L’oeil de João Canziani
Photographie

L’oeil de João Canziani

Il a marqué les esprits l’année dernière avec ce portrait de Nicki Minaj. Le photographe João Canziani en raconte ici l’histoire, et commente une sélection d’autres images réalisées dans le monde de la musique.

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Photographe d’origine péruvienne, João Canziani explore depuis le début des années 2000 des univers multiples. Son objectif a capturé les visages de David Lynch, Elon Musk et Morgan Freeman. Il a croisé des footballeurs amateurs, des pêcheurs et des mannequins. Il a réalisé des commandes pour Gatorade, Microsoft et American Express. Il a arpenté les rues de Lima, New York et Pékin. Plus particulièrement, c’est son travail pour le magazine The Fader qui a attiré notre attention. L’année dernière, João Canziani a réalisé une série de portraits très épurés de Nicki Minaj, loin des mises en scène tapageuses à laquelle la rappeuse se prête habituellement. En creusant davantage son portfolio, on a découvert d’autres visages familiers : Guru, MF Doom, Common… L’occasion idéale pour lui faire commenter son travail, à travers dix portraits d’artistes rap et de personnalités gravitant dans le monde de la musique.


Guru 2002

« C’était l’un de mes tout premiers shootings, et c’était pour un magazine que j’adore : The Fader. Quand j’y repense, je me dis que je ne devais pas avoir la moindre idée de ce que je faisais. J’essayais encore de définir mon point de vue, et d’un coup je me suis retrouvé avec Guru, DJ Premier et leur entourage. Je me souviens : j’attendais dans un parking à Universal City, une camionnette est arrivée, je suis entré à l’intérieur, et ils étaient tous là. C’était un peu intimidant. J’ai passé la journée à leur côté, à faire plein de photos, jusqu’à tard le soir pour leur concert. J’ai pris cette photo pendant qu’ils traînaient dans leur loge en fumant des joints. »


Madlib & J Dilla 2004

« Je pense que j’ai aussi pris cette photo pour The Fader, mais en vérifiant dans mes archives, je vois que j’ai fait ça pour Stones Throw Records. C’est pour dire à quelle point elle date, je ne m’en rappelle même plus ! Le peu dont je me souvienne, c’est que j’avais rencontré l’équipe Stones Throw lors d’une séance pour The Fader. Ils aimaient beaucoup mes photos, alors ils m’ont proposé quelques plans. J Dilla et Madlib avaient un concert quelque part à Hollywood, et on m’a demandé de les photographier pendant qu’ils faisaient une pause. Je me souviens surtout de problèmes logistiques, les mecs étaient difficiles à trouver. Après de longues négociations, j’ai fini par les traîner dans une allée à l’extérieur de la salle de concert. J’ai pu faire une seule pellicule, c’est dire le peu de temps qu’ils m’avaient accordés. Je pense que la seule image correcte de la série, c’était celle-ci. »


Common 2011

« Un homme charismatique. Je me souviens qu’il est arrivé entouré de plusieurs femmes très jolies. Je l’ai photographié pour Respect, un magazine qui n’existe plus aujourd’hui. Ça s’est passé dans un étage vide, au-dessus d’un studio d’enregistrement où il était en train de travailler. J’ai essayé d’utiliser au mieux cet espace. Son regard était tellement frappant, tout ce que je voulais faire c’était un portrait tout simple. Mais pour y arriver, il fallait d’abord que j’évacue une série de photos où il était plus dans l’action. Il voulait bouger, et il avait besoin d’être guidé. J’aime beaucoup cette photo car je ne pense pas que j’aurais pu l’obtenir s’il n’avait pas d’abord été dans un état actif. C’était un moment de réflexion entre les mouvements, mais on peut voir toute son énergie à travers l’intensité de son regard. »


Chris Blackwell 2013

« C’est l’un de mes portraits préférés, et un vrai coup de chance. Le magazine Men’s Journal m’avait envoyé en Jamaïque, où j’ai passé trois jours dans la résidence hôtelière dont Chris Blackwell est le propriétaire. Ça s’appelle Goldeneye. C’était autrefois la villa de Ian Fleming, et Chris Blackwell l’avait rachetée. Un lieu magnifique, on aurait vraiment pu y tourner un James Bond. Le journaliste et moi, on a trainé sur place en attendant que Chris fasse une apparition. C’était pas facile de l’attraper. On a déjeuné tous ensemble, et dès que je le pouvais, je lui demandais si je pouvais faire son portrait. J’ai eu l’idée de le photographier au crépuscule, dans un coin de la propriété où une piscine allait à la rencontre de l’océan. Mon assistant tenait une petite lampe pour l’éclairer, mais rapidement j’ai réalisé que ça gâchait complétement l’ambiance. La partie analytique de mon cerveau fonctionnait comme un posemètre [NDLR : instrument de mesure de la lumière en photographie], elle me disait que ce portrait devait avoir une allure particulière, avec une lumière très spécifique. Finalement, mon instinct a pris le dessus, et j’ai dit à mon assistant de couper l’éclairage. J’ai fait quelques images de plus, j’aimais bien ce que je faisais, mais sans avoir la moindre idée de ce qu’allait être le résultat final. Ce jour-là, j’ai appris quelque chose de nouveau : il faut savoir lâcher prise, se faire confiance, et casser ses propres règles. »


MF Doom 2004

« Je crois que je l’ai aussi photographié pour Stones Throw, à moins que ce soit pour Planet Magazine ? Ma mémoire me fait défaut, désolé. Mais c’est pas grave. L’histoire, c’est que j’ai toujours aimé le masque de MF Doom. J’adore ce portrait de lui en noir et blanc sur la pochette de son album [l’album Madvillain avec Madlib] : derrière ce masque argenté, il a un air grandiose et intimidant. Honnêtement, au départ je voulais faire quelque chose dans le même esprit, mais quand je l’ai rencontré, j’ai vu qu’il était juste un type sympa, habillé normalement. C’était le masque qui rendait le personnage incroyable. Mon idée, c’était de révéler la personne derrière le masque, tout en gardant le masque. Donc j’ai fait un pas en arrière. Je ne sais pas si ça fonctionne, ni si cette image représente bien cette idée. Mais j’aimais l’idée de saisir une contradiction. Ces deux choses opposées qui coexistent. »


Nicki Minaj 2014

« Pendant plusieurs années, je n’ai pas travaillé pour The Fader, puis j’ai finalement reçu un coup de fil. Et c’était pour photographier ni plus ni moins que Nicki Minaj. Le genre de proposition qui est aussi excitante que stressante. En général, The Fader réalise ses shootings sur deux jours. Le photographe peut passer du temps avec l’artiste pour capturer de petits instants de vie. Ils font ça pour avoir une grande variété d’images à disposition, afin de construire un article de dix, douze pages autour de dix photos très solides. Dans le cas de Nicki Minaj, on m’a dit que je n’aurais que six heures avec elle, sachant que deux serviraient au stylisme, au maquillage et à la coiffure, et que l’interview en tant que telle prendrait une heure ou deux. Donc autant dire que j’étais un peu nerveux.

J’ai pris l’avion pour Los Angeles, mais dès l’atterrissage, j’avais un message qui m’indiquait que le shooting avait été annulé. Ou plutôt, que suite à des malentendus, Nicki était bien disponible pour la séance, mais pas sa « glam team ». Par chance, la séance a été décalée, et la deuxième fois tout était dans l’ordre. Elle a été assez gentille, mais je dois dire qu’elle se comportait quand même comme une princesse. Ceci dit, elle était très pro, et ça m’a fait plaisir de voir qu’elle paraissait vraiment nature, par rapport à d’autres photos que j’avais vu d’elle. J’aime beaucoup ses cheveux sur cette image. Et bien sûr, la texture dorée sur ce fond rouge. »


Percee P 2003

« Encore une vieille image. L’un de mes premiers shootings, lui aussi pour Stones Throw. On s’était égarés dans le centre de Los Angeles. À l’époque, c’était pas aussi développé qu’aujourd’hui. Tu pouvais encore t’incruster dans des bâtiments sans te faire foutre dehors. On est donc entrés dans ce restaurant un peu vieillot — j’aimerais me souvenir du nom —  le rez-de-chaussée ressemblait à une clairière, il y avait un décor forestier peint au mur. Bref, mon souvenir de Percee P, c’est le souvenir d’un type intéressant et un peu bizarre. »


Tinashe 2014

« J’ai photographié Tinashe pour le magazine Billboard. Le genre de shooting avec un tout petit budget, et tout qui se fait à la dernière minute. On essayait tant bien que mal de trouver un lieu, car on n’avait pas les moyens de louer un studio. Le magazine a trouvé un bar très cool, Apotheke, dans le quartier Chinatown à New York. Un lieu avec beaucoup de patine, et de très belles surfaces. Tinashe était très belle, sa peau absolument parfaite. J’aime beaucoup le contraste entre ses lèvres et ses dents sur cette image. »


Ying Yang Twins 2005

« Pour photographier les Ying Yang Twins, j’ai pris l’avion pour New York. C’était pour Vibe, à l’époque où je vivais à Los Angeles. Depuis, je n’ai jamais vu quelqu’un porter des fringues aussi larges, ni vu des mecs fumer autant de weed. Ils fumaient tellement qu’ils s’endormaient pendant que j’essayais de les photographier. J’ai dû faire beaucoup d’images d’eux pendant qu’ils avaient les yeux fermés. Celle-ci a été prise dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn. C’était un terrain vague près du front de mer qui donne sur la ville. C’était un lieu incroyable, et c’est désormais un parc public. »


Shuggie Otis 2005

« J’ai photographié Shuggie pour un autre magazine indé qui s’appelait Mugshot. Avec zéro budget. Mon assistant et moi frappons à sa porte. On attend, on attend… On frappe encore une fois, gentiment. La porte s’ouvre, et là apparaît ce type. On croirait qu’il vient de se réveiller. Il n’a pas l’air frais du tout, comme s’il avait dormi dans ses habits de la veille. Il nous dit qu’il n’est pas au courant de la séance, que personne ne l’a prévenu, et que de toute façon, il ne peut pas la faire. On lui dit qu’on est venus de Silverlake pour lui — il habitait à El Segundo — mais que pas de soucis, on comprend. [NDLR : d’après Google Maps, ces deux quartiers de Los Angeles sont situés à 45 minutes de distance en voiture] Comme on n’a pas encore mangé, on a faim, donc on lui dit qu’on va aller manger un morceau, et que s’il veut bien, on aimerait qu’il y réfléchisse quand même pendant ce temps. Sachant que si je reviens au journal les mains vides, je vais me faire virer.

Quarante minutes plus tard, on revient sur le pas de sa porte, et on frappe. Il ouvre et nous laisse rentrer ! Sa maison est complétement en bordel. Il y a de la vaisselle sale entreposée dans la cuisine, des fringues et un tas de trucs qui traînent partout. Il a fini par nous dire que sa femme était morte quelques années plus tôt. On avait l’impression qu’il vivait avec son fantôme, en tout cas c’est sûr qu’il avait l’air en dépression. Il était calme, très gentil, et j’ai fini par le photographier un peu partout dans sa maison. À la fin, il ne voulait plus qu’on parte. »

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