moment où t’as de l’argent, tu crois que tu as le droit de tout. De posséder tout ce que tu veux, du bien matériel, ou de l’humain.

Le vrai propos de cette chanson, ce n’était pas tant de décrire ces deux connards mais de dire que ces gens-là, quand ils voient des gars en bas des blocs, comme j’étais, ou comme mes potes sont, ils disent : « c’est ça la vulgarité, ils crachent par terre, ils sont là… » Non, la vulgarité, elle est bien plus vicieuse que ça. La vulgarité elle est là, de dire, t’as accès à la culture, t’as une condition, un confort de vie, une ouverture sur le monde, et malgré ça, tu restreins ta vision du monde et ton prisme pour te dire consciemment : « non, je choisis mon camp, mon camp, c’est celui des puissants, cette minorité qui domine le monde, et le reste vaut moins que moi. »

« Je suis fils d’ouvrier et ce monde m’a toujours inspiré. »

« Encore un peu »

A : Autre portrait, le personnage d’Yvette dans « Encore un peu. » Tu dis : « Ma femme épluche les bons de réduction de la boite aux lettres, elle gère la bourse, Elle ne jette pas l’argent par les fenêtres Yvette. » Tu peux nous raconter l’histoire autour de ce personnage ?

M : C’est un personnage hyper touchant de l’album. Déjà, ça fait référence à une histoire propre, celle de mes grands-parents. Ils suivent le fil directeur de mes héros, ceux pour qui, quand j’écris, je donne de l’affection, ce sont des petites gens. Et tu te rends compte que ce petit couple de vieux, Yvette et son mari, c’est un petit couple de vieux que tu peux imaginer avec le minimum vieillesse, dans un petit appart.

A: Le morceau est très imagé, on réussit quasiment à voir Yvette [NDLR : « Encore un peu » a été clippé quelques semaines après l’interview. Il mélange des images d’archives et des plans très récents.]

M : Super, c’est ce que je voulais. Et c’est pour ça que j’aime bien les histoires aussi, parce que ça permet d’avoir les images. La force de l’histoire, c’est que si c’est bien choisi, bien dit, avec un bon rythme, tu vas avoir une succession d’images, comme dans un film.

A : Ce sont des gens qui peuvent faire partie de ton quotidien, ça pourrait être ta voisine du dessus par exemple.

M : C’est ça. C’est ce qui m’inspire, ce que je vis et ressens au quotidien. Je voulais faire un hommage là-dessus, parce que les vieux de ma famille, ils sont plutôt à la fin de leur vie. Mon grand-père a 92 ans. Je me suis demandé : « putain, à 92 ans, comment tu vois le monde ? » Tu sais que du jour au lendemain, tu peux partir. Si ça se trouve, il est en train de boire l’apéro, là, c’est son dernier apéro. Et comment me mettre dans cette peau-là? Parce que ça me touche, j’ai beaucoup d’affection pour mon grand-père. C’est quelqu’un d’hyper important pour moi. Il a été comédien et c’est lui qui m’a donné la fibre artistique. Dans la famille, c’est un peu le seul, l’original. Et j’ai réfléchi à comment me mettre à sa place. Le rôle principal, c’est Yvette. Parce que ma grand-mère, c’est la taulière de la baraque ! [rires]

Mon grand-père c’est l’original, et celle qui est très réaliste, les pieds sur terre, c’est ma grand-mère. Elle gère la bourse et c’est vrai. Il y a une poésie du quotidien dans ce genre de personnes, très fragiles, qui n’ont pas grand-chose. Ils vivent des petits moments de bonheur qui sont insignifiants pour les puissants : « comment ça, tu vas manger une pizza sur le port ? Mais qu’est-ce que c’est ça, c’est naze ! » Mais pour eux, c’est important. Tu t’es reposé sur un banc, t’as un horizon, et t’es en train de manger ta pauvre pizza que t’as acheté à dix balles au restaurant du coin, et ça, ça suffit pour une joie. J’ai beaucoup d’affection pour ce milieu très modeste. C’est le milieu d’où je viens, et c’est eux que j’ai envie de mettre à l’honneur dans mon album. En période de crise, les quartiers populaires, les petites gens, ce sont eux qui en prennent plein la gueule.

« Omar »

A : Un autre personnage qui est marquant sur l’album c’est Omar. Tu dis : « Omar carbure au rhum, du rhum blanc, premier prix, sec, un flash le matin pour se réveiller, le soir une bouteille de 70, c’est son rythme de croisière. Le rhum, ça lave tout à ce qu’il parait. » Omar, il est plein d’émotions et de quasi-désespoir.

M : « Omar », c’est mon morceau préféré de La Nausée. Parfois, il se passe des moments magiques en studio. La réunion entre Lazare, le comédien qui incarne les mots d’Omar, Serge Teyssot-Gay et moi, c’était ça. On a fait trois prises, en impro’, et on a retenu une des prises. Ça a été rapide, une fulgurance artistique. Cette facilité de création, ça fait partie de ces petits moments en studio que tu ne maîtrises pas. « Omar », c’est un morceau hors format. J’ai une affection particulière pour ça, on n’est pas dans un cadre couplet-refrain très classique. C’est un morceau qui dure sept minutes, ça aussi je le défends, à l’heure où tous les morceaux font trois minutes trente. J’aime cette idée de péter les formats, de péter les cases. Un morceau artistiquement fort, tu ne vas pas commencer à le formater pour coller à des standards. Je sais très bien que ce morceau ne passera jamais à la radio. Sept minutes c’est trop long… Et ce morceau est trop dur.

Pour en revenir au personnage d’Omar, j’ai vraiment beaucoup d’affection pour lui. C’est vraiment mon voisin, le dernier que je vois en rentrant chez moi, et le premier en partant le matin. Je me suis retrouvé pendant trois ans à vivre au-dessus de lui. J’habitais au premier étage, et lui était sur la grille de métro juste en bas de chez moi. J’écrivais tout le temps, fenêtre ouverte. La journée il était calme, mais tous les soirs, ses démons le reprenaient.

Je l’entendais sortir des phrases qui en disaient long sur notre monde. Tellement long que j’ai eu envie de les noter. Je me suis retrouvé du coup avec une espèce de réserve de phrases d’Omar, je ne savais pas ce que j’allais en faire. Quand j’ai voulu faire son portrait, j’ai ressorti ces notes, et je me suis dit : « mais putain ouais ! » [enthousiaste, NDLR] J’en ai parlé à Lazare, parce que lui il travaille tout le temps dans le théâtre à partir de matière réelle. Ça rentrait complètement dans sa direction artistique, et puis je savais qu’il avait le talent pour incarner Omar.

Je voulais que dans les couplets ce soit très doux, même si le propos est sombre, et que dans les refrains la violence de la rue te saute à la gueule. Avec l’expression de sa folie et une guitare, très brute, très sale, et en même temps pas trop d’arrangements. Pour moi c’est ça qui symbolisait cette violence de la rue. Tu es au plus bas de l’échelle, tu n’as pas de murs, pas de toit, rien. C’est là que c’est le plus violent. Et moi, je voulais aussi que tout ce que Lazare dit, la voix d’Omar, soit dans les refrains. Les mots que j’ai choisi, ce sont ses mots à lui. Souvent dans la semaine, il partait en sérénade, à crier son désespoir à qui voulait bien l’entendre, au bas des fenêtres. Tout le monde le connaissait. Tout le monde savait que c’était lui, et personne ne lui disait rien parce qu’on s’était pris d’affection pour lui. Il faisait partie, quelque part, de la vie du quartier.

Tous ces gens, Omar comme Yvette, au quotidien tu les vois mais tu as tendance à détourner le regard. Ça dérange cette vision du bas de l’échelle, ça met mal à l’aise. Sur ce morceau, je voulais que tu te prennes cette vision en pleine tête. Elle est en face de toi, tu ne peux plus y échapper et tu te prends son désespoir dans la gueule. Qu’est-ce que tu en fais du coup ? [silence]

« Si t’as le malheur de te positionner autrement, tu passes soit pour un fou, soit pour un loser. »

« Décalé »

A : Le cinquième morceau, c’est « Décalé ». C’est aussi une forme d’autoportrait, mais dans un autre registre que la « Redéfinition ». Tu dis : « La renommée je m’en tamponne, la seule chose qui m’intéresse c’est mon rapport au carbone. Je ne fais pas de la musique au mètre, plutôt retourner trier des palettes que de me compromettre ». Là c’est toi et ta direction artistique.

M : Ce morceau, c’était une sorte de coup de gueule contre l’industrie musicale que je trouve de plus en plus formatée, de plus en plus consensuelle. Ça ne prend plus aucun risque. Les radios veulent du morceau calibré à trois minutes trente, point. C’est ce que je dis dans ce morceau : « couplet, petit refrain, couplet, petit refrain, pont, deux fois refrain et puis voilà c’est fini. » C’est une forme de formatage, une espèce de castration de l’artistique.

Je trouve que pour la scène indépendante, le combat est de plus en plus dur. Nous, on a une autre direction artistique, une vision subversive, on défend un autre peu-ra, une autre poésie, et en ce moment, tout est verrouillé. Le divertissement bête et méchant, c’est 90% des propositions artistiques. Que ce soit dans les films, dans l’art, dans la danse, dans la musique, dans tout. Le divertissement a pris une telle place dans l’industrie actuelle, qu’il écrase tout le reste. Ça ne me dérange pas qu’il y ait du divertissement, c’est bien même. Tu sors de ton taf, t’as juste envie de te vider la tête, tu prends un gros blockbuster, ou un truc bête et méchant, et tu penses plus à autre chose. Ce qui me dérange et qui me met en colère, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus de place pour autre chose. Si t’as le malheur de te positionner autrement, tu passes soit pour un fou, soit pour un loser.

J’ai aussi fait ce morceau avec l’envie de fédérer. À un moment donné, toute cette scène alternative indépendante, il faut qu’elle revendique le décalage. Il ne faut surtout pas qu’elle se dise : « bah voilà, c’est tellement dur la musique, je dois vivre de ça, on va donner du consensuel, on va aussi rentrer dans le jeu du divertissement. » De l’entertainment comme ils disent aux States. Pour moi ce serait le début de la fin, si même des acteurs de la scène indépendante et alternative rentrent dans ce truc-là.

Je pense qu’il y a un public qui attend ça. J’en entends qui me disent : « on est en train de vivre dans un monde qui est de plus en plus dur, mais on ne le ressent pas dans l’artistique. » Ce côté décontextualisé est révoltant. Mais merde ! Vous êtes où là les gars ? À chanter vos énièmes chansons d’amour à gauche à droite alors qu’on est tous dans la merde, et il y en a très peu qui osent en parler. Et je dis bien osent, parce que tu passes pour un ouf si tu en parles. Ce morceau c’était aussi une façon de crier haut et fort : je suis décalé et je le revendique.

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1 commentaire

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  • Hubert PLA,

    J’ai lu l’article et écouté les morceaux. Que des pépites, merveilles d’écritures et gros talent pour le storytelling, les instrus sont magnifiques. Mention spéciale pour « Encore un peu » ! 
    Big Up l’Abcdr toujours du travail de qualité !