La Rumeur derrière la caméra
Interview

La Rumeur derrière la caméra

Quinze années dans le rap, une discographie chargée de trois volets et trois albums et une nouvelle remise en cause. Hamé et Ekoué ont écrit et réalisé De l’encre, une fiction de quatre vingt-dix minutes autour de quelques prismes de l’univers du rap. Éclairages et mises en perspective.

Abcdr Du Son : Vous avez écrit le scénario et géré la mise en scène d’un projet cinématographique intitulé De l’encre : comment avez-vous eu cette opportunité ? 

Hamé : Tout est parti d’une rencontre, en 2008, avec Bruno Gaccio. Au départ, on s’est vu pour un premier film qui avait failli être produit par Canal, mais qui au dernier moment est resté dans les cartons. L’année suivante, il nous a rappelé et il nous a fait part de sa volonté de produire quelque chose autour de l’univers du rap. Il nous a demandé de lui faire une proposition. Pendant quelques mois on y a réfléchi et les idées nous sont venus progressivement. Le ghostwriting, ce personnage féminin d’environ 25 ans… A l’automne, on a remis à Canal un synopsis un peu développé. On a eu une réponse positive en mars.

Ekoué : Tous les ans Canal fait un appel à scénario. Ils ont reçu plus de 650 propositions de projets sur différents thèmes. Au final, c’est notre projet qui a terminé en tête et a été retenu. Il faut savoir que l’organisation chez Canal est très collégiale et rigoureuse, tu passes par un comité de lecture, l’aval d’un directeur exécutif. On a été logé à la même enseigne que tout le monde, on n’a eu aucun passe-droit.

H : Depuis quelques années, on avait l’envie de concrétiser un projet audiovisuel. On avait même fait quelques essais avec MK2, plutôt pour des projets de documentaire. Ces projets avaient été avortés même si on avait eu des discussions sérieuses et concrètes. C’est la première fois qu’on planche à deux sur une fiction en long-métrage avec un partenaire sérieux et un producteur incontournable. Le projet devait convaincre et répondre à des qualités scénaristiques et dramaturgies, avec des enjeux originaux. C’est la seule case du paysage audiovisuel français qui revendique cette volonté d’expérimenter de la fiction un peu décalée.
A partir du moment où Canal nous a donné son accord, un vrai frisson nous a parcouru. On a eu la sensation de mettre quinze ans de notre existence et tout notre parcours sur la table. C’est La Rumeur qu’on mettait en jeu. Si on avait fait une bouse innommable, ça se serait retourné contre nous. On est passé par un paquet de péripéties.

A : Comment est-ce que vous avez fonctionné tous les deux au niveau de l’écriture ?

E : On a fonctionné exactement comme on peut le faire pour un morceau en duo, type « L’ombre sur la mesure ». Chaque duo avec Hamé reste un enjeu. Quand on écrit ensemble, on a tendance à définir et à faire murir un thème, on attend de trouver une méthode et une bonne corrélation pour faire des gros titres. C’est ce qui c’est passé sur « Non sous-titré », « L’ombre sur la mesure » ou « Ils nous aiment comme le feu ». Ce sont deux imaginaires différents, deux gouailles distinctes qui se confondent.
Sur ce projet, on est parti sur le même registre avec une difficulté supplémentaire. Là, il s’agissait d’écrire vite et beaucoup. Le tout avec une méthode efficace. Il nous a fallu plusieurs mois pour trouver cette méthode et ensuite tout est allé très vite.

« On a eu la sensation de mettre quinze ans de notre existence et tout notre parcours sur la table. »

Hamé

A : Vous avez chacun un parcours universitaire différent. Hamé, tu es diplômé en études cinématographiques à Paris I, et tu es passé ensuite par la Tisch School of the Arts de New-York, Ekoué tu as pris une autre voie. Compte tenu de cet état de fait, comment est-ce que vous avez fonctionné ?

E : A un moment, si tu veux faire autre chose que du rap, il faut que tu te formes. La capacité de synthèse, l’écriture, c’est le travail universitaire. Cette partie là, c’était dix pour cent du travail. Le reste c’était La Rumeur.

H : La Rumeur c’est la maison mère, là où tout converge. Pendant une année, en 2007-2008 on s’est chacun exilé. C’était un peu la fin d’un cycle et le début d’un nouveau. On venait de faire le concert des dix ans au Trabendo et on a senti chacun le besoin de se confronter à d’autres codes. Ekoué a repris ses études, à Sciences Po’, moi je suis parti à New-York. Cette année passée, on a mis en commun nos idées. Pour ce qui est de l’écriture du scénario, les choses se font faites assez naturellement. On a découvert pendant l’écriture et surtout pendant le tournage l’importance du background de La Rumeur.

J’ai abordé ce tournage en me disant que j’allais appliquer ce que j’avais appris dans mes études. On a été dans un rythme extrêmement intensif pour ce projet. On a tout tourné en moins de trois semaines. On a retrouvé ce qu’on avait appris dans le rap : faire bien, vite et avec peu. On a compris au bout de deux-trois jours comment fonctionnait un tournage, avec trente personnes autour de toi. On a compris qu’il fallait faire confiance à La Rumeur et à nos quinze ans de background. La direction d’acteurs, le cadrage, la mise en scène, on a fait autant que possible du one shot.

E : Tu noteras que les détails de mise en scène sont toujours extrêmement minimalistes. On construit autour du minimum. On avait vraiment envie que les acteurs puissent disposer du confort suffisant pour débiter leurs textes en faisant du bon jeu. Mais à chaque scène on a eu besoin d’avoir un détail de mise en scène très fort. On a voulu une approche laissant la place au jeu mais aussi un aspect très réaliste. C’est à l’image de La Rumeur. On a une approche de la musique et de l’enregistrement qui a toujours été rythmée par ça. On n’a jamais fait dans le spectaculaire, dans les gimmicks.

Pour faire un autre parallèle, cette expérience me rappelle le premier volet de La Rumeur. Ce premier volet on l’avait enregistré en deux jours, dans une certaine urgence, et ce disque là, il a conditionné tout le reste. Pour ce projet, on avait des envies et des exigences mais on ne savait pas vraiment où on allait.

On a écrit le scénario avec des gens en tête, des acteurs qu’on pressentait déjà pour chacun des rôles. Il faut savoir qu’on les connaissait déjà tous bien avant de débuter ce projet. Reda Kateb on le connait depuis des années, même chose pour Slimane Dazi ou Béatrice Dalle. Slimane par exemple c’est un pote du quartier et son petit frère était notre ancien éditeur.

H: Dès l’automne 2009, quand on a déposé le premier synopsis, le casting actuel était déjà défini. On a écrit à partir de ce qu’on savait de chacun et des rapports qu’on pouvait avoir. Dès le départ, on avait des visages en tête, sauf peut-être pour Malik [Malik Issolah qui joue Pat, D.A. de maison de disque, NDLR] et pour Thierry De Meyrand [PDG de la maison de disque Remake , joué par Frédéric Pellegeay, NDLR].

« On a voulu shooter ça comme un bon film indé’, caméra sur l’épaule, avec une équipe réduite et une putain de bande son. »

Hamé

A : Vous avez pris du plaisir à reconstituer cet univers qui vous est familier ?

H : Il y a quelque chose de jouissif à créer des personnages et des scènes jamais vues dans le cinéma français. Tout l’univers familial de Nejma, le beatmaker, le ghostwriter ce sont des choses inédites. On a le sentiment d’avoir ouvert un espace qui n’existait pas avant De l’encre . Il y a des enjeux quasi politiques derrière cette volonté de rendre visible un univers qui ne l’est pas. On a pris un plaisir fou autour de ce projet, en dépit des conflits et désaccords qu’on a pu parfois avoir avec la production. Après, tout tient dans ta capacité à argumenter et à défendre ta vision.

A: Vous avez ressenti une pression particulière à mettre en image une fiction autour du rap, étant donné qu’il n’y a eu quasiment aucun projet similaire jusqu’ici ?

H : On se sentait un peu orphelin vu l’absence d’historique sur le sujet. Il y a bien eu des documentaires dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix mais ça n’est pas exactement le milieu rap. En plus, on a adressé le rap à travers le milieu du disque, à travers les relations avec une major, cette opposition entre deux milieux sociaux distincts. On ne partait pas de rien puisqu’on avait nos envies visuelles, tout notre background. On a voulu shooter ça comme un bon film indé’, caméra sur l’épaule, avec une équipe réduite et une putain de bande son. Il fallait que la musique reste la marraine de la série.

A : Comment est-ce que vous avez pensé l’intégration de la musique dans ce projet ? Qui a réalisé la musique ?

H : Deux personnes sont à l’origine de la musique. Pour la plus grosse partie, c’est Demon qui avait déjà produit une partie de nos deux albums précédents. C’est un beatmaker qu’on adore. On le considère comme le meilleur beatmaker en France par son originalité et la puissance de ses productions. L’autre partie c’est un canadien qu’on a rencontré lors d’une tournée et qui nous avait filé pas mal d’instrus.

A: Vous n’avez pas eu envie de vous mettre en scène, d’apparaitre – même brièvement – dans ce film ?

E : Non, en faisant De l’encre, on s’est aussi rendu compte qu’il était aussi d’être difficile d’être un bon acteur que d’être un bon MC. On n’est pas mégalo au point de toujours ramener nos gueules [Rires].

« La genèse de toute la création artistique de La Rumeur, depuis le début, elle part du peu-ra. »

Ekoué

A : Vous avez pris du plaisir à reconstituer cet univers qui vous est familier ?

H : Il y a quelque chose de jouissif à créer des personnages et des scènes jamais vues dans le cinéma français. Tout l’univers familial de Nejma, le beatmaker, le ghostwriter ce sont des choses inédites. On a le sentiment d’avoir ouvert un espace qui n’existait pas avant De l’encre . Il y a des enjeux quasi politiques derrière cette volonté de rendre visible un univers qui ne l’est pas. On a pris un plaisir fou autour de ce projet, en dépit des conflits et désaccords qu’on a pu parfois avoir avec la production. Après, tout tient dans ta capacité à argumenter et à défendre ta vision.

A: Comment est-ce qu’il va être diffusé ? Sous une forme de trilogie ?

E : Au départ, il était question de faire trois épisodes de trente minutes. Mais plus on a avancé, et plus Canal et La Parisienne se sont rendus compte que ce découpage n’était pas judicieux. Nous, on l’a pensé comme un film, pas comme une série. Ce projet n’appelle pas forcément une suite, mais avec Hamé on a d’autres projets audiovisuels.

A : Quels sont ces projets ?

E : Le premier des projets c’est un nouvel album de La Rumeur. Ça fait quatre ans qu’on n’a pas sorti d’album et on a des comptes à régler. On a laissé le terrain vacant pendant tout ce temps, mais on va revenir avec un quatrième album début 2012. Toute la suite, elle sera déterminée à partir de ce nouvel album.

Sur la base de l’écriture de cet album on va faire naître des idées qu’on mettra en image. La genèse de toute la création artistique de La Rumeur, depuis le début, elle part du peu-ra. On a toujours eu un rapport assez filmique dans chacun de nos albums. L’ombre sur la mesure avait un côté très artisanal, avec une imagerie très parisienne, cinéma noir et pleine de références. Regain de tension était marqué par l’actualité judiciaire, il annonçait les émeutes, Sarkozy…

H : …. et Du coeur à l’outrage, on le considère comme une forme de synthèse de ce cycle. Sinon, on sera à La Cigale le 28 Juin dans le cadre du festival Paris Hip-Hop. En terme d’audiovisuel, j’ai un projet de court métrage d’une vingtaine de minutes pour Arte. Ce sera une fiction intitulée Je ne suis pas le gardien de mon frère . Elle va être présentée dans pas mal de festivals, et elle devrait être diffusée au printemps prochain.

A : Est-ce que vous avez des modèles, des influences en terme de réalisation ?

E : Moi j’ai une culture de manga assez forte. Je regarde aussi beaucoup de séries, mais je suis assez peu le cinéma français. Après, il y a certainement eu de très bons films cette année.

H : En cinéma, j’aime aussi beaucoup ce qui s’est fait à New-York jusqu’aux années quatre-vingt dix. De John Cassavetes à Jim Jarmusch, en passant évidemment par le Scorsese de Mean Streets, et ce jusqu’à Casino . Après, c’est devenu trop hollywoodien, trop boursouflé pour moi. Le cinéma coréen également, j’aime beaucoup. J’aime beaucoup The Wire, c’est la meilleure série au monde. Treme aussi, écrit également par David Simon. Il y a quelque chose du bon cinéma des années soixante-dix dans ces séries, cette façon de décortiquer les rapports de domination, d’aller très loin dans la psychologie des personnages. Tu prends The Wire, tu dois avoir au total une centaine de personnages. Au final, le bien et le mal sont ventilés dans des proportions plus ou moins équivalentes à travers chacune des couches de la société. On est loin du premier épisode où tu as d’un côté le bien avec les notables et les keufs et de l’autre les cailleras qui tiennent le deal et le crack. C’est vraiment soufflant.

Fermer les commentaires

1 commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*

  • Julian,

    Bonjour, voilà un moment que je voulais vous contacter et vous dire que j’ai trouvé votre film excellent ! J’ai de plus vécu 3 ans dans ce quartier… et j’ai vraiment apprécié les images, la justesse de l’ambiance qui y régnait, le scénario et la direction artistique du film… Du bon cinéma, vraiment ! Bravo ! 
    Du coup, je profite de ce message pour vous demander si vous pouvez me communiquer le nom des titres qu’on entend dans le club qu’ils créent. Merci