Dom Dirtee, la passion sur image
Interview

Dom Dirtee, la passion sur image

Prodigy, Roc Marciano ou alors Gang Starr, tous ont un jour fait appel à Dom Dirtee pour réaliser leurs pochettes.

Photographie : Sinematic Studios LLC.

Digitalisé, l’univers de la musique gomme à son insu des facettes autrefois inhérentes à la conception de ce produit culturel. De plus en plus écoutée sur son téléphone portable – et donc de moins en moins consommée sur un support physique -, la musique jouée dans les plateformes ne laisse pas une place de luxe aux pochettes d’albums. Sur son écran, les images sont plus petites, les détails moins visibles et les crédits souvent à trois ou quatre clics de l’auditeur. Désormais, les covers prennent même une nouvelle forme, le canevas, des petites pastilles animées comme pour distraire ou capter l’attention pendant l’écoute. Le constat est simple : le public doit avant tout chercher pour trouver les informations qui l’intéressent. Néanmoins, la regain d’intérêt pour le format physique, plus précisément celui du vinyle, trace une courbe plus optimiste sur la préservation de l’artwork auprès des niches du public. Graphiste, illustrateur, designer et même producteur de musique, Dom Dirtee a tout traversé. Ses premiers essais avec l’univers de la pochette ne sont pas épanouissants. Le CD meurt. Le piratage explose. Et les rappeurs se soucient peu de coller une belle image sur une mixtape qui sera mal commercialisée. Dans cette première expérience, l’artiste domicilié aujourd’hui à Brooklyn se jette dans le grand bain avec les rappeurs de la scène indépendante new-yorkaise, notamment du côté de Queensbridge, avec un rap dur, sale, anxiogène voire agressif, qui ne dispose que de budget moindre. En somme, l’intéressé fabrique les pochettes de Big Twins du groupe Infamous Mobb, plus comme une personne chargée d’exécuter des tâches précises, très opérationnelles, qu’un directeur artistique dont la vision serait écoutée. Mais entrer dans la clique de Queensbridge est aussi synonyme de respect mutuel, alors quand Prodigy et le producteur Alchemist enregistre Albert Einstein, c’est Dom Dirtee qui se charge d’affiner la vision artistique de l’esprit torturé d’Albert Johnson. Rencontre avec ce designer et graphiste, un artiste tout aussi intriguant, passionnellement rap et adepte des romans de Stephen King dès le berceau.

STEPHEN KING SUR DU BOOM-BAP

Je me souviens avoir aimé Run-DMC et les Beastie Boys au CP ou CE1, mais quand j’ai eu dix ans, mon frère aîné a commencé à ramener des cassettes de rap à la maison et tout a changé à partir de ce moment. N.W.A., The D.O.C., 2 Live Crew, Rob Base, LL Cool J, Ice Cube. Ce sont les premières choses dans lesquelles j’ai vraiment plongé. Puis c’était comme A Tribe Called Quest et Low End Theory, Black Sheep, Boogie Down Productions, Eric B. & Rakim, Cypress Hill, Gang Starr, Ice-T « OG Original Gangster », Pete Rock & CL « Mecca & The Soul Brother ». Tous ces artistes et albums ont eu une profonde influence sur moi dès mon plus jeune âge.

J’ai grandi dans les années 80 et 90, avant Internet. Dès que je pouvais tenir un crayon, je dessinais constamment. Je dessinais des dinosaures fous, des extraterrestres et des requins. J’ai commencé à dessiner des bandes dessinées comme Bloom County, Calvin et Hobbes et Life In Hell. La première chose dont je me souviens, je voulais être dessinateur de bandes dessinées. Je suis allé à l’école catholique, l’imagerie religieuse est comme gravée dans mon esprit de façon permanente. Mais en même temps, j’étais obsédé par Garbage Pail Kids et ces illustrations folles tirées de Scary Stories To Tell In The Dark. Ensuite, je me suis intéressé aux bandes dessinées comme X-Men, The Punisher, Youngblood, Cerebus, Ralph Snart, The Maxx et les premières des Tortues Ninja. Un mélange entre le très populaire et l’obscur, toutes avaient un style de dessin spécifique. J’étais vraiment à fond dans les films d’horreur des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt. À l’époque, je regardais religieusement Shocktober et notamment Tales from the Darkside. [Les mois d’octobre, la chaîne non câblée WPIX rompait avec son programme habituel pour diffuser tous les soirs de la semaine un film d’horreur, NDLR] J’ai lu beaucoup de livres de Stephen King. Des trucs effrayants, sachant que j’étais encore à l’école primaire. J’étais intrigué par les graffitis dans ma ville, alors j’ai commencé à expérimenter en dessinant des lettres et des mots dans différents styles. J’ai adoré les représentations artistiques associées à la culture du skateboard. J’écoutais du rap vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. J’achetais des cassettes, CD et faisais attention aux covers, à la mise en page et aux crédits.

LA DISCIPLINE DE L’APPRENTISSAGE

J’ai commencé à dessiner dès que j’ai pu tenir un crayon. J’étais connu pour le dessin tout au long de l’école primaire et du lycée, mais j’ai étudié le graphisme de manière formelle à l’université du Connecticut. Plus jeune, je connaissais les beaux-arts mais ce n’est qu’à fac où j’ai commencé à m’y intéresser. J’allais à la section d’art de la bibliothèque de l’Université du Connecticut, je sortais une pile de livres, de magazines d’un mètre de long et je les feuilletais pendant des heures. J’y ai trouvé des œuvres de Francis Bacon, Lucian Freud, Basquiat, Romare Bearden, les collagistes Dada et les sécessionnistes viennois. En même temps, je suis attiré par des trucs très aléatoires et pas forcément très nets comme le style de l’art de salle de bains d’un côté puis les graffitis de l’autre. Il est évident que ma formation en graphisme joue un rôle important dans mon travail. J’ai appris une tonne de choses sur la composition, la couleur, la typographie et la production d’images que j’utilise encore tous les jours. À l’université, j’étais plutôt séduit par le dessin, la peinture et la photographie, mais j’ai choisi de me concentrer sur le graphisme parce qu’un diplômé en beaux-arts n’était pas engagé pour autre chose. J’étais le seul étudiant en design qui avait son propre studio de peinture avec les autres étudiants en peinture. Tu prends un pot, remues toutes ces influences et tu obtiens Dom Dirtee. Tu trouveras des traces de la plupart de ces choses dans mes créations, d’une manière ou d’une autre.

QUEENSBRIDGE POLITICS

Au début des années 2000, le producteur Alchemist avait un forum assez actif. Un jour, j’ai posté un dessin que j’avais fait du rappeur Ol’ Dirty Bastard, et à l’époque l’assistant d’Alchemist m’a envoyé un message pour me demander si je voulais bien faire des dessins pour lui. Ce n’était même pas pour un projet mais je suppose qu’il les voulait pour autre chose, donc je lui ai filé. Maintenant, j’avance un peu plus rapidement dans l’histoire, Big Twins du groupe Infamous Mobb allait sortir sa première mixtape en solo et grâce à ma première connexion, l’assistant d’Alc est revenu vers moi pour me suggérer de collaborer avec lui. J’ai sauté sur l’occasion, je n’avais pas de photo, pas d’idée, pas de nom de mixtape, rien mais je me suis efforcé à créer un truc qui pourrait être considéré comme “cool”… Et il m’a répondu en disant que c’était exactement ce qu’ils cherchaient. Ce n’était pas révolutionnaire mais j’étais très enthousiaste à l’idée d’avoir créé quelque chose que les gens verraient avec des artistes et producteurs qui tuent. Tout de suite après, les autres membres du IM3 m’ont demandé de faire leurs reprises de mixtape en solo. J’ai fait un tas de choses pour Illa Ghee. Ensuite, Alchemist m’a demandé de faire son CD et son DVD Chemistry Files à peu près au même moment. Tout a commencé quand je vivais encore dans le Connecticut et ça a continué une fois que j’ai déménagé à New York. C’est drôle aujourd’hui parce que pour moi, ces choses sont comme une autre vie passée. J’ai continué à faire des choses pour Alchemist, Illa et quelques autres artistes au fil des années, mais ce n’est qu’avec Albert Einstein de Prodigy, autrement dit, des années plus tard, que je me suis vraiment épanoui sur le plan artistique.

Le rôle d’une pochette est primordial, c’est la représentation visuelle de l’ensemble de l’œuvre et elle lui est à jamais associée. Et à l’ère des réseaux sociaux, c’est généralement la première chose que les gens voient quand un projet est annoncé. Si tu as quelque chose qui attire vraiment l’attention d’une personne ou alors qui laisse une impression ne serait-ce même infime, il est plus probable que ces types écoutent au moins ta musique. S’il s’avère qu’ils aiment, ils rattachent cette musique à une jolie pochette et l’ensemble devient beaucoup plus mémorable. Pour moi, un bon graphiste peut être aussi précieux qu’un bon producteur. Je pense qu’une belle cover peut être aussi importante que la meilleure prod de l’album. Un exemple parfait est celui d’un producteur de hip-hop. Si tu cherches un vinyle à sampler, très souvent, tu trouves une pochette qui a l’air folle et tu te dis « Oh, il doit y avoir des putains de morceaux là-dessus », juste à cause de son simple aspect. Parfois, il peut même arriver d’acheter un disque sans même l’avoir écouté. C’est ce sentiment que je vise avec mes artworks.

LONG LIVE PRODIGY

Mon processus pour les covers remonte à ce que j’ai appris en étudiant le design graphique. Tu dois commencer par faire des recherches, te plonger dans les images et les informations relatives à ce que tu fais. Même si j’ai automatiquement une idée de ce que je souhaite entreprendre, je vais quand même compiler une tonne d’images pertinentes pour voir si je peux trouver des moyens de l’améliorer, ou même ajouter des éléments mineurs pour la peaufiner. À moins que je ne cherche un truc totalement abstrait ou trop extrême, je veux que les spectateurs « comprennent » tout de suite et que l’impression soit de la meilleure des manières. Avec les artworks, il faut se rappeler que l’image correspond à un produit. Elle doit avoir un rapport avec ce dernier. Je demande toujours à l’artiste s’il a des idées ou des photos avec lesquelles je peux travailler, souvent, il n’en a pas, et je commence à explorer à partir de là pour voir ce qui fonctionne. Il est évident que si je peux avoir un extrait de musique pendant l’élaboration de ces pochettes, ça aide, mais en tant que fan de hip-hop, je sais généralement où l’artiste aspire aller. Une fois que je pense avoir fini, je continue à pousser un peu plus loin, la différence entre ce qui est bien et ce qui est génial est de l’ordre de dix à quinze pour cent. Si je pense que le travail peut être considéré comme terminé, je continue à y revenir pour être capable de le regarder à nouveau avec un regard neuf et m’assurer qu’il n’y a rien d’autre que je puisse faire pour la perfectionner.

J’avais rencontré Prodigy brièvement à l’appartement d’Alchemist au milieu des années 2000, mais ce n’est qu’en 2012 que nous avons vraiment noué un lien. Statik Selektah et moi traînions dans un club appelé No. 8 et Statik était au téléphone et disait : « Prodigy va venir nous rejoindre ici. » J’étais comme « Sérieux ?! » Du coup, on a traîné tous les trois toute la nuit, on a bu et pris des shots. À ce moment-là, j’avais déjà travaillé avec pratiquement tout le monde dans le cercle de P, il était assez facile pour nous de bien s’entendre. Je savais déjà que lui et Alchemist faisaient un projet commun appelé Albert Einstein, alors cette nuit-là, je lui ai demandé s’il était d’accord pour que j’essaie de trouver quelque chose pour la pochette puis il m’a donné son idée initiale. Quand j’ai parlé avec Prodigy le soir où il nous a rencontrés, je lui ai demandé s’il avait des idées comme je savais déjà que l’album s’appelait Albert Einstein. Mais même en tant que fan, je me disais : « Bon sang, à quoi cette cover pourra bien ressembler ? » Il y avait mille et une façons pour en sortir un truc de mauvais et la seule chose qui retenait toute mon attention était cette sensation que j’avais eue à voir la jaquette de H.N.I.C. Pt. 2 : avec une œuvre plus travaillée, l’impact de son album aurait été plus grand.

Heureusement, le vinyle a fait son retour même si ce n’est pas dans les mêmes volumes qu’auparavant. Du coup, les quantités plus faibles permettent une certaine exclusivité. Le format trente-trois tours permet évidemment de réaliser des œuvres plus grandes et je pense que cet atout fait ressembler davantage un vinyle à un objet de collection. Je pense que le mérite revient en grande partie à des maisons de disques comme Tuff Kong Records et quelques autres, qui ont fait de la fabrication de vinyles une priorité et ont facilité l’existence de cette vague. Plus récemment, des artistes ont donné plus d’importance à l’art de la pochette, si bien qu’avec les quantités limitées, le produit semble plus précieux. La nouvelle génération de la scène underground regarde au moins les covers avec plus de respect, ils savent à quel point elles jouent un rôle important. Quand vous avez de la bonne musique, magnifiquement emballée, tout le niveau est haussé.

Concernant le vinyle en particulier… J’attends probablement de meilleures réalisations. Parfois, l’art à petit budget peut fonctionner, mais dans le fond, je veux avoir l’impression que les artistes comprennent les tenants et aboutissants de la production d’imprimé. À part ça, juste un peu plus de créativité avec le format vinyle. J’apprécie de voir les couleurs et éclaboussures sur les vinyles, j’aime scruter les disques imprimés d’images. Il n’y a pratiquement pas de budget dans l’underground alors j’affectionne les nouveaux élans créatifs et les nouvelles approches.

SUR LES PAS DE SES AUTRES IDOLES

J’analyse la façon dont la musique est faite depuis toujours, mais je n’ai pas acheté d’équipement réel avant 2003. Moi et Illa Ghee avons fait un EP il y a 8 ans et j’ai travaillé avec quelques artistes indés de New York mais pas de placements majeurs. Je suis revenu à la conception graphique et à l’art vers 2013, mais à la toute fin de 2018, j’ai commencé à faire des prods qui ont finalement fait partie de mon nouvel album. Réaliser une commande pour un artiste et composer pour ma propre personne sont deux choses complètement différentes. Dessiner ou faire du design pour moi-même est l’une des choses les plus difficiles parce que parfois je peux être enveloppé dans une sorte de crise existentielle sur qui je suis exactement et comment je veux me présenter au monde. Mais pour briser ce blocage mental pour mon album The Hardcore Composer, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose de fou comme si j’essayais de le faire pour un artiste que je respecte sincèrement. Être aussi courtois avec moi-même qu’avec les autres. Je voulais me sentir capable de pouvoir le montrer à Prodigy et il me dirait : « Ouais, ça c’est un putain de truc !”

Big Ghost Ltd a été une grande inspiration. Depuis ses écrits et ses célèbres listes sur le Top 10 des rappeurs les softs, je suis fan de son travail et bien avant la musique. Nous nous sommes connectés sur Internet comme de simples personnes du hip-hop qui se respectent mutuellement. Observer sa transition d’une plume très respectée à un producteur qui a prouvé au monde entier qu’il était en mesure de contribuer à ce genre, et selon ses propres règles, c’est inspirant à regarder. Aujourd’hui, il a un catalogue pléthorique. Il est l’une des seules personnes à qui j’ai envoyé des chansons ou des productions lorsque je travaillais sur mon album.

Les producteurs de hip-hop que j’admire sont Dr. Dre, DJ Premier, Pete Rock, The Alchemist, & Da Beatminerz. Ce sont les producteurs qui m’ont le plus impressionné. En ce qui concerne la composition de musiques originales dans le domaine du hip-hop et même au-delà, je pense que mon son a été inspiré par des gens comme Organized Noize, Erick Sermon, Timbaland, Bob James, David Axelrod, Isaac Hayes, Barry White, The Doors, The Beatles, Gene Page, Bill Conti ou encore Lamont Dozier. J’en oublie certainement certains mais j’essaie simplement d’aborder la composition musicale en me basant sur ce que j’espère entendre en déposant l’aiguille de ma platine sur un disque poussiéreux des années 60 et 70. En ce qui concerne mon époque favorite du rap… J’ai l’impression que le consensus est que le milieu des années 90 est le sommet et j’aime passionnément cette époque. Pour moi, entre 1990 et 1993 se trouve mon époque préférée. C’était juste avant que les productions ne commencent à atteindre ce niveau de perfection. J’apprécie beaucoup le rap qui présente quelques petits défauts, que ce soit la clarté du mix ou la programmation. Dans certains, on pourrait même dire qu’ils sonnent comme une erreur. J’ai la sensation que les chansons de cette époque ont plus d’âme, une atmosphère plus folle. Lorsque les choses deviennent trop parfaites, au moins pour le hip-hop, il finit par manquer quelque chose au niveau de l’énergie.

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