Jeff Dominguez, au cœur de la bande
Interview

Jeff Dominguez, au cœur de la bande

Jeff Dominguez est un peu plus qu’un ingénieur du son : il est un morceau d’histoire du rap français. Entretien dans les coulisses des studios parisiens, au moment où les rappeurs toquaient à leurs portes.

et Photographie : Archives personnelles de Jeff Dominguez

Jeff Dominguez a été à la fois un acteur et un témoin privilégié de l’explosion du rap français à la fin du vingtième siècle. Ingénieur du son autodidacte, il débarque au tout début des années 1990 sur Paris par l’entremise de son ami, Philippe Zdar. Jeff est à l’époque un sacré numéro. Il aime la fête, les raves et la musique. Il est un enfant des années punk, qui débarque dans les studios les plus prestigieux de la capitale. Ça tombe bien, au même moment, d’autres phénomènes se mettent à toquer à la porte des cabines d’enregistrement : les rappeurs français. Leurs trajectoires vont se croiser, au point que Jeff deviendra l’un des ingénieurs du son emblématiques de l’âge d’or. Porté par les succès de la Mafia K’1 Fry, développant une synergie avec le travail de producteur de DJ Mehdi, ouvrant son propre studio qui accueillera de nombreux rappeurs français, Jeff est de ceux qui ont tenu les sessions aussi bordéliques que géniales, un sourire aux lèvres et un joint dans la bouche. Il est aussi l’emblème, et peut-être même un peu l’explication, de ces ingénieurs du son issus du rock qui étaient les seuls à prendre les manettes lorsque le hip-hop français voulait sonner sur disque. C’est en pleine récolte de témoignages pour raconter une histoire orale du label Première Classe que L’Abcdr l’a rencontré. Quatre heures d’interview, enregistrées un après-midi d’été indien 2017, dans un échange aussi volubile que passionnant.

Entrée en studio

Je suis né en 1966. J’ai grandi à la montagne, à Aix-les-bains dans les Alpes, et j’avais la chance d’avoir un pote qui s’appelait Philippe Cerboneschi, qui est Zdar de Cassius. [L’interview est enregistrée à la fin de l’été 2017, deux ans avant la mort accidentelle de Philippe Cerboneschi, NDLR] On était à l’école ensemble. Il avait un groupe de heavy metal, j’étais plus sur le punk et le rock anglais. On avait une culture musicale un peu différente. Pour moi c’était les Clash, les Sex Pistols, les Stones, David Bowie, avec en parallèle de la chanson française, puisque la France sait faire de la bonne chanson à textes. Du Gainsbourg, du Bashung, toutes ces choses-là. Mais ma culture était surtout anglaise. J’insiste bien sur anglaise, pas américaine. Un groupe comme les Black Flag [groupe mythique de punk américain des années 1970 et 80, NDLR] par exemple, je suis passé à côté. Et j’écoute encore ça. Récemment j’ai découvert Sleaford Mods, un groupe de post punk de Nottingham. C’est typiquement ce que j’aime. Les mods [forme de « groupe social » anglais né dans les années 60, notamment attentif à plusieurs styles musicaux, de la soul au ska, NDLR], le ska, ça me plaisait. Le reggae, via les Clash, mixé avec le punk, ces influences des Jamaïcains d’Angleterre, tout ça c’était mon truc.

Zdar entre en tant que technicien en studio cinq ans avant moi. C’était au studio Plus XXX. [Lire « Plus 30 », très célèbre studio parisien, où de nombreux albums mythiques français des années 1980 et 1990 ont été enregistrés NDLR] Moi, je glandais un peu, j’aurai dû faire des études, mais ça m’a cassé les couilles assez rapidement, j’étais plus occupé à faire des allers-retours à droite et à gauche dans des histoires un peu louches. J’ai rapidement fait le con, j’ai découvert la drogue, puis plus tard le monde des raves une fois à Paris. C’est un cheminement ! [Rires] Pendant que je glandais chez moi, Philippe m’a dit : « je travaille en studio, viens, tu leur dis ça, ça devrait le faire. » À l’époque, dans les studios, ceux qui n’étaient pas musiciens avaient toujours un peu de bagage technique. Mais moi, je n’avais aucune formation, rien ! J’ai fait du solfège et du violon quand j’étais jeune, et le violon m’a un peu dégoûté de l’apprentissage de la musique. Quant à une formation sur le matériel, je n’avais rien. Philippe m’a donc briefé, je suis arrivé avec un petit discours, et ça a fonctionné. Je suis entré en tant que stagiaire à Plus 30 [pour le confort de lecture, nous écrirons « Plus 30 » au lieu de « Plus XXX », NDLR], une sorte d’assistant de l’assistant de l’assistant, tout en bas de l’échelle. J’avais 22 ans. On m’a expliqué ce qu’il fallait que je fasse, les informations qu’il fallait que je remonte à Nathalie d’Hardemare qui s’occupait de toute la gestion du studio.

Du coup, techniquement, ça a été assez compliqué, car tu utilises des vieilles machines où tu as quatre boutons et tout le reste ça se passe à l’intérieur, c’est à toi de comprendre. Tous les problèmes de synchro entre analogique et numérique, c’était par exemple très compliqué. Pendant les premiers dix-huit mois, j’avais l’impression de bosser pour la NASA : des boutons partout, des trucs qui clignotent, et je n’y comprenais rien. [Sourire] Paul Jarvis, qui était le directeur technique de Plus 30 et qui venait de chez SSL [marque très connue de consoles pour studios professionnels, NDLR] s’est pointé un jour et a commencé à me poser des questions. Je lui ai dit « écoute Paul, moi ce que je sais, c’est que le son il rentre ici, il sort là, et que l’equalizer est là, voilà » [Sourire] C’était encore la grande époque des studios du début des années 1990, où chacun devait avoir sa place. Tout était bien réglé. D’abord, je faisais principalement des thés et des cafés, je mettais très peu les pieds en cabine à proprement parler. Les grands studios de cette époque, comme l’était Plus 30, c’était très protocolaire. Tu étais stagiaire, on t’appelait pour aller chercher un café, tu le faisais. J’avais une expérience de la vie, mais celle d’un jeune con qui cherchait du shit là où il y en avait. [Sourire] Et d’un coup tu passes dans un environnement où c’est « reste à ta place, ferme ta gueule et fais ce qu’on te dit. »

Voilà comment je suis rentré en studio, en ayant la chance d’avoir un bon pote d’enfance qui avait un pied dedans. Là j’ai rencontré Etienne [de Crecy, NDLR] qui était l’assistant de Philippe. Puis tout une galaxie d’ingénieurs du son de l’époque, assez réputés : Dominique Blanc-Francard. [Dominique Blanc-Francard est notamment le père de Hubert Boom Bass du duo Cassius formé avec Zdar, NDLR], Laurent Gueneau, Mitch Olivier aka Babosso, Hervé de Marignac, Didier Lohazic, Stéphane Luginbul qui à l’époque était assistant… Il y a beaucoup d’albums où j’étais là, mais où je ne suis pas crédité car mon rôle était vraiment celui d’assistant stagiaire. La musique urbaine n’était pas encore arrivée dans les grands studios. J’ai bossé un petit peu comme assistant avec Bashung, que je respecte beaucoup. J’ai fait de la variété française, à laquelle je ne comprenais souvent pas grand-chose. Un peu plus tard, quand j’avais un peu plus de bouteille, j’ai aussi bossé sur du zouk, des séances de nuit avec notamment Ronald Rubinel. [Musicien martiniquais, très présent dans le zouk et les musiques antillaises, NDLR]

Jeff Dominguez & Philippe Zdar Cerboneschi au studio Plus 30 (photographie par Le Choué)

Ce n’était pas du tout des genres musicaux dont j’étais familier, mais c’était ça qui était génial. Ça te fait comprendre que même la musique que tu n’aimes pas forcément, c’est du gros boulot et que les gens y mettent leurs couilles. J’écoutais beaucoup de musique française en parallèle des Sex Pistols, un mec comme Higelin par exemple, et aussi tout le rock alternatif des années 1980, donc je pense que j’avais déjà une ouverture musicale. De toute façon, la musique, c’est un truc physique. J’aimais l’énergie dans le rock, mais j’aimais aussi les sensations de la musique française. Quand il a fait son album où il y a « Ballade pour Izia », j’étais assistant. Et j’avais l’ouverture musicale, mais surtout, tu as le respect pour le travail effectué devant toi. Ce respect est encore renforcé par l’atmosphère du studio, où c’est le sérieux et la rigueur qui priment. Ce n’est pas qu’on te demande tes papiers à l’entrée, mais tu sais combien ça coûte donc tu sais que personne n’est là pour déconner. Et c’est cool de faire de la musique. Un exemple complètement ouf : l’un de mes souvenirs, c’est l’album Anne de Walt Disney. [Anne, de son vrai nom Anne Meson-Poliakoff était une actrice et une chanteuse. Elle fut l’ambassadrice de Disney en France durant la première moitié des années 1990, NDLR] Hervé de Marignac était l’ingénieur du son, on dormait deux heures par nuit, le réalisateur de l’album était un mec du Sud qui faisait des micro-siestes en cabine, et les rencontres étaient géniales. On passait 20 heures par jour ensemble pendant un mois, et tu vis réellement un projet artistique à fond.

Passer autant de temps en studio, ça devient ta vie. Tu te rends compte que tu es dans un truc assez particulier, que si tu arrives à tenir, tu es en train d’échapper au job à la con que tu fais étudiant ou quand t’as un peu trop fais le con dans ta vie. Ce n’est pas être élitiste, car c’est même différent d’un métier avec des études. Je ne dis pas qu’un ingénieur en électronique ne kiffe pas son métier, il faut être passionné pour faire ça. Mais là, tu es dans quelque chose de différent. Moi, je n’avais pas grand-chose à faire de mon existence, donc c’était cool. Et il y a aussi autre chose qui a compté : l’esprit de famille. Philippe était un pote d’enfance, Étienne est devenu un ami, on était très proches. Très rapidement, on a récupéré un appartement attenant à Plus 30, sur la même propriété. On y vivait avec Étienne et Stéphane Luginbuhl qui était aussi assistant. Quand Philippe a quitté le studio pour passer freelance, Étienne est monté Ingénieur du son. On passait notre vie à Plus 30, aussi bien pour dormir que pour bosser. Le studio devient ta vie sociale, ta vie tout court. Il faut vraiment avoir envie, sinon tu craques.

Rave, électro et colocation

Je finis par me faire virer de Plus 30, car j’étais encore trop punk. Nathalie d’Hardemare m’aimait bien, elle était géniale, elle manageait le studio et m’a beaucoup aidé, elle faisait partie de cette nouvelle famille que je me faisais. Elle savait traiter les artistes, et avec elle ça se passait bien, mais le patron ne m’avait pas à la bonne et je me suis fait sortir pour des trucs à la con… En gros, je suis arrivé en retard à une session, un retard d’une dizaine de minutes, alors qu’à ce moment-là je faisais à la fois des sessions de nuit et de jour. Le patron a sauté sur l’occasion et j’ai pris la porte au tout début des années 1990. Comme je me fais virer de Plus 30, je dois partir de l’appartement. Philippe avait un deux pièces rue Constance dans lequel on s’entasse à quatre à une époque : Étienne, moi, un pote à nous qui s’appelle Cédric, et Philippe évidemment.

Pendant qu’on était tous à Plus 30 on avait découvert les raves. La première que l’on fait est Trance Body Express, dans une péniche stationnée au pont de Puteaux. [Vraisemblablement sur la péniche Delo, pour en savoir plus, se reporter à cet article dans TRAX Magazine, NDLR] C’est fou, je vais mieux me souvenir de ma première rave que de ma première session en studio. [Rires] On découvre ce monde où la musique est associée étroitement à la drogue, notamment les ecsta’, que moi je connaissais déjà via la new wave de Madchester [contraction du mot anglais « mad » et de la ville de Manchester, terme inventé par le groupe Happy Mondays, NDLR] dans laquelle je baignais aussi. Les Happy Mondays, je kiffais, toute ma vie j’ai rêvé d’être Bez. Bez, c’était le mec qui dansait un shaker à la main à côté du chanteur des Happy Mondays. Je voulais être ça ! [Rires]

À cette rave, j’étais avec Philippe, Étienne, Philippe Gandilhon qui plus tard devient directeur artistique chez Sony. C’était ces raves du tout début des années 1990, complètement ghetto où tout le monde se casse la gueule à la drogue. On était stupéfaits par ce truc. On a commencé à prendre le pli, tous les week-ends, puis ensuite les marathons du jeudi soir au dimanche matin. Philippe a fini par acheter des platines et une mixette, tout le monde n’avait pas le fric pour s’acheter ça, alors tu imagines bien… Étienne et Philippe mixaient. Les disques commençaient à rentrer à la maison.

En rave dans les Alpes (de g.à.d : Zdar, Philippe Gandilhon, Étienne de Crecy, Pat, Serge, Fabien et Jeff Dominguez)

On a fini par atterrir dans le triplex de Philippe Gandilhon rue Lepic. Philippe avait monté avec Anne Claverie [manageuse d’Etienne Daho et des Valentins à l’époque, NDLR] une société de management : Absolut Management. Il était l’assistant d’Anne et habitait dans ce triplex, avec l’ingénieur du son de Taratata, Patrice Cramer. Il était à deux doigts de perdre cet appart, on est donc venus habiter dedans pour amortir le loyer. Là, ça a été le début d’une grande folie qui a duré deux ans. C’est la première moitié des années 1990 et c’était le bordel, les raves, ce triplex où on fait la fête. Moi, je suis resté dans ce milieu pour danser. Étienne et Philippe, eux, ont fait de la musique. J’aimais plus la drogue qu’eux il faut croire.

Philippe et Étienne se mettent vraiment à produire. On a été habiter rue Blanche, et là il y avait des machines par terre, un sampler, je ne sais plus si c’était le S1000 ou S1100 d’Akaï ou un autre, des enceintes sur pieds. Ils ont fondé un groupe, Motorbass, ont fait des maxis puis un album mixé sur une Mackie [marque de table de mixage, considérée comme de l’entrée de gamme par les professionnels, NDLR], alors que Philippe commençait à être un ingénieur du son reconnu. Étienne commençait à peine, et moi je commençais à mettre les pieds dans le hip-hop en tant qu’assistant. Philippe bossait encore en studio avec son sampler. Étienne avait une TB 303 [petit synthétiseur de marque Roland, NDLR] pour faire ses basses. Motorbass a été fait comme ça, et moi j’ai continué à faire le con. [Rires] J’étais dans mes trucs de studio d’un côté, de rave de l’autre, et je n’ai pas cherché à faire de la musique. Je commence à être ingénieur du son quand eux partent sur un truc plus électro et techno. C’est seulement quelques années plus tard que j’ai produit 2, 3 morceaux pour la Mafia K1Fry. J’avais à l’époque une SP12 que m’avait vendu Rafik et Wilfrid du Gang du Lyonnais, de très bons potes, et un S900 Akai. Finalement, Philippe est devenu un gros ingé son, Étienne est directement parti sur Super Discount, et moi j’ai fini par monter le studio Black Door.

De Stagiaire à Ingénieur du Son

Dans les raves, j’avais rencontré Stéphane « Alf » Briat qui est aujourd’hui un grand ingénieur du son français. Il travaillait au studio Bastille. Il m’a remplacé à Plus 30 et moi je l’ai remplacé au studio Bastille. À la même période, je rencontre Laurent Gueneau, qui avait fait le premier album d’IAM. C’est une rencontre hyper importante pour moi, et là où je commence à faire du rap en studio.

Je ne découvrais pas le rap musicalement parlant. Quand j’étais encore à Aix-les-Bains, Philippe rentrait régulièrement avec des K7 et en me parlant de tas de trucs. Celui qui faisait tourner des sons de soul, de funk, puis de hip-hop, c’était Hubert alias Boom Bass. [Future seconde moitié de Cassius, NDLR] Philippe ramenait des K7 faites par Hubert, avec des vieux trucs de soul et de funk. Dans ma culture musicale, la black music vient vraiment des K7 de Hubert. Et le premier groupe de rap américain que j’ai kiffé, c’est De la Soul. J’ai aimé avant tout la Native Tongue. Ensuite sur Paris, j’ai pris DJ Premier et Gang Starr dans la figure. C’est le début des années 1990. Plus tard, quand on était déjà en studio, on avait même les albums et les maquettes de Solaar avant que ce soit sorti. Il y avait déjà une parano du piratage à l’époque, il y avait un marché noir du disque physique. Les bandes étaient des trucs sacrés, enfermées dans des pièces verrouillées à clef, auxquelles peu de monde pouvait accéder. Pourtant, tu avais toujours des copies qui sortaient.

Avec Laurent, on fait le premier album de Jhonygo, sur lequel je dis d’ailleurs deux mots lorsqu’il faut faire une intervention de jeune con blanc sur un interlude. Je suis l’un de ses assistants. Laurent est freelance et je pars l’assister. Assistant, c’est être au service de ton ingé son. Ingénieur du son, c’est s’arranger pour qu’un artiste soit bien. L’assistant a un rôle clef là-dedans, parce que tu es là pour que l’ingénieur du son soit bien techniquement, afin qu’il puisse lui-même se consacrer à l’artiste.

On bosse également pour Labelle Noir, le label qui sort Rapattitude. [Première compilation de rap français et premier disque de rap français long format, NDLR] En freelance, on fréquente différents studios. On va à Davout [autre studio parisien très célèbre, NDLR] par exemple, pour faire le remix par Dee Nasty du « Funky Chicken » de Rufus Thomas. Dee Nasty est un grand monsieur et humainement c’est un type génial. Ce qu’il a fait à La Chapelle, avec Lionel D aussi, c’était vraiment pour la musique. Je n’ai pas vécu ça en tant que Parisien, je ne fais pas partie de leur vague du hip-hop, j’en suis de l’une des suivantes. Mais pour moi, ce sont ces mecs-là qui ont fait naître le hip-hop en France. J’étais passionné de musique, je suis arrivé là par la technique et voir Dee Nasty, ça me fascinait. Les soirées qu’ils ont pu faire, leur émission, c’est eux le hip-hop en France pour moi.

C’est aussi l’époque de mes premiers contacts avec le Minister A.M.E.R. et Sarcelles. Laurent Gueneau enregistrait leur album, 95200. C’était des séances de nuit car les studios coûtaient hyper cher, surtout pour un label indépendant. Pour le rap, il arrivait qu’on rende officieusement service de nuit. Je l’ai fait avec Titi et Nobru à Plus 30, avec Kohndo de La Cliqua à Artistic Palace à Boulogne, par exemple. Pour l’anecdote, à la porte d’entrée d’ Artistic Palace, il n’y avait pas de caméra, mais la porte était contrôlée par un détecteur qui verrouillait automatiquement le passage passé une certaine heure. Du coup, les mecs entraient par la porte mais sortaient par les fenêtres.

À travers ces enregistrements, c’est finalement Laurent qui me fait le plus découvrir le métier d’ingénieur du son. Mais comme en freelance, je n’étais plus payé au mois, financièrement, ça devenait compliqué. J’ai commencé à avoir une vie parallèle. Je le paie en me faisant arrêter à Lyon, du coup j’arrête cette vie parallèle. Et via Philippe Gandilhon qui connaissait Thomas Noton qui était le réalisateur de Renaud, on apprend que Mitch Olivier cherche un assistant. J’obtiens la place et me retrouve à travailler sur des albums de Renaud, deux de reprises de Brassens et À La Belle de Mai. Les enregistrements se font chez lui. Je me retrouve à faire ces albums de Renaud chez lui, dans sa maison, en face du cimetière Montparnasse. C’était une maison à trois étages, il y avait une tonnelle sur le toit et on avait monté le magnéto 24 pistes analogiques là-haut. On ne parlait pas encore de Pro Tools à l’époque, il fallait aligner les bandes, nettoyer les têtes de lecture, tout ce boulot-là. Et là tu as tous les anciens du showbiz : entre autres Manu Galvin à la guitare ou Thomas Noton qui a longtemps joué de la guitare avec Eddy Mitchel et son groupe Les Fantômes, ce percussionniste dont j’ai oublié le nom, il y avait même un mec qui était l’ancien manager ou un ami proche de Brassens, qui avait amené une guitare de Brassens, sur laquelle Renaud a joué pour enregistrer. Ça aussi c’était vachement bien, car devant ces mecs là, avec Mitch Olivier, tu es encore une fois dans la rigueur. Avec lui, tu as intérêt à l’être de toute façon. [Rires] J’ai appris les bases avec tous les gens que j’ai cités : Laurent, Mitch, Étienne, Philippe, Hervé, etc. Mais les bases ce n’est pas tout, je dirai que c’est 60% du job. Le reste ? C’est avoir une part de folie avec ce que tu as sous la main, que ce soit la matière artistique ou technique, comme ils l’ont fait dans les années 1960/1970. J’étais un très mauvais élève, mais ce n’était pas plus mal, car ça m’a permis de ne jamais pomper le son ou les méthodes de qui que ce soit. Par exemple, j’étais assistant sur « La 25ème image » [titre de Iam & Nuttea issu des Musiques inspirées du film La Haine, NDLR], et je n’ai jamais cherché plus tard à pomper le travail de Dan Wood. [Ingénieur du son du disque, NDLR]

Avec le Secteur Ä, j’ai passé des nuits en cabine, en studio, sans qu’ils me parlent. Moi je venais de ma province, de mon milieu, je ne comprenais pas. Après ils se sont détendus du cul, je croise encore Jacky et Ben-J aujourd’hui, j’ai bossé avec Passi, avec Moda et Dan également, mais pour ces derniers c’était avec Étienne. Moda venait du Ministère, et Dan était un mec génial. C’était le début du hip-hop et on ouvrait à tous ces types nos studios la nuit. C’est la période où tous ces gars que je cite commençaient à entrer en studio, et il leur fallait des techniciens. Ceux qui étaient là, c’était nous, des gens qui ne venaient pas intrinsèquement du rap. Je parlais de punk à Rohff et aux gars de la Mafia K’1 Fry, ils ne comprenaient pas. Pour eux j’étais le blanc de province, ça ne collait pas. C’est une réalité sociale qu’il y a eu. Et le punk et le hip-hop caillera ce sont des musiques différentes, mais en réalité, ce sont les mêmes personnes au sens de la classe sociale. Le milieu d’où tu viens et pourquoi tu fais ça, ce sont les mêmes fondements.

Jeff Dominguez durant une session Première Classe

Ingénieur du son, spécialité rap

Le disque qui fait tout basculer pour moi, c’est O’riginal MC’s sur une mission. Je venais de monter le studio Black Door avec Thierry Legros, qui était manager de Pierpoljak, DSL et J.Mi Sissoko. Thierry s’était occupé de l’aspect financement et business, il avait récupéré les anciens locaux des éditions Adès, qui étaient spécialisés dans la musique pour enfants. De mon côté, je me suis occupé de l’aspect musique et technique. L’idée de Black Door était de proposer des aventures indé avec des tarifs plus accessibles. On a commencé par faire les DSL, Pierpoljak, ce genre de choses. Plus tard, il y aura des gens comme Sully Sefil ou Oxmo. Mais c’est vraiment O’riginal MC’s sur une mission qui change tout pour moi. Le label de Kery, Alariana, avait contacté Étienne. Il les a renvoyés vers moi, car il considérait que le hip-hop, ce n’était pas pour lui. [Rires] La première fois, je n’ai donc pas rencontré Alix [Kery James, NDLR] mais Karim Ben Saada, Chibane Souhil et Choukri Essaidi qui est l’oncle de Mehdi, et qui plus tard managera Diam’s et Rohff. Ils pouvaient enfin faire un disque, libérés des conflits avec leur précédent producteur. [Ideal J s’appelait originellement Ideal Junior et avait été prisonnier d’un contrat l’empêchant d’enchaîner les disques comme le groupe le souhaitait, NDLR]

Le studio était équipé d’une console Mackie, sans automation, des ADAT [enregistreur numérique K7, au format VHS amélioré mais aussi utilisé pour le son, NDLR], avec 8 pistes. Je faisais tout à la main, les faders n’étaient évidemment pas pilotés par ordinateur, les pistes de tracking étaient enregistrées sur des bandes séparées, les cuts étaient entièrement manuels, bref, en réalité, c’est au milieu de tout ce matériel que j’apprends tout. Karim et Choukri étaient venus me voir avec DJ Mehdi qui était déjà un visionnaire. Il avait envie de faire les choses et avait une grosse culture musicale. Il était aussi à part de ce truc street des rappeurs. Dans la vraie vie, il était même moins street que moi qui venais de la montagne et d’une famille bien française. Mais on se rejoignait sur le fait d’être deux personnes calmes dans tout ce bouillonnement, ce bordel même parfois. Dans le bordel, il faut gérer, on est quand même en train de faire des disques. Travailler avec Mehdi a été génial pour commencer à bosser sur du hip-hop en tant qu’ingénieur du son. Lui, Mars, Sek, Drixxxé, Logilo, le Gang du Lyonnais, c’était le son que j’aimais : beat, basse, sample, boum ! Avec Mehdi, c’était ça ! Sur les bandes, j’avais une caisse claire, un kick, un charley, une boucle, une note de basse et tout résidait dans la structure du morceau. C’était un super terrain pour placer des cuts, ce n’était pas les trucs du Secteur Ä où c’étaient plus des références à la côte Ouest, très jouées au synthé, avec des basses reposées par un bassiste que j’apprécie beaucoup d’ailleurs : Iso. Mehdi et Alix sont arrivés avec le rap que j’aime. J’ai vraiment eu énormément de chance de commencer avec ce duo.

On a fait le disque en 9 jours, quand dans des grands studios, tous genres musicaux confondus, je voyais parfois des artistes mettre 5 heures pour un couplet. Un album qui a été reconnu, a mis une baffe à tout le monde et est devenu un classique du rap français enregistré et mixé en 9 jours, il faut le dire ! Il n’y avait pas une thune donc il fallait aller vite. Mehdi venait avec des instrus déjà parfaitement séquencées. Quant à Alix, il a été incroyable en cabine. Il n’avait jamais vendu de disques, il avait évidemment eu l’expérience avec Solaar, le disque sous le nom Ideal Junior, mais là… Même pour Black Door, le disque a entraîné une dynamique qui fait que le studio a accueilli beaucoup de monde et que moi même j’ai pu bien bosser en rap. Pourtant, j’étais incapable d’imaginer ce que Kery et même la Mafia K’1 Fry, avec les succès de Rohff ou du 113, allaient devenir. Je ne suis pas un visionnaire, je pense trop au jour le jour. J’aimais juste cette énergie, ce côté kepon. L’humain était important, ça me correspondait.

Quand tu roules avec la Mafia K’1 Fry

J’ai tellement de choses à dire et raconter sur la Mafia K’1 Fry…. Si je ne me rendais pas compte de ce que la Mafia K1 Fry allait devenir, j’étais content d’être dans tout ce bordel. Et tout ça a aussi commencé avec Bakar, Teddy, Yezi l’escroc, Manu Key, Saidou et Jason qui formaient Different Teep, Landry, Akim, Karlito, Moko, Karim, Yohan… et toute l’équipe, c’est trop long à citer mais ils se reconnaîtront ! Et surtout OGB, à mon avis. Avec Manu, ils sont les plus gros pilier de la Mafia K’1 Fry. Ils ont toujours été derrière eux. Lass était encore là à l’époque, avec Intouchables, Mamad aussi. Il y avait Hammadoun, qui était inconnu et a récupéré il y a quelques années le contrat avec Nike pour monter Quai 54 à Paris. [Tournoi de street basket ball ayant lieu à Paris, NDLR] Il y a tellement de mecs à citer… Karlito ! [Il se penche vers le micro du dictaphone] Karlito, t’es un gros branleur. [Sourire] Il a fait des trucs incroyables avec Mehdi, et puis ça a été fini. Le mec n’avait pas le juice. Il y avait Papou aussi, qui s’est occupé de la marque de fringues African Armure, Saydou et DJ Mosko qui ont monté Street Lourd avec Teddy Corona, qui lui était avec Alix sur scène. Teddy Corona et Bakar n’auraient jamais rappé s’il n’y avait pas eu Alix. Alix et OGB sont des meneurs. Alix l’a été avec Ideal J puis ensuite dans sa conversion. Ça lui a permis de se canaliser je pense. Quand à l’époque Alix s’est retrouvé, avec d’autres, à se faire tirer dessus au pied de leur cité, il est venu dormir chez moi pendant quinze jours parce que c’était trop chaud dans le 9.4. Dans les coulisses de l’Élysée Montmartre, pour le live alors que l’enterrement de Lass’ avait eu lieu le jour même, on m’a quand même confié un flingue… Il y a vraiment plein d’histoires, certaines que je ne raconterai pas, d’autres où on ne me croit pas. Vous l’avez vu ce reportage Les quatre visages de Kery James par Philippe Roizes ? [On opine] Il y a un moment où on est dans le bus, tournée Ideal J, Le Combat Continue que j’avais également enregistré et mixé. Dans le bus on est 25, alors que sur scène, ils sont cinq. Allez, si tu me rajoutes à la console, le technicien lumière, le tour manager, on aurait dû être dix maximum pour la tournée. Mais ça ne se passait pas comme ça. [Sourire] C’était la cité part en vacances et lorsque tu vois les images du bus, sache qu’on a tous en moyenne 25 grammes de shit sur nous, qu’il y a des armes dans le bus. Dans les hôtels, j’ai le souvenir de Rohff qui me courrait après en gueulant « Jeff a un caleçon de zamel ! » parce que je portais des boxers quand eux étaient encore tous au caleçon large. Quelques mois plus tard, j’amenais Bakar au Queen et ils portaient tous des trucs plus serrés. [Rires] On est passés en Suisse, les traversées de douanes, c’était épique. À Lyon, les douaniers ont même fait demi-tour une fois entrés dans le bus. [Rires] Les passages en station service sur les aires d’autoroute, Selim subtilisait des trucs normalement insubtilisables, je n’ai toujours pas compris comment il faisait pour barber des trucs aussi gros. Moi-même je me suis un jour fait voler mon portable en studio par un gars de leur équipe. Alix me le rachetait au lieu de se prendre la tête, c’est comme ça que les choses se réglaient. Accepter, ce n’est pas accepter qu’on te la fasse à l’envers, mais que les choses se règlent de la bonne façon. Et je les adorais, ils étaient juste comme ça et même en studio, j’aimais ce côté punk, je m’en-foutiste mais sérieux une fois devant le micro. Finalement, c’était les mêmes mecs que moi, même si nos environnements étaient totalement différents.

Le 113, une partie de la Mafia K’1 Fry et Jeff Dominguez devant Black Door (photographie par Le Choué)

D’autres personnes avec qui j’ai vécu ce sentiment de groupe, même si c’est dans une moindre mesure, c’est Expression Direkt et Rud Lion, pour l’album Le Bout du Monde. Là je n’étais qu’assistant, je faisais les prises essentiellement pour Mitch. Être avec eux de nuit en studio, ça m’a forgé aussi à tenir sur des séances où c’est un peu le bordel, où t’as des bons sauvageons derrière toi. Je le dis souvent, j’ai été assistante sociale pendant quinze ans ! J’avais envie de le faire donc je ne l’ai pas vécu comme ça sur le coup, mais il y avait un peu de ça. Pour Marc [Rud Lion] c’était différent, car on avait un âge assez proche. Je crois que lui et Express Di’ ont aimé mon ouverture d’esprit, que je prenne le temps de les écouter. Je ne suis pas comme ces ingénieurs du son qui… [Il hésite] De toute façon, devant Rud Lion, tu ne pouvais pas te la raconter ou faire ton petit con. C’était une légende et quand même un fou furieux. Le mec me respectait pour ce que j’étais, mais aussi car les premiers disques de rap que j’ai faits sont du 94, département dont il est une légende, notamment auprès de la Mafia K’1 Fry. Je pense qu’il y a aussi un respect qui venait de là. Avec Rud Lion, c’était toujours compliqué en fin de session, parce qu’il avait une énorme énergie. Il demandait toujours en fin de séance d’écouter les sons à fond. On a enregistré l’album dans un hôtel particulier du dix-huitième. Lion était aussi interdit dans le dix-huitième, je ne sais pas ce qu’il avait fait. Mais interdit ou pas dans l’arrondissement, quand on sortait pour notre promenade du matin, avec son énorme spliff et son pitbull, les rastas du bout du boulevard d’Ornano lui laissaient le passage. Il était hyper respecté. Et en plus, il produisait bien, il était bon. C’était un mec à part, et effectivement aussi un fou furieux. Il y avait cette énergie voyou, au sens large du terme, qui représente des équipes. [Rires]

Princes de la ville

Mehdi jouait des beats influencés Premier, mais au fur et à mesure il s’est mis à coller un synthé par-dessus, plus tard des filtres, c’est ce qui faisait sa patte. Mehdi a eu un truc par rapport à Mars & Sek par exemple, c’est que ce n’était pas un puriste, il avait une ouverture musicale. Il a rencontré Pedro et Ed Banger via Hubert Boom Bass, je crois. Au moment des Princes de la Ville, il y a une ouverture de Mehdi à la musique électronique que tu peux sentir, mais l’idée c’était plus de mettre un pied tous les temps que de jouer un synthé façon électro. Il avait envie d’autre chose, ce n’était pas le leader de la Mafia K’1 Fry, il en était la machine. En studio, plus le temps passait, plus il s’éloignait quand ça devenait le bordel. Il se mettait dans un coin avec une guitare et faisait son Francis Cabrel pendant que moi j’étais encore à la mine en train de fumer des splifs avec les autres en enregistrant. Je crois vraiment qu’il a eu envie de passer à autre chose, de voir un peu comment ça se passait ailleurs. Mehdi n’a jamais été un mec ghetto, je l’étais beaucoup plus que lui au final, parce que j’aimais autant le bordel que le reste de la Mafia K’1 Fry.

Quand Les Princes de la Ville a eu son succès, personne ne pensait que ça arriverait, et encore moins La Victoire de la musique. J’étais hyper content pour eux, l’histoire a fait que ça a été eux et c’est très bien, même si je pense qu’Ideal J aurait mérité la même chose à l’époque sauf que Kery n’avait pas de tubes radio, ces morceaux les plus marquants étaient des hymnes de rue. S’ils avaient pu être deux à l’avoir, avec Ideal J en premier, on aurait été dans un monde parfait. Avec le 113 on a passé trois semaines au studio Polygone à Toulouse, à habiter ensemble, et eux étaient des enfants. Encore une fois c’est le côté humain. Et tu vois que c’est un disque qui a marqué les gens, puisqu’il y a cinq ans, j’étais dans un showcase de Mokobé dans ma région, rempli de gars de cité, de la diaspora, et Mokobé s’est un moment arrêté pour me faire monter sur scène. Après ça, des ados au style bien caillera sont venus me voir en me vouvoyant pour me parler des Princes de la ville et « Tonton du bled. » Grace à ce disque, j’ai bossé avec d’autres gens, j’ai eu un peu plus de sollicitations. Quand ils reçoivent la victoire de la musique, en réalité, personne n’a compris, mais c’était génial. C’était hors cadre en fait. Mehdi est venu chez moi un peu après, et m’a dit de prendre un avocat pour Les Princes de la ville. Je disais « oui oui » pour faire joli, et je ne l’ai pas fait. Au final, je n’ai jamais eu le point proposé par Karim d’Alariana. [Sourire] Si j’avais eu 1 point sur ce disque qui faisait 450 000 ventes, ça aurait commencé à être intéressant. Il y a des titres que j’ai produits sur d’autres disques où je ne suis même pas déclaré en SACEM. Je le vis sans amertume, ça représente ce que je suis : je kiffais.

Le temps des séparations

J’ai fini par arrêter d’être l’ingénieur du son attitré de Black Door, tout simplement car j’avais envie de retoucher à des grosses consoles, retrouver des plus gros studios. C’est le moment où le hip-hop a la cote en maisons de disques, il est diffusé à la radio. Black Door a permis à ma carrière de décoller, toutes proportions gardées par rapport à ce que je suis. Mais il y avait désormais des budgets. Black Door avait rentré un peu d’argent, matériellement ça montait en gamme, mais ça restait un studio underground. J’étais sollicité ailleurs, donc moins présent pour le studio que j’avais monté avec Thierry. J’avais envie de consoles SSL, j’adorais bosser avec Mehdi, avec Cut Killer qui bossait le 113 ou Fabe, et on avait moyen d’aller dans des plus gros studios. Le 113 a permis cela, le Double H également, même si j’adorais aussi travailler dans les studios de Cut et Abdel à Montreuil au-dessous des locaux de leur label. C’est là que j’ai mix l’album de Doudou, Mastamorphoze, entre autres. Comme j’étais moins là, un autre gars est arrivé chez Black Door, et naturellement, il a pris ma place.

Au studio Black Door, avec Delta

Après Si c’était à refaire [Troisième album de Kery James, NDLR] je pars sur sa compilation Savoir vivre & Ensemble et je commence à travailler sur son album Ma Vérité. Alix avait négocié au studio Twin pour faire en parallèle une K7 de chants traditionnels pour son association religieuse. Je passais d’un studio rap à un studio de chants religieux musulmans chantés par des croyants. Je me retrouve en séance avec eux, musicalement, c’était génial, des chants traditionnels en chorale, avec des instruments traditionnels. Le premier jour, les mecs me regardent de travers. Kery leur dit que c’est bon, je suis son pote. Le deuxième jour ça se détend. Cette compilation, on l’a d’ailleurs finie dans le studio de Mercredi 9 de DSL.

De l’autre côté, Ma Vérité n’avançait pas. J’ai connu un Alix qui pliait un classique du rap français en neuf jours, là il a mis un an et demi pour faire un album. Suite à sa conversion, sur Si C’était à refaire, il avait conclu qu’il ne pouvait pas y avoir d’instruments à vent ou à cordes sur son disque. Par exemple, on avait bossé avec Hasheem et Zaharya, qui nous faisaient des mélodies, des chants, des voix, des chœurs. Alix chantait aussi, des prises de parfois sept minutes pour sampler dix secondes. Je crois que j’avais envie d’autre chose. C’est pourtant là qu’on rencontre Aymeric Westrich, de Aufgang que j’ai présenté à Philippe et qui  par la suite a été batteur avec Cassius. Pour Ma Vérité, Aymeric joue des xylophones, des instruments percussifs, des choses que le Cheik au Liban valide. Et là pareil que pour Si c’était à refaire : on lui faisait jouer des tonnes de trucs pour en sampler quelques secondes. Alix s’était aussi positionné comme réalisateur de l’album, mais aucun d’entre nous ne savait vraiment être réalisateur. Ça a aussi été ça les mecs du hip-hop : griller plein d’étapes, vouloir être réalisateur d’albums sans l’expérience. Les vrais réalisateurs, ce n’est pas eux, ce n’est pas moi, ça ne s’improvise pas… Allez : Lion en était un, Mars & Sek en étaient, Mehdi évidemment. Joey je l’ai vu faire un job de réalisateur. Mais ils n’étaient pas nombreux et Kery n’en était pas un, en tous cas pas à ce moment-là. Je travaillais sur le son produit par le Gang du Lyonnais [« Ghetto Super Classe », NDLR], et il a débarqué en pleine nuit avec ses grandes idées de réalisation. De façon énervée, je lui ai dit d’arrêter de se prendre pour un réalisateur. Moi aussi j’ai eu mes problèmes d’égo. [Sourire] Je me souviendrai toujours : il a fait trois fois le tour de la console et a fini par me demander avec sa voix et son élocution si caractéristique : « crois-tu être le meilleur ingénieur son du monde ? » [Rires] Dans la connerie, on était aussi forts les uns que les autres.

De toute façon, je n’ai jamais cru à cette idée de réalisateur dans le rap. C’est très rare que ce soit nécessaire et que ça tienne la route. Si tu as un MC solide, avec une idée de ce qu’il veut faire, et que tu as un producteur solide, qui va arriver et dire qu’il faut changer cette caisse claire ou rejouer ce passage au synthé ? Qui va changer une caisse claire de Logilo ou de DJ Mehdi ? Je n’y ai jamais cru et je ne l’ai pour ainsi dire jamais vu. Dans le mix, tu ne fais que upgrader les choses. Le hip-hop, c’est un rappeur et un producteur, ce sont eux les réalisateurs avant même d’arriver en studio. Les mecs arrivaient en studio, surtout les rappeurs, avec des identités déjà en place, des égos forts et déterminés sur ce qu’ils veulent renvoyer à l’auditeur. Ce ne sont pas des gens que tu diriges. Un Kery James, ça ne se dirige pas. Un Fabe non plus.

Quant au producteur, s’il est bon et a une oreille, il a déjà fait sa balance avant d’arriver en studio. Nous ingénieurs du son, on va évidemment un peu updater le truc, avec les bons compresseurs, l’équalizer. Après, il y aura toujours des contre exemples à ce que je dis. Ce que ramène Bob Power avec Alliance Ethnik, là oui, c’est un énorme travail de réalisation. Ce qu’a fait Time Bomb avec Ox’ et Prince Charles Alexander, c’est déjà plus discutable, car la réalisation, elle est surtout dans le mixage et le personnage, Mars et Sek sont de tellement bons producteurs qu’ils ont déjà une part de réalisation dans leurs beats. Et quand tu mets Mehdi avec des rappeurs comme Alix, Rocé, le 113, Different Teep ou Karlito, la réalisation, elle est dans la production, elle est faite avant le studio. Quand tu bosses avec des mecs intelligents et bons comme tous ceux que je viens de citer, qui ont une patte dans la façon de produire des beats, l’ingé son n’a pas un rôle artistique ou de direction. Réalisateur, je l’ai fait avec les DSL ou avec Beat Assaillant pour son album B, mais c’est un rap très différent de celui dont on parle, qui est beaucoup moins calé sur l’efficacité d’un sample et d’un beat. Quant à Alix, j’ai pu le revoir à l’occasion du festival Musillac en Savoie et lui dire combien je l’aimais encore ! [Sourire] Tous ces moments ont fait ce que je suis.

Des tournées de diamant plutôt que des disques d’or

Durant les années 2000, je fais pas mal de choses. Octobre Rouge que j’adore, Marginale Musique de la Fonky Family qui est un des albums dont je suis le plus fier en termes de mixages même s’il n’a pas été apprécié par la critique, Demon One et plein d’autres. Mais le truc qui me prend le plus de temps, c’est de travailler avec Diam’s sur scène. Diam’s est quelqu’un avec qui je n’ai quasiment pas fait de studio. J’ai mixé deux ou trois de ses sons et ce n’était que pour des compilations. Le reste était la chasse gardée de la structure de Tefa & Masta. Mais elle a demandé à Choukri que je l’accompagne sur scène. J’avais déjà fait ingénieur du son de scène pour la Mafia K’1 Fry, Ideal J, le 113, et Pierpoljak même si pour ce dernier j’ai vite été dépassé quand il a commencé à mettre de nombreux musiciens sur scène. Ingénieur du son sur des concerts est un métier totalement différent de ce qui se fait en studio.

 

Mélanie est quelqu’un de très important dans ma carrière. Ça a commencé après le succès de « DJ » et on fait toutes ces années de tournée ensemble. Humainement, ça a fait partie des meilleurs moments de ma vie, à égalité avec la Mafia K’1 Fry ou Cat Power avec laquelle je travaille depuis plusieurs années maintenant. On a un vécu commun à travers ces tournées, elle m’a sauvé plein de fois la vie quand je m’embrouillais avec ses producteurs. Quand Auguri a récupéré le contrat, ils ont dû faire avec moi, DJ Dimé, Lucrèce et Michel. [Lucrère et Michel étaient les « anges-gardiens » de Diam’s, NDLR] Mélanie nous a toujours gardés tous les quatre, défendus devant qui que ce soit qui essayait de nous remplacer. On a toujours été là l’un pour l’autre, même quand on se cassait mutuellement les couilles. Et puis Mélanie sur scène, c’est un OVNI. 2H20 de show, débrief avant et après, et en 2h20 de show, elle savait te dire à quel moment Dimé avait loupé un scratch, à quel moment une choriste avait fait une erreur. Kery et elle, ce sont ceux qui m’ont le plus impressionné sur scène. Elle est très rigoureuse, en demande beaucoup, mais en donne encore plus. Ses balances, ce sont déjà des concerts. Elle avait une exigence, mais vu ce qu’elle donnait en termes de travail et à son public, tu ne pouvais que t’y plier. Et puis, travailler avec elle, ça a été la chance de faire deux fois le tour du monde. Grâce à Mélanie et au 113, j’ai découvert l’Afrique. Le 113, à l’époque où c’était encore tendu en Algérie, le groupe circulait en voiture blindé, avec des chauffeurs au talkie-walkie qui roulent façon convoi sur des autoroutes désertes sans éclairage. Et quand tu arrives à Alger, là les gens t’accueillent comme des dingues, car ils ne voyaient plus de touristes, plus rien à cause des attentats. [Jeff Dominguez fait ici référence à la fin des « années noires » en Algérie, où le FIS et le GIA ont commis de nombreux attentats sanglants, NDLR] Avec Mélanie, on s’est retrouvé dans des situations improbables, des concert en Polynésie, un concert au Cameroun organisé par Orange, gratuit, où le public s’était rassemblé dans un parc et où l’affluence était le double ou le triple du possible. Sauf que comme les flics n’avaient pas été payés, ils avaient laisser faire et tout le monde était dépassé au point qu’on a annulé le concert. Je ne suis même pas allé à la console. Sauf que quand on a dit qu’on irait pas, on nous a fait comprendre que ça pouvait mal finir sur place. Les flics ont été payés, ils se sont bougés, nous ont ramenés de l’hôtel à la scène et nous ont escortés au milieu de la foule pour aller à la console, qui comme pour tout concert est placée au milieu du public. Les mecs de la technique qui t’accueillent sont super contents que tu sois là car c’est aussi un échange de compétences pour eux, sauf qu’au bout de trois morceaux, l’alimentation électrique a lâché. Et là, ça a commencé à mal parler, parce que comme chez nous, il y a aussi des grosses cailleras au Cameroun. Les flics ont dû nous évacuer, et ils l’ont fait à l’Africaine, à coup de matraque dans la foule. Tu leurs dis d’y aller tranquille et ils se marrent. Aujourd’hui, je n’ai plus de nouvelles en direct de Mélanie, mais j’en ai par Lucrèce, son garde du corps depuis le début.

Du rap français à Cat Power

Ces tournées avec Mélanie, c’est l’une des toutes dernières choses que je fais dans le rap français. Je fais le premier album de Flynt, le dernier des Svinkels, puis le S.O.S Tour et à la fin, j’ai vraiment envie d’autre chose. Ça n’a pas été un ras-le-bol, ça a été naturel. Le rap avait changé, les grosses équipes avec lesquelles je bossais s’étaient séparées ou dissoutes. Il y avait aussi beaucoup moins d’argent dans le rap. Je me suis tourné vers le rock et l’électro. Philippe [Zdar, NDLR] m’a fait faire quelques petits trucs, j’ai notamment bossé sur son album solo qui n’est jamais sorti. Puis il m’a présenté Cat Power vers 2009 ou 2010. C’est une connexion qui vient des Beastie Boys en fait. Zdar avait fait leur dernier album [Hot Sauce Committee Part Two, NDLR], Cat Power avait aimé le mix et avait demandé à Mike D qu’ils soient mis en relation. C’est un moment où Philippe n’est pas disponible de suite, et il me recommande à Cat Power pour une semaine. Finalement, on a fait son album Sun ensemble, et je travaille encore avec elle aujourd’hui. Je me suis un temps installé aux USA. Elle est à Miami, j’ai aussi un appartement à-bas, elle a loué une maison et j’y ai monté un studio. D’ingénieur du son, je suis devenu aussi son majordome et son ami. [Sourire] Et là ça dure encore. Je dois partir la revoir à Noël, plus par amitié que pour la musique. Ça prend du temps de travailler avec Cat Power. Elle fait beaucoup de choses par elle-même, ne veut plus de producteur, a ce côté diva assez génial, qui peut se permettre de prendre du temps en studio pour parler d’autres choses, de faire des essais. Les quatre dernières années, j’ai passé du temps avec elle sans sortir de disques. [Depuis cet entretien, Cat Power a sorti l’album Wanderer, sur lequel Jeff Dominguez est ingénieur du son, NDLR] Et le fait de passer du temps là-bas, je me suis un peu détaché du business en France.

Après mon retour de Miami, j’ai décidé de laisser tomber Paris. Je suis retourné vivre en Savoie, me suis aménagé ce qu’il faut pour travailler. J’ai tout de même gardé un spot en collocation sur Paris avec un groupe pour lequel j’ai un temps travaillé, The Enjoys. Je bosse aussi avec ISOLAA, un label d’électro pop lyonnais. La vérité est que c’est avec eux et Cat Power que j’ai retrouvé le côté humain que j’aimais dans le rap français. Ça a aussi été le cas avec DJ Djel, que je connaissais déjà suite à Marginale Musique et dont j’ai mixé l’album Rendez-Vous en 2016. Djel, c’est jusqu’à la mort !

Quasiment 20 ans plus tard avec Jacky, DJ Djel, Don Choa, Ben-j

Aujourd’hui, j’apprécie le revival 90’s que je perçois dans le rap français. J’avais envie de rencontrer un mec comme Mani Deïz, et c’est fait. C’est le rap que je kiffe, et je suis content d’en réentendre. PNL, je suis vachement content de leur succès mais la vérité, c’est que je n’y comprends rien ! L’Auto-Tune, je ne comprends pas, pareil pour la trap. Dans le contenu, dans le texte, même si ça raconte des histoires, quand t’as bossé avec des MCs comme Kery, Oxmo, Diam’s, c’est dur… Et la trap française manque de mélodie. Tu écoutes un a capela de trap français sans instru, c’est nul. On a été trop loin dans la copie des américains, et sans comprendre vraiment le truc je pense. Je trouve ça pauvre musicalement et dans le texte. Quand je comprends la langue, les mauvais textes me dérangent. Même Kery, je l’ai vu tenter deux trois trucs du genre : [il imite un flow en triplet débité façon mitraillette], et ça ne lui va pas, c’est naze ! Je préfère un mec comme Jul, qui à la limite, a son truc « nique sa mère  je fais ce que je veux. » Chez lui je sens l’énergie que j’aime bien, même si musicalement ça ne me parle pas. Même PNL, quand ils font un mini-film, c’est pas ce que j’attends en fait… Je n’ai pas de plug autotune installé dans ma configuration, et de toute façon je ne sais pas m’en servir, c’est la vérité. [Rires] Quand Don Choa fait « Vieille gloire » ou que Dabaaz faisait « Ça fait un bail », là par contre je kiffe. Et surtout, quand tu cherches, tu trouves plein de jeunes qui rappent bien. Et sans même parler des jeunes, il y a toute cette génération intermédiaire que je trouve intéressante : les Swift Guad, Nefaste, Pejmaxx, Ol’Zico. Le projet Martyrs Modernes, ça défonce. Demi Portion, Inglorious Bastards avec des mecs comme Jeff le Nerf, 10Vers ou Furax c’est pareil. C’est ce que j’aime, ce que j’aime faire, et j’ai l’énergie pour le faire, même à cinquante piges. En Savoie, j’ai remonté un studio chez moi, que j’ai baptisé 2000 Rockerz. J’y ai mis mes vieilles machines analogiques. [Il énumère différents modèles de préamplis, de compresseurs et d’equalizer, NDLR]. Ce sont ces machines qui permettent de retrouver le grain qui fait beaucoup défaut dans la musique d’aujourd’hui. Et une machine lors d’un mixage, elle est vivante : elle est sensible aux températures, chauffe différemment, ne sortira jamais exactement le même son si tu l’utilises sur les mêmes pistes à un mois d’écart. C’est génial pour bosser car contrairement à l’ordinateur, ça t’oblige à être focus sur ton mix, tu ne passes pas trois semaines à monter puis rebaisser une caisse claire parce que même ton boucher t’a donné son avis. C’est important d’être focus. Je veux renouer avec ça, j’espère trouver des gens dans le rap français d’aujourd’hui avec qui ça collera.

Épilogue

Depuis cet entretien mené en 2017, Jeff Dominguez est toujours installé dans les Alpes où son studio 2000 Rockerz est établi. Il y a travaillé et mixé différents disques, parmi lesquels ceux de DJ Djel, Twin Twin, Rémi Parson (Isolaa), Santa Barbara (Isolaa), Mani Deïz, Docteur Vince, B DANCE (Sorry I’m Late), Faken, Damien Vanni, Mina Sang ou Victor Marc. Il reste également proche de Cat Power et de sa carrière musicale.

Jeff Dominguez travaille également en duo avec son amie Bess sur un projet musical, qu’il qualifie entre la synth-pop, le rock et l’électro. Ils ont actuellement produit une dizaine de titres et travaillent à la finalisation de leur disque, qu’ils souhaitent publier sous le nom de Bess Young. Leur prochaine étape est de trouver un label, un manager, bref, comme le résume Jeff, « la dure réalité de la vie, celle de la face business de la music qui permet d’exister ou de ne pas exister. »

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