Médine, observatoire de la lucidité
Interview

Médine, observatoire de la lucidité

Il y a 20 ans, Médine a commencé sa carrière en rappant les bruits du monde, il y écoute désormais le bruit de son âme. Entretien avec un rappeur qui désacralise son parcours.

Photographie : Linda Rachdi

La carrière de Médine n’a pas été un long fleuve tranquille. En vingt ans, elle a connu des remous, des débordements, voire des torrents. Malgré leur état, ces eaux troubles ont toujours suivi un seul cours : celui de la plume du rappeur havrais. Sa plume, son écriture, son encre, Médine a tantôt choyé ses outils, les a tantôt malmenés, mais les a toujours essorés pour en extraire l’essence. Ils sont d’ailleurs restés fidèles à leur mission originelle : « C’est la bavure de mon encre, mon anxiété. Mes peines, ma rage, ma façon de m’exprimer. Mon défouloir, mon exutoire, mon métier. Mon message plus clair pour plus de piété. À l’encre de Médine pour ma famille. Mes frères, mes sœurs, mes amis et mes ennemis… », entendait-on Médine dans les premières mesures de « À l’encre de Médine », le premier morceau de son premier album 11 Septembre. Nul besoin de chercher bien loin pour connaître le bonhomme, Médine se livre sur sa personne et sur les intentions de son art de façon transparente depuis ses débuts.

L’écriture de Médine est archéologique, elle aime fouiller les vestiges du passé pour comprendre le cheminement des hommes. Elle est également scientifique, elle rassemble les faits et les sources pour être pertinente dans sa production et transmission des connaissances. Enfin, elle est inquiète, constamment en quête de sa propre remise en question.

Lors de notre dernier entretien avec Médine en 2013, nous disions aimer interviewer le rappeur à la fois pour ses « digressions et révélations » et pour sa « transparence parfaite, ou [son] souci de fournir des réponses construites et pertinentes ». Ce postulat n’a pas bougé d’un iota, Médine reste un interlocuteur généreux, agréable et ouvert. Ce qui a changé en revanche, ce sont ses réflexions sur le monde, les comportements des hommes et la création musicale. Il faut dire que Médine est passé par beaucoup de choses en sept ans : une maison de disques, la trap et le tribunal public.

Médine fait partie de ces rares artistes qui n’ont pas peur de revenir en arrière pour se juger et se mettre à jour. Le rappeur est d’une lucidité sans pudeur sur lui-même, mettant en miroir ses succès et ses échecs. Il peut alors se regarder sans sourciller dans une glace et dire : je suis resté fidèle à moi-même.


Abcdr du Son : Comment te sens-tu après la sortie de ton nouvel album Grand Médine ?

Médine : Je suis dans un espèce d’album blues. J’ai eu les premiers retours, tous les clips sont quasiment déjà faits, donc je me demande si ça vaut le coup de le défendre encore ou si ça ne serait pas judicieux de partir sur un autre album directement. Habituellement, je mets énormément de temps à répondre à cette question-là, ça peut prendre six mois comme un an. Mais cette fois j’ai décidé d’y répondre très rapidement. On consomme les albums très vite aujourd’hui, essentiellement sur la première semaine et la suivante, comme du sucre rapide. Ensuite, tu vois la ferveur retomber. Je n’abandonne pas le projet mais il faut que j’en amorce vite un nouveau. J’ai ce sentiment depuis 2015, depuis que j’ai sorti Démineur et que je me suis fait un espèce de rebranding musical. Il faut être beaucoup plus rapide dans le mode opératoire d’écriture des albums et s’adapter aux lois du marché. Un an entre deux albums c’est raisonnable. Faire moins serait bâcler et faire plus serait prendre trop de temps. Le mieux est l’ennemi du bien.

A : Si la tournée reprenait, arriverais-tu à penser à un autre album en même temps ?

M : Là, tout de suite, je pourrais te dire oui mais ça serait me mentir à moi-même. Je n’ai jamais réussi à écrire et être bien concentré quand je suis sur la route, ça prend beaucoup d’énergie. J’aime bien donner du temps à la discussion et ne pas juste considérer les gens comme un public. J’ai besoin d’échanger autour de points de vue différents, ça enrichit ma vie en général.

A : Grand Médine arrive deux ans après le précédent, dû notamment à l’affaire du Bataclan et au confinement, aurais-tu aimé le sortir plus tôt ?

M : Je voulais le sortir très rapidement en réalité sauf que tu vis des microtraumatismes dans ta vie et il y a un contre-coup. Même si tu penses avoir les outils, les armes, le tempérament, pour les braver, ils t’atteignent à différents niveaux, notamment dans ma façon d’écrire. J’étais dans quelque chose où je retenais ma plume parce que je me suis retrouvé au tribunal public à cause de textes, de morceaux, donc forcément je commençais à retenir ma plume et c’était mauvais pour la création. J’ai pris le temps de souffler, de rencontrer d’autres personnes, de regarder et d’écouter d’autres contenus qui ont étoffé mon travail et qui m’ont fait dire qu’il est plus que nécessaire d’utiliser la plume et de l’enfoncer bien profond dans la feuille, parce que j’ai trouvé mon rôle d’artiste. En prenant un peu plus de temps, j’ai un peu refait ma profession de foi artistique pour pouvoir être le plus juste et sincère possible.

A : T’es-tu demandé si tu avais fait quelque chose de mal ?

M : Oui complètement, je me suis remis en question, c’est un sport quotidien chez moi. J’essaie toujours de me regarder en face et de questionner ma part de responsabilité. Et là, en l’occurrence, ma part de responsabilité est de manipuler des sujets explosifs, de m’attaquer à des sujets clivants. Je me repose souvent les questions : “Suis-je pertinent à évoquer ces sujets ?”, “Est-ce mon rôle ?”, “Ai-je le cadre juridique et culturel pour le faire ?” Je fais le tri à chaque fois et je me rends compte que c’est dans mon ADN. J’ai vraiment envie de parler de sujets qui me troublent, me perturbent, me frustrent au quotidien. Dès que je reçois une prod, j’ai des images qui me viennent en tête et les premières sont souvent liées à des sujets d’actualité. Donc oui : le cadre est là, l’envie est là, c’est mon domaine, c’est mon ADN, je sais le faire, je le fais depuis longtemps – même si je me suis brûlé les doigts, le jeu en vaut vraiment la chandelle –, je suis toujours là, j’ai réussi à me sortir de fausses polémiques. En vrai, je me suis brûlé mille fois et j’ai ressuscité mille et une fois, donc je continue.

A : Ces questions ont-elles toujours été présentes ?

M : Il y a un album pour lequel je ne réfléchissais plus, c’était Jihad. J’étais dans quelque chose de totalement légitime, aussi bien sur le plan du discours que sur le plan de la forme. J’ai d’ailleurs peu de souvenirs de l’écriture, j’étais dans un espèce de tambourinage, de couloir, de performance, de volonté de bien faire. Mais les doutes sont très vite revenus sur Arabian Panther, Protest Song, Démineur… Ces doutes provoquent à chaque fois des remises en question qui peuvent parfois prendre du temps. C’est ce qui explique le temps que je prends à écrire des albums par rapport à certains de mes confrères.

A : L’album Jihad sort en 2005, c’était une époque avec moins de médias et sans réseaux sociaux surtout. Tu suscitais sûrement des réactions mais elles n’arrivaient pas à toi aussi vite et aussi violemment. Avec internet, on passe beaucoup de temps à  comparer et à reprocher. Est-ce que ce ne sont pas aussi les autres qui te font douter ?

M : Ouais, ça y est, le tribunal populaire c’est pour tout le monde maintenant. Dès que tu exprimes une idée, dès que tu envoies un tweet, tu es forcément sujet à la critique et au commentaire. Donc, il y a ceux qui ont encore le courage de le faire ; ceux qui utilisent leur voix juste pour rajouter au bruit ambiant et être un peu populiste sur les bords en déclenchant de la sérotonine dans leur esprit pour pouvoir se sentir bien ; et il y a ceux qui militent. Moi, mon terrain de militant, c’est la culture, c’est l’écriture, et c’est encore un terrain auquel je crois parce que les plus grands changements personnels qui sont intervenus dans ma vie ont été boostés par de la culture : un film, une série, un album, un artiste. C’est un terrain sur lequel j’ai encore envie d’être actif parce qu’il a un véritable impact sur les mentalités des gens. Du coup, je continue à être courageux. Je pense que c’est le bon mot. Il faut être courageux aujourd’hui pour pouvoir exprimer des idées pertinentes sans tomber du côté vers lequel on te pousse ; sans être dans le populisme, en étant dans la mesure et essayer d’amener de l’argumentation à un débat qui est parfois flouté par des éditorialistes.

A : Quelles sont ces références qui ont bouleversé ta vie ?

M : Adolescent, L’Autobiographie de Malcolm X avec Alex Haley m’a broyé. Je l’ai lue quand je bossais pour la première fois de ma vie, lors d’un stage avec mon père dans une entreprise d’emballage, j’avais 18 ans. Je lisais quelques pages à chaque fois sur le temps du midi et ça m’a changé sur la perception de l’engagement. Je suis arrivé à Malcolm X par le film de Spike Lee. J’ai surtout pris ce film pour l’esthétisme qu’il véhiculait et cette idée d’une population minoritaire qui se rebelle face à une majorité discriminante. J’ai fait des recherches sur le personnage de Malcom X et je me suis surtout rendu compte que le film était incomplet et que sa vie était beaucoup plus nuancée, même si je l’ai idéalisé à ce moment-là. J’ai ensuite lu un autre livre, celui de Jonathan Demay que j’ai préfacé, Malcolm X – Sans lutte il n’y a pas de progrès, et mes certitudes et idéalisme autour du personnage sont tombés. Encore une fois, ça a contribué à mon processus de remise en question : ne rien idéaliser et m’attarder sur les faits, les paroles et les actions, sans rentrer dans un truc d’ado qui cherche l’homme providentiel pour le guider. Sinon, je ne lisais pas beaucoup, quelques romans sur le Japon médiéval qui m’étaient conseillés par Hugues Blin, un mec qui bossait à Din Records à l’époque. Du style La Pierre et le sabre, des trucs très portés sur le code de l’honneur, le bushido, sur la rigueur et le côté disciplinaire des hommes. J’ai toujours été intrigué par ceux qui épousent un credo et qui s’y tiennent toute leur vie.

A : Tu te cherchais un code toi aussi ?

M : Oui, j’ai toujours cherché un espèce de mantra qui me suivrait toute ma vie. Et tous les trois, quatre, cinq ans maximum, je le remets en question pour tomber de haut. Je conçois que ça peut paraître un peu instable pour certains mais c’est ma personnalité, je ne peux pas m’empêcher de remettre en question ce que j’ai érigé au rang de philosophie, de mode de vie. Parce que j’y vois des défaillances, ça se tient dans un contexte et une temporalité mais moins dans d’autres. Quand tu te convertis à l’islam à 16 ans, c’est différent que quand tu te convertis à l’islam à 30 ans, ou lorsque tu as déjà des enfants, une autre vie professionnelle, ce qui rend ton paradigme totalement différent. Je trouve que ce processus est sain.

A : La figure de Massoud l’Afghan était aussi dans ce processus ?

M : Complètement ! Mais avec plus de mystique chez Massoud. Il n’était pas frontal sur sa foi, un peu taiseux justement sur son école de pratique religieuse et ça m’intriguait. Cette force tranquille qu’il incarnait, même dans son visage, il avait quelque chose de lumineux. Je me suis totalement identifié à lui en lisant le bouquin de Christophe de Pontfilly, qui m’a d’ailleurs fait l’honneur d’écrire dans le livret de l’album 11 Septembre. Il est mort peu de temps après dans des circonstances obscures, juste après les attentats du 11 septembre et la mort du commandant Massoud. Sa disparition m’avait touché parce que j’aimais beaucoup ce qu’il écrivait, notamment un bouquin qui s’appelait Poussières de guerre, d’où le titre avec Lino.

Médine - « Poussière de guerre » feat. Lino

A : De quoi t’es-tu nourri culturellement pour ce nouvel album ?

M : Avant, je faisais une bibliographie pour chaque album que je laissais dans le livret. J’ai perdu l’habitude de le faire et je le regrette parce qu’il y a beaucoup de choses qui m’ont inspiré pour Grand Médine. Mais j’ai surtout regardé beaucoup de comédies françaises bizarrement. Je cherchais le jeu juste, la justesse dans les relations humaines et je trouve que les Français sont doués là-dedans.

« Avant, je provoquais et je réagissais, j’étais en réaction, j’étais réac. Aujourd’hui, je transgresse »

A : Considères-tu Grand Médine comme un maillon important dans ta carrière ?

M : Ouais, je pense que dans l’ADN de cet album, il y a un chromosome game changer – ou changer pour mon ADN en tous cas – très important. Déjà, sur le plan artistique, je me suis entouré de beaucoup plus de beatmakers, j’ai plus de featurings, plus de mélodies. J’ai pris des instrus sur lesquels je n’avais pas l’habitude de poser, j’ai fait de la drill, de la chanson française. Il y a une vraie volonté de changement mais pas celui qui dit : “Je suis le changement”, “je vais changer” ou “il faut changer”, mais plutôt le changement incarné, c’est-à-dire : “Je fais les choses”. Je n’essaie pas d’y aller à tâtons, je ne ménage ni mon public ni mes  détracteurs. Arrêtons de dire que nous allons faire les choses, faisons-les !

A : Dans le morceau “Game Over” sorti en 2006 sur la compilation Hostile 2006, tu disais “à chaque sortie d’album, on construit nos carrières”. Où en es-tu dans cette construction ?

M : C’était Soprano qui m’avait dit cette phrase il y a très longtemps, quand on avait fait le morceau “Anéanti”. Il disait qu’il avait toujours l’impression de devoir prouver à nouveau à chaque album, encore plus que les autres courants musicaux. Là où Laurent Voulzy ou Alain Souchon peuvent sortir des albums tous les huit ou neuf ans sans que ça ne pose problème à personne, comme s’ils n’étaient jamais partis. Mais il y a une exception pour le rap, il faut reconstruire à chaque fois : un personnage, une identité, un discours, le reformuler et le structurer pour qu’on comprenne là où tu veux aller exactement. Les gens qui se disent “ah il a changé, on va le perdre”, ils sont dans un pessimisme permanent, donc tu es tout le temps obligé de refaire tes épreuves. Même après vingt ans de carrière, tu peux tout de même chuter dans le rap malheureusement. Je pose cet album comme une pierre en disant : “Est-ce que je ne serais pas un taulier d’un certain courant ? ça fait vingt ans que je suis là en vrai !”. Je suis un taulier les gars, arrêtez de me demander des comptes sur des trucs sur lesquels on est en paix depuis vingt ans ! Si c’est de la qualité dans la musique que vous recherchez dans un album de rap, vous êtes au bon endroit. Et c’est exactement ce que je dis avec cet album : viens chercher la qualité, tu l’auras toujours, je suis récurrent et rigoureux là-dedans.

A : Donc on ne reconstruit pas forcément parce que quelque chose est cassé, mais parce que le regard et la volonté du public changent très vite ?

M : Voilà c’est ça. Dans le morceau “Quartier VIP” je dis : “On ne cherche pas de nouveaux paysages, on cherche à avoir de nouveaux yeux”. Je n’ai pas l’impression d’avoir changé tant que ça, en tout cas dans mon ADN premier. Mais je cherche surtout à ce que les oreilles de mes auditeurs changent, et ça, c’est un vrai travail.

A : Toujours dans “Game Over”, tu disais “escalade des montagnes de barrières”. Y a-t-il plus d’obstacles aujourd’hui ?

M : Il y a beaucoup plus d’obstacles aujourd’hui vu qu’on on est beaucoup plus exposé à la critique. Tu vois le petit qui fait le buzz sur les réseaux, en face cam et critique les albums [Julien Beats, NDLR], et bien on est exposé à cette société du spectacle dans laquelle on n’écoute même plus les albums mais on va écouter la première écoute d’un YouTubeur, et on va peut-être se faire son avis et son idée sur cette première écoute. Les obstacles sont fortement multipliés pour un artiste parce qu’avant de faire entrer quelqu’un dans ton univers, il va d’abord falloir que tu te battes contre des préjugés. Mais en même temps, j’ai envie de dire que c’est comme dans la société. Avant de pouvoir fraterniser avec les gens, il faut que tu passes les étiquettes, aussi bien celui qui est victime de ces préjugés que celui qui les émet. Moi j’ai des a priori vis-à-vis de certains auditeurs, je peux être caricatural comme eux peuvent avoir des a priori sur le type d’artiste que je suis aujourd’hui.

A : Y a-t-il eu d’autres albums que tu considères comme des tournants ? Moi, je pense à Démineur.

M : Je crois que Démineur est le meilleur exemple oui. Je quitte Because et le monde des majors pour retourner en indé. Et je fais un espèce de virage à 180 où je me dis : “Non, je n’ai pas envie d’être prisonnier d’une posture caricaturale de ce qu’on se faisait de l’idée de Médine l’Arabian Panther”. Démineur, c’est vraiment le retour dans le gymnase d’origine pour y ressentir la sueur, aller chercher l’œil du tigre et se remobiliser. Cinq ans plus tard, je suis toujours là et j’ai toujours la grinta. Je reçois des prods et des toplines tous les jours, j’ai des idées, et c’est grâce à l’album Démineur qui m’a remobilisé à un moment où je perdais un peu de vue l’essentiel dans la musique, à savoir la passion et la musique en elle-même.

A : Quelles étaient les postures du Médine avant, pendant et après Because ?

M : Pendant Because, il fallait rendre des comptes sur des timing, des types de morceaux, des directions de carrière. Les équipes étaient décuplées, on faisait plus de réunions, le final cut était divisé par le nombre de personnes autour de la table et leur sensibilité. Parfois, ça plaisait, parfois ça plaisait moins, parfois encore moins… En fait, tu es en train de te faire filtrer par la maison de disques. C’est un peu caricatural ce que je dis, mais ça s’est vraiment passé comme ça. Donc Médine avant Because est forcément différent de Médine après Because. Moi, ça m’a appris beaucoup de choses et d’ailleurs, c’est pour ça que le dernier album chez Because [Protest Song, NDLR], c’est le moins bon. J’étais arrivé à quelque chose de trop filtré, le nectar était resté dans le filtre à café. On s’est concertés avec l’équipe et on a dit : “Venez on se barre et on retourne faire du marc à café comme on a toujours su en faire”. J’ai alors retrouvé mes premiers amours et ça a fonctionné avec Démineur.

A : Démineur est l’album totalement sans filtres ?

M : Ouais, je pense. Jihad et Démineur sont vraiment en miroir, avec Table d’écoute dans la même sauce aussi, où on ne markete pas trop, advienne que pourra, je m’en bats les couilles, c’est comme ça que je conçois les choses, je l’ai dit et tant pis. Et ça n’a pas loupé parce que le morceau “Don’t Laïk” m’a explosé à la gueule peut-être six mois plus tard. [Rires]

A : Grand Médine est plus ouvert mais il reste sans filtres je trouve.

M : Il y a une subversion qui est différente oui. La subversion, ce n’est pas tout le temps être frontal sur des sujets sociétaux et dans ce cas, ça en devient même caricatural. Je me disais : “Arrête-toi deux minutes, est-ce que ce n’est pas un fonds de commerce ou ça ne risque pas de le devenir ?”, et c’est ma plus grande crainte, faire de quelque chose à la base de légitime, engagé et conscient un espèce de fonds de commerce. Du coup, j’ai fait un pas de côté pour regarder ce qu’est la subversion aujourd’hui dans le rap. Eh bien c’est parler de ses fragilités, de son rapport à la famille, à l’amour, aux sentiments. En tant que rappeur, si tu veux dépasser la caricature de ce qu’est un rappeur et en donner de la nuance, tu te dois d’aller vers ça. Une fois que tu as fait tomber les filtres du politiquement correct – chose que j’ai faite avec des morceaux comme ”Don’t Laïk” et j’en passe des pires et des meilleurs en crachant les choses comme j’avais envie de les cracher – qu’est-ce qui reste comme filtres ? Les filtres de l’intime, de la sensibilité, de la fragilité. Là, on va voir si tu es vraiment un rappeur subversif.

A : Et quand tous les rappeurs se seront dévoilés, ça ne sera plus subversif.

M : Je pense que ce sont des réactions à des contextes. Quand tout le monde se sera livré sur son intime et qu’on saura que tous les rappeurs sont en fait des espèces de papa poule ou des mecs super amoureux, et bien on repartira sur quelque chose de plus sociétal, revendicatif, frontal. Moi je suis content de toujours être un peu à l’avant-garde de ces choses en tout cas, en début de cycle.

« Le titre « Démineur » m’a empêché de surfer sur quelque chose de faussement noble qu’avait Protest Song »

A : On le voit dans le rap ces dernières années, ce retour à quelque chose de plus écrit, à l’art de la rime, à la technique, après que la trap a diminué le nombre de mots, et tu es passé par-là.

M : Ça a été mon défi de mettre du contenu dans un courant qui était en apparence appauvri. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui on retombe dans quelque chose de plus dense dans l’écriture et tant mieux. Encore une fois, c’est un cycle, on est à la fin de quelque chose qui était plus sur de la gimmick, de l’ambiance, du turn-up dans les clubs plutôt que du turn-up dans des voitures à écouter des albums du titre 1 au 18 pendant cinquante-huit minutes.

A : Pourquoi être revenu de la trap ? C’était juste un exercice auquel tu voulais te confronter durant un temps ? T’y as trouvé des limites ?

M : Je pense que la trap est encore là, c’est une espèce de poison qui s’est infiltré partout. Je l’entends dans tous les placements d’aujourd’hui, même dans ceux de la chanson française pour te dire. Du coup, personne n’est vraiment revenu de la trap à mon avis. La trap a changé les codes de cette musique et ce n’est pas plus mal. Tu peux rapper aujourd’hui sur des morceaux boom-bap par exemple parce que les BPM sont en train de revenir sur des vitesses qui ressemblent vraiment à des morceaux Mobbdeepien. J’ai fait ça sur mon titre “Ignorez l’intro” où tu entends le morceau “Hell on Earth” de Mobb Deep à la fin. C’était pour montrer que quand on superpose les deux courants, boom-bap et trap, en réalité, avec les nouveaux placements aujourd’hui et la vitesse des BPM qui s’est accélérée, on est en train de fermer une boucle et de revenir sur les mêmes BPM sur lesquels Mobb Deep rappait, à des placements de boom-bap. Le rap a absorbé la trap, elle est disséminée un peu partout, comme le R’n’B a pu avoir son influence à travers toutes les mélodies que l’on peut entendre, ou la zumba. C’est une des forces de cette musique, incuber les courants et les transformer en quelque chose de nouveau. Le rap est très organique pour le coup.

A : Même si la subversion est différente, sur cet album tu dis “Mort aux vaches, pouvoir au peuple” et “Va niquer ta mère c’est du rap à message”. C’est plus direct qu’avant, plus assumé. Tu n’as plus besoin ni d’y mettre la forme, ni d’argumenter ton propos.

M : Je vais même te dire pire que j’assume, je me freine dans cet album. Parce que ma pensée est beaucoup plus loin encore que ce que j’arrive à exprimer avec mes mots. J’ai un je-m’en-foutisme sur des sujets qui est infini, un ras-le-bol sur d’autres sujets qui dépasse l’expansion de l’univers. J’ai vraiment envie de cracher à la gueule de certains sujets. Je pense que l’album prochain sera encore pire dans cette sensation de totalement assumer cette transgression. C’est vraiment de la transgression quand avant c’était de la provocation. Avant, je provoquais et je réagissais, j’étais en réaction, j’étais réac. Aujourd’hui, je transgresse, c’est-à-dire que tu vas penser que je pense quelque chose, alors qu’en réalité, j’ai deux coups d’avance. Je suis déjà en train de penser à l’étape d’après parce que j’ai anticipé que tu croyais que j’allais réagir à ton attaque.

A : “Si ma pensée profonde avait un intitulé, ça serait qu’ils aillent tous se faire enculer” ? [Référence à une phase célèbre de Mourad de la Scred Connexion, NDLR]

M : [Rires] Ouais j’avais oublié cette phrase, elle est trop chaude.

A : Tu as appelé ton album Grand Médine alors qu’un titre sur Démineur portait le même nom. Il a la même signification cinq ans plus tard ?

M : Ouais, si tu as le flemme d’écouter l’album Grand Médine, t’écoutes le morceau “Grand Médine” de Démineur. C’est complètement l’ADN de cet album : il y a du rap, ça parle de carrière, il y a de l’egotrip, une volonté de s’engager sur des sujets plus grands que cette musique et que moi en tant que rappeur. C’est le morceau qui m’a fait passer à la trap même si au début c’était lunaire. Il a été très dur à écrire, je ne comprenais pas les placements, il a fallu que je m’entraîne. Il m’a sauvé de quelque chose de passif, m’a empêché de surfer sur quelque chose de faussement noble qu’avait Protest Song par exemple. Je suis passé de cette espèce de sénateur qui regarde le peuple de loin et qui raconte les histoires du peuple, à celui de gladiateur qui va dans l’arène et qui se bagarre pour le peuple. Ce titre m’a tellement marqué que j’ai décidé de lui faire un album pour lui rendre hommage.

Médine - « Grand Médine »

A : Tu aimes beaucoup jouer avec les titres : “Besoin de…” / “Bezoin”, “Rappeur de force” / ”Rappeur 2 force”. Ce sont des hommages et en même temps de la nostalgie ?

M : Ouais, voilà, c’est ça. Ce sont des moments de ma vie où j’avais l’œil du tigre. J’étais précis sur certains sujets même s’il y avait des maladresses, ce n’est pas grave, il y avait une essence plus importante. Je me fais mes propres clins d’œil, ça parle aux connaisseurs et ça fournit un état d’esprit ou un type de morceau. Avoir deux titres dans la même veine permet aussi d’être dans un comparatif. “HLM Grand Médine” et “FC Grand Médine” sont aussi en miroir avec “Grand Médine”.

A : On sentait une volonté de grandeur avec le titre “Grand Médine” de 2015. Or sur cet album, j’ai l’impression que tu t’es recentré sur toi, à une échelle plus humaine. “HLM Grand Médine” impose un ancrage territorial et “FC Grand Médine” impose un ancrage familial. Cette évolution est également perceptible à travers les pochettes : là où celle de Prose Élite évoquait une grandeur intellectuelle et celle de Storyteller une grandeur spatiale, celle de Grand Médine c’est toi de profil.

M : Ça tue comme réflexion ! Je n’étais pas dans quelque chose de trop réfléchi sur ça mais en tout cas, l’idée de revenir à une taille humaine est complètement vraie. Parce que pendant deux ans, j’ai pris le temps d’étudier et de me questionner sur ma place d’homme dans cet univers et j’ai l’impression qu’on pète tous plus haut que notre cul. On pense que l’univers a été créé pour l’homme et ça a changé ma vie quand j’ai compris que non. Qu’il n’y avait peut-être pas de but, pas de début, pas de fin. On est un virus quelque part sur un bout de caillou, à l’échelle cosmique on est arrivé très, très, très, très tard dans la création de l’univers. J’ai fait des recherches sur l’arrivée de l’humanité, l’organisation agricole, industrielle, les grands mouvements de population, par quelles phases l’humanité était passée… Au final, la clé est là : on n’est rien. [Sourire] Et quand tu essaies de te décentrer dans rien, ça te donne des vertiges. Il y a un grand rappeur un jour qui m’a dit : “On n’est rien mais moi, je ne veux pas être un moins que rien”. C’est Booba, et j’ai trouvé ça tellement fort.

A : Ali dit aussi “briller ne fait pas de toi une rareté”.

M : Bah voilà, on a les deux références, on a bouclé Lunatic !  Ça m’a aussi donné des vertiges spirituellement. Quand tu es ancré dans une foi qui te donne les réponses à la création et à la fin de l’univers, et à toutes tes questions existentielles, ça te donne de vrais vertiges incroyables. Tu es prêt à aller dans le vertige du vide pour soit renforcer une partie de ta foi, soit l’ébranler, et peut-être la mettre en contradiction avec d’autres philosophies.

A : Ça me fait penser à un morceau de Rocé, “Des questions à vos réponses”.

M : Ça tue ! Tu viens de me mettre un crochet au foie, tu sais pas ce que ça fait. Encore de la culture !

Rocé - « Des Questions à vos réponses »

A : Sur “Jihad”, tu énumérais les guerres par lesquelles est passée l’humanité d’ailleurs.

M : À fond ! “Jihad” c’est vraiment une frise chronologique qui se déroule devant les yeux dont la finalité c’est “on est des guerriers de la destruction”. Ce morceau remet en question mon rôle dans cette vie mais on en a fait un morceau qui faisait le marketing du jihadisme alors que c’est un pamphlet antimilitariste complet. Qui finit d’ailleurs par “Ma richesse culturelle, mon combat est éternel, c’est celui de l’intérieur contre mon mauvais moi-même.”

A : Dans “God Complex” tu dis d’ailleurs : “Quand j’ai capté que je n’étais rien, moi j’ai raccroché les gants”.

M : Les gants des combats qui ne sont pas utiles ou ceux qui m’installent dans des postures. Des pansements d’un adolescent qui va s’engager dans l’humanitaire pour soigner un chagrin d’amour. C’est dur à dire et un peu cynique comme façon de faire mais j’ai hiérarchisé pas mal de mes combats, et ça n’engage que moi.

« J’ai hiérarchisé pas mal de mes combats. »

A : Dans “Grand Médine”, tu dis : “Mes 10 ans de combats valent mieux que leurs 20 ans de carrière” et dans “HLM Grand Médine”, tu dis : “Mes 15 ans de combat valent mieux que leurs disques de platine”. Tu es passé d’une comparaison avec la longévité à celle avec le succès, de l’horizontalité à la verticalité. Cette image peut faire penser à la redistribution des richesses ou des pouvoirs mais elle me fait penser au bonheur. Pour moi, tu as aujourd’hui envie d’être heureux à l’horizontal, de ne pas avoir plus, mais mieux.

M : [Rires] T’es une psy toi ! [Il réfléchit] Je suis en train de me prendre une tarte là ! Tu me mets des petites inceptions et ça tue !

A : En réalité, tu es devenu un rappeur de proximité, et encore plus avec les réseaux sociaux.

M : C’est ça, les réseaux sociaux, tu as totalement raison, c’est un truc de normalité. Ils l’ont bien résumé dans l’interview de Yard quand ils parlent de “délit de normalité”. J’ai besoin de normalité, de revenir à quelque chose de proximité, de l’imparfait, de perfectible encore. Oui je suis un gros beauf dans mon quotidien parfois et ça ne me pose pas de problème de le filmer et de le montrer. J’ai tellement été déçu et désidéalisé par des postures, qu’elles soient philosophiques, religieuses, militantes, artistiques, que j’ai décidé de ne jamais être dans la posture. J’ai envie de désacraliser tout de suite, de casser mon propre mythe. C’est plus sain de voir les gens avec leurs forces, leurs failles, leurs faiblesses, leurs doutes.

A : Il y a clairement eu un mythe à travers l’image que tu renvoyais et à l’époque il n’y avait pas les réseaux sociaux, tu étais donc inaccessible. On te voyait avec tes attributs et tes artifices sur disque ou sur scène en spectacle, la mythification était obligatoire. C’est certes la proximité qui aide à la désacralisation mais aussi parce que tu as envie d’être désacralisé.

M : C’est bien ce que tu me dis, ça me met des électrochocs sur plein de trucs.

A : À quel stade de ce processus de désacralisation en es-tu ?

M : Je pense que je commence à être bien avancé dans la désacralisation. [Rires] Ça va avec cette image rebrandée qu’on a initiée depuis trois, quatre ans. Cette image différente aussi dans le stylisme, d’avoir fait appel à des gens qui avaient un œil différent sur ma musique et sur le personnage pour la modifier et l’étoffer. Je deviens un peu brand friendly, je commence à faire des opérations avec des marques, je ne suis plus blacklisté, alors que qu’en réalité je pars de l’enfer du marketing [rires], ma personne est trop clivante à la base. Aujourd’hui, sur le plan de la représentation publique, j’ai l’impression d’avoir démystifié quelque chose mais je l’ai surtout normalisée, et ça me va. Ça me va aussi bien sur le plan humain, public qu’artistique.

A : À quel moment as-tu voulu opérer un changement de ton image personnelle ? Le style et la perte de poids notamment.

M : Je finissais l’album Prose Élite et ça a été impulsé par le tournage du film Mauvaises herbes de Kheiron dans lequel je jouais un espèce d’égorgeur de bonnes soeurs. J’avais une image qui ne me correspondait plus en réalité. Comme mes idées, mes arguments, ma musique, mes placements étaient plus affûtés, j’avais envie que mon image corresponde à ma musique, du coup j’ai changé physiquement. J’ai pris un coach, un abonnement à la salle de sport et un styliste qui est très bon.

A : Le changement d’image passe aussi par Instagram.

M : En réalité, sur Instagram, tu trouves surtout du fake en grande majorité, des gens qui ne sont pas eux-mêmes ou qui ne montrent qu’une seule partie de leur vie. Moi j’aime bien montrer les petites faiblesses, les petites défaillances. J’aime bien écorcher un peu la figure masculine, paternelle, forte, centrale, qu’on essaie d’ériger partout. J’entends toujours les mecs parler comme s’il n’y avait qu’une seule façon d’être un mec : Tony Montana. Un mec jusqu’au-boutiste, qui veut réussir, c’est vivre ou mourir en essayant. Alors que c’est surtout basé sur l’opportunisme et la réussite sociale. Il y a mille façons d’être un mec, ou d’être une meuf aujourd’hui. Et Instagram me permet de montrer que j’ai été l’arabian panther, j’ai été le Médine de Jihad, le plus grand combat est contre soi-même, j’ai été le boulehya. [« Celui qui porte la barbe ». Référence au titre du même nom, NDLR] J’utilise les réseaux sociaux pour normaliser la figure du rappeur aujourd’hui. On joue le temps d’un clip, d’un morceau, on interprète quelque chose, une émotion qu’on essaie d’amener à son paroxysme, mais la plupart du temps, je suis chez moi, je déconne. Je suis parfois un beauf, parfois je suis courageux, parfois je suis couard sur certains sujets qui me semblent périlleux pour ma carrière artistique.

A : Quel était ton rapport aux réseaux sociaux durant l’affaire du Bataclan ?

M : J’ai pris le truc frontalement. Je me réveillais tous les matins, je consultais les grossièretés, absurdités, contre-vérités, qui se disaient sur moi, et ça nourrissait mon travail. Ça m’a permis d’écrire les morceaux “Brassens” et “Enfants forts”. J’ai même repris des expressions de l’extrême-droite dans mes morceaux comme “mister jihad” et islamocaillera”, du coup ils ne l’utilisent plus aujourd’hui. C’est le principe de retourner le stigmate contre celui qui le produit, comme pour le mot “beurette”. Tout le monde l’utilise mais quand il y a une influenceuse qui s’appelle elle-même beurette et qui joue des codes exubérants qui collent à ce cliché pour le sublimer [Lisa Bouteldja, NDLR], je trouve ça formidable.

A : Est-ce que tu expliquais à tes enfants de ce qui se passait en 2018 autour de toi ?

M : Non, justement. J’ai fait le choix de ne rien expliquer, de ne pas du tout être solennel et déclaratif. Je me suis mis en mode Roberto Benigni dans La Vie est belle. On est dans une bulle, toutes les attaques on va les prendre à la rigolade. “C’est pas stylé ? Papa est à la télé ! Regarde on est dans le bandeau BFM”. Et c’est passé. Jusqu’à ce qu’ils voient le reportage Médine Normandie réalisé par Pierre-Philippe Berson et écrit Matthieu Pécot. Dedans il y a une partie un peu sombre sur mon côté parano, montrant comment ça a touché mon entourage, j’ai même dû déménager. Et eux n’ont tellement pas subi ça qu’ils l’ont découvert dans le reportage et nous ont questionnés. S’ils se rendent compte qu’il s’est passé un truc qu’ils n’ont pas ressenti, c’est que ma mission est réussie.

A : En plus de la montrer, tu parles de plus en plus de ta famille depuis quelques années. Tu parlais déjà de ta femme dans “Combat de femme”, tu as fait un morceau sur ta sœur “Sister Act”, puis plusieurs sur tes enfants. Mais tu le fais désormais totalement sans pudeur.

M : Ouais, parce que je trouve que c’est dans l’intime qu’il y a les meilleurs enseignements et émotions. Comme chez les humoristes, par exemple, c’est quand ils se dévoilent qu’ils sont les plus touchants. Hier, j’ai reçu Akim Omiri, un humoriste originaire du Havre dont j’avais vu le spectacle. Le moment le plus émouvant c’est quand il parle du cancer qui l’a touché étant enfant. Et bien quand il en parle, on plonge dans un univers tellement dramatique que ça en devient burlesque. Il met en parallèle ce drame que tout le monde imagine sur sa maladie et comment lui le vit, c’est humoristique de voir le contraste. C’est exactement ce qui m’arrive dans le rap, j’essaie d’être le plus intime possible, de parler de vraies situations. Mon rapport à l’amour par exemple dans le morceau “Tue l’amour” n’est pas du tout fleur bleue en mode “la femme doit être une louve pour moi parce que je suis un loup”, un truc un peu viriliste. Je suis totalement en romantisme beauf, limite je me canardise totalement. C’est un peu l’amour à la Orelsan dans “Paradis” quand il dit “Qu’est-ce que j’irais faire au paradis quand tu t’endors près de moi ?” / “J’comprends pas pourquoi tu t’inquiètes quand tu prends du poids, pour moi, c’est ça d’pris, ça fait toujours plus de toi“. Tout ce qui paraît disgracieux aux yeux des gens, c’est le ciment du couple pour moi.

Ce discours dans le rap, limite un peu populiste et très paternaliste, m’a toujours gêné. “Je vais te sortir de ta condition et ce sera grâce à moi”, “Ma mère, ma femme, ma fille, sinon toutes des putes”. Essayer de faire rentrer toutes les meufs dans ces stéréotypes que tu as, en voulant qu’elles ressemblent à ta mère, m’a toujours posé problème. J’ai grandi qu’avec des femmes : des tantes, des cousines, ma daronne, ma meuf que j’ai eue très tôt. Et j’ai toujours compris qu’elles étaient totalement différentes. Les fois où je me suis exprimé sur la femme en général, j’ai toujours essayé de le faire avec pudeur, comme dans le morceau “À l’ombre du mâle”. Il y avait beaucoup de remise en question de la place de l’homme vis-à-vis de la femme que je mettais sur un piédestal. Pour moi, c’était une description de la femme mais à la Renaud. Dans le morceau “Miss Maggie”, Renaud rend hommage aux femmes en critiquant Margaret Thatcher : “Y a pas de gonzesses hooligans, imbéciles et meurtrières” par exemple. Il prend le contre-pied sans être populiste, il rend hommage à la femme virilement. Je trouve ça d’une justesse incroyable et ça a toujours été mon objectif dans la musique, m’exprimer sur le sujet de cette façon-là, et non pour satisfaire les egos masculins et leurs schémas sur la femme.

« J’ai l’impression que j’ai accompli mon rôle d’artiste en ayant bousculé les camps les plus extrêmes. »

A : Le thème du questionnement face à la religion est également développé dans le morceau “God Complex”. On dirait une suite moins énervée de “#Faisgafatwa”.

M : C’est moins frontal, c’est une réalité. En fait, j’ai arrêté de croire que je pouvais changer les choses en argumentant. Je suis très pessimiste sur cette remise en question des hommes qui prétendent pratiquer une religion mais qui veulent surtout imposer leur vision du monde aux autres. J’ai arrêté de croire que je pouvais les convaincre par la discussion. Ce n’est pas un débat d’idées où tout le monde est sain d’esprit et où on essaie d’avoir le caviar et le nectar du sujet du débat. Il y a des problèmes psychologiques qui ne sont pas réglés et beaucoup de complexes. Une génération entière a soigné des problèmes psychologiques avec la religion ou ne s’est éduquée qu’à travers elle. J’ai l’impression que ça crée des individus un peu incomplets et je n’ai pas envie de débattre parce qu’on ne trouvera jamais une voie de sortie. Ça va continuer, ça fait des millénaires qu’on a des débats sans fin sur des tailles de pantalon, des tailles de barbe, de tissu sur la tête. Le morceau “God Complex” donne un ton un peu défaitiste. C’était juste un crachat dans la gueule, un glaire qui était coincé et que j’avais envie de sortir.

A : Comment avait été pris “#Faisgafatwa” ?

M : J’ai pris une fatwa direct derrière, donc ça a eu l’effet escompté. [Sourire] J’ai fini sur la liste de Daesh comme “loup solitaire, sympathisant”. J’étais premier de la rubrique culture et derrière moi il y avait Soprano et Mokobé. Quand on s’est vus tous les trois, c’était limite : “Toi oui, mais nous pourquoi ? Nous on s’ambiance seulement”. [Rires]

A : Il y a ceux qui te prennent pour un mécréant et ceux qui te prennent pour un islamiste.

M : Mais c’est une victoire totale pour moi ! C’est exactement l’endroit où je dois être. J’ai l’impression que j’ai accompli mon rôle d’artiste en ayant bousculé les camps les plus extrêmes.

A : Ta confrontation avec Damien Rieu était-elle encore dans une volonté de dialogue ?

M : C’est autre chose encore. Je n’attendais rien de cette discussion et c’est important que les gens sachent que c’était dans le cadre d’un documentaire qui devait sortir sur moi. J’y suis allé avec un espèce de frein à main, j’avais surtout envie d’entendre ce qui m’était reproché de visu. J’étais un peu dans le box des accusés, c’est ce qui donne mon côté passif dans la discussion. D’ailleurs, j’ai même pris une sécurité ce jour-là, non pas pour me protéger, mais pour le protéger. Parce qu’on sait jamais comment j’aurais réagi s’il avait dit des dingueries, donc j’ai préféré engager des gens qui ont assuré sa sécurité. Il n’avait rien à me dire de particulier, juste des reproches faits à d’autres personnes que j’aurais côtoyées à un moment de ma vie. Tout le monde est à trois poignées de mains de gens qui ont des positions radicales. Ça ne fait pas de nous des gens qui ont des idées radicales, voire extrémistes. Cette conversation n’a joué aucun rôle dans quoi que ce soit. C’est anecdotique, c’est un épiphénomène, sans impact. J’ai toujours été quelqu’un d’ouvert, j’ai toujours discuté avec des gens divers et variés, été à des conférences auxquelles je ne devais pas aller pour me sourcer et m’informer. J’aime avoir cette liberté-là et ça ne veut pas dire que je suis sympathisant des gens avec qui je discute. Avec Damien Rieu, on ne s’entend sur rien parce que de facto, le fait que je m’appelle Médine, que je sois rappeur, issu de l’immigration algérienne, le simple fait que j’existe sous ses appartenances-là me disqualifie dans son système de pensée. J’ai juste eu l’information qu’il dormirait mieux si j’étais mort.

A : Tu ne l’aurais pas fait sans le documentaire ?

M : Non, je ne l’aurais absolument pas fait. Ça ne devait servir qu’un propos général qui parlait surtout de liberté d’expression, de liberté de penser, de la place des musulmans en France en 2020. On aurait retenu que deux ou trois minutes de la discussion, ça ne devait pas sortir entièrement sur YouTube et il a d’ailleurs violé les règles. S’il jugeait que le documentaire trahissait sa parole, il aurait eu l’autorisation de sortir ce passage comme contre-filmage. Mais il a trahi le truc parce qu’il a vu que le Zénith était complet jusqu’à la gorge, qu’il s’est étouffé de haine encore une fois, et qu’il n’a pas pu résister à sortir un truc qui était à son désavantage, parce qu’il a avoué à demi-mot qu’il me préférait mort plutôt que vivant.

A : En parlant de documentaire sur toi, qu’as-tu pensé de Médine Normandie ?

M : J’ai bien aimé, sauf la partie sur la religion. J’ai trouvé que le montage sonore faisait un peu “Enquête exclusif”, c’est un peu le passage « de la Villardière » du documentaire. Même ma meuf en le voyant a dit : “Wesh on croirait que t’as posé des bombes dans toute la France alors que t’allais à la mosquée seulement, y a rien”. [Rires] J’étais un peu interpellé par ce passage-là mais en général, j’aime beaucoup les images, l’intervention de Koba LaD, d’Orelsan, qui me valorisent comme une référence. Et puis Koba LaD, Orelsan, Oxmo Puccino, Pascal Boniface, Suzanne Daley du New York Times, avoir un impact si rayonnant sur un spectre aussi large donne de l’envergure au documentaire et à une promo en général.

A : On t’y voit en studio faire un yaourt lors de la préparation du morceau “Enfant du destin – Sara” et ça m’a interpellée. J’imagine que tu ne travaillais pas de cette manière pour les premiers “Enfant du destin”.

M : C’est vrai que je ne travaillais pas du tout comme ça. Il n’y avait qu’un seul flow et je le gardais jusqu’à la fin. Alors que maintenant, je ne veux vraiment pas que l’auditeur se fasse chier au bout de trente secondes parce qu’on est dans une nouvelle façon de consommer la musique. Il faut que toutes les quatre et huit mesures, entre les deux, les flows évoluent. C’est comme ça que j’ai construit le nouveau morceau “Enfant du destin” et si tu regardes bien, toutes les quatre ou huit mesures, le flow change et ça permet de garder une narration qui n’est pas monocorde. On vibre en même temps que la narration et c’est indispensable en 2020.

A : Tu travailles comme ça depuis combien de temps ?

M : Depuis 2017. Ça fait trois ans que je bosse vraiment comme ça, en topline, yaourt, mélodie. Ça arrive toujours avant les textes maintenant même si les textes existent dans le téléphone sous forme de patchwork. Dès que j’ai des inspirations, des idées, des références, je les note. Je commence à les marmonner pour que ça rentre dans une métrique, un espèce de flow quasiment tout le temps trap. C’est devenu mon premier réflexe de me paramétrer sur de la trap. Je vais avoir une phrase ou un mot qui va m’inspirer une idée, je l’écrit ou je l’enregistre sur le dictaphone. Ensuite, je reçois le morceau et j’essaie de prendre tout ce qui est en lien dans ces notes qui pourraient coller avec l’ambiance de ce morceau-là. Enfin, j’essaie de le faire entrer dans les mesures qui correspondent. Donc, c’est à moitié vrai que c’est la musique qui déclenche aujourd’hui les morceaux finalement. Ce sont surtout des idées déjà pré-organisées dans le bloc-notes du téléphone.

A : “Changer de flow, c’est une question de propreté” ? [Phase issue du titre “Ignorez l’intro », NDLR]

M : Ouais. [Sourire] Comme d’idées. C’est une gymnastique. Comme l’eau stagnante qui ne s’enrichit pas mais pourrit. Je ne veux pas être dans un truc figé.

A : Tu dis aussi “tout un album dans un track” et c’est vrai que c’est une intro qui dit beaucoup de choses sur le Médine de 2020. D’habitude, ce sont surtout les derniers morceaux de tes albums qui ont ce rôle. Ils sont une photographie du Médine à  un instant t (“11 Septembre”, “Jihad”, “Arabospiritual”, “Biopic”, “Démineur”, “Storyteller” et “Global”).

M : Je suis d’accord. C’est peut-être aussi une façon de dire que j’ai envie de commencer par la fin, de tirer les enseignements dès le début et après on se consacre à ce qui explose, à ce qui divertit. J’aime beaucoup cette intro composée par Ashraf, un jeune Marocain qui vit au Havre qui m’a inspiré ce morceau avec les premières notes de guitare. C’est lui qui m’a beaucoup conseillé aussi sur le beat switch et je trouvais que ça collait bien.  C’était moderne, je pouvais raconter des choses et en même temps frimer dans un full egotrip, ça me représente bien.

A : Cette fois, le morceau qui termine l’album c’est “FAQ” dans lequel tu dis : “Aucune question n’est vraiment de taille pour faire le détail de toute ma carrière”. C’est un morceau final qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

M : Complètement ! Je ne voulais pas donner de réponses. Je trouve que c’est prétentieux en 2020 de dire “je vais vous parler de ça, je pense que la réponse à ces questions c’est ça”. Pour moi, la vraie maturité c’est de ne pas avoir les réponses mais de requestionner les questions, d’où le titre Grand Médine.

Médine - « Ignorez l’intro »

A : Quelles sont les questions que tu ne veux plus qu’on te pose ?

M : “Quel est ton message ?” “Peux-tu te présenter ?” Ça fait très entretien. “Qu’est-ce que tu penses du rap aujourd’hui ?” “Est-ce que tu ne penses pas qu’il y avait plus de sens dans le rap d’avant ?” [Rires] Toutes ces questions passéistes, très orientées qu’on te pose pour essayer de mettre des courants et des styles de rap en opposition. Ils voient le rap verticalement, avec le rap d’avant tout en haut de la pyramide et le rap aujourd’hui tout en bas. Alors que moi, je vois les choses horizontalement avec le rap d’avant à côté du rap aujourd’hui et qui s’enrichissent mutuellement. Voilà pourquoi ça me casse les couilles d’y répondre parce qu’il faut que je fasse de la géométrie pour expliquer mon raisonnement. [Rires]

A : Toute cette discussion m’a fait penser à une phrase d’Ali qui dit : “Je n’exige pas des autres de porter mes fautes, mais qu’on ne m’oblige pas à délester ce qui me permet de rester en paix dans l’abondance et la crise”. Qu’est ce qui te permet de rester en paix aujourd’hui ?

M : C’est d’avoir cet esprit libre. Pouvoir me remettre en question, le faire publiquement. [Il réfléchit] Ouais, je crois que c’est ça. Avoir une flexibilité dans ma réflexion, ne pas être encadré par un système de valeurs et ne pas pouvoir en déborder. Pouvoir être libre de questionner des trucs inquestionnables, me remettre en question sur des trucs sur lesquels je n’ai pas le droit. Et de questionner mon entourage en même temps, en avouant mes fautes, mes maladresses, en parlant de mes nouvelles certitudes et de mes doutes. C’est ce qui me permet d’être en paix et qui est salvateur. C’est de cette façon que je veux quitter ce monde, paisiblement. En ayant été quelqu’un qui a tenté d’être le plus sincère possible à chaque fois et de ne jamais se complaire dans un rôle qu’on lui aurait créé. Je serais content parce que j’aurais rayonné par ma simplicité et que j’aurais questionné mon environnement. Ça me met en paix totale !

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1 commentaire

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  • Collet,

    Excellente interview  🙂